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À partir d’avant-hierL'épaule d'Orion

Destination Outreterres – Robert A. Heinlein

Par : FeydRautha
10 avril 2022 à 15:32

Il y a quelques mois, les éditions Hachette lançait une nouvelle collection dédiée aux littératures de l’imaginaire, Rayon Imaginaire, avec la sortie de Les Dix Mille portes de January d’Alix E. Harrow. Il s’agissait d’un texte de fantasy, orienté jeune adulte ou, en tous cas, qui en reprenait les codes. En ce mois d’avril, un nouveau titre entre dans la collection avec Destination Outreterres de Robert A. Heinlein. Ce roman, initialement publié en 1955, n’avait jamais été traduit en français. Un manque désormais comblé. Comment le roman d’un auteur si renommé, et à l’influence incontestable dans le domaine de la science-fiction, a-t-il pu être si longtemps oublié par l’édition hexagonale, me demanderez-vous ? Il y a sans doute de nombreuses raisons à cela, et une certaine ambigüité idéologique, peu appréciée en France, entourant le personnage n’y est sans doute pas totalement étrangère. Si on laisse de côté les controverses, notamment nourries par le roman Starship Troopers perçu comme une œuvre militariste, il faut reconnaître que Destinations Outreterres n’est pas son meilleur roman, et qu’il s’agit d’un roman pour jeunes adultes. Il fait partie d’une série de douze romans connus sous le nom de « juveniles », publiés entre 1947 et 1958, et intentionnellement écrits par l’auteur à destination des jeunes lecteurs. Il y décrit des voyages dans l’espace et l’exploration de nouveaux mondes par des héros jeunes qui vont vivre des aventures formatrices et devenir adultes. Les voyages forment la jeunesse. Heinlein étant Heinlein, la parution de ces romans ne s’est pas faite sans générer quelques discussions sur ce qui était convenable de faire lire à la jeunesse américaine ou non. Destinations Outreterres est le neuvième roman de la série, dont la chronologie de publication est la suivante :

  1. Rocket Ship Galileo, 1947
  2. Space Cadet, 1948 (La Patrouille de l’espace, 1974)
  3. Red Planet, 1949 (La Planète rouge, 1951)
  4. Farmer in the Sky, 1950 (Pommiers dans le ciel, 1958)
  5. Between Planets, 1951 (D’une Planète à l’autre, 1958)
  6. The Rolling Stones, 1952
  7. Starman Jones, 1953
  8. The Star Beast, 1954 (L’Enfant tombé des étoiles, 1977)
  9. Tunnel in the Sky, 1955 (Destination Outreterres, 2022)
  10. Time for the stars, 1956 (L’Âge des étoiles, 1974)
  11. Citizen of the Galaxy, 1957 (Citoyen de la Galaxie, 1957)
  12. Have Space Suit – Will Travel, 1958 (La Vagabond de l’espace, 1960)

Comme vous pouvez le constater, tous n’ont pas encore été traduits. Il est à noter que le très controversé Starship Troopers devait être le treizième titre de la série, mais qu’il fut refusé par l’éditeur. Depuis les années 80, les juveniles d’Heinlein ont rejoint les rayons adultes et ne sont plus considérés comme des romans pour la jeunesse. Il ne m’appartient pas d’en discuter, quoi que…

… non, mais sérieusement, Destinations Outreterres est un roman pour jeunes adultes, mais à la sauce Heinlein. Et donc il est inclassable. Résumé en une phrase, Destinations Outreterres est un roman d’apprentissage sur l’art de gouverner en démocratie.

Le futur est indéterminé mais il est éloigné d’au moins un siècle de nous. La Terre des origines souffre de surpopulation (Heinlein en appelle à Malthus dès les premières pages du livre). La découverte d’une technologie de portails a permis la conquête de planètes lointaines et soulage la pression démographique. Des lycées et universités forment des jeunes gens à devenir d’intrépides colons et l’un des cours de survie en milieu hostile inclut une épreuve de fin d’étude qui consiste à lâcher les gamins à travers un portail vers une destination inconnue, une outreterre, avec pour seule mission de réussir à y survivre en solo pendant une semaine, avant que le rappel ne soit sonné. Réussissent l’épreuve ceux qui sont encore debout à son terme. C’est ainsi que le jeune Rod Walker se retrouve envoyé avec une centaine de camarades sur une planète étrangère. Mais quelque chose tourne mal. Rod et ses camarades vont devoir trouver les moyens de survivre pendant… très longtemps. Dans sa partie centrale, le roman est une aventure de survie, façon boy scout (une autre passion d’Heinlein), avant de tourner à l’aventure politique avec la création d’une nouvelle société, avec ses règles, ses lois, ses conflits et ses difficultés. (On ne peut que faire le rapprochement, et noter l’opposition, avec le roman Sa Majesté des mouches de William Golding publié en 1954.)

L’existence de portails vers d’autres mondes était déjà au centre du roman Les Dix Mille portes de January, précédemment publié dans la collection, mais exploitée de manière très différente, plus symbolique. Ici, il s’agit d’un gadget permettant d’aller vers un ailleurs vierge de toute présence humaine et de toute civilisation. Il s’agit d’un trope commun à la fantasy (et on peut faire remonter ses origines au roman Alice’s Adventures in wonderland de Lewis Carroll) et à la science-fiction où ils sont souvent utilisés pour contourner sans avoir à trop réfléchir l’immensité de l’espace qui nous entoure et l’impossibilité de voyager plus rapidement que la lumière. Certains en abusent largement. Personne n’explique jamais vraiment comment ça fonctionne, précisément parce que le but premier des portails est justement de ne pas avoir à expliquer. Le pire est lorsque les auteurs nous disent qu’ils ont été posés là par une civilisation disparue. Ne riez pas, c’est un des trucs les plus répandus ces temps-ci en SF.  Mais bon, passons, ça existe, c’est là, dans la grande boîte à outils de la SF, tout le monde s’en sert. (Si l’on lorgne du côté de la hard-SF, certains font tout de même un peu d’efforts et invoquent l’existence de matières exotiques qui permettraient de maintenir ouverts des trous de ver dans la fabrique de l’espace-temps. Ce qui en fait ne fait que repousser le problème plus loin, sans être beaucoup plus satisfaisant. Greg Egan, lui, lorsqu’il parle d’un phénomène qui ressemble à un trou de ver, il vous dit exactement de quoi il s’agit et fait appel aux mathématiques qui vont avec.)

 Accordons à Robert A. Heinlein que, si les portails sont devenus un gadget surutilisé de nos jours, ce n’était pas le cas en 1955 lorsqu’il a écrit son roman. Il est même l’un des tout premiers à en faire mention, comme c’est d’ailleurs le cas pour de nombreuses autres inventions de la SF. Heinlein n’explique pas non plus, il se contente de dire que cela implique des mathématiques compliquées mais s’autorise tout de même à en raconter la découverte dans un chapitre tout à fait hilarant (Spoiler : ils sont découverts par erreur). Le début du roman est d’ailleurs très réussi, à mon avis, et Heinlein glisse de nombreux traits d’humour et propos qui contredisent l’image d’auteur réactionnaire dont on l’affuble régulièrement.

« Il est inutile de spéculer sur le cours de l’histoire, mais si les parents de Jesse Evelyn Ramsbotham avaient eu le bon sens d’appeler leur fils Bill au lieu de lui imposer deux prénoms féminins, il serait peut-être devenu milieu de terrain et aurait fini par vendre des obligations, ajoutant son quota de bébés à une somme déjà désastreuse. En lieu et place, il était devenu physicien et mathématicien. »

Il montre une certaine clairvoyance encore par la suite lorsque, dans la troisième partie du roman, il en vient à discuter de leardership et de la constitution d’un système démocratique. Rod Walker va s’imposer comme leader, non pas par ses exploits physiques car il va à plusieurs reprises se prendre des roustes, non pas par ses beaux discours car là encore il n’est pas le champion, non pas par son génie car souvent il se trompe, mais simplement par ses actions en faveur de la communauté, et la miséricorde dont il fait preuve face aux fauteurs de troubles. Un autre aspect remarquable dans ce roman datant des années 50 est le rôle accordé aux femmes. Il y a tout d’abord Helen, la grande sœur de Rod, qui est capitaine au sein d’une compagnie d’Amazones et femme de fort caractère et de très bons conseils. Dans le chapitre consacré à la découverte de la technologie des portails, Heinlein glisse que la personne qui supervise la programmation de l’UNIVAC, premier ordinateur commercial créé en 1951, est une femme. Rappel utile, alors qu’en 2022 on note l’invisibilisation des femmes dans l’histoire du développement de l’informatique. Puis ensuite, lorsque la communauté se créé et que fusent les remarques sexistes sur le rôle des femmes dans la société est discutée, typiquement faire la cuisine et les enfants, il y aura toujours un personnage de sexe féminin pour venir démonter ces théories.

Destinations Outreterres n’est pas le roman le plus époustouflant de Robert A. Heinlein. C’est aussi un roman écrit à l’origine pour un lectorat jeune, portant une ambition pédagogique. C’est toutefois un roman qu’on se félicitera de voir enfin traduit, et publié dans une collection de belle facture. Il serait bon de voir les derniers inédits de Heinlein connaître le même sort afin que le lectorat français ait accès à l’ensemble des œuvres de cet écrivain majeur dans le genre de la science-fiction.


D’autres avis : Le Nocher des livres, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : Destination Outreterres
  • Auteur : Robert A. Heinlein
  • Publication : 6 avril 2022, Hachette Heroes, coll. Rayon Imaginaire
  • Traduction : Patrick Imbert
  • Nombre de pages : 352
  • Format : Papier et numérique

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Le Courage de l’arbre – Léafar Izen

Par : FeydRautha
14 avril 2022 à 15:27

Le 20 avril, c’est-à-dire dans quelques jours, les éditions Albin Michel Imaginaire publient Le Courage de l’arbre, nouveau roman de Léafar Izen, deux ans après La Marche du Levant qui, il faut bien le reconnaitre, ne rencontra pas un grand succès ni critique, ni commercial. Ce dernier était un roman aux allures de pure fantasy qui, à travers maints détails parsemés dans le texte et un final renversant, révélait un ancrage science-fictif. Parmi les critiques les plus courantes, qu’on a pu lire ça et là sur la blogosphère, revenaient une facture classique et un manque d’originalité par rapport à des précédents littéraires clairement identifiables, et ce malgré quelques fortes idées. Le Courage de l’arbre, en première approche, éveillera sans doute les mêmes critiques. Il s’agit cette fois d’un roman de science-fiction aux allures de space opera, qui contient de nombreuses références au genre, souvent énoncées de manière humoristique. Mais Le Courage de l’arbre est avant tout et surtout un roman de Léafar Izen et qui commence un peu à cerner l’auteur y retrouvera le questionnement spirituel (et non religieux) qui dirige sa plume, sous-texte déjà très présent dans La Marche du Levant ou dans son premier roman, Grand Centre. J’ai, pour ma part, aimé ce roman. Mes raisons ne seront pas forcément les vôtres.

Le monde de l’Egrégor

Le Courage de l’arbre nous propulse dans un futur très lointain, plus de cent soixante mille ans. La Terre des origines a été perdue et l’humanité s’est répandue dans la galaxie. Elle y est seule et, mise à part d’occasionnelles formes de vie animales ou végétales, elle n’a croisé aucune vie « intelligente ». Son expansion sur d’autres planètes, ou lunes ou astéroïdes, a été rendue possible grâce à plusieurs découvertes scientifiques. Le lecteur féru de science-fiction y retrouvera un certain nombre de tropes. La science-fiction est un laboratoire d’idées qui, comme en science, se développent sur des acquis. À l’invitation de Nicolas Martin, j’ai écrit un article sur les origines littéraires de la saga Alien qui paraitra à la rentrée dans la monographie qui lui est dédiée. J’y cite Dan O’Bannon : « Je n’ai volé Alien à personne en particulier. Je l’ai volé à tout le monde ». Faire pousser des univers sur des terrains déjà labourés est le marqueur du genre. En science-fiction, on ne vole pas à l’un mais on vole à tous. Comme tout auteur de science-fiction qui se respecte, Léafar Izen va donc puiser dans la grande boîte à outils du genre, réutilise à loisir certains concepts déjà éprouvés et, comme on le verra plus loin, en développe d’autres sur une base qui, sans trop le dire car ce n’est pas son propos et il n’en fait pas grand cas, relève d’une hard-SF assez poussée.

La première de ces découvertes, et la plus importante, est celle du Phytoïde de Katz. Un phytoïde ressemble à s’y méprendre un arbre dont le tronc est une double hélice. De plus près, il n’a cependant rien de commun avec la vie végétale nous connaissons. Il relève plus de la chimie minérale que de la chimie organique. Rien ne dit d’ailleurs qu’il soit vivant, mais comment définir le vivant ? La particularité du phytoïde est de pouvoir s’implanter dans tout type de terrain et de n’avoir besoin d’aucun nutriment pour croitre. Au contraire, les phytoïdes semblent produire ex-nihilo tout ce dont l’humain a besoin pour transformer une roche stérile en un sol vivant : oxygène, carbone, etc. L’implantation de forêts de phytoïdes sur n’importe quel bout de rocher permet sa terraformation en quelques siècles et l’installation humaine en deux millénaires. Le Phytoïde de Kats apparait ainsi comme la corne d’abondance moderne à laquelle l’humanité doit entièrement et uniquement sa survie au sein des étoiles. Ce qui n’est jamais une bonne chose. À l’instar de l’épice dans Dune, ou du gaz russe en période de conflit, si jamais ça vient à manquer… la métaphore est transparente.

La deuxième est l’Egrégore, un réseau de communication global qui permet de relier instantanément les humains entre eux et de synchroniser les vies où qu’on se trouve dans la galaxie. Par nécessité, le space opera a toujours dû composer avec les distances et le temps. Il a fallu inventer des moyens de communication qui faisaient tomber les limites physiques. Ainsi est née l’Ultrawave chez E. E. Smith dans le cycle du Fulgur (à partir 1935) et dans Fondation d’Isaac Asimov (à partir de 1942), repris plus tard à l’identique par Vernor Vinge dans Un Feu sur l’Abîme (1992). Dans Les Quinconces du temps (1975), James Blish invente un communicateur de Dirac. Mais l’exemple le plus connu est sans doute l’ancible imaginé par Ursula K. Le Guin à partir de 1966. Elle en a détaillé le concept dans Les Dépossédés (1974). Un ansible est un dispositif permettant de communiquer à une vitesse supraluminique, et il a été utilisé par de nombreux auteurs de science-fiction comme Orson Scott Card ou Dan Simmons, Richard Morgan, ou encore plus récemment Becky Chambers. Neal Asher y rend hommage dans son cycle Human Polity et emploie le terme de runcible. L’Egrégor de Léafar Izen, par son amplitude et son importance pour le monde humain, est à comparer à l’infosphère qui relie les mondes de l’Hégémonie dans le cycle d’Hypérion de Dan Simmons. Comme chez ce dernier, le nom du réseau donne son nom à la partie de l’espace qu’il occupe. On parle du Retz chez Simmons. Ainsi, Egrégor est aussi le nom de la civilisation qui en dépend. Les humains se définissent eux-mêmes comme homo-egregorius. Léafar Izen pousse en effet le concept un petit peu plus loin vers le domaine du transhumanisme. Chacun est équipé d’un implant neuronal, relié à l’Egrégor. Celui-ci a permis l’invention de l’imago « ce jumeau psychique qui se déploie dans le vide inter-neuronal [et] permet d’échanger émotions et perceptions sur la trame du réseau égrégorien. Il transforme l’humanité communicante en humanité communiante. » L’imago est ainsi la version ultime de l’assistant personnel connecté à internet. Il permet de stocker des souvenirs, de communiquer avec autrui, et d’avoir accès à une version augmentée de la réalité. Mais cela va plus loin. La possibilité de créer des captures synaptiques complètes du cerveau et d’envoyer ces données à travers le réseau rend les individus pratiquement immortels. Il suffit pour cela de transférer sa dernière sauvegarde, au prix de la perte des souvenirs les plus récents, dans un corps d’emprunt ou un clone pour les plus fortunés, des émanations. L’auteur va d’ailleurs en faire une utilisation très intelligente et assez originale dans la deuxième partie du roman. Ici aussi, comme avec les phytoïdes, la dépendance de l’humanité est quasi-totale, ce qui n’est jamais une bonne chose… surtout quand votre imago commence à avoir des opinions différentes des vôtres et que vous ne savez jamais qui peut espionner vos pensées. Encore une fois, la métaphore est transparente.

La troisième découverte est celle d’une technologie basée sur la manipulation du champ gravitationnel local permettant le déplacement dans l’espace à des vitesses de l’ordre d’un tiers de la vitesse de la lumière. Il est possible de se déplacer plus rapidement, mais au-delà de cette vitesse on perd le contact avec l’Egrégor et on se dirige alors à l’ancienne, au sextant. Les appareils équipés de ce type de propulsion sont ainsi nommés des infléchisseurs. L’antigravité, elle aussi, est une vielle obsession de la science-fiction. On y trouve des matériaux exotiques comme la fameuse cavorite de H.G. Wells dans Les Premiers Hommes dans la Lune (1901), ludiquement reprise récemment par Laurent Genefort dans le roman Les Temps ultramodernes publié en janvier dans la collection Albin Michel Imaginaire. Plus tard d’autres auteurs ont imaginé des technologies permettant de manipuler la gravité sans avoir recours à des matériaux fantastiques. James Blish a inventé le gyrovortex dans le cycle des Villes Nomades, et Frank Herbert l’effet Holtzman dans Dune. Bien qu’il en dise peu, car encore une fois ce n’est pas son propos, Léafar Izen propose une solution beaucoup, mais alors beaucoup, plus subtile.

D’une manière qui n’est pas forcément évidente au premier regard, bien que Léafar Izen distille discrètement les indices, ces trois découvertes sont intimement liées. J’y reviendrai plus loin pour ceux que les théories physiques exotiques intéressent car cela mérite quelques explications.

Le cataclysme

L’histoire commence avec Thyra, ethnologue isolée sur une petite lune, étudiant les mœurs d’une population locale revenue à une forme de vie primitive. Comme je le disais, l’humanité est seule à bord de la galaxie. Il n’existe pas de peuplades autochtones. Il n’existe que des néo-endémiques. Des humains revenus à un stade de civilisation préindustriel suite à la colonisation. Soumise à des règles strictes de protection des populations locales, Thyra commet un crime. Elle triche en utilisant une technologie d’implants, à base de prions (ces petites molécules qui peuvent parfois faire de gros dégâts dans les cerveaux) pour espionner ses sujets. Pourtant, quelqu’un a fait bien pire. Les autorités de l’Egrégor vont la contacter pour exiger d’elle qu’elle élimine l’un des membres de la communauté qu’elle étudie. Devant l’idée de ce crime impensable, elle va se lancer dans une enquête qui la mènera au bord du précipice : une catastrophe globale qui menace l’existence même du réseau égrégorien et des phytoïdes, ce qui signifie l’extinction de l’espèce humaine.

Au cours des aventures qu’il va lui faire vivre, avec les compagnons qu’elle va rencontrer en route, Léafar Izen fait de nombreuses références à d’autres œuvres du genre. Parfois de manière tout à fait ludique ou humoristique. On trouve ainsi une référence directe au Jihad Butlérien de Dune, à Star Wars, on y croise même une référence à Hubert Félix Thiéfaine ! L’auteur s’amuse. Mais il prend aussi le contrepied de certaines références. Les lecteurs qui ont lu Dan Simmons, verront tous les liens qui unissent Le Courage de l’arbre aux Voyages d’Endymion, le second volet du cycle d’Hypérion après Les Cantos, jusque dans le déroulement du récit. Toutefois, Léafar Izen oppose son roman à celui de Dan Simmons sur des points bien précis, notamment tout le fatras religieux qui encombre la fin du cycle d’Hypérion. Si la démarche d’Izen est spirituelle, elle ne s’inscrit pas dans le creuset des religions révélées. Lorsque Thyra se rend auprès d’un oracle (passage que j’ai par ailleurs trouvé un poil long, mais je déteste les oracles), celui-ci déclare sans équivoque : « je ne connais aucun dieu ». Chez Dan Simmons, Enée endosse pleinement le rôle de messie. Elle sauvera le monde par la communion (de son sang). J’avais récemment critiqué un autre roman qui s’inspire (beaucoup trop) d’Hypérion, Cantique pour les étoiles de Simon Jimenez, pour son « mysticisme béat ». Thyra n’est pas un messie. Il n’y a pas de messie chez Izen. Dans une scène finale, Izen nous montre un personnage crucifié sur un arbre, obligé d’en descendre pour expliquer à la foule outrée par ce sacrifice qu’il est volontaire et que personne ne l’a forcé à être là. Une variante ironique de la descente de la croix.

Au-delà de la métaphore, politique et économique qu’on peut aisément décrypter à travers son récit, Léafar Izen s’intéresse avant tout à notre rapport au monde, à travers le ressenti et la conscience, et au frottement des réalités. Comme il le faisait déjà dans ses ouvrages précédents, l’auteur dénonce la vision purement matérialiste de l’existence et de l’univers. Je cite ci-dessous, un passage tiré de son essai La Révolte du ressentant (2021) :

« Bien qu’en apparence tout oppose le matérialisme et le spiritualisme, ils sont assez comparables. Car ces deux modèles de pensées opèrent une séparation entre esprit et matière, c’est-à-dire entre ressentant et phénomène. Pour le matérialisme, le premier est causé par le second et la matière est donc première, pour les spiritualismes, à l’inverse, l’esprit est premier. Mais l’un comme l’autre les considère comme des choses distinctes. »

Pour Léafar Izen, le cataclysme en cours est une crise existentielle portée par ces visions dualistes de l’existence. Elle est le produit d’un enfermement de l’humain dans un rapport faussé au monde. Deux facteurs y participent.  D’un côté, via l’Egrégor qui agit comme un carcan. De l’autre, par la fragile prodigalité des phytoïdes. Dans Le Courage de l’arbre, l’humanité connectée est coupée de l’expérience personnelle du monde dans lesquelles différentes réalités peuvent coexister. Cet aspect est présenté sous différentes formes : des mondes virtuels à travers les jeux en réseaux et la constitution d’une communauté qui va aider les personnages dans le monde réel, des divergences historiques qui vont donner lieu à des passages très humoristiques dans le roman et commencer à faire douter des protagonistes de l’existence d’une réalité unique, et des vécus multiples via les émanations. Petit à petit, la trame de la réalité se fissure et une fenêtre s’ouvre sur d’autres possibilités. C’est là une question fascinante qui se trouve au cœur du roman et des interrogations de son auteur.

Dans le monde extraordinaire de la gravitation quantique

[À réserver aux cœurs vaillants] Je le disais plus haut, de nombreux aspects du roman de Léafar Izen reposent sur des bases scientifiques qui ne sont pas directement expliquées mais qu’on peut entrevoir à travers les indices disséminés par l’auteur. À plusieurs reprises, il indique que la « signature phytoïque » se situe à une échelle de taille extrêmement petite, inférieure à la longueur de Planck, exactement à 10-57 m. Ce chiffre n’est pas lancé là au hasard. Il s’agit du rayon (dit de Schwarzschild) d’une entité physique hypothétique qu’on appelle un trou noir électronique, c’est-à-dire un trou noir qui posséderait la masse et la charge d’un électron. Ce qui est en apparence un détail, nous fait entrer dans le monde extraordinaire de la gravitation quantique. La longueur de Planck est une mesure en dessous de laquelle il n’est plus possible de traiter de la gravitation par la théorie de la relativité générale, mais il faut faire appel à une théorie quantique de la gravité, comme le sont la théorie des cordes ou la théorie de la gravitation à boucles. Peu d’auteurs de SF s’y frottent véritablement, parce que c’est tout simplement extraordinairement complexe. Greg Egan l’a fait, dans le roman Schild’s Ladder. Si Léafar Izen a décidé de ne pas en faire le sujet de son roman, il faut tout de même lui reconnaître un certain courage pour s’engager dans ces marécages (je laisse aux plus hardis d’entre vous le loisir d’apprécier ce jeu de mots. Signalez vous en commentaire !). Une fois qu’il a planté ce décor, beaucoup de choses en découlent. Quand on invoque la gravité quantique, on impose un monde dans lequel il existe beaucoup plus de dimensions que les quatre auxquelles nous sommes habitués. Nous entrons dans le domaine de la physique des branes. Hannu Rajaniemi y fait appel dans la série du Voleur Quantique, sans donner le moindre début d’explications. De la même manière, Yoon Ha Lee invoque la cosmologie branaire dans son roman Le Gambit du Renard, toujours sans livrer la moindre explication. Que voulez-vous, ces gens sont méchants.

Le mode de propulsion imaginé par Léafar Izen repose sur l’utilisation de micro-trous noirs embarqués à bord des vaisseaux. On parle d’Infléchisseurs chez Léafar Izen, et de géodésiques, ce qui fait référence à la théorie de la relativité générale d’Einstein. L’antigravité des débuts de la science-fiction est évidemment une vision naïve de la physique en jeu. Il n’existe pas de matériau capable de produire une antigravité car il faudrait qu’il possède une masse négative. Dans la théorie d’Einstein, le champ gravitationnel correspond à une courbure de l’espace-temps. Pour produire une « antigravité », il faut donc localement courber l’espace-temps. C’est ce que proposa par exemple le physicien mexicain Miguel Alcubierre qui imaginait qu’en créant une distorsion locale du champ de gravité, on pourrait créer une bulle enfermant le vaisseau et grâce à laquelle des vitesses supraluminiques pourraient être atteintes. Ce n’est pas le cas chez Izen (quoi que), mais le principe est le même. Les vaisseaux se déplacent ainsi le long des géodésiques de l’espace-temps. Reste à trouver comment produire cette distorsion. L’objet qui par définition produit une distorsion importante de l’espace-temps est une singularité, un trou noir. Un trou noir est habituellement un objet très massif qui ne se capture pas facilement et s’enferme encore moins dans la coque d’un vaisseau. Il faut donc le produire. C’est imaginable dans le cadre de la physique des branes où on lève les restrictions liées à l’échelle de Planck. Le CERN s’est penché sur la question et étudie sérieusement la possibilité de produire par collisions des micro-trous noirs. Le problème de ces trous noirs de faible masse est qu’ils s’évaporent (comme prédit par Stephen Hawking) très rapidement. Si on veut les maintenir, il faut donc les produire en continu. Il existe plusieurs moyens de produire des micro-trous noirs. Soit par collisions proton-proton, proton-deutérium, ou par collisions muon-muon. C’est pour cette dernière voie qu’a manifestement opté Léafar Izen en imaginant une forme stable de matière muonique, qu’il appelle muonite, et qui sert de carburant pour produire les trous noirs qui propulsent les infléchisseurs.

La gravité possède une particularité qui interroge les physiciens : elle est très faible comparée aux trois autres forces fondamentales. Comme on le raconte souvent, un tout petit aimant posé sur la porte d’un frigo permet de combattre la gravité. Ce qui fait penser à certains que la gravité « fuit » à travers d’autres dimensions. On entre là dans le domaine de la cosmologie branaire où l’univers existerait dans différentes dimensions qui s’empilent comme un mille feuilles. Dans son roman Diaspora, Greg Egan imaginait que l’écroulement d’une double étoile à neutrons révélait l’existence d’autres dimensions par l’intermédiaire d’une fuite de moment angulaire. C’est la même chose ici, mais avec la gravité. La détection de ces fuites, notamment par l’étude des ondes gravitationnelles lors de l’écroulement de double étoile à neutrons par exemple, serait un moyen de prouver l’existence ou non d’autres dimensions que seule la gravité semble traverser. Comme je le disais précédemment, le principe des phytoïde fonctionne au-dessous de la longueur de Planck, à l’échelle de la gravité quantique, là où les branes de dimensions supérieures se connectent. Léafar Izen ne lève pas complètement le mystère des Phytoïdes de Katz (car il faut que cela reste plus ou moins un mystère dans son roman), mais il donne suffisamment d’indices pour qu’on comprenne qu’ils ne créent pas ex-nihilo l’oxygène ou le carbone, mais agissent comme des connections entre dimensions, entre branes. Les phytoïdes sont des fuites entre univers. C’est en tout cas ce que je comprends.

Conclusion

Le Courage de l’arbre de Léafar Izen est un space opera métaphorique qui s’interroge sur notre rapport au réel, aux réels, et propose une réflexion spirituelle, voire métaphysique, très personnelle à son auteur. Il ne séduira pas tout le monde. Certains, c’est déjà le cas, lui trouveront d’incontournables défauts. D’autres peut-être, comme moi, profiterons du voyage à travers un univers à multiples facettes et bizarreries physiques, et des réalités divergentes. On regrettera certaines lenteurs, et une fin amenée beaucoup trop rapidement alors qu’elle aurait mérité un plus long développement. C’est aussi un roman qui repose, en arrière-plan, sur des théories physiques très avancées et parfois exotiques qui se laissent deviner et qui ne peuvent que séduire le lecteur de hard-SF que je suis. C’est pour moi de la belle science-fiction qui va défricher des territoires qui lui sont propres, tout en faisant de nombreux clins d’œil à de grandes grandes œuvres qui l’ont précédée.


D’autres avis : Apophis (qui lui a trouvé de trop nombreux défauts), Sometimes a book, Le Nocher des livres, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : Le Courage de l’arbre
  • Auteur : Léafar Izen
  • Publication : 20 avril 2022, Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 416
  • Format : papier et numérique

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SOS Antarctica – Kim Stanley Robinson

Par : FeydRautha
20 avril 2022 à 13:07

Le 28 avril, soit dans une semaine, sortira le numéro 106 de la revue Bifrost. Il est consacré à l’écrivain de science-fiction Kim Stanley Robinson qui s’impose à la fois comme l’un des grands noms du courant hard-SF pour l’approche scientifique rigoureuse à l’extrême des phénomènes et techniques qu’il décrit dans ses romans – que ce soit dans le domaine de la physique, de la chimie, de la biologie ou de la géologie – mais aussi du courant dit de la fiction climatique puisqu’il s’agit là de la thématique qui structure quasiment l’ensemble de son œuvre – au point d’en être véritablement le chef de file – ainsi que, par inclinaison politique et humaniste, l’un des rares écrivains à encore penser l’utopie. J’ai, à ma mesure, participé à ce numéro de Bifrost en proposant un article sur la trilogie martienne pour laquelle l’auteur a acquis une renommée mondiale. Dans la foulée, Charlotte Volper qui dirige la collection « science-fiction » chez Pocket a eu la gentillesse et la bonne idée de m’envoyer la réédition du roman SOS Antarctica parue en janvier 2022, me donnant ainsi l’occasion de lire cet énorme pavé de 768 pages.

Le roman a été publié en langue originale sous le titre Antarctica, Inc en 1997, soit un an seulement après la parution de Mars la bleue, dernier volume de la trilogie martienne. Il est important de le souligner car les liens que l’on peut tirer entre la trilogie et SOS Antarctica sont si nombreux, et forts, que le lecteur qui aura parcouru les deux œuvres ne pourra s’empêcher de voir dans la seconde une transposition intégrale depuis la planète rouge vers le continent blanc de l’ensemble des thématiques déjà abordées par l’auteur. Dans la trilogie martienne, Kim Stanley Robinson (KSR) décrit la colonisation de Mars suivie de tous les problèmes techniques, économiques, politiques et humains qui vont apparaitre le temps de sa terraformation. Le récit est fait à travers un ensemble de personnages représentant différents intérêts et courants de pensée. Les trois livres comportent de très nombreuses descriptions des paysages martiens et de leur évolution, de très nombreuses descriptions scientifiques, ainsi que de très nombreuses discussions politiques, pour amener au terme de la trilogie à la constitution d’une utopie. Et c’est grandiose.

C’est très exactement la même partition que rejoue KSR dans SOS Antarctica, mais cette fois-ci sur Terre, au pôle Sud. Nous sommes au début du XXIe siècle, et la Terre commence à subir les effets du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources fossiles. Le traité international faisant de l’antarctique une zone protégée depuis 1961 – la mettant à l’abri de la convoitise des compagnies privées qu’elles œuvrent dans le domaine minier, énergétique ou touristique, pour en faire le territoire privilégié de la recherche scientifique – peine à être renouvelé devant l’insistance des lobbys. Déjà les foreuses des pays du sud entrent en action, tandis que les instances scientifiques décident d’organiser elles-mêmes l’activité touristique, à travers des excursions de type « sur les traces de…. » pour les amateurs d’expériences extrêmes, afin de couper l’herbe sous le pied des opérateurs moins scrupuleux et respectueux de l’environnement. Le roman débute alors qu’une mystérieuse organisation lance une série de sabotages écologiques, « écotages », sur le continent. C’est dans ce paysage que vont se croiser Val, une guide de haute montagne dopée à l’adrénaline, Wade, l’assistant d’un sénateur démocrate venu là de Washington contre son gré, X, un technicien paumé et amoureux malheureux, et Ta Shu, un poète chinois adepte de l’aphorisme obscur, ainsi que toute une panoplie de personnages secondaires. Comme dans la trilogie martienne, le parcours des uns et des autres forme le récit de l’évolution du continent face aux tensions auxquelles il se trouve soumis. Sur Mars, les « rouges » défendaient une vision radicale de la préservation de la planète face à sa terraformation. Ce rôle est joué par les « naturels » en Antarctique. L’enjeu est écologique et au long des pages se dessine une utopie antarctique à l’image de l’utopie martienne qui concluait la trilogie.

SOS Antarctica est un roman typiquement robinsonnien jusque dans ses excès. Il faudra aimer les longues descriptions, les considérations géologiques, et les palabres politiques. On y lit de très belles pages sur le continent antarctique et son histoire, ou l’histoire des hommes qui ont participé à sa découverte. Je ne doute pas que des lecteurs le trouveront long – il l’est – ennuyant par son manque d’action – ce n’est pas son fort – mais si l’on accepte le prix à payer, c’est aussi un formidable roman par son ambition de déclarer possible l’utopie sociale et écologique, mission dont l’auteur s’est investi, depuis ses premiers jusqu’à son tout dernier roman, l’indispensable The Ministry for the Future. Ce n’est sans doute pas le roman de KSR par lequel il faut commencer pour approcher l’auteur, on risquerait de ne pas y revenir. Mais déjà plongé dans son œuvre, le lecteur plus habitué sera en terrain connu et trouvera plaisir à saisir la pertinence de la pensée de l’auteur, qui encore ici se manifeste à travers un radicalisme empreint d’un incurable optimisme qui a de quoi surprendre au sein d’un genre qui bien souvent se contente de regarder passer les catastrophes.

Je me permets de finir sur une remarque concernant la traduction. Elle est malheureusement à plus d’une occasion défaillante et le roman bénéficierait grandement d’une sérieuse révision.


  • Titre : SOS Antarctica
  • Auteur : Kim Stanley Robinson
  • Traduction : Dominique Haas
  • Publication : 13 janvier 2022, coll. « science-fiction », Pocket
  • Nombre de pages : 768
  • Format : papier et numérique

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Le Dossier Arkham – Alex Nikolavitch

Par : FeydRautha
27 avril 2022 à 15:56

« Sacrévindieu de fhtagn ! » Et si le rire était plus dangereux pour votre santé mentale que la simple contemplation de l’horreur cosmique ? Alex Nikolavitch, vil rejeton du chaos rampant, tente de répondre à cette question en lançant une expérience grandeur nature sur son lectorat avec le roman Le Dossier Arkham.

Arkham, le 14 décembre 1941. Alertés par des cris inhumains, les officiers de police Thomson et Thompson pénètrent au 66H Parish Lane et y découvrent les restes éparpillés du feu détective privé Mike Danjer, au milieu d’un monceau de documents. La porte et la fenêtre ayant été fermées de l’intérieur, et malgré les traces de griffes sur le torse de la victime, l’enquête conclue au suicide. Heureusement pour le lecteur, ce mystère en chambre close éveille la curiosité d’un autre policier qui décide d’examiner les centaines de feuillets épars retrouvés chez Danjer. Les éditions LEHA ont fait le choix judicieux, tant pour l’esthétique de l’ouvrage que pour l’effet immersif que cela peut avoir, de reproduire en fac-similés ces documents : les notes du détective, des coupures de journaux, des témoignages recueillis, les lettres entre le détective et son employeur. L’ensemble constitue un puzzle pour le lecteur qui est amené à retracer, depuis le 5 juin 1937 jusqu’à ce jour fatidique de 1941, l’enquête menée par Mike Danjer sur la disparition du jeune Kurt Plissen lors d’un voyage de recherche universitaire dans la région de Dunwich.

Lecteurs attentifs et érudits, vous l’aurez compris dès l’évocation du titre, Alex Nikolavitch promène sa plume dans les contrées lovecraftiennes et agence son roman autour de l’œuvre d’Howard Phillips Lovecraft, puisant allégrement dans ses écrits et dans ceux des écrivains que le mythe inspira. Mais Alex Nikolavitch le fait avec beaucoup d’humour, enchainant les jeux de mots, des plus désopilants aux plus sournois, ne reculant devant aucune boutade. Ce qui n’empêche nullement l’enquête d’être parfaitement construite et de procurer, en plus des fous rires, le plaisir de se plonger dans une histoire que l’on découvre, indice par indice, à la manière d’un jeu de piste. À l’évidence, Alex Nikolavitch aime profondément l’univers et les ambiances créés par le maître de Providence, et il n’en renie rien. Le monstre se cache au-delà du seuil de l’humour.

Et donc, il s’agit à l’évidence d’un texte très fortement référencé, et le plaisir de sa lecture repose en grande partie sur la connaissance intime que l’on possède du tentaculaire mythe de Cthulhu. C’est peut-être là un aspect qu’on pourrait reprocher à ce roman, puisqu’au-delà des nombreuses pièces qui s’emboitent, la résolution finale du crime ne peut se comprendre que si l’on possède les codes nécessaires. Le lecteur innocent se trouvera fort dépourvu la dernière page venue. L’amateur à la santé mentale déjà défaillante y trouvera à l’inverse grand plaisir et sacrifiera avec joie ses derniers points de SAN.

(Une première version de cette chronique a été publiée dans le numéro 102 de la revue Bifrost)


  • Titre : Le Dossier Arkham
  • Auteur : Alex Nikolavitch
  • Publication : novembre 2020, chez Leha
  • Nombre de pages : 160
  • Format : papier

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Expiation – Tade Thompson

Par : FeydRautha
28 avril 2022 à 09:52

Après avoir découvert comme beaucoup de lecteurs français l’auteur britannique Tade Thompson à travers la série Molly Southbourne, que j’avais beaucoup appréciée pour son ancrage psychanalytique dans le body-horror, j’avais été déçu par ma lecture de Far from the Light of Heaven (2021), space opera que je n’avais pas trouvé très convaincant, voire limite raté. La publication d’une nouvelle de l’écrivain dans le numéro 106 de la revue Bifrost (qui sort aujourd’hui, le 28 avril 2022) est l’occasion de retrouver, peut-être sous de meilleurs jours, sa plume. Et j’en sors plus que ravi.

Expiation est une nouvelle datant de 2016, publiée dans le magazine Interzone sous le titre original The Apologists. Elle nous arrive sous la traduction de l’inimitable Jean-Daniel Brèque qui, du même auteur, a déjà traduit Les Meurtres de Molly Southbourne (2019) et La Survie de Molly Southbourne (2020) pour la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

« Aujourd’hui, je décide d’aller dans un bar. »

Expiation est l’histoire d’un mec qui rentre dans un bar.  Là, sans aucune formalité d’usage, il propose à une femme de coucher avec elle, sans que ceci ne provoque de réaction de la part de l’homme qui l’accompagne. Elle accepte. Notre héros s’en va, furieux. En chemin, il bouscule une ou deux personnes, qui ne bronchent pas. Ce qui le met encore plus en colère. Décidément, rien ne va dans ce monde. Expiation est l’histoire d’un homme désagréable, violent et cynique, qu’il va nous être a priori difficile d’apprécier.

À ceci près que Tade Thompson emmène d’entrée son lecteur sur une fausse piste, car l’histoire n’est pas du tout celle-là et l’on réalise rapidement l’illusion magistrale que vient de nous servir l’auteur. Expiation est l’histoire d’un homme que la vie a rendu solitaire et qui se voit condamner à vivre une situation des plus absurdes, dont je ne peux rien dire de plus car c’est là tout le charme de la nouvelle qui va de révélations en révélations. Disons, simplement, que le scénario évoque les ambiances irréelles et l’absurdité de la série télévisée originale The Twilight Zone de 1959, et plus particulièrement peut-être les épisodes « Where is Everybody » et « The Lonely » écrits par Rod Serling. La situation dans laquelle se trouve Storm n’est en rien crédible, si l’on cherche à tripatouiller dans les méandres scénaristiques de ce récit de science-fiction, car c’est bien de science-fiction dont il s’agit, et même de science-fiction postapocalyptique, mais là n’est pas le propos. Cette mise en place permet à l’auteur de tenter à définir ce qui constitue l’humanité, avec ses qualités et ses défauts. Surtout ses défauts. Mais ceux-ci ne sont-ils pas essentiels à faire l’humain, interroge Tade Thompson. Toute fable possède son côté sombre, et celle-ci est cruelle.

Expiation est une nouvelle que j’ai trouvé très réussie, avec une écriture franche qui m’a rappelé Albert Camus pour le style. Peut-être est-ce là aussi le talent du traducteur qui a su rendre ce texte vraiment… particulier de manière fort appréciable. Une très bonne lecture que je vous conseille vivement, et qui m’a réconcilié avec l’auteur.

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Wants Pawn Term – Rich Larson

Par : FeydRautha
3 mai 2022 à 12:04

[French version] Rich Larson publie ce mois-ci dans la revue Clarkesworld « Wants Pawn Term« , une nouvelle relativement courte, qui se présente comme une réécriture science-fictionnesque du Petit Chaperon rouge et que vous pouvez lire en suivant ce lien. Si de ce conte populaire il existe de nombreuses versions, ce sont celles de Charles Perrault, écrite au XVII siècle, et des frères Grimm, datant du XIXe siècle, que nous avons principalement retenues. Ces deux versions sont différentes. Celle de Perrault voit le triomphe du loup, tandis que celle des Grimm en est une version édulcorée avec l’intervention d’un chasseur qui sauve tout le monde. Pouah ! Rien de cela chez Rich Larson. Après avoir lu de nombreux textes de l’auteur, notamment dans le recueil La Fabrique des lendemains publié en 2020 aux éditions Le Bélial’, j’en viens à penser que s’il y a un domaine dans lequel Rich Larson brille particulièrement (il brille dans de nombreux domaines, mais si on devait en choisir un…), c’est celui de la SF mâtinée d’horreur. Et si « Wants Pawn Term » raconte une histoire totalement différente de celle du conte que nous connaissons tous, par son inclinaison résolument vers le côté obscur, la nouvelle se rapproche plus de l’ambiance de la version de Charles Perrault.

La nouvelle n’est pas résumable, et l’on ne peut même commencer à en dévoiler ne serait-ce qu’un fil puisqu’elle est construite sur un point de vue, forcément biaisé, et c’est entièrement là-dessus que fonctionne son mécanisme. Disons que cela se passe dans l’espace, et qu’il y a eu une catastrophe, et qu’il faut sauver des gens et qu’il est question d’IA. L’histoire est dite de la voix de Red. Ajoutons que si le point de départ est Le Petit Chaperon rouge, on croise assez rapidement le mythe chrétien de l’ange déchu. Tout ceci se fait sous les ors de la hard-SF, dans une approche que l’on comparera aux textes les plus fous d’Hannu Rajaniemi.

Comme souvent chez l’auteur, il s’agit d’une nouvelle à twist, dans laquelle se dévoilent progressivement les dessous véritables du récit, sans qu’ils ne soient jamais directement exposés, mais dont la compréhension se fait en l’absence des mots habituellement consacrés à la situation. C’est bien sûr là tout le talent d’écriture de l’auteur, et le plaisir qu’on à lire ce texte court mais formidable. Lisez-le, si l’anglais ne vous arrête pas.


[English version] Rich Larson published in Clarkesworld magazine this month a relatively short story, « Wants Pawn Term», presented as a science-fiction rewriting of Little Red Riding Hood and which you can read by following this link. There are many versions of this folk tale, but we have mainly retained those by Charles Perrault, written in the XVIIth century, and by the Grimm brothers, dating from the XIXth century. These two versions are quite different. Perrault’s sees the triumph of the wolf, while the Grimm’s is a watered-down version with the intervention of a hunter who saves the day. No such thing in Rich Larson’s cynical world. After having read many texts of the author, notably in the collection La Fabrique des lendemains published in 2020 by Le Bélial’, I have come to think that if there is a field in which Rich Larson particularly shines (he shines in many fields, but if we had to pick one…), it is when science fiction mingles with horror. And even though « Wants Pawn Term » tells a story totally different from the tale we all know, leaning towards the darker side, the short story is closer to the atmosphere of Charles Perrault’s version.

The story cannot be summarized, and we cannot even begin to reveal a thread of it, since it is built on a point of view, necessarily biased, and its mechanism works entirely on that. Let’s say that it takes place in space, and that there has been a catastrophe, and that people have to be saved, and that AI is involved. The story is told in Red’s voice. Let’s add that if the starting point is Little Red Riding Hood, we quickly come across the Christian myth of the fallen angel. All this is done under the golds of hard-SF, in an way we can compare to the craziest texts of Hannu Rajaniemi.

As is often the case with this author, it is a short story with a twist, in which the underside of the story is gradually revealed, without it ever being directly told, but which can be understood in the very absence of the words usually devoted to the situation. This is of course the author’s talent for writing, and the pleasure of reading this short but wonderful text. Read it.

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Braking Day – Adam Oyebanji

Par : FeydRautha
8 mai 2022 à 17:54

J’aime les arches interstellaires. On attend de la science-fiction, entre autres, qu’elle invente des modèles de société et expérimente avec, tout en nous distrayant. L’arche, ou la nef, interstellaire est outil simple pour isoler un bout d’humanité et lui faire subir de vilaines choses. C’est un microcosme, un monde en bouteille, placé sous une loupe binoculaire. Dès le XVIe siècle, les philosophes humanistes imaginaient des îles. En SF, on construit des vaisseaux spatiaux géants et on y enferme des gens. Si l’idée des arches interstellaires est souvent attribuée au physicien américain Robert H. Goddard, pionnier de l’astronautique, pour avoir proposé d’envoyer des hommes dans l’espace pour des voyages longs des 1918 – il s’agissait alors de maintenir l’équipage en animation suspendue – c’est au physicien russe Konstantin Tsiolkovsky, que l’on doit l’idée de faire vivre plusieurs générations d’humains à bord d’un vaisseau spatial. Et depuis les auteurs de science-fiction en ont fait un trope et produit de très nombreux romans – la liste est trop longue pour être reproduite ici, mais depuis la nouvelle Universe de Robert A. Heinlein (Astounding Science Fiction, mai 1941, reprise dans le roman Orphans of the Sky en 1963), de nombreuses générations d’humain ont souffert dans les quartiers exigus des vaisseaux partis vers la promesse d’un ailleurs. (Rien que sur ce blog, on trouve Lungfish de John Bruner (1957), Paradis Perdu d’Ursula K. Le Guin (2002), La Nef des fous de Richard Paul Russo (2011), Aurora de Kim Stanley Robinson (2015), L’Incivilité des fantômes de Rivers Solomon (2017), Les Etoiles sont légion de Kameron Hurley (2017), Acadie de Dave Hutchinson (2017), Noumenon de Marina J. Lostetter (2017)…). Autre paradigme intéressant des vaisseaux générationnels : le voyage a un début et une fin. Et donc un but.

Ce trope est celui auquel s’attaque l’auteur américain Adam Oyebanji dans on premier roman Braking Day. L’exercice est délicat, dans un premier roman. Soit on a trop lu et on reproduit, soit on n’a rien lu et inévitablement on redit, souvent en moins bien. On est rarement innovant, en somme.

Adam Oyebanji nous emporte dans l’espace, dans un futur lointain. Trois nefs générationnelles ont quitté la Terre pour échapper aux IA qui ont pris le pouvoir. Après 132 ans de voyages, les vaisseaux approchent enfin de leur destination : Tau Ceti. À l’instar des très nombreux romans se déroulant à bord d’une nef générationnelle, l’auteur décrit minutieusement dans la première moitié de son roman un univers clos depuis des générations, où une société humaine s’est organisée pour un voyage au long cours. Bien que peu originale en regard de ce qui a été écrit avant (on pensera notamment à Lunfish de John Brunner et Paradis perdu d’Ursula K. Le Guin), cette première partie du roman est intéressante et plutôt bien écrite. L’auteur prend le temps de construire cet univers et de le faire découvrir au lecteur sans avoir recours à un infodump pesant. Tout est dit à travers les yeux du personnage principal, dans sa vie quotidienne à bord de l’Archimède – l’un des trois vaisseaux composant la flotte, les deux autres étant le Bohr et le Chandrasekar, ce qui rend la lecture assez plaisante. Les IA sont totalement interdites à bord de la flotte depuis la fuite de la Terre, mais tout individu est muni dès l’enfance d’implants cérébraux qui lui permettent de communiquer avec le vaisseau, avec ses congénères, et avec la Hive qui est le réseau local. Après des générations, la vie sociale est marquée par une forme de ségrégation basée sur l’origine familiale de chacun. Le personnage principal, Ravi, a ainsi les plus grandes difficultés à se faire accepter comme élève ingénieur et subit régulièrement les moqueries de ses camarades et de ses professeurs officiers, étant issu du clan MacLeod, négativement connu pour ses petits truands qui ont été prématurément « recyclés ». Sa cousine « Boz » est une paria, mais aussi un génie de l’informatique. On apprend rapidement l’existence d’une faction qui émet des doutes sur le bienfondé de la mission originale, à savoir l’établissement de la population humaine sur une nouvelle planète (oui, comme dans Lungfish, Paradis perdu et tant d’autres…). Le worldbuilding est assez prenant, l’auteur invente une culture locale, avec quelques inventions de langage et des expressions bien trouvées, qui découlent de la vie dans l’espace profond, loin de la Terre des origines.

Toutefois, à la moitié du roman, une importante révélation sur l’histoire de la flotte est faite.  Le roman prend alors une tournure de page turner à rebondissements, envoyant Ravi et Boz dans une série d’aventures rocambolesques tout d’abord à bord de l’Archimède, puis dans l’espace, puis vers les autres vaisseaux, … tout au long d’un scénario cousu de gros fils blancs, jusqu’à un inévitable happy end empli de bons sentiments.

Passant à côté de l’exploration sociologique qui habituellement fait tout l’intérêt des arches générationnelles, l’auteur oriente son roman vers un récit d’action dans lequel la psychologie des personnages et leur motivations respectives demandent une trop grande suspension d’incrédulité pour être passionnant. Les multiples rebondissements se résolvent grâce à d’improbables concours de circonstances. On entre dans le domaine de l’entertainment hollywoodien, et une fois la première moitié passée – qui était pourtant porteuse d’espoir – le cerveau se débranche et plus aucun neurone du lecteur n’est sollicité. Avec Braking Day, Adam Oyebanji n’apporte rien de nouveau ni au space opera, ni au trope des nefs générationnelles. C’est un roman d’aventures qui s’adresse essentiellement à un public jeune – il reprend d’ailleurs nombres des codes du YA, ou à qui n’a pas envie de trop réfléchir en parcourant ses pages. Je lui ai trouvé personnellement trop peu d’intérêt pour en recommander la lecture.


  • Titre : Braking Day
  • Auteur : Adam Oyebanji
  • Publication : 5 avril 2022 chez Daw Books
  • Nombre de pages : 368
  • Format : papier et numérique

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Spacebred Generations – Clifford D. Simak

Par : FeydRautha
11 mai 2022 à 12:43

Je chroniquais, il y a quelques jours, Braking Day, un premier roman d’Adam Oyebanji, qui reprenait le trope science-fictif de l’arche générationnelle, ces vaisseaux spatiaux destinés à voyager à travers le vide interstellaire pendant des générations avant d’atteindre leur destination, à savoir une nouvelle planète à coloniser. Je regrettais que, au-delà d’un scénario cousu de gros fils blancs, l’auteur n’apporte rien à une thématique déjà battue et rebattue maintes fois par d’autres au cours de la longue histoire de la SF mondiale. Il est toujours un peu facile et gratuit de faire le procès d’un auteur pour manque d’originalité (et il n’est pas rare de lire ici ou là les complaintes de certains à cet égard, comme quoi l’exigence d’originalité serait déplacée – et bien oui, chers auteurs et autrices, on vous demande un minimum d’originalité pour être intéressants, personne n’a dit que ce serait facile de vivre de sa plume après quelques millénaires de civilisation, fin de la parenthèse) si l’on ne propose pas en retour quelques bases pour soutenir l’accusation. J’ai donc décidé de revenir sur le sujet.

Une des questions fascinantes – qui n’est que survolée par Adam Oyebanji – en ce qui concerne les microsociétés qui se constituent à l’occasion de l’isolement d’une population sur une longue période de temps, comme c’est le cas à bord des arches générationnelles, est celle des générations intermédiaires. Un voyage interstellaire possède un début et une fin, un départ et une destination, c’est-à-dire une genèse et une gloire. Mais quelle que soit la durée du voyage, cela ne concerne que deux générations : la première et la dernière. La première est celle qui définit le destin, la dernière est celle qui l’accomplit. Entre les deux, il n’y a qu’attente et désœuvrement autant physique que moral. Les générations intermédiaires n’ont pour principe d’existence que celui du trait d’union étendu dans le temps, sans autre fonction que d’être et de passer. Rapidement, les auteurs de science-fiction ont été frappés par la cruauté de ce paradigme et ont réfléchi aux conditions et aux conséquences d’une telle situation. Robert A. Heinlein dans Orphans of the Sky (1941), Brian Aldiss dans Non-Stop (1958), ou encore Harry Harrison dans Captive Universe (1969), imaginaient une régression de la société à un stade pré-technologique accompagnée d’un oubli de la raison d’être de l’arche. Plus récemment, Rivers Solomon imaginait une régression sociale vers une société esclavagiste dans L’Incivilité des fantômes (2017). Il y a pour moi deux textes essentiels qui explorent les mécanismes d’évolution de la culture et la pensée au sein des générations intermédiaires, allant jusqu’à redéfinir comme objectif ultime le voyage et non plus la destination : Lungfish (1957) de John Brunner et Paradis perdus (2002) d’Ursula K. Le Guin.

Ces deux romans ont été toutefois précédés par un court texte d’une quarantaine de pages, écrit par Clifford D. Simak, et publié sous le titre Spacebred generations, ou alternativement Target Generations, dès 1953 dans Science Fiction Plus. Il a été traduit en français sous le titre « La Génération finale » (OPTA, coll. Fiction n°187, 1969, et Retour/La génération finale, Denoël, coll. Etoile Double, 1984) et « Génération Terminus » (Visions d’antan, J’ai lu, 1997). La version du texte que je possède est une édition en anglais du texte seul, datant de 2009, publiée chez Wilside Press.

Dans Spacebred Generations, Clifford D. Simak raconte les derniers jours d’un voyage de plus de mille ans durant lesquels se sont succédées quarante générations. Pour elles, l’histoire est devenue mythe, puis légende, puis religion. La société humaine est dirigée par des règles stricte au sens religieux (une religion sans dieu). Parmi ces règles, il y a l’interdiction d’avoir un enfant tant qu’un ancien n’est pas décédé, l’entretien de certains systèmes dont on ignore la fonction, le recyclage de tout et toute chose, y compris des corps. Dès 1953, Simak évoque la nécessité des fermes hydroponiques. Avec le temps, il y a eu des dérapages. Comme l’interdiction et la destruction des livres, accompagnées d’une perte de connaissance. Cette société a oublié ses origines et son but. Elle ignore même se trouver dans un vaisseau qui se déplace, n’assistant qu’à la rotation des étoiles autour du navire à bord duquel elle se trouve, sans comprendre la raison de cette rotation. Pour elle, il n’existe pas de destination, mais simplement une existence sans but à bord. Tout va changer lorsque, au début du texte, tout à coup la gravité est modifiée et le sol devient plafond. Il sera de la responsabilité d’un homme, et d’un seul, d’apprendre la nature de cette Fin prophétisée. Pour sauver ses compagnons de voyage, il devra consentir à des actes radicaux.

Comme par la suite Brunner et Le Guin, Clifford D. Simak s’est penché sur la question de la culture développée par les générations intermédiaires à bord d’une arche interstellaire lors d’un voyage de très longue durée, suffisamment longue pour que l’oubli menace le but ultime du sacrifice imposé, et le conflit qui émerge lorsque le voyage touche à sa fin. Il décrit comment les règles ont nécessairement remplacé la raison, et comment la raison va devoir nécessairement remplacer les règles. Le texte est court, l’auteur n’a donc pas le temps d’y développer en profondeur les termes de l’existence à bord. Pourtant, il en déduit certaines des conséquences avec lucidité et pragmatisme, jusqu’à justifier, sans gloire aucune, du crime. Ainsi, en quarante pages, Clifford D. Simak aborde certaines des questions essentielles qui se posent à l’évocation de la possibilité d’une arche interstellaire. Et puis c’est Simak, donc forcément, c’est fait avec intelligence et talent. Il s’agit à mon avis d’un texte à lire si l’on s’intéresse au trope des arches générationnelles au-delà du roman occasionnel.

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Stardust & The Wind Blows Free – Chad Oliver

Par : FeydRautha
12 mai 2022 à 11:22

Faisant suite à l’article publié hier sur le thème des arches générationnelles avec Spacebred Generations de Clifford D. Simak, continuons si vous le voulez bien notre exploration de quelques textes de science-fiction qui ont tracé les sillons du Long Voyage interstellaire pour les générations d’auteurs à suivre. Comme je le disais, au-delà des aspects techniques, l’un des motifs récurrents est le devenir des générations intermédiaires, celles qui n’ont rien à gagner de l’aventure dans laquelle elles se trouvent embarquées malgré elles et comment l’évolution de leur culture et de leurs croyances peut affecter le déroulement du voyage. Clifford D. Simak imaginait la création d’un mythe qui liait les membres de l’aventure sur des générations sans but autre que la perpétuation d’une idée originelle perdue dans les remous du temps. Mais quand bien même, les sociétés humaines étant sujettes aux lois qui gouvernent l’entropie, les choses inévitablement dégénèrent du fait d’un groupe ou d’un individu qui ne s’accommode pas des règles. Au fil des générations, l’imprévu devient une certitude et toujours le vent souffle où il veut.

Qui de mieux placé qu’un anthropologue pour discuter du devenir des populations ? Avant d’être un auteur de science-fiction, Chad Oliver (1928-1993) fut diplômé d’un doctorat d’anthropologie de l’université de Los Angeles puis professeur à l’université d’Austin. Auteur de neuf romans et d’une soixantaine de nouvelles, il a notamment écrit dans les années 50 deux textes sur les arches générationnelles : Stardust (1952) publié dans Astounding Science Fiction et traduit en français sous le titre « La poussière des étoiles » dans La grande anthologie de la science-fiction – Histoires de voyages dans l’espace, Livre de Poche, 1983, et The Wind Blows Free (1957) publié dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction  et traduit sous le titre « Le vent souffle où il veut » dans Opta, Fiction n°68, 1959 et La Grande anthologie de la science-fiction – Histoires de cosmonautes, Livre de Poche, 1974. Ces deux textes sont disponibles en VO dans le recueil Far From this Earth publié chez Gateway (2015).

Stardust

S’inspirant de la cruelle ironie imaginée par A.E. van Vogt dans Destination Centaure (1944), Stardust fait le récit d’une rencontre improbable : celle d’un vaisseau spatial voyageant d’une planète à l’autre en quelques jours à travers l’hyperespace (concept introduit en SF dès 1931 par John Campbell dans la nouvelle Islands of Space) et du Viking, une relique des voyages interstellaires, à savoir une arche générationnelle, disparue des radars depuis plus de 200 ans. À son départ de la planète Terre, une population de 200 hommes et femmes se trouvait à son bord. Le vaisseau parait mort, mais dans le doute, il est du devoir de l’équipage de s’arrêter et de lui porter assistance. Toutefois, prévient l’anthropologue de bord, il convient de prendre quelques précautions, car après un si long temps passé dans l’isolement, les humains à son bord ont très certainement développé une culture bien différente de celle des hommes modernes. La nouvelle alterne habilement un double récit, proposant le déroulement des événements vus des deux côtés. À bord du Viking, la situation a évidemment dégénéré et l’équipage est divisé en deux factions s’affrontant pour la maitrise du vaisseau, l’une gardant espoir d’arriver à destination et l’autre prônant une vie d’errance dans l’espace. Leurs sauveteurs vont devoir imaginer un plan pour leur venir en aide sans provoquer de traumatisme trop important.

The Wind Blows Free

Le thème de la dissension au sein de la société qui est à nouveau exploré par Chad Oliver de manière très différente dans The Wind Blows Free. La nouvelle se déroule toujours à bord d’une arche générationnelle et raconte l’histoire d’un jeune homme appartenant à l’une de ces générations intermédiaires condamnées à une existence vaine. Lui n’arrive pas à s’adapter aux règles qui régissent la société du vaisseau. Sans cesse poussé à la marge à la fois par son caractère et par la hiérarchie du bord, il finit par transgresser les lois et explorer plus qu’il ne le devrait son environnement. Il finira par découvrir le grand secret que cachent les officiers du bord. Il s’agit d’une nouvelle à twist, que l’on devine malheureusement un peu trop rapidement. Moins efficace que Stardust, et plus maladroite dans l’écriture, la nouvelle n’en est pas moins originale pour son époque et sa chute a par la suite inspiré d’autres textes, voire des œuvres filmées. Je n’en dis pas plus.

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The Voyage that Lasted 600 Years – Don Wilcox

Par : FeydRautha
17 mai 2022 à 14:34

Je vous proposais récemment un retour en arrière, une décente vertigineuse dans les tréfonds de la grande bibliothèque de la science-fiction, autour du thème des vaisseaux générationnels avec deux articles consacrés à Spacebred Generations de Clifford D. Simak, et Stardust & The Wind Blows Free de Chad Oliver. Ces quelques sondages archéologiques ne sauraient révéler une stratigraphie complète si je n’évoquais pas le tout premier texte écrit dans la thématique.

Publié dans la revue Amazing Stories en octobre 1940, « The Voyage that Lasted 600 Years » de Don Wilcox est souvent présenté comme la première histoire de fiction basée sur le concept de vaisseau générationnel. Le titre de premier est toujours discutable. Le site ISFDB recense deux textes mentionnant le concept publié avant « The Voyage » :

« The Living Galaxy » de Laurence Manning publié en 1934 dans Wonder Stories, mais dont le sujet n’est pas une arche générationnelle mais l’expansion de l’humanité dans l’univers pendant 500 millions d’années, notamment en déplaçant une planète entière grâce à la propulsion atomique (idée reprise par Liu Cixin dans Terre Errante (2000)).

« Proxima Centauri » de Murray Leinster publié dans Astounding Stories en mars 1935. Le gigantesque vaisseau Adastra, est parti de la Terre vers Proxima du centaure pour un voyage d’une durée de sept années. Quand bien même des enfants sont nés à bord, que le vaisseau est un monde autosuffisant en soi, et que des mutineries éclatent à son bord, on ne peut pas parler d’arche générationnelle.

« The Voyage that Lasted 600 Years » serait donc bien comme le premier texte à faire du vaisseau générationnel le concept central du récit. À ma connaissance, il n’a jamais été traduit.

Trente générations se succèdent à bord du S.S. Flashaway avant qu’il n’arrive à sa destination, les planètes Robinello, à la fin d’un voyage prévu pour durer 600 ans. Un seul homme, le professeur Gregory Grimstone, vit l’intégralité du voyage. En tant que Gardien des Traditions, il est placé en hibernation et réveillé tous les cent ans, de manière à s’assurer de la bonne marche du vaisseau mais aussi que les générations intermédiaires n’oublient pas le but du voyage. (Notez que cette idée à été reprise par Adrian Tchaikovsky dans le roman Dans la toile du temps.) Je le soulignais dans les deux articles précédents, la question des générations intermédiaires, celles qui vont subir le Long Voyage malgré elles et n’en tirer aucune gloire, est celle qui occupe les auteurs de science-fiction depuis… et bien depuis ce tout premier texte.

Vous vous en doutez bien, les choses ne se passent pas comme prévu par le plan initial et à chaque réveil, Grimstone devra faire face à une détérioration de la situation à bord du Flashaway. À son départ de la Terre en 2066, le vaisseau emporte seize couples et, accidentellement, deux personnes supplémentaires : Broscoe, un journaliste qui n’est pas redescendu à temps, et Louise, la fiancée de Grimstone montée à bord pour lui dire au revoir. Le texte ne manque pas d’humour, jusque dans son dénouement.

Dès son premier réveil, Grimstone apprend que Broscoe a eu des enfants Louise et qu’une trentaine de leurs descendants vit à bord. Mais surtout, il doit faire face à la première crise qui est celle de la surpopulation. Le vaisseau compte désormais plus de 200 personnes au lieu des 100 prévus pour maintenir une population stable dans les limites des capacités du vaisseau. Deuxième réveil, la population est de 800…

Au fur et à mesure du voyage, la situation se dégrade. Des factions se forment, des conflits éclatent. Pire, une génération décide de faire demi-tour ! À chaque fois, Grimstone doit intervenir, imposer des règles, faire cesser les conflits, parfois en usant de violence. Avec le temps, son nom est maudit, il devient l’ogre dont le nom est invoqué par les parents pour effrayer leurs enfants. Il est une créature issue d’un passé dont personne ne se souvient et dont personne ne veut se souvenir. Il n’appartient plus à leur monde. Tout va de mal en pis, jusqu’au dénouement de l’histoire, à l’arrivée du vaisseau. La fin est ironique et a inspiré à Chad Oliver la nouvelle « Stardust », et à E.A. van Vogt la nouvelle « Destination Centaure » publiée dans Astounding en 1944. Rien que ça.

C’est peu dire que « The Voyage that Lasted 600 Years » a été un texte novateur. Avec lui, Don Wilcox a créé une thématique devenue depuis l’un des tropes les plus utilisé dans la littérature de science-fiction. Un texte fondateur donc.

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Eversion – Alastair Reynolds

Par : FeydRautha
31 mai 2022 à 15:27

Alastair Reynolds, astrophysicien gallois devenu auteur de science-fiction, a toujours fait de l’exploration un thème central de ses écrits, et ce depuis son tout premier roman, Revelation Space, publié en 2000. Ce qui est somme toute assez peu surprenant de la part d’un scientifique, et plus encore d’un astrophysicien dont l’exploration de l’univers, comme ultime horizon, est la raison d’être. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des plus renommés auteurs britanniques de space opera de cette génération. La majeure partie de ses romans et nouvelles aborde ainsi l’exploration de l’espace et la rencontre avec des civilisations extraterrestres ou, tout le moins, le souvenir de leur existence.

Ce sont des thématiques que l’on retrouve à nouveau dans son dernier roman, Eversion, mais sous une forme assez surprenante pour ses lecteurs habituels et fort originale. Et là, à cet instant, le chroniqueur de littérature science-fictive que je suis se trouve devant un affreux dilemme pour vous en parler, car tout le plaisir que vous pourrez tirer de sa lecture viendra du fait que je ne vous en dise rien, pour que la surprise soit entière. Je vais donc tâcher de vous en dire le moins possible, et ce sera une courte recension, mais essayer tout de même de vous donner l’envie de le lire, ou d’impatienter jusqu’à sa traduction en français. Il faudra se laisser aller de découverte en découverte, de révélation en révélation, pour pleinement apprécier le travail d’orfèvre déployé par Alastair Reynolds dans ce roman. Sachez que je l’ai reçu hier, que je n’avais pas prévu de le lire dès maintenant, mais que j’ai fait l’erreur de l’ouvrir et que je ne l’ai reposé que tard dans la nuit, une fois la dernière page tournée. C’est peut-être là le meilleur argument que je puisse vous fournir pour vous convaincre de ses qualités.

Nous sommes au début du 19e siècle, au large de la Norvège. La goélette Demeter remonte la côte vers le nord pour une mission d’exploration scientifique financée par un riche chasseur de trésor qui s’est mis en tête de trouver un passage vers un Fjord inconnu mais dont il aurait eu connaissance par l’intermédiaire de documents maritimes retrouvés et chèrement acquis. Le docteur Silas Coade est le médecin du bord et le narrateur, à la première personne, des aventures qui nous sont racontées dans le roman. Les choses ne se déroulent évidemment pas très bien et à la page 74 tout bascule. Et l’histoire reprend… Voilà, je ne peux vous en dire plus, car tout ce qui se déroule à partir de ce moment fait le sel du récit. Disons qu’Eversion possède un point d’entrée, qui se situe au 19e siècle quelque part au Nord de Bergen, et un point de sortie, qui lui se situe… loin dans le futur. La structure du livre est basée sur une récurrence et un certain nombre d’itérations qui nous emmènent de la première à la dernière page.  

 » I stared into the void inside the helmet. The void stared back. There was blackness there, and for an instant I thought it a complete absence of form, as if the helmet were entirely empty. But I needed only wait to the light to worm its way inside. By degrees, a face emerged. It was not really a face at all. It was a skull, garbed in only the thinnest mantle of withered flesh. To the dream of whispers, I added a scream. « 

Dans la forme, Eversion est un récit d’aventure, d’exploration au sens premier du terme, avec en son sein un mystère qui ne se dévoile que lentement, Reynolds disséminant habilement les indices jusqu’à une résolution grandiose dans laquelle tous les éléments s’assemblent et prennent sens. Cet aspect en fait un véritable page-turner ludique qui vous gardera éveillé jusqu’aux heures les plus sombres de la nuit. C’est un récit de science-fiction qui flirte avec l’horreur (on pourra faire un rapprochement avec la novella Diamond Dogs de l’auteur sur certains éléments bien précis), et cet aspect là vous gardera éveillé jusqu’aux heures les plus claires de l’aube. Mais le roman porte en plus une dimension metatextuelle et constitue un hommage appuyé, non seulement à l’écriture de fiction, mais aussi à l’histoire de la littérature de science-fiction depuis les romans de Jules Verne, ceux d’Edgar Rice Burroughs, et aussi de Lovecraft, jusqu’à 2001 l’Odyssée de l’espace et à l’œuvre de l’auteur lui-même. Enfin, ça n’a pas toujours été le cas, notamment pour ses premiers romans, mais Eversion est un livre que j’ai trouvé formidablement bien écrit avec un style qui s’adapte au récit et évolue au cours du roman.

Après quelques errances regrettables, comme avec Permafrost ou la série Vengeresse, Alastair Reynolds montre qu’il reste capable de surprendre son lectorat et d’écrire de très bons romans de SF. Eversion est de ceux-là. J’ai eu énormément de plaisir à le lire.


  • Titre : Eversion
  • Auteur : Alastair Reynolds
  • Langue : anglais
  • Publication : 26 mai 2022, chez Golancz
  • Nombre de pages : 320
  • Format : papier et numérique

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Le Cycle d’Andrea Cort [4/4] : La Guerre des marionnettes – Adam-Troy Castro

Par : FeydRautha
7 juin 2022 à 12:38

Le 15 juin, soit dans une semaine, le troisième et dernier (ou pas) volume du cycle d’Andrea Cort d’Adam-Troy Castro sort chez Albin Michel Imaginaire. Réjouissons-nous, pour ceux qui ont suivi les aventures éditoriales de ce cycle en France, ce n’était pas gagné. Heureusement, l’intérêt des lecteurs pour la Procureure Extraordinaire Andrea Cort a eu raison des dernières réticences financières qui auraient pu se mettre en travers de la parution de cet ultime (ou pas) volet. Pour rappel, le cycle est constitué à ce jour de trois romans, de novellas et de nouvelles parues à l’origine dans le désordre et présentant des contradictions. Le directeur de collection, Gilles Dumay, a eu la grande idée de rassembler et publier les textes dans l’ordre chronologique du récit, et non de parution, avec l’aide de l’auteur qui a réécrit certains éléments pour éliminer les contradictions internes. C’est donc une œuvre complète et cohérente qu’il nous présente. Ainsi, Emissaire des morts, sorti en 2021, contient le roman Emissaries from the Dead (2008) ainsi que les nouvelles Avec du sang sur les mains (With Unclean Hands, 2011), Une défense infaillible (Tasha’s Fail-Safe, 2015), Les Lâches n’ont pas de secret (The Coward’s Option, 2016) et Démons Invisibles (Unseen Demons, 2002). La Troisième griffe de Dieu sorti en 2021 contient le roman The Third Claw of God (2009) et la nouvelle Un coup de poignard (A Stab of Knife, 2018). Enfin, La Guerre des marionnettes n’est sorti en langue originale (anglais) qu’en audio-livre.  Il nous arrive ici accompagné de la novella Les Lames qui sculptent les marionnettes (The Knives that carve the Marionettes, inédit) et de la nouvelle La Cachette (Hiding Place, 2011).

À la question « est-il possible de lire La Guerre des marionnettes sans avoir lu préalablement Emissaire des morts ? », la réponse est non. À la question « est-il possible de lire La Guerre des marionnettes sans avoir lu préalablement La Troisième griffe de Dieu ? », la réponse est encore non. Et à la question « est-il possible de lire le roman La Guerre des marionnettes sans lire « Les Lames qui sculptent les marionnettes », la novella qui le précède au sommaire ? », la réponse est : je vous le déconseille. Cette novella fait le lien entre La Troisième griffe de Dieu et La Guerre des marionnettes par le récit d’évènements mentionnés brièvement dans le deuxième roman, et dont le protagoniste n’est pas Andrea Cort mais Jason Bettelhine, en lien avec la planète Vlhan sur laquelle se déroule l’histoire du troisième roman. La novella explique ce qu’il y a à savoir de la culture indigène de cette planète et ses rapports avec les autres civilisations. Sa lecture est donc, sinon nécessaire, au moins fort utile pour comprendre La Guerre des marionnettes.

Le contexte du cycle d’Andrea Cort est celui d’un space opera se déroulant quelques 4000 ans dans le futur. L’humanité a essaimé à travers l’espace et rencontré différentes espèces extraterrestres sentientes. Quoi que divisée, elle se regroupe principalement sous la bannière de la Confédération Homo-sapiens. Andrea Cort est représentante du Procureur Général du Corps Diplomatique de la Confédération Homsap. Enquêtrice, elle a en charge l’arbitrage de conflits juridiques entre cultures humaines et extraterrestres. Et ceux-ci ne manquent pas. L’ensemble du cycle repose sur deux idées directrices. La première est l’examen de crimes et de leur résolution juridique dans ce contexte d’interaction entre civilisations qui n’ont pas forcément la même conception ni de ce qui constitue un crime ni de la justice. La seconde est l’évolution du personnage d’Andrea Cort dans un monde violent où se joue ni plus ni moins que l’avenir de l’humanité menacée dans une guerre invisible que se livrent des Intelligences Artificielles anciennes et toutes puissantes.

La Guerre des marionnettes montre un changement de ton dans le cycle. Si les volumes précédents étalaient une certaine noirceur, celui-ci s’enfonce plus encore dans le côté obscur sans espoir de retour. Les crimes sur lesquels Andrea Cort enquêtaient relevaient pour la plupart du simple meurtre, aussi odieux soit-il, ou du complot politique. Adam-Troy Castro change de braquet dans La Guerre des marionnettes en s’attaquant cette fois-ci au crime contre une espèce dans son ensemble, au génocide et à toutes sortes d’horreurs qu’il est possible de faire subir à des êtres vivants.

La planète Vhlan est habitée par une espèce (très) intelligente qui se livre chaque année à un rituel dans lequel 100 000 d’entre eux meurent. Inexplicablement, ce suicide collectif attire des humains, chaque fois plus nombreux, qui vont jusqu’à subir des interventions chirurgicales extrêmes dans l’espoir de pouvoir participer à la cérémonie et y mourir à leur tour. De ce point de vue, le roman verse sans frémir dans le body horror, soyez prévenus. Comme va le découvrir Andrea Cort, tout ceci est depuis longtemps organisé et contrôlé. Alors que dans ses aventures précédentes, la procureure extraordinaire restait relativement maitresse de ses actions, dans ce volume elle subit plus qu’elle n’agit. Emportée par une situation qui la dépasse, et qui dépasse tout le monde à vrai dire, elle se voit malmenée par la tempête qui se déchaîne avant de comprendre qu’on n’attend d’elle qu’une chose, et une seule. Je n’en dévoile pas plus pour laisser au lecteur tout le loisir de découvrir Vhlan, ses habitants, ses rituels, et ses crimes.

Le roman est suivi de la nouvelle « La Cachette », qui ferme le cycle et scelle le destin d’Andrea Cort. Simple dans son déroulement, puisqu’il s’agit d’une simple enquête sur un meurtre, elle répond à une question qui me titillait depuis le début, à savoir les raisons profondes de l’association entre Andrea Cort et la gestalt formée par Skye et Oscin Porrinyard.

J’avais eu quelques réserves sur le deuxième volet, La Troisième griffe de Dieu, que je trouvais très classique dans sa forme quand bien même il traitait de façon aboutie le thème du crime en chambre close. Ce troisième volet n’est pas parfait, loin de là. Adam-Troy Castro garde des petites manies d’écriture qui m’exaspèrent toujours autant, notamment sa façon de se répéter sans cesse et de toujours trop expliquer, mais qu’on excuse en considérant qu’initialement l’ensemble de ces textes n’a pas été écrit pour être ainsi réuni en une trilogie.  On notera aussi de petites incohérences et des facilités. La résolution du roman, le choix d’Andrea, pourra faire grincer les dents du lecteur exigeant. Malgré tout, La Guerre des marionnettes est un roman qui m’a beaucoup surpris. J’ai été soufflé par sa noirceur assumée, par sa radicalité dans les horreurs qu’il décrit, ainsi que par son absence totale d’optimisme. S’il s’agit là de la conclusion du cycle, alors elle est très réussie.


D’autres avis chez : Gromovar, Apophis,


  • Titre : La Guerre des marionnettes : Andrea Cort – Tome 3
  • Série : Andrea Cort
  • Auteur : Adam-Troy Castro
  • Publication : Albin Michel Imaginaire, 15 juin 2022
  • Traduction : Benoît Domis
  • Nombre de pages : 529
  • Format : papier et numérique

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Opexx – Laurent Genefort

Par : FeydRautha
10 juin 2022 à 10:30

L’humanité entretient un rapport privilégié avec la violence, qu’elle aime et abhorre avec autant de passion. Pour être honnête, c’est le cas de toutes les espèces vivantes sur cette planète, les plantes y compris. (Ceux qui imaginent la nature bienveillante sont des illuminés qui refusent de voir l’horreur qui se déroule constamment, dans la moindre parcelle d’herbe sous nos pieds.) Mais pour ce qui nous intéresse ici, à savoir les littératures de l’imaginaire, on se doit de constater que la violence, sous ses formes les plus diverses, est un sujet littéraire, si ce n’est LE sujet de la littérature. Nos mythes les plus anciens et les plus ancrés sont des histoires de violence, de meurtre, de vengeance et de guerre. Le sang abreuve nos pages. Dans cette production, la science-fiction a versé plus que son dû et ses bibliothèques de mots et d’images sont emplies de récits guerriers, que ce soit chez des auteurs accusés de militarisme comme Robert A. Heinlein après qu’il ait publié Starship Troopers, ou d’autres encensés pour leur progressisme comme Iain M. Banks après qu’il ait écrit le cycle de la Culture, ou encore au cinéma dans la fantasy militariste Star Wars, etc, etc. Nous ne dresserons pas une liste, elle est infinie. Toutes ces histoires nous racontent nous, ce que nous sommes. Une espèce spécialisée dans la violence et devenue pourvoyeuse de massacres à l’échelle industrielle. L’actualité nous le dit encore.

Rien d’étonnant donc à ce que le Blend nous contacte pour accomplir ses basses œuvres. Le Blend, c’est la communauté de civilisations intergalactiques imaginée par Laurent Genefort dans le court roman Opexx qui vient d’être publié dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’. Ces civilisations forment un ensemble hétéroclite d’espèces qui ont en commun d’en être à un stade de leur histoire et de leur développement beaucoup plus avancé que les humains. Elles forment une communauté dans laquelle règne la paix, l’abondance, etc. Une véritable utopie galactique. Mais Iain M. Banks l’a bien dit dans le cycle de la Culture, toute utopie possède ses côtés obscurs qui s’expriment le plus souvent à sa marge. Ainsi Banks imaginait que la Culture s’était dotée d’une force d’intervention extérieure, nommée Contact, service diplomatique et militaire commettant souvent des choses pas très « Culture ». Ainsi, lorsque le Blend se cherche un partenaire plutôt bien disposé à l’endroit de la violence et du fait de guerre, elle s’adresse à des spécialistes de la question : nous. En échange de quelques cadeaux technologiques améliorant le confort quotidien, mais rien à même de remettre en cause les rapports de force, faut pas déconner, le Blend emploie des soldats humains formés pour réaliser des opexx, soit des opérations outremondaines pour régler là un conflit, accompagner ici un de ses représentants, ou maintenir là-bas l’ordre. Laurent Genefort pose son récit dans le cadre du trope incontournable en SF des opérations militaires en terres lointaines. Il fait ce qu’il aime le plus en science-fiction : il imagine des mondes étrangers, des espèces vivantes étonnantes. L’altérité, concept plusieurs fois mis en avant dans le texte, est au cœur du roman. Il s’agit de l’idée directrice, et elle est exploitée sous différentes formes et à plusieurs niveaux sensibles.

Surtout, Opexx est un récit basé sur ses contradictions. Laurent Genefort, une fois le décor planté, met en lumière tout ce qui ne va pas dans cette histoire. Il y a tout d’abord le déroulé même des opérations. Le Blend fournit les armes, transportent les hommes, implantent dans leur cortex les informations nécessaires à la mission. Mais chaque sortie est suivie d’une déprogrammation, durant laquelle tous les souvenirs de la mission sont effacés. Officiellement, il s’agit d’éviter aux soldats les effets, bien réels, des syndromes post-traumatiques. Mais on ne peut passer à côté de la contradiction du fait d’implanter de faux souvenirs pour ensuite en retirer de vrais. Heureusement pour nous, le narrateur autodiégétique de l’histoire est atteint d’un syndrome dit de Restorff. Par défaut d’empathie, ses facultés mémorielles ne reposent pas sur l’émotion mais sur un attachement analytique aux détails (il rappelle sous cet aspect le personnage de Siri Keeton dans Vision aveugle de Peter Watts). La déprogrammation n’a ainsi aucun effet sur lui, et il garde ses souvenirs.

Chaque mission est soumise à des règles strictes, et il est strictement interdit de contaminer les mondes envahis de quelque manière que ce soit. Une douche avant de partir, une douche en revenant. C’est une évidence, il est hors de question de transporter avec soi ou de ramener des éléments potentiellement pathogènes. Mais, là aussi, Laurent Genefort souligne la contradiction intrinsèque à l’idée de guerre propre : merci d’être venus massacrer les populations locales, au revoir, et surtout n’oubliez pas de ramasser vos mégots en partant.

Ce ne sont là que deux exemples, parmi les plus évidents, et je n’en dirai pas plus. Laurent Genefort, lui, ne s’arrête pas là évidemment. Il va au bout des choses et met en opposition chaque élément du récit avec sa propre contradiction. Cela l’amène à donner une direction inattendue à l’histoire et à proposer une résolution surprenante, ou qu’en tout cas je n’avais pas vu venir, sous la forme d’une autre contradiction, mais somme toute tout à fait logique.

Opexx est un court roman très réussi, en ce sens qu’il n’est pas du tout ce qu’il semble être de prime abord. C’est un texte qui s’installe dans un trope science fictif, l’action armée portée sur d’autres mondes, le place face à l’altérité et met en lumière ses contradictions. Opexx est un roman qui raconte la complexité du caractère humain.


Autres avis : Apophis, Vive la SFFF, Les lectures de Xapur, Vive la SFFF, Mondes de poche, Ombre bones,


  • Titre : Opexx
  • Auteur : Laurent Genefort
  • Publication : 26 mai 2022, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 120
  • Format : papier et numérique

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Un an dans la Ville-Rue – Paul Di Filippo

Par : FeydRautha
12 juin 2022 à 12:11

Il y a six ans,  un petit éditeur indépendant alors sis à Saint-Mammès créait une collection dédiée à un format oublié en France, la novella, pour redonner ses lettres de noblesse au format court, ce formidable laboratoire d’idées dans lequel une grande partie de l’histoire de la science-fiction s’est inscrite. Ainsi naquit la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’, avec désormais « le succès que l’on connait », pour reprendre les termes du boss Olivier Girard. De quoi alimenter les jalousies germanopratines, n’en doutons pas, car oui, nos mauvais genres n’ont rien à envier à la Grande Littérature et si l’on en juge par les tentations de plus en plus voyantes de ladite Blanche à venir explorer nos chemins de côté, c’est bien plutôt l’inverse qui se dessine sous les sourires entendus et les quolibets à peine déguisés.  

Le roman court a ceci de précieux qu’il permet des expérimentations littéraires qui seraient autrement – je le pense, mais je ne vous inciterai pas à partager cet avis –  vouées à l’échec dans le format long. Ainsi, en juin de l’année dernière, Le Livre écorné de ma vie de Lucius Shepard paraissait dans la collection Une Heure-Lumière. Ce texte prenait la forme d’une autobiographie imaginaire, une autofiction radicale, dans laquelle l’auteur se peignait en sale type sous les traits d’un alter-ego fictif. Cela fonctionne – et comment ! – parce que la brièveté du texte rend la plongée dans les abysses supportables le temps d’une trêve de l’incrédulité et parce que l’auteur consent à livrer quelques clefs de lecture.  Pour le 37e titre de la collection Une Heure-Lumière, l’éditeur a choisi de livrer à ses lecteurs une autre expérience littéraire qui relève là encore de l’autofiction, ou plus précisément de la projection via l’imaginaire de l’auteur et de son art sur une toile où l’étrangeté fraye avec le commun, et qui, à l’opposé du texte de Lucius Shepard, vise la lumière.

Dans Un an dans la Ville-Rue,  Paul Di Filippo crée un personnage et une ville. Le personnage est un alter-ego. Diego Patchen est un auteur émergeant de « cosmos fiction », genre littéraire relevant de l’imaginaire, méprisé par les garants de la vraie littérature (ainsi que je l’évoquais dans l’introduction), et publié dans des revues à bas prix distribuées en kiosque à des lecteurs peu nombreux mais fidèles et passionnés. Vous aurez bien évidemment reconnu la science-fiction. Il publie ses premières nouvelles dans la revue Mondes Miroirs dirigée par un certain Winslow Compounce sous les traits duquel on devine aisément le portrait de John W. Campbell. Diego Patchen réside dans le quartier de Vilgravier, du côté du 10 394 850e bloc de l’Avenue. C’est l’unique rue de la ville, et elle s’étend à l’infini. Peut-être, ou pas. On ne sait pas. Le monde est peut-être torique comme l’Ouroboros. La ville est bordé d’un côté par le Fleuve et de l’autre pas les Voies. Au-delà, l’Autre Rive et le Mauvais Côté des Voies, c’est-à-dire dans cette géographie linéaire du monde projeté le long d’une seule dimension le Paradis et l’Enfer. Ce sont ici des lieux réels. La Mort frappe à l’improviste et se matérialise lorsque Les Bouledogues ou les Femmes des pêcheurs, les démons ou les anges, descendent des cieux pour emporter les corps d’un côté ou de l’autre.

Le monde imaginé par Paul Di Filippo, avec ses mots inventés, ses différents parlés, son double soleil ou sa géographie fabuleuse, est un monde miroir du nôtre. Un concept en entraine un autre, un mot devient une cosmogonie. Le worldbuilding, exceptionnel, a la fluidité du Fleuve qui borde l’a ville. Et plus il invoque l’étrangeté, plus il convoque chez le lecteur le sentiment de familiarité. Ce monde nous est instinctivement connu, mais comme une projection déformée mais néanmoins fidèle. D’autant que de multiples équivalences sont proposées. Les mondes imaginaires de Diego Patchen, folles élucubrations de sa part, sont des rappels à notre monde. Nous vivons dans la fantasy de Patchen et le passage de l’un à l’autre devient rapidement on ne peut plus naturel. Di Filippo procède ainsi à une inversion des points de vue qui amène à penser la littérature blanche comme une idiotie quelque peu ridicule.

Dans la forme, l’écriture de Di Filippo et le récit qu’il propose dans Un an dans la Ville-Rue  m’évoquent les textes de la Beat Generation. (Il s’agit là d’un sentiment personnel, d’autres lecteurs y ont projeté d’autres références.) Nous ne sommes pas sur la route avec Kerouac mais sur l’Avenue avec Di Filippo. On y croise des vies qui se font ou se défont, des drogues, du sexe et du jazz. Il y a à la fois un détachement et une implication au premier degré dans le récit, ce qui lui donne une force brute. Le style est spontané, l’écriture parfois quasi automatique, un mot en entraine un autre, et touche au sublime. Il faut souligner ici la traduction acrobatique de Pierre-Paul Durastanti. À la lecture du texte on perçoit – que très partiellement sans doute – la montagne que le traducteur a eue à gravir afin de rendre le style du texte, les langages employés, le jeu des noms, la richesse du vocabulaire. On en ressort admiratif.

Un an dans la Ville-Rue est une métafiction sur l’imaginaire, un texte formidable soutenu par une traduction admirable. Tout simplement.


D’autres avis chez Gromovar, Un dernier livre, Yozone,


  • Titre : Un an dans la Ville-Rue
  • Auteur : Paul Di Filippo
  • Publication : 26 mai 2022, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 128
  • Format : papier et numérique

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Des bêtes fabuleuses – Priya Sharma

Par : FeydRautha
16 juin 2022 à 10:05

En 2016, les éditions Le Bélial’ lançaient la collection Une Heure-Lumière dédié aux romans courts d’une centaine de pages, format intermédiaire entre la nouvelle et le roman. L’idée rencontrait rapidement l’enthousiasme des lecteurs et, en 2018, l’éditeur accompagnait la rentrée littéraire d’une opération promotionnelle en proposant début septembre un hors-série gratuit pour l’achat de deux titres de la collection. À la demande des librairies partenaires, l’opération UHL a depuis 2021 été décalée à la fin du mois de mai, sauf à la FNAC qui préfère maintenir dans ses magasins l’opération en septembre.  Tout cela pour dire qu’en ce mois de juin 2022, l’opération UHL fait rage et un cinquième hors-série accompagne les sorties d’Opexx de Laurent Genefort et Un an dans la ville-Rue de Paul Di Filippo. Affirmer que cette opération est un succès est en deçà de la réalité. Rendez-vous compte : à peine trois semaines après la publication d’Opexx de Laurent Genefort, l’éditeur se voit obligé de lancer la première réimpression. Trois semaines ! C’est le temps désormais qu’il faut pour épuiser un titre de la collection UHL. Je ne saurai donc que vous conseiller de ne pas trop trainer si vous ne voulez pas passer à côté, d’autant que les hors-séries offerts durant l’opération ne sont pas réimprimés, une fois épuisés, ils sont collectors.

Ces hors-séries sont l’occasion d’offrir une existence à des textes trop courts pour être publiés dans la collection, mais trop longs pour apparaitre comme une nouvelle dans les pages de la revue Bifrost. Un format intermédiaire au format intermédiaire dont il serait pourtant dommage de se passer considérant la qualité des textes en question. Les cinq titres publiés à ce jour sont :

Afin de prévenir toute accusation de parti pris, il me faut préciser que je suis indirectement impliqué puisque j’ai traduit le titre Un château sous la mer de Greg Egan, mais que j’esquive habilement toute accusation de conflit d’intérêt puisque le titre étant distribué gratuitement, les revenus générés par le généreux pourcentage sur les ventes garanti par mon contrat de traducteur s’élèvent à exactement 0 €. (C’est toute l’histoire de ma vie résumée là, en une seule phrase.)

On admirera au passage les couvertures d’Aurélien Police qui habillent la collection.

Des bêtes fabuleuses – Priya Sharma

Le cinquième hors-série est donc un texte de l’autrice britannique Priya Sharma que l’on retrouve dans la collection après Ormeshadow (UHL n°29) publié en 2019 sous une traduction d’Anne-Sylvie Homassel. J’avais déjà eu l’occasion d’affirmer que tout texte traduit par madame Homassel méritait d’être lu, et ce hors-série le prouve encore. On retrouve dans ce texte l’univers particulier de l’autrice dans lequel l’horreur de la réalité entre en collision avec la puissance cathartique de l’irrationnel en une sorte d’inversion des mécanismes habituels de la littérature fantastique. Nous sommes dans un genre qu’on appelle parfois le réalisme magique. L’histoire est celle d’Eliza/Lola, une jeune femme mal-née dans une famille dont les secrets enfuis ne se dévoilent que très progressivement dans le texte à travers une série de flashbacks. Le mystère au cœur du récit n’est donc pas le devenir d’Eliza mais la révélation de ses origines. La réalité est sordide, sombre, violente, traumatisante. Mais dans la droite ligne d’Ormeshadow, l’autrice taille le monde au couteau et fournit une échappatoire. La plume est sans concession, rendue par une traduction de toute beauté.

« Je devrais savoir qu’il est inutile d’essayer de mesurer la masse et la profondeur de l’amour par ses tourments et ses drames, mais il a des moments où j’en ai le plus vif désir, comme si cela démontrait qu’il est bel et bien vivant. »

Je n’en dévoilerai pas plus, tout le plaisir de cette lecture reposant sur la découverte des secrets qui entourent Eliza, de ses forces et de ses blessures. Il s’agit là d’un excellent texte.

Notons que ce hors-série se referme sur un guide de lecture très original, créé à l’initiative de Camille « Vanille » Vinau, collaboratrice de la revue Bifrost et blogueuse sur La Bibliothèque derrière le fauteuil. Camille propose une série de « menus dégustation», comme au restaurant, pour aborder la collection UHL en fonction de thématiques communes, tels que Le menu qui va mal tourner, ou Un tour dans le système solaire. C’est fort bien imaginé, et fort bien rédigé.


D’autres avis : Apophis, Yozone, 233°C, Xapur, Le nocher des livres, Ombre Bones,

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Cinq livres de science-fiction ou de fantasy à lire à la plage cet été

Par : FeydRautha
21 juin 2022 à 16:37

Nous sommes enfin en été ! Alors qu’on se remet à peine des canicules précoces ou des violents orages qui leur font suite, il est temps de penser aux vacances et avec elles à l’incontournable question : que lire cette année sur la plage ou à l’ombre des pins, au bord de la piscine en sirotant un mojito ou dans la cave en regardant pousser son blob ? Comme tous les ans, je vous propose une liste de cinq (six en fait) ouvrages de science-fiction ou fantasy publiés cette année, qui me semblent parfaitement convenir comme lectures estivales, afin de s’agiter mais pas trop les neurones. Il y en a pour tous les goûts.


Le Serpent de Claire North et Opexx de Laurent Genefort

Pourquoi ne prendre qu’un livre lorsqu’on peut en emporter deux ? Surtout si ce sont des romans courts. Je vous propose pour commencer la lecture de deux novellas, d’un peu plus de cent pages chacune, d’autant qu’en ce mois de juin court l’opération promotionnelle Une Heure Lumière qui vous permettra pour l’achat de ces deux titres de vous voir offrir le hors-série Des Bêtes fabuleuses de Priya Sharma.

Le Serpent de Claire North : nous sommes à Venise en 1610 et Thene est invitée à rejoindre la Haute Loge de la Maison des jeux, là où les échiquiers sont politiques et où tombent les empires. Cette novella a toutes les qualités d’un grand roman de fantasy. Il s’agit d’une lecture délicieuse pour l’été. Voir la chronique complète.

Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière, trad. Michel Pagel, 160 pages, 10,90€

Opexx de Laurent Genefort. Changement radical de décor avec cette novella qui nous propulse vers des mondes étrangers à travers la galaxie pour suivre un soldat un peu spécial pour des opérations extérieures. La grande réussite du texte de Genefort est qu’il n’est pas du tout ce qu’il semble être de premier abord et propose une jolie réflexion sur l’altérité. Voir la chronique complète.

Le Bélial’, coll. Une heure Lumière, 120 pages, 8,90€


Widjigo – Estelle Faye

Quoi de plus indiqué lors des grandes chaleurs que de s’offrir une petite promenade rafraîchissante. Mais attention au Widjigo. Estelle Faye nous promène dans un récit historique qui sombre rapidement dans l’horreur glaciaire. Parfait pour les longues soirées estivales. Voir la chronique complète.

Albin Michel Imaginaire, 256 pages, 18,90€


Mary Toft ou la reine des lapins – Dexter Palmer

Un autre roman historique qui dérape rapidement vers le bizarre. Mary Toft ou la reine des lapins est un superbe roman, à l’intelligence remarquable, qui, sous le couvert du récit d’un étrange fait divers, propose une réflexion fine sur notre époque et ses travers cognitifs. Voir la chronique complète.

Table ronde, trad. Anne-Sylvie Homassel, 448 pages, 24€


La Nuit du Faune – Romain Lucazeau

Dans ce conte philosophique, c’est une balade à travers l’univers à la rencontre de multiples formes de vies à laquelle nous convie Romain Lucazeau. C’est un roman brillant, qui fait réfléchir. Histoire de ne pas revenir bête de ses vacances. Voir la chronique complète.

Albin Michel Imaginaire, 256 pages, 17,90€


Projet Dernière chance – Andy Weir

Terminons par le plus fun, le dernier roman d’Andy Weir (l’auteur de seul sur Mars) qui revient avec un récit spatial drôle, malin, et fun de bout en bout. C’est l’option mojito de cette liste : Voir la chronique complète.

Bragelonne, trad. Nenad Savic, 480 pages, 22€.


En bonus : je signale aussi la sortie cette année en format poche d’Anatèm de Neal Stephenson. Il s’agit de l’un des romans de science-fiction les plus ambitieux de ces 20 dernières années. Voir la chronique complète.

Le livre de Poche, trad. Jacques Collin, tome 1, 800 pages, 9,40€; Le livre de poche, trad. Jacques Collin, tome 2, 672 pages, 8,90€

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Analog/Virtuel – Lavanya Lakshminarayan

Par : FeydRautha
27 juin 2022 à 10:05

En ce mois de juin, la toute jeune collection Le Rayon Imaginaire dirigée par Brigitte Leblanc chez Hachette s’orne d’un nouveau titre avec Analog/Virtuel, premier roman de l’autrice indienne Lavanya Lakshminarayan, originellement sorti en anglais en 2020. Il s’agit du quatrième texte publié dans la collection, après le roman de fantasy Les Dix Mille portes de January d’Alix E. Harrow, un juvénile inédit de de Robert A. Heinlein, Destination outreterres, et une nouvelle traduction de Frankenstein ou Le Prométhée Moderne de Mary Shelley par Élisabeth Vonarburg.

Analog/Virtuel est à la fois présenté comme un recueil de nouvelles et un roman dystopique. Dans les deux cas, ce n’est pas tout à fait juste. Lavanya Lakshminarayan nous projette plus d’une centaine d’années dans le futur, au cœur d’Apex City. Il y a eu des guerres, il y a eu le réchauffement climatique. Le monde a changé. Le nationalisme a disparu, les états aussi et les villes partout dans le monde sont devenus des entités politiques et économiques indépendantes, gérées par des compagnies privées. Apex City est administrée par Bell Corp, selon un modèle managérial. La position qu’occupe chacun dans la société, et dans la ville, est déterminée par sa position le long de la courbe de Bell (ce qu’on nomme en français une courbe en cloche, c’est à dire une distribution gaussienne) basée sur une mesure de la productivité des individus, et donc de leur mérite. Apex City est ainsi une « technarchie méritocratique » qui a remplacé l’ancien système des castes de l’Inde actuelle. Le mérite détermine l’accès autant aux premières nécessités comme l’eau ou l’habitat qu’aux technologies, indispensables pour maintenir ou augmenter sa productivité. Les vingt pour cent les plus productifs constituent l’élite bourgeoise de la société. La majorité appartient aux soixante-dix pour cent. Ils sont les Virtuels, les bons citoyens d’Apex City. Restent les dix pour cent les moins productifs, les Analogs, rejetés en dehors du dôme de protection de la ville vers les bidonvilles qui forment les faubourgs, privés de tout, technologie, eau, vivres… ce sont les damnés de la terre, les intouchables, promis à la ferme aux légumes (vous découvrirez de quoi il s’agit). Ce que raconte Analog/Virtuel, c’est l’effondrement de cette dystopie.

L’incipit du premier chapitre, ou première nouvelle, revient en incipit du dernier, comme une métalepse qui enjambe tout le roman.

« Personne ne remarque rien, car il ne s’est rien passé. Enfin, pas encore. C’est comme ça que tout commence. »

Une fois n’est pas coutume, je vais aborder dans cette chronique des concepts de technique littéraire et adopter un vocabulaire emprunté à la narratologie de Gérard Genette, car la conception de ce roman, la manière dont il est écrit, est intimement liée à son propos et fournit une clef de lecture. En soi, l’univers décrit par l’autrice est assez classique dans le paysage de la dystopie à tendance cyberpunk. Il est construit sur des bases de technologie informatique, d’implants, d’hyperconnectivité, et de violence économique et sociale. De ce point de vue, Lavanya Lakshminarayan ne révolutionne pas le genre mais extrapole à partir de la société existante vers un avenir possible. Le titre complet de la version originale était d’ailleurs Analog/Virtual: And Other Simulations of Your Future. Le récit fusionne le présent et l’avenir (ou le passé et le présent dans le temps du roman), puisqu’Apex City n’est autre que l’actuelle ville indienne de Bangalore où habite l’autrice. La projection se fait par un jeu de références externes renvoyant à notre temps présent et d’auto-références internes. De nombreux noms (toponymes, sigles et marques) renvoient à un espace « extra-textuel » existant, comme Woofer qui remplace Twitter, ou InstaSnap. Mais l’autrice dote Apex City d’une véritable culture propre avec ses jeux de langage et ses expressions qui ne se comprennent que dans l’espace « intra-textuel ». À la lecture de certains passages du roman, les plus caustiques, on pourra penser au roman VieTM de Jean Baret, le cynisme en moins. Comme ce dernier, Analog/Virtuel déconstruit sans cesse les figures habituelles et alterne noirceur et humour, depuis le plus sombre (la ferme aux légumes) jusqu’à l’ironie hilarante (le chapitre Le projet BE-Moji).

Son trait le plus original est dans la forme narrative. Vu de loin, Analog/Virtuel a effectivement l’allure d’un recueil de nouvelles, mais c’est trompeur. Il s’agit bien d’un roman dont la structure fragmentaire se décline en vingt chapitres, chacun doté d’un titre propre, qui eux même sont fragmentés en séquences et ellipses temporelles. Le narrateur change à chaque chapitre, et la narration prend le parti d’une focalisation interne où tout est raconté à travers le regard d‘un personnage, une voix homodiégétique, avec occasionnellement l’emploi de la première personne par un narrateur autodiégétique. Il ne s’agit pas d’un roman polyphonique comme l’est La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. Il s’agit d’un roman mosaïque. Chaque récit donne à lire une tranche de vie, un moment de crise, une expérience inscrite dans un temps donné, un fragment inscrit au sein d’un récit plus vaste. Le temps de la narration est celui du récit, simultané à l’action, avec occasionnellement des récits enchâssés où passé et présent s’intercalent sous forme de flash-backs. Chacun des textes est lié à un autre par un événement, un objet, un détail, un narrateur qui devient un personnage secondaire. Le tout forme un récit chronologique cohérent sur plusieurs mois, voire plusieurs années si l’on tient compte des retours en arrière.

Tout ceci a son importance car la polyphonie présente dans la narration donne à lire un récit collectif. C’est le mot à retenir de cette chronique : collectif. En variant les voix et les points de vue, le choix narratif permet d’explorer tous les aspects de l’univers, selon différentes approches, différentes expériences de vie, à travers les différentes strates de la société. C’est une peinture holistique de cet avenir possible. Le récit proposé par Lavanya Lakshminarayan échappe au schéma classique (occidental) de la quête héroïque. Dans la dystopie décrite par l’autrice, il n’y a pas de grand méchant ni de gentil héros qui va sauver le monde. Il n’y a pas de dictateur ou d’affreux capitaliste qui dirige une société constituée de nantis et d’esclaves. Il y a un système choisi, mis en place et auquel 90% de la population adhèrent. La responsabilité est collective. Même au sommet de la pyramide, chacun vit dans la peur de se voir déclasser, car au bout de la chute, il n’y a que la ferme aux légumes. Analog/Virtuel fait le récit d’une révolution. Là encore, ce n’est pas le fait d’un individu mais une action collective construite patiemment pendant des dizaines années. Il n’y a pas de messie, il n’y a que des héros d’un jour, une voleuse, une ingénieure, un espion, des passeurs de plat qui par une action déterminante mais limitée participent à la révolution, à changer le monde. Ce récit mosaïque met en scène la relativité du pouvoir. Il développe l’idée que l’Histoire s’écrit au présent collectivement et non selon des schémas prédéfinis par des forces externes ou supérieures.

Le roman de Lavanya Lakshminarayan est résolument optimiste, mais il n’est pas naïf pour autant. Le livre se referme sur le Grand Soir, et met en garde contre les lendemains qui déchantent. L’autrice fait dire à l’un de ses personnages :

 « Quand vous aurez gagné cette guerre, qu’avez-vous l’intention de faire ? […] comme tous ceux qui vous ont précédé, et vous allez échouer, comme eux. »

Analog/Virtuel est un premier roman, et c’est un excellent roman.


Ils ont aussi aimé : JustAWord, Les lectures du Maki,


  • Titre : Analog/Virtuel
  • Autrice : de Lavanya Lakshminarayan
  • Publication : 1 juin 2022, Hachette Heroes, coll. Le rayon Imaginaire
  • Traduction : Lise Capitan
  • Nombre de pages : 384
  • Format : papier et numérique

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Noon du soleil noir – L.L. Kloetzer

Par : FeydRautha
30 juin 2022 à 14:09

Vous savez, lecteurs fidèles et attentifs de ces pages, combien il est rare que je lise de la fantasy. Non pas que je méprise le genre, j’en ai lu, beaucoup, jusqu’à m’en lasser. Bref, de manière générale la fantasy ne m’intéresse pas, ou plus. De manière générale, la fantasy n’intéresse pas non plus les éditions Le Bélial’, que je considère à titre personnel comme le plus important pourvoyeur de textes de science-fiction de qualité aujourd’hui en France. Il vous suffira, lecteurs attentifs et fidèles de ces pages, de constater le nombre de livres publiés par cette maison d’édition et chroniqués sur l’épaule d’Orion pour vous convaincre d’une certaine convergence d’intérêt et de goût. Ainsi, lorsque Le Bélial’ se décide à publier un roman de fantasy, je fais l’effort de m’y intéresser.  Ainsi, j’ai lu Noon du soleil noir de Laure et Laurent Kloetzer.

Soyons tout à fait honnêtes, je savais à l’avance sur quel territoire je m’avançais puisque l’ouvrage est présenté comme un hommage au cycle des épées de Fritz Leiber. Or ce cycle, avec ceux d’Elric de Melniboné et d’Hawkmoon de Michael Moorcock, fait partie des lectures qui ont bercé mon adolescence. Ce sont aussi les cycles qui ont fortement inspiré Gary Gygax lorsqu’il a créé le jeu de rôle Donjons et Dragons. Autant de références qui sont pour moi des madeleines de Proust. C’est sur cette corde, vibrante de nostalgie pour une époque de découverte et d’émerveillement, que joue le Noon des Kloetzer, en tout cas en ce qui me concerne.

C’est dans la Cité de la toge noire, autre nom de la Lankhmar de Leiber, que se rencontrent le vieux mercenaire Yors, devenu guide de la ville pour visiteurs étrangers prêt à délier leur bourse, et le jeune mage fantasque Noon fraichement débarqué. Le roman raconte, par la voix singulière de Yors, leurs aventures dans les rues de la cité alors que Noon tente de s’y installer comme sorcier pour gagner quelques pièces d’or, et la formation de ce duo improbable qui, au fil des pages, ressemble de moins en moins au couple formé par Fafhrd et le Souricier Gris chez Leiber et de plus en plus au couple formé par le docteur Watson et le détective Sherlock Holmes chez sir Arthur Conan Doyle.

Chose promise, le roman du couple Kloetzer délivre du Sword and Sorcery revisité, empli de références que les lecteurs coutumiers des classiques du genre ne manqueront pas de relever. Les joueurs de JdR seront en terrain connu et l’on entend littéralement les dés rouler à mesure qu’on tourne les pages. Noon du soleil noir ne digresse pas, va à l’essentiel en ligne droite, est porté par une écriture qui, à l’image de la ville dépeinte, présente juste ce qu’il faut de fioriture pour exciter l’imagination sans la plomber. Ajoutez à cela les très belles et nombreuses illustrations de Nicolas Fructus qui accompagnent le texte et vous voilà à parcourir les rues de la Cité de la toge noire en guettant chaque pas dans votre dos. C’est une fantasy qui n’a d’autre prétention qu’offrir à ses lecteurs un moment de plaisir un poil nostalgique, là encore dans la bonne mesure, en évitant les écueils de l’hommage trop forcé. C’est limpide, honnête, et très plaisant. Les Kloetzer nous annoncent une suite. Sans hésitation, je monte à bord, larguez les amarres, je serai des vôtres.


D’autres avis sur la blogosphère : Apophis, Lorhkan, Gromovar,


  • Titre : Noon du soleil noir
  • Auteur : L.L. Kloetzer
  • Parution : 9 juin 2022, Le Bélial’
  • Illustrations : Nicolas Fructus
  • Nombre de pages : 288
  • Format : papier et numérique

Présentation du livre sur le site de l’éditeur.

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Lectures d’avenir – deuxième semestre 2022

Par : FeydRautha
4 juillet 2022 à 13:28

En ce début juillet, il est temps de se pencher sur ce qu’on va lire au second semestre à travers quelques repérages dans les sorties à venir. Comme toujours, peu de visibilité côté des éditeurs français, plus côté anglosaxons. Mais ce n’est pas une raison pour s’endormir. Allez, hop !


Juillet

Juillet est le mois pauvre de l’année, donc pas grand-chose à paraitre. Mais tout de même…

Le 8 juillet sort chez ActuSF Summerland d’Hannu Rajaniemi sous une traduction d’Annaïg Houesnard. Il s’agit d’une publication attendue depuis longtemps et j’avais eu l’occasion de vous dire déjà tout le bien que je pense de ce formidable roman lors de sa publication en VO.

Notons aussi la sortie en VO d’Ymir de Rich Larson, mais comme il sortira bientôt en VF chez Le Bélial’, on va patienter un peu…


Août

Le 25 août, sort dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’ La Millième Nuit d’Alastair Reynolds, traduction de Laurent Queyssi. Il s’agit d’une novella qui s’inscrit dans l’univers du roman inédit en français House of Suns. Espérons que l’éditeur poursuive avec la publication de ce roman extraordinaire.

Encore le 25 août, Monsieur Toussaint Louverture nous propose une réédition de La Maison des feuilles de Mark Z. DANIELEWSKI.

Toujours le 25 août, le Bélial’ réédite La Cité des permutants de Greg Egan, sous la traduction de Bernard Sigaud et une couverture d’Aurélien Police.

Le 31 août, la collection Le rayon Imaginaire chez Hachette nous propose la réédition de La Maison aux mille étages de Jan Weiss. (La dernière édition française date de 1974).

À la même date, la collection Albin Michel Imaginaire nous proposera Les Chants de Nüying d’Emilie Querbalec, deuxième roman de l’autrice dans la collection, après le très remarqué Quitter les monts d’Automne.


Septembre

En septembre, le 15, nous verrons la sortie d’un nouveau tome des adaptations de Lovecraft en manga par Gou Tanabe : Les chefs d’œuvre de Lovecraft – Le Molosse.

Le 15 septembre, dans la collection Parallaxe chez Le Bélial’ paraitra Neuro-Science-Fiction de Laurent Vercueil.

En septembre sortira chez Le Bélial’ Ymir de Rich Larson en français, sous une traduction de Pierre-Paul Durastanti.

Le Voleur de Claire North, suite de l’excellent Le Serpent, est annoncé pour le 22 septembre chez Le Bélial’

Le 28, la collection Albin Michel Imaginaire sortira Unity d’Elly Bangs.


Octobre

Le 6 octobre sortira au Diable Vauvert, l’Aube d’Octavia E. Butler, premier tome de la série Xenogenesis. À ne rater sous aucun prétexte.

En octobre, Peut-être les étoiles, cinquième et dernier tome de la série terra Ignota d’Ada Palmer, toujours traduit par Michelle Charrier. Lu en VO pour ma part, c’est énorme !


Novembre et décembre

Peu d’information sur les sorties lointaines.

Le 24 novembre verra la sortie de Children of Memory d’Adrian Tchaikovsky. Il s’agit du troisième volume dans la série Children of Time. Il est attendu avec impatience.

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Liens de sang – Octavia E. Butler

Par : FeydRautha
6 juillet 2022 à 09:08

Il y a des livres comme ça. Octavia E. Butler a écrit Kindred en 1979. Le roman a été publié en français sous le titre Liens de sang chez Dapper Littérature, en 2000. Puis, il a été réédité en 2021 au Diable Vauvert dans traduction réactualisée. On s’en réjouit.

« J’ai perdu un bras en rentrant de mon dernier voyage ». C’est sur cet incipit que s’ouvre l’histoire de Dana, femme noire américaine, vivant avec Kevin, homme blanc américain, en Californie en 1976. Il se sont mariés contre l’avis de leurs familles. Dana et Kevin sont tous deux écrivains et leur situation financière est précaire. Quittant les loyers trop élevés de Los Angeles, ils déménagent pour s’installer dans une petite maison à quelques kilomètres de là. À peine installée, le jour de son vingt-sixième anniversaire, Dana est prise d’un malaise et s’évanouit… dans l’espace et le temps. Elle ouvre les yeux pour voir devant elle un enfant, blanc et roux, se noyer dans une rivière. Elle le sauve mais la mère de l’enfant la roue de coups. Dana revient à elle dans sa maison, auprès de Kevin. Quelques secondes se sont écoulées. Dès le lendemain, Dana est prise d’un nouveau malaise et se retrouve devant le même enfant, un peu plus âgé. Il se nomme Rufus Weylin, vit en 1815 dans une plantation du Maryland et est le fils unique d’un propriétaire d’esclaves. Le temps de quelques jours de 1976, Dana va subir de nombreux sauts temporels et vivre plusieurs jours, mois, puis années dans la plantation Weylin, parmi les esclaves puisque c’est la place que sa couleur de peau lui réserve. Elle y découvrira ses racines familiales.

Liens de sang est un chef d’œuvre, et on le sait dès les premières pages. C’est un roman puissant et réaliste, habité de nombreux personnages qui ne se réduisent jamais à une fonction romanesque. Ils possèdent un passé, un avenir, une psychologie, des souffrances et des peurs.  Le génie d’Octavia E. Butler est, par le jeu du voyage dans le temps, de confronter une pensée moderne, celle du XXe siècle, celle de Dana et de Kevin, à celle du XIXe, celle de Rufus et son père, mais aussi celle d’Alice, de Sarah, de Luke, de Nigel, de Carrie et de tous les esclaves côtoyés. Contrairement à Kevin, qui fera aussi partie du voyage, Dana n’est pas en position de rester spectatrice du passé esclavagiste de son pays. Elle en fait partie intégrante. Sa relation à Rufus illustre toute la complexité de la dynamique de dépendance au sein des rapports de pouvoir. L’histoire de l’esclave est l’histoire de la domination. Celle-ci est construite sur des relations complexes au sein d’un système d’oppression dont l’autrice met en lumière les mécanismes et qu’elle compare à un totalitarisme. Le fouet marque autant les chairs que les esprits. La violence, inouïe, s’exprime à tous les niveaux des interactions humaines.

Ce roman, difficile mais brillant, est porté par une écriture tranchante, droite, directe. Il n’y a pas un mot de trop, pas un qui manque. Octavia E. Butler ne fait ni détour, ni raccourci mais dit exactement ce que doit être dit, de la première à la dernière phrase. Il faut lire Liens de sang.

[Une première version de cet article a été publié dans le numéro 103 de la revue Bifrost en Juillet 2021. Le prochain numéro de Bifrost, le 108, à paraitre à l’automne, sera consacré à l’autrice.]


  • Autrice : Octavia E. Butler
  • Titre : Liens de sang
  • Edition : Au Diable Vauvert, 15 avril 2021
  • Traduction : Nadine Gassié, réactualisée par Jessica Shapiro
  • Nombre de pages : 480
  • Format : papier et numérique

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Incident at San Juan Bautista – Ray Nayler

Par : FeydRautha
8 juillet 2022 à 13:33

J’écoutais ce matin un podcast réunissant Ken Liu, Tochi Onyebuchi et Ray Nayler. Si l’anglais à l’oral ne vous freine pas, vous pouvez l’écouter ici, la discussion est particulièrement intéressante. Chacun des auteurs invités lit un passage d’un de ses textes, choisi par lui-même. Ray Nayler a choisi de lire quelques lignes d’une nouvelle qu’il a publiée dans Asimov’s en 2018. Il s’agit de Incident at San Juan Bautista, que l’auteur a rendu disponible à la lecture en ligne sur son site. Si j’ai lu de nombreux textes de Ray Nayler, à ce jour je n’en ai chroniqué que quelques-uns.  L’opportunité se présente donc pour moi de vous parler aujourd’hui d’Incident at San Juan Bautista.

Nous sommes à la fin du 19e siècle, en un lieu et une époque de l’histoire nord-américaine passés dans la culture populaire sous le nom de Far Ouest. San Juan Bautista est une petite ville de Californie, quelque part entre Los Angeles et San Francisco. August est allongé sur un lit à l’étage d’un hôtel en compagnie de Madeleine, une prostituée dont il a loué les services la veille au soir. August est un tueur professionnel. Il est là pour remplir un contrat. Dans la première moitié de la nouvelle, il raconte son histoire : celle d’un homme qui a émigré d’Allemagne à dix-sept ans, qui a changé de nom pour devenir dentiste à Brooklyn, puis tueur à gage à Los Angeles à nouveau sous une autre identité. Son histoire est celle d’un jeune homme ordinaire ayant vécu plusieurs vies, aspiré par la violence du pays et de son époque. Dans la seconde moitié, Madeleine lui raconte son histoire à elle.

Par le truchement d’un trope science-fictif, ici très habilement utilisé d’une manière qui n’est pas sans rappeler le roman Palimpseste de Charles Stross, Ray Nayler dresse le portrait critique de son pays, les Etats-Unis, de son passé et de son devenir. L’Ouest américain à la fin du XIXe siècle est l’épitome d’une histoire d’une nation aussi fascinée que rongée par la violence historique de sa fondation, un instant que Madeleine appellera le meilleur du pire. Un moment charnière où l’expression de cette violence est libre et atteint une sorte d’apogée qui s’inscrit dans la culture collective du pays. À nouveau dans ce texte, par le renversement des points de vue qu’autorise la science-fiction, Ray Nayler montre toute la subtilité dont il est capable dans une forme narrative qui force la perspective d’une réflexion sur le présent. Publié il y a 10 ans, ce texte acquiert une nouvelle pertinence face à l’actualité. Car, si en filigrane se dessine la possibilité d’un avenir meilleur, on ne peut qu’en douter au moment où les membres les plus conservateurs de la cour suprême appellent à un retour à ces « valeurs fondatrices ».

C’est bien la science-fiction quand c’est ainsi fait.

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10 autrices incontournables de la science-fiction

Par : FeydRautha
11 juillet 2022 à 16:44

Certains d’entre vous peut-être s’en souviennent, il y a deux ans, au mois de Juillet 2020, la blogueuse Nevertwhere lançait à travers la blogosphère un appel, que dis-je, un cri. Faisant le constat que sous l’appellation d’incontournables des littératures de l’imaginaire les médias généralistes proposaient toujours et encore les mêmes titres, le plus souvent des vieilleries totalement déconnectées de la réalité de la production actuelle pourtant riche, Nevertwhere invitait les blogueurs à dresser une liste d’incontournables écrits au XXIe siècle. Cet appel rencontra un vif succès et chacun proposa ses choix. Comme tant d’autres je me suis prêté à l’exercice et l’article né de cette initiative reste à ce jour l’un des plus consultés de ce blog. Cette année, Nevertwhere récidive et nous propose de dresser une liste des autrices de SFFF les plus influentes. Principe : 10 ouvrages ou 10 autrices. Ne doutons pas qu’à nouveau les propositions soient des plus variées.

En ce qui me concerne, ce ne fut pas simple, car il y avait beaucoup de noms d’autrice et de textes à mettre dans une telle liste. Mais il faut faire des choix. Plutôt que tenter de dresser une liste des autrices marquantes, ou influentes, ou incontournables, j’ai choisi de construire une liste basée uniquement sur le plaisir de la lecture, tout en proposant des textes anciens et plus récents. Sans plus de justification que les liens vers les chroniques – car ce qui importe encore une fois c’est le texte et rien que le texte – voici mon choix selon le format une autrice et une œuvre, suivant l’ordre chronologique de publication des textes.

  • Ursula K. Le Guin. Les Dépossédés.

Ursula K. Le Guin est la grande dame de la science-fiction américaine, que ce soit pour ses romans ou ses nouvelles, ou pour son approche de l’écriture. Son influence est incommensurable et sa place dans cette liste était une évidence. Choisir une de ses textes plutôt qu’un autre relève de la gageure. Mais pour moi, ce sera Les Dépossédés, un roman fondamental et politique. Il a été réédité en version collector en 2022 chez Robert Laffont dans la collection Ailleurs et Demain.

Autre grande dame de la science-fiction américaine, Octavia E. Butler a produit une œuvre marquante par la finesse de son écriture et la profondeur de sa pensée. Liens de sang est un livre qui m’a énormément marqué. Il a été réédité dans une traduction révisée en 2021 au Diable Vauvert.

En SF francophone et féministe, le nom d’Elizabeth Vonarburg est incontournable. Son chef d’œuvre est Chroniques du pays des mères. Il a été réédité en 2019 chez Mnemos.

Si vous passez régulièrement sur les pages de ce blog, vous savez mon amour pour la hard-SF. Dans ce domaine, une autrice brille particulièrement, il s’agit de Nancy Kress. Elle a notamment écrit un texte stupéfiant, Shiva dans l’ombre, que l’on trouve en français dans le recueil Danses aériennes publiées en 2017 chez Le Bélial’.

La plus grande plume de la science-fiction française est Catherine Dufour. Et ceci ne souffre aucun débat. Son chef d’oeuvre cyberpunk Le Goût de l’immortalité a été publié en 2005 chez Mnémos, puis repris au Livre de Poche en 2007.

Nouvelle arrivante dans le domaine de la science-fiction, Ada Palmer a foudroyé le monde avec la série Terra Ignota qui s’ouvre avec le roman Too like the Lightning. La traduction française a été publiée à partir de 2019 chez Le Bélial’. Ada rules !

L’univers de Caitlin R. Kiernan est sombre, dérangé, et dérangeant. L’autrice trempe sa plume dans le plus noir des poisons. Ses explorations des thèmes lovecraftien ne laissent personne totalement sain d’esprit après lecture. La traduction de la novella Agents of Dreamland a été publiée en 2020 dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

Nouvelle plume en fantasy et fantastique, l’autrice britannique Priya Sharma a déjà reçu plusieurs fois le prix Shirley-Jackson pour ses novella. Ormeshadow a été publié en français en 2021 dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

Une découverte récente pour moi, l’autrice britannique Claire North possède un talent d’écriture qui impressionne dès les premières lignes. Le premier volume de sa trilogie La Maison des Jeux vient d’être publié en français dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

Audrey Pleynet est certainement l’une des plus prometteuses nouvelles plumes françaises en science-fiction. Publiée dans différentes anthologies et récemment dans la revue Bifrost, sa nouvelle Quelques Gouttes de thé parue dans l’anthologie Revenir de l’avenir en 2020 a remporté le prestigieux prix Rosny Aîné.

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Superluminal – Vonda N. McIntyre

Par : FeydRautha
17 juillet 2022 à 08:56

Le mois dernier, les éditions Mnémos ont lancé Stellaire, une nouvelle collection consacrée aux récits d’aventures spatiales, avec la réédition du roman Superluminal de Vonda N. McIntyre sous la traduction originale de Daniel Lemoine révisée pour l’occasion par Olivier Bérenval. Vonda McIntyre (1948 – 2019) est une autrice américaine principalement connue du grand public pour ses romans et novellisations dans les univers de Star Wars et Star Trek. Mais c’est pour des textes indépendants qu’elle a obtenu une reconnaissance critique, notamment avec le roman Le Serpent de rêve (1978) qui a obtenu les prix Hugo et le prix Nebula.  Superluminal est un roman paru en 1983 et basé sur la nouvelle Aztecs publiée par l’autrice en 1977. Elle constitue les premiers chapitres du roman. Sa parution originale date de 1983, et il a été publié la première fois en France en 1986 dans la collection OPTA.

Sa lecture m’a plongé dans un océan de perplexité. Tout d’abord, j’ai douté jusqu’au premier quart du livre de trouver un intérêt à ce récit qui se présentait comme une simple romance dans l’espace. Puis à la moitié, je fus envahi d’un sentiment de déjà vu – ou déjà lu – renouvelé à chaque chapitre, le récit se déroulant pour moi sans la moindre surprise au point que je savais pas à pas où l’autrice voulait m’emmener. Ma lecture n’en a pas été gâchée pour autant, bien au contraire. J’ai beaucoup aimé ce roman. Mais de fait, j’étais incapable de déterminer si ce sentiment de familiarité avec le texte venait du fait de l’avoir déjà lu – peut-être, il y a longtemps – ou parce qu’il avait tant influencé d’autres auteurs que des idées, voire des scènes complètes, me semblent avoir été reprises à l’identique dans différentes œuvres de SF postérieures. Le premier exemple qui m’est venu à l’esprit est Neverness de David Zindel, publié 5 ans plus tard en 1988, qui m’apparait sur de nombreux points directement inspirés par le roman de Vonda N. McIntyre, quand bien même David Zindel a poussé les concepts plus loin en termes de hard-SF. Le second est Un Feu sur L’abîme de Vernor Vinge, publié en 1992 et qui reprend lui aussi certaines idées. La science-fiction s’est toujours construite verticalement, chacun empruntant à d’autres, et Superluminal s’inscrit dans le flux. Mais quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, c’est un roman étonnant. Tout d’abord, il est à rebours de ce qui se fait à l’époque. En 1983, on sort à peine de la période New Wave durant laquelle peu d’auteurs s’intéressaient véritablement à la science et encore moins au space opera. William Gibson n’a pas encore publié le Neuromancien et lancé le mouvement cyberpunk qui ne s’y intéressera pas beaucoup plus, et il faudra attendre le début des années 90 pour assister au renouveau de la hard-SF. En comparaison, Superluminal apparait de facture très classique, mais on réalise rapidement à la lecture qu’il est truffé d’idées qui seront incorporées dans les boites à outils des auteurs qui suivront. Il serait vain de tenter d’établir une liste des romans dont on pourrait le rapprocher tant ils sont nombreux. D’autre part, Vonda N. McIntyre donne à lire dans Superluminal une science-fiction positive, tant à travers ses personnages et leur rapport à l’altérité que dans le traitement des thématiques, et dont des auteurs actuels du « hopepunk », avec Becky Chambers en tête, me semble être les héritiers directs.

Elle n’avait pas hésité à renoncer à son cœur

Superluminal se déroule dans un futur indéterminé. (Une note de bas de page le situe en 2002, mais l’hypothèse me semble douteuse). Grâce au voyage supraluminique, l’humanité a conquis de nombreuses planètes et s’est répandue dans la galaxie. Ce n’est possible qu’en plongeant dans le Flux, ou dans l’hyperespace pour reprendre un terme plus courant en SF, c’est à dire les dimensions supérieures de la fabrique de l’univers. Si vous avez déjà lu de la SF, vous connaissez tout cela, c’est l’un des MacGuffin les plus utilisés en SF, y compris dans Star Wars, pour contourner l’impossibilité de se déplacer plus rapidement que la lumière. L’univers, c’est grand, etc. Mais cela ne se fait pas sans risque. L’humain ne peut survivre à une plongée dans le Flux à moins d’être placé en sommeil artificiel le temps du voyage. Les intelligences artificielles deviennent erratiques dans le Flux car le temps ne s’y comporte pas de manière linéaire, contrairement à l’espace commun, et il devient difficile, voire impossible, de le mesurer correctement. Les voyages automatisés sont donc dangereux. Pour naviguer à travers le Flux, il faut faire appel à des navigateurs de la Guide pilotes qui sont pour cela formés aux mathématiques avancées (tout comme les navigateurs de la Guilde, soit dit en passant) et qui, surtout, subissent une transformation assez radicale consistant à remplacer leur cœur biologique par un cœur artificiel qu’ils apprennent à contrôler afin d’accélérer ou ralentir leur débit sanguin au besoin. Ils sont les seuls à pouvoir survivre à une plongée dans le Flux. Devenus transhumains, leur condition les éloigne de leurs congénères avec lesquels ils abandonnent rapidement toute relation, vivant dans une sorte de club fermé. Leur sacrifice a pour récompense l’admiration que les humains de base leur portent, et la position sociale qui en découle, ainsi que l’expérience unique du Flux qu’ils sont les seuls à percevoir. C’est ce qui pousse Laena Trevelyan à accepter de renoncer à son cœur.

Superluminal raconte l’histoire croisée de trois personnages : Laena, Radu et Orca. À travers eux, Vonda N. McIntyre aborde ce qui constitue, à mon avis, le thème central du roman : les transformations auxquelles chacun consent pour changer le cours de son existence et les choix face à l’évolution individuelle (ou collective) sous une multitude d’aspects différents. Elle va ainsi convoquer des questions aussi diverses que celle des relations amoureuses et amicales qui vont se développer et se reformuler, jusqu’à celle des modifications génétiques volontaires d’une population complète qui désire quitter définitivement de l’humanité.  Le récit s’ouvre alors que Laena vient de subir l’intervention chirurgicale qui a remplacé son cœur, et qu’elle rencontre Radu avant d’effectuer son premier vol d’essai. Ils tombent amoureux. Rassurez-vous, si vous êtes allergiques aux romances, cela ne durera pas car la condition nouvelle de Laena (et celle de Radu) les rend incompatibles au point qu’ils ne peuvent rester l’un à côté de l’autre. Ils vont devoir redéfinir leur relation à l’aune de cet amour impossible. Radu est le survivant d’une épidémie virale qui a provoqué la disparition d’une partie de la population de sa planète d’origine et l’a transformé à un point que personne, pas même lui, ne soupçonne encore. Enfin, Orca appartient à une espèce humaine génétiquement modifiée pour se rapprocher des mammifères marins, et qui s’apprête à engager collectivement une transformation plus profonde encore. Sous des apparences trompeusement simples, Vonda N. McIntyre produit un roman riche tant les illustrations des thématiques qu’elle aborde sont nombreuses et abordées sous autant d’angles différents.

La science-fiction a ceci de totalement libre qu’elle peut se permettre de prendre au pied de la lettre une métaphore et la transformer en une réalité tangible. Au-delà de l’odyssée spatiale annoncée par son titre, qui évidemment fait référence à la possibilité du voyage plus rapide que la lumière, Superluminal est un roman sur le transhumanisme que résume son extraordinaire incipit (« Elle n’avait pas hésité à renoncer à son cœur »), c’est-à-dire à une évolution humaine plus rapide, car choisie, que l’évolution naturelle qui comme le rappelle l’un des personnages secondaires, n’a pas de direction. Vonda N. McIntyre est biologiste de formation, et Superluminal un roman que l’on peut qualifier de hard-SF, quand bien même l’autrice évite de s’appesantir sur des concepts scientifiques qui pourraient être ardus pour les lecteurs peu versés dans les arcanes de la science. Ainsi, contrairement à beaucoup d’autres auteurs un peu plus fainéants, elle ne fait pas l’économie d’un ancrage scientifique pour expliquer l’existence de l’hyperespace et revient à sa définition mathématique qui postule l’existence de plus de dimensions que les trois qu’on considère habituellement. Dans son roman, le Flux fait intervenir sept dimensions de l’espace, mais c’est avec un beaucoup d’humour qu’elle en approche la description :

 Lorsque le quatrième chemin apparut, perpendiculaire aux trois autres, il trouva cela presque drôle. Lorsqu’il était enfant, en étudiant les mathématiques, il avait conquis la géométrie dans l’espace de haute lutte. Les problèmes liés aux quatre dimensions l’avait contraint au match nul ; il était capable de manipuler les formules mais ne pouvait visualiser ce qu’elles représentaient. Les cinq dimensions l’avaient attaqué par surprise et tellement meurtri qu’il ne conservait pas le moindre espoir de vengeance.

Il en va de même sur les questions biologiques, mais si elle déploie tout un arsenal devenu classique en hard-SF – on y parle de génétique, de mathématiques, d’intelligences artificielles, de nanorobots, etc – le texte reste toujours très abordable, au risque même, peut-être, de frustrer ceux qui réclament des explications plus soutenues qui-là ne sont pas fournies. Mais comme je le disais en introduction, nous sommes là avant le grand renouveau de la hard-SF des années 90 qui propulsera le genre vers des sommets.

C’est une très bonne idée que les éditions Mnémos ont eu là de rééditer ce roman. C’est l’occasion de découvrir son autrice à travers un texte étonnant et ce fut un très bonne surprise en ce qui me concerne. Je l’ai lu d’un trait, en une matinée, sans jamais le reposer.


  • Titre : Superluminal
  • Autrice : Vonda N. McIntyre
  • Edition : 17 juin 2022, Mnémos, coll. Stellaire
  • Traduction : Daniel Lemoine révisée par Olivier Bérenval
  • Nombre de pages : 372
  • Format : papier et bientôt en numérique

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Apprendre, si par bonheur… – Becky Chambers

Par : FeydRautha
18 juillet 2022 à 17:21

Becky Chambers est une autrice heureuse. Enfin, je suppose. Son premier roman L’Espace d’un an, publié en 2015 (2016, pour la traduction française chez l’Atalante) est devenu un cycle, Les Voyageurs, composé désormais de quatre romans et pour lequel elle a obtenu le prix Hugo et le prix Julia-Verlanger en France, et pléthore de nominations. La science-fiction qu’elle écrit est depuis décrite comme positive et affublée de la taxonomie « hopepunk » dont elle n’a pas tardé à être propulsée cheffe de fil, le succès aidant. Mais il faut croire que ça ne lui a pas plu tant que ça à Becky Chambers d’être ainsi cataloguée et enfermée dans un sous-genre. Alors Becky Chambers a écrit en 2019 (2020) Apprendre, si par bonheur… histoire de glisser un bonbon acidulé au milieu de sa bibliographie et surprendre un peu son monde.

Voilà un moment que j’avais cette novella dans ma pile de livres à lire, que je n’y touchais pas, préférant jouer les durs, à lire des trucs déprimants, mais voilà, je suis dans une période où j’ai envie de lire des livres légers et solaires, et suite à la lecture récente de Superluminal de Vonda N. McIntyre, je me suis dit pourquoi pas maintenant ? Sauf qu’Apprendre, si par bonheur… n’est pas un livre joyeux. Il est au contraire déprimant, et la fin est à chialer.

Les nombreuses chroniques déjà parues sur la blogosphère (voir les quelques liens ci-dessous) cherchent à vous vendre du bonheur là où il n’y en a pas. On y lit des mots comme « positif », « bienveillance », « humanisme », « optimisme ». Les blogueurs vous mènent en bateau. Ne leur faites pas confiance, ils vous trompent sur la marchandise.

Maintenant que je me suis brouillé avec l’ensemble de la blogosphère, pour bien faire, il ne reste plus qu’à me brouiller avec l’éditeur. Celui-ci a commis l’un des plus mauvais résumé en quatrième de couverture qu’on puisse imaginer. Je le reproduis ici :

« Un groupe de quatre astronautes partis explorer des planètes susceptibles d’abriter la vie : hommes et femmes, trans, asexuels, fragiles, déterminés, ouverts et humains, ils représentent la Terre dans sa complexité. »

Ce n’est pas le sujet du roman. D’ailleurs, les personnages qui l’habitent n’en sont pas le sujet non plus. L’éditeur a choisi de s’appuyer sur les thèmes du genre et de l’inclusivité, qui par ailleurs animent actuellement la SF, pour vendre du livre. Mais ce n’est pas le sujet de ce roman en particulier ! Les éditeurs vous mènent en bateau. Ne leur faites pas confiance, ils vous trompent sur la marchandise.

Maintenant qu’il ne me reste plus aucun ami, je peux enfin vous parler sereinement d’Apprendre, si par bonheur… Becky Chambers, court roman que j’ai trouvé formidable. Apprendre, si par bonheur… est une émouvante ode à la recherche scientifique et à l’exploration, malgré tout. Et dans le contexte de l’histoire de cette novella, « malgré tout » signifie « malgré la fin du monde ».

« Dans l’intérêt de l’humanité, ben voyons.

Aux yeux des gens qui travaillaient pour ces programmes – les astronautes, oui, les scientifiques brillants, oui, mais aussi les milliers de petites mains, ingénieurs, mathématiciens, médecins, laborantins, analystes, dont les noms et les vies ont été oubliés -, il y avait tromperie sur la marchandise. On leur avait promis des découvertes, le progrès pour tous. Une vision collective. Une humanité meilleure. Mais ce rêve était empêtré dans les chaînes de la myopie nationaliste et de la cupidité. Deux mondes incompatibles. J’imagine que beaucoup ont perdu espoir et se sont découragés. » 

Apprendre, si par bonheur… se présente comme une lettre, un message envoyé à destination de la Terre par une astronaute partie depuis longtemps en mission d’exploration à 14 années lumières de sa planète d’origine.  Ariadne O’Neill ne sait pas à qui elle l’écrit, elle ne sait pas si quelqu’un la lira, mais elle doit l’écrire, pour elle et pour les trois autres astronautes qui sont avec elle. Ils ont voyagé en sommeil artificiel pendant 28 ans, pour explorer pendant une dizaine d’années quatre planètes situées dans la zone habitable de leur étoile et donc potentiellement porteuses de vie. C’est le récit de cette exploration en quatre chapitres, pour chaque planète visitée, que fait Becky Chambers, alors que les mauvaises nouvelles de la Terre, en proie aux dévastations climatiques et aux guerres qui en découlent, continuent de leur parvenir avec 14 ans de retard. Jusqu’à ce qu’elles ne parviennent plus.

Ce jour-là, personne n’a regardé les infos.

Personne n’a regardé les infos pendant quatre ans.

Quoi qu’il se passe, malgré les mauvaises nouvelles, malgré les difficultés rencontrées, les quatre astronautes vont poursuivre leur mission. Ils découvriront la vie, sous diverses formes, parfois exubérantes, parfois primaires, mais toujours de la vie, y compris dans les endroits les plus hostiles. Becky Chambers invoque avec beaucoup de pédagogie différentes branches des sciences : biologie, géologie, chimie, génétique, astronomie, sans jamais perdre son lecteur mais en inscrivant son récit dans un cadre respectant l’état des connaissances scientifiques actuelles. Ce qui est la définition même de la hard-SF.

En grande professionnelle, Ariadne O’Neill entame ce récit de la façon la plus factuelle possible. Mais petit à petit, le vernis craque. Les quatre astronautes vont passer par des phases d’exultation devant la richesse de leurs découvertes, mais aussi de profond désespoir lorsque les choses se déroulent mal. Ariadne joue les psychologues, essayant de raccrocher ses compagnons à des souvenirs ou des promesses, mais elle aussi est fragilisée et inévitablement… Inévitablement se posera la question du choix, individuellement ou collectivement. Le dernier chapitre est celui du choix ultime, celui qu’il faut être plus qu’humain pour prendre. La conclusion est de toute beauté, mais aussi d’une immense mélancolie.

Apprendre, si par bonheur… est un superbe texte qui m’a personnellement beaucoup touché.


D’autres avis : Le syndrome Quickson,  Les lectures du Maki, Ombre Bones, yuyine, Au Pays des Cave trolls,  lorhkan, L’imaginarium de symphonie, Le chien critique, zoe prend la plume, Aelinel, les blablas de Tachan, outrelivres, …


  • Titre : Apprendre si par bonheur…
  • Autrice : Becky Chambers
  • Publication : 20 août 2020, L’Atalante
  • Traduction : Marie Surgers
  • Nombre de pages : 144
  • Format : papier et numérique

renaudorion

Body Snatchers, L’invasion des profanateurs – Jack Finney

Par : FeydRautha
20 juillet 2022 à 14:17

Que ce soit en format court ou long, les éditions du Bélial’ ont à cœur de publier aussi bien des textes inédits et des nouveaux auteurs de science-fiction (surtout), de fantasy, fantastique et horreur (un peu), que des textes plus anciens, en se donnant au passage une mission de mémoire.  C’est dans cette idée qu’elles ont réédité en juin dernier Body Snatchers, L’Invasion des profanateurs de Jack Finney. Le roman, initialement sérialisé en épisodes en 1954 puis publié en un volume en 1955, a connu quatre adaptations revendiquées au cinéma depuis 1956, et cinq éditions en France. Il est ce qu’on peut qualifier un classique de la SF horrifique.

Bien qu’il ait été actualisé dans les années 70 par son auteur, Body Snatchers est un roman rivé aux années 50. C’est un roman en noir et blanc qui s’apprécie avec le charme suranné d’un épisode de la première saison de The Twilight Zone dans lequel Humphrey Bogart jouerait le premier rôle. Les personnages féminins ne sont pas là pour émettre une opinion, seulement être en détresse, frissonner dans les bras du héros et pleurer sur son épaule, souvent. Mais c’est pour rappeler au héros qu’il faut sauver le monde car, parfois, il oublie. Si l’on passe les stigmates de l’époque et d’un genre qui tire vers le polar, le roman de Finney est une franche réussite d’ambiance. Il adopte, voire met en place, certains des canons du récit d’angoisse à l’américaine, celle des petites villes où l’horreur surgit des sourires plaqués sur le visage impassible de votre voisin. Et comme de principe, s’y dévoile une critique sociétale.

Nous sommes en 1976, dans la petite ville de Mill Valley, qui se trouve dans le comté de Marin (Marine County), au nord de San Francisco, juste de l’autre côté du Golden Gate Bridge. Miles Bennet est un jeune docteur de 28 ans. Il reçoit la visite de Becky, amour d’enfance, qui s’inquiète pour sa cousine Wilma. Cette dernière semble atteinte du délire d’illusion des sosies, ou syndrome de Capgras : elle est persuadée que ses proches ont été remplacés par des doubles en tout point identique. Peu à peu, le même syndrome va se répandre parmi les gens de la petite ville. Tiraillé entre désir de rationaliser les événements et constations des plus troublantes, Miles et Becky (celle qui pleure tout le temps) vont devoir affronter une terrible réalité et tenter de sauver leur peau.

Ficelé comme un scénario hollywoodien, d’où sa relative facilitée d’adaptation à l’écran, le récit est redoutable d’efficacité. Body Snatchers se lit d’une traite, sans pause ou temps mort. Au-delà de la thématique du simulacre (le nom de Philip K. Dick vient évidemment à l’esprit) qui n’est pas nouvelle même en 1955, c’est dans la peinture de la ville de Mill Valley alors que sa population mute que Jack Finney montre le plus de talent. Le semblant de normalité devient terrifiant sous l’effet de la normalisation forcée. C’est l’idée au cœur du roman. Le même schéma a été très efficacement utilisé par Robert Jackson Bennett dans l’excellent American Elsewhere où son auteur poussait loin les curseurs vers l’horreur lovecraftienne ce qui donnait des scènes hallucinantes dans la petite ville de Wink. Jack Finney entraine ici son lecteur dans cette angoisse de la normalisation de la vie américaine dans les années cinquante, ne lui laissant qu’un seul choix : fuir ou être le prochain.

En fin d’ouvrage, Sam Azulys propose une postface des plus éclairantes sur le roman et ses adaptations cinématographiques. Il montre notamment comment selon les époques, les interprétations du roman ont évolué en fonction du message que les différents réalisateurs et producteurs ont souhaité faire passer. L’auteur, lui, n’a toujours revendiqué que le désir de distraire ses lecteurs.


D’autres avis chez Outrelivres, Un dernier livre, Touchez mon blog,


  • Titre : Body Snatchers – L’Invasion des profanateurs
  • Auteur : Jack Finney
  • Edition : 16 juin 2022, Le bélial’
  • Traduction : Michel Lebrun
  • Illustration de couverture : Aurélien Police
  • Nombre de pages : 272
  • Format : papier et numérique

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Sayonara Baby – Fabrice Colin

Par : FeydRautha
22 juillet 2022 à 09:41

Au sein des annonces de parution au second semestre 2022, on trouve dans la collection Le Rayon Imaginaire celle d’un nouveau roman de Fabrice Colin. N’ayant jamais lu l’auteur, je décidai de combler mes lacunes – pari sisyphéen s’il en est – en attaquant le versant science-fictif de l’œuvre de cet écrivain prolifique qui a donné de la plume aussi bien dans nos genres favoris que dans le polar, la littérature jeunesse et même la littérature blanche. Bref, encore un de ces sauvageons qui écrit ce que bon lui semble quand l’envie lui prend. Pour faire bien, je demandai conseil et on me conseilla. Sayonara Baby, m’a-t-on dit. Sayonara Baby, j’ai lu.

Sayonara Baby est l’enfant monstrueux de Naked Lunch de William S. Burroughs et du Temps désarticulé de Philip K. Dick passé sous le sabre de Yukio Mishima. Je ne vais pas tenter un résumé de l’intrigue du roman puisque le récit qu’il propose n’est autre qu’une hallucination paranoïaque et déchiquetée d’une Amérique surjouée dans des vapeurs de saké et de napalm.

« Un obus explose en plein ciel. Je suis prêt. »

Si Ragle Gumm, le héros dans Le Temps désarticulé de Philip K. Dick pour qui la réalité est criblée de fuites, se trouve « face à une brèche en train de s’agrandir pour devenir une immense déchirure », Kensley Tremens, héros chez Colin, lui est passé au travers. Vaguement, le roman se (dé-)structure en trois phases narratives – la première écrite à la troisième personne, la deuxième à la première et la troisième à la deuxième. Vous êtes perdus ? c’est normal.  Il est question d’un samouraï qui a le pouvoir de convoquer par ses rêves la vengeance des fantômes d’un Japon toujours en guerre contre l’Amérique en 1967 et se trouve poursuivi par l’armée américaine au grand complet. Il est question de Kinsley, jeune métis nippo-américain qui se prend dans la gueule aussi bien les coups portés par les bas-du-front des milices nationalistes du coin et les révélations sur ses origines bâtardes envoyées par son père alcoolique, a des relations charnelles avec sa sœur et lit l’Hagakure en nourrissant des requins dans un aquarium qui n’existe pas, ou pas encore. Car contrairement à ce que l’auteur veut nous faire croire, nous ne sommes pas, certainement pas, en 1967. Si l’unité de lieu et de temps est un truc auquel vous tenez personnellement, un truc important dans votre vie, vous n’avez rien à faire là. Fabrice Colin, qui écrit en 2004, cite aussi bien Terminator que Mishima, Burroughs mais pas Dick (me dit-on), et relocalise l’Interzone entre Monterey et Death Valley dans ce simulacre de réalité.

Vous voyez ?

« Cette histoire là se déroule en images floues, presque transparentes. Il est malaisé de distinguer chacun des protagonistes. »

Sayonara Baby fait partie de ces expériences littéraires hallucinées qu’on rencontre parfois dans les littératures de l’imaginaire, en prise directe avec la période New Wave qui dans les années 70 s’intéressait peu ou pas aux aspects technologiques de la science-fiction et si on doit invoquer une quelconque science, c’est plutôt du côté de la psychanalyse qu’il faudrait aller chercher. Mais là n’est pas vraiment le propos quand on aborde ce genre de textes qui va creuser dans des ailleurs, à savoir dans la psyché humaine et ses méandres les plus sombres et déjantés. On est là dans des territoires plus proches de J.G. Ballard ou Lucius Shepard que d’Asimov ou Clark. Dans cette veine incandescente et viscérale, Fabrice Colin déroule une ligne débridée et il le fait sans se retourner pour voir si vous suivez. Au lecteur de la saisir, ou de la laisser filer, et de cliver les couches de surréalité.


  • Titre : Sayonara Baby
  • Auteur : Fabrice Colin
  • Publication : 3 juin 2004, l’Atalante
  • Nombre de pages : 320
  • Format : papier (broché)

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La Millième nuit – Alastair Reynolds

Par : FeydRautha
15 août 2022 à 16:41

La pause estivale touchant à sa fin, il est temps de se pencher sur les sorties de la rentrée littéraire qui nous promet de belles lectures dans le domaine de la science-fiction.  À commencer par un nouveau titre dans l’illustre collection Une Heure-Lumière – celle des textes courts d’un centaine de pages chez Le Bélial’ – et, qui plus est, un titre fort attendu puisqu’il s’agit de La Millième nuit de l’auteur gallois Alastair Reynolds qui sortira le 25 août 2022. Pourquoi donc cette attente autour de ce titre en particulier ? me demanderas-tu cher lecteur à l’esprit toujours aussi affuté et à qui l’on n’en compte pas sans fournir un minimum de justifications. Et bien parce qu’il s’agit d’Alastair Reynolds, astrophysicien de l’ESA devenu écrivant de hard-SF de premier plan, et qu’il s’agit du texte qui ouvre la porte sur l’univers de son chef d’œuvre, le roman House of Suns, resté inédit en français à ce jour (un troisième texte dans cet univers a été écrit par Alastair Reynolds en 2017, Belladonna Nights). Réjouissons-nous donc, car cette publication chez l’éditeur français qui aime la hard-SF, devrait annoncer la publication prochaine dudit roman. Enfin, on l’espère…

Thousandth Night (titre original) fut initialement publié en 2005, soit cinq ans avant House of Suns. Il ne s’agit pas véritablement d’une préquelle car, quand bien même l’action se situe avant le celle du roman et les personnages principaux sont communs aux deux œuvres, il existe certaines divergences entre ces deux textes. Il faut donc plutôt voir La Millième nuit comme un premier pas dans un univers qui sera plus vastement étendu et détaillé dans le roman.

Nous sommes dans un avenir très lointain. L’humanité a colonisé les galaxies sans rencontrer d’autres formes de vies intelligentes autre que les traces d’une civilisation depuis longtemps disparue nommée Les Précurseurs. L’univers est vaste et soumis aux lois de la physique qui interdisent le voyage plus rapide que la vitesse de la lumière. Les déplacements ainsi que les contacts entre les différentes branches de l’humanité dispersée sont donc lents et prennent du temps. Des milliers, voire des centaines de milliers d’années. Mais l’humanité a évolué, s’est adaptée aux contraintes rencontrées à travers les galaxies, et s’est diversifiée jusqu’à parfois ne plus rien avoir en commun avec l’humain des origines. Certains individus ont choisi de se cloner pour former des lignées d’êtres quasiment immortels qui parcourent l’univers en glanant des informations sur l’apparition et la disparition des civilisations intergalactiques et témoignent de la destinée humaine. Bénéficiant dune technologie très avancée, ces lignées paraissent presque des dieux aux yeux des humains (évolués) de base. L’histoire, celle de la novella comme celle du roman, est centrée autour d’une de ces lignées constituées de 1000 clones d’Abigail Gentian. Les membres de la lignée parcourent seuls l’univers à bord de gigantesques vaisseaux (certains font plusieurs centaines de kilomètres de long !) et se réunissent toutes les deux cent mille années lors de grandes Retrouvailles pendant lesquelles ils partagent leurs souvenirs lors de festivités durant 1000 nuits. C’est ainsi que Campion retrouve sa sœur et amante exclusive – une situation mal vue au sein de la lignée – Purslane. (Purslane et Campion sont les deux personnages principaux de House of Suns).

Alors que les clones chacun leur tour livrent le récit de leurs expériences, Purslane note des incohérences dans celui de l’un de leurs frères. Cette découverte va amener Campion et Purslane à mettre à jour un crime inimaginable et l’existence d’une menace au sein même de la lignée Gentiane.

« Tel était le Grand Œuvre. Le point culminant de deux millions d’années de progrès humains : une entreprise qui exigerait toute l’ingéniosité et les ressources des lignées les plus puissantes. »

La Millième nuit, et plus encore House of Suns, est à mon avis ce qui se fait de mieux en termes de space opera sous la plume d’Alastair Reynolds. L’auteur dévoile ici un scénario relativement simple mais qui s’inscrit au sein d’un univers – qu’il donne à découvrir – d’une amplitude tout à fait hors-norme. Le simple fait de limiter le voyage interstellaire à des vitesses inférieures à celle de la lumière a des répercussions inouïes que Reynolds utilise pleinement et dont il nourrit son récit en en tirant toutes les conséquences, voire même les motivations. Si certains aspects pourront paraitre obscurs aux lecteurs novices des écris de Reynolds, il leur faudra attendre la souhaitable publication de House of Suns en français, là où tout est expliqué dans les moindres détails. La Millième nuit n’en est pas moins un formidable récit qui traverse les immensités de l’espace et du temps pour le plus grand bonheur des amateurs de space opera.

Notons que les éditions Le Bélial’ ont récemment acquis les droits d’un autre formidable roman d’Alastair Reynolds, Eversion, qui est en cours de traduction par le sémillant Pierre-Paul Durastanti.


D’autres avis : Gromovar, Un dernier livre, Vive la SFFF, Le Maki,


  • Titre : La Millième nuit
  • Auteur : Alastair Reynolds
  • Publication : le 25 août 2022, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière
  • Traduction : Laurent Queyssi
  • Illustration : Aurélien Police
  • Nombre de pages : 144
  • Support : papier et numérique

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Termination Shock – Neal Stephenson

Par : FeydRautha
19 août 2022 à 09:50

Albin Michel Imaginaire vient d’annoncer l’acquisition des droits du dernier roman de Neal Stephenson, Termination Shock. Le roman a reçu un très bon accueil critique dans la presse anglosaxonne, qu’elle soit spécialisée (Tor, Locus mag, etc.) ou généraliste (Washington Post, New York Times, etc.) On peut ainsi comprendre l’intérêt que lui a porté l’éditeur de l’excellent [anatèm] du même auteur. Cet avis n’est pas partagé sur l’épaule d’Orion. Pour la petite histoire, c’est un roman dont j’ai lu le manuscrit pour une maison d’édition alors que ses responsables éditoriaux défrichaient l’actualité science-fictive dans l’espoir d’y trouver un bon texte à publier. J’avais alors vivement déconseillé ce roman.

Termination Shock est ce qu’on appelle une fiction climatique, ce genre qui imagine les désastres à venir, leurs conséquences et éventuellement leurs solutions. Le roman apparaît très directement comme une réponse au magistral (et à mon avis pour longtemps indépassable) The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson. Dans ce dernier, KSR s’intéresse aux conséquences immédiates du réchauffement climatique, et détaille les solutions techniques, politiques, sociales et économiques qui selon lui seront à mettre en place dans les cinquante prochaines années pour éviter la catastrophe. Comme vous le savez sans doute, KSR se positionne à gauche sur l’échiquier politique et il propose naturellement une action collective, internationale et concertée, faisant intervenir les gouvernements ainsi que l’ONU à l’origine de la création d’un « ministère pour le futur ». Neal Stephenson en prend le contrepied et adopte un point de vue ancré dans les idées de la droite libertarienne américaine. Il dit longuement dans son roman tout le mal qu’il pense des gouvernements, des institutions internationales comme l’ONU, de l’Europe et de toute forme de régulation. Selon lui, la solution se trouvera dans l’action individuelle de quelques milliardaires qui décideront d’agir sans demander l’avis de personne et en outrepassant les lois locales et internationales qui ne sont que des obstacles au progrès et aux bonnes volontés. On appréciera, ou pas, selon ses propres sensibilités politiques.

Du point de vue des propositions concrètes, Neal Stephenson n’en fait pas. Il ne fait que reprendre quelques principes connus de géo-ingénierie, par ailleurs développés en détails chez Kim Stanley Robinson, et notamment celui d’une émission massive de dioxyde de soufre dans l’atmosphère pour atténuer le rayonnement solaire. L’idée – bien réelle et inspirée par l’éruption du Pinatubo de 1991 – a été discutée par KSR qui montrait que si cela peut fonctionner localement, ce n’est en rien une solution viable en raison des conséquences globales (modification du régime des moussons, etc) et sur le long terme (le fameux choc terminal qui arrive dès qu’on cesse de pomper du SO2 dans l’atmosphère et conduit à une augmentation très rapide des températures). Dans son roman, Neal Stephenson n’évalue jamais la pertinence scientifique ou la simple faisabilité de concepts qu’il utilise uniquement comme ressorts romanesques, voire burlesques, mais ne produit pas le travail qu’on peut attendre d’un auteur qui ferait un minimum de prospective sur ce sujet plus que d’actualité. Typiquement, le choc terminal dont le roman tire son nom n’apparait jamais dans le récit et reste une conséquence vaguement agitée comme un épouvantail.

Structurellement, le roman présente les mêmes défauts que le précédent livre de l’auteur, Fall or Dodge in Hell. Il est inutilement long, lent à démarrer, et change de direction à mi-parcours pour oublier totalement son propos initial et s’égarer dans un récit dont la banalité se joint au ridicule. La première moitié du livre est constituée de chapitres d’exposition consacrés à la présentation des différents personnages, leur fonction, leur histoire personnelle, celle de leur famille, de l’endroit d’où ils viennent, dans les moindres détails. Puis, à la moitié du récit, Neal Stephenson oublie tout cela et oriente son récit vers de l’action grand spectacle totalement dénuée de sens, comme dans un mauvais western, en version terreur climatique. Ses personnages, construits pour incarner des figures culturelles du XXIe siècle et autant de points de vue alternatifs, sont forcés au point d’en être caricaturaux. On peut argumenter du fait que Neal Stephenson produit une satire, mais celle-ci oublie d’être comique et, dans l’ambiguïté idéologique savamment entretenue qu’elle transporte, confine au ridicule. J’avais abandonné la lecture à la page 300 lorsque la reine des Pays-Bas (dont on se demande bien ce qu’elle fait là) propose à un chasseur de cochons sauvages texan de lui faire une fellation, pensant qu’on avait atteint là le fond. Puis j’ai repris la lecture, pour savoir où cela allait tout de même. Cela ne mène nulle part car l’auteur fait le choix du thriller technologique et de l’action grandiloquente aux dépens de la réflexion.  Il me semble que depuis quelques romans, Neal Stephenson a perdu de sa pertinence, et quand bien même il en fait des tartines, il n’arrive pas à la cheville de Kim Stanley Robinson en termes de réflexion, de connaissances scientifiques, et d’argumentation. L’appréciation du lecteur dépendra donc entièrement de ce qu’il attend d’un roman.

Personnellement, Termination Shock est un livre que j’ai détesté. Cela ne m’arrive pas souvent de détester un livre, tout au plus je me contente de ne pas l’aimer. Mais celui-ci, je l’ai détesté. Avec force et passion. Je lui souhaite toutefois, pour le bien de la collection Albin Michel Imaginaire et de son directeur, de se trouver un lectorat plus conciliant que moi.


  • Titre : Termination shock
  • Auteur : Neal Stephenson
  • Langue : anglais
  • Publication originale : novembre 2021 chez HarperCollins
  • Nombre de pages : 720
  • Support : numérique et papier

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La Cité des permutants – Greg Egan

Par : FeydRautha
24 août 2022 à 13:28

Disons les choses comme elles sont, car il est bon de temps à autre d’énoncer haut et fort des vérités qu’aucune imprécation ne saurait contrarier, Greg Egan est le plus grand auteur de science-fiction. On sait peu de choses de lui si ce n’est qu’il est mathématicien de formation et programmeur de profession, compétences qu’il met pleinement à profit dans son troisième roman, La Cité des permutants, publié en 1994. Ce 25 août 2022, les éditions Le Bélial’ réédite le texte à l’occasion de la rentrée littéraire, en reprenant à quelques détails près la traduction signée par Bernard Sigaud pour sa première publication en français dans l’illustre collection Ailleurs et Demain en 1996. Pour une maison d’édition qui s’est spécialisée dans la science-fiction qui ne fait pas les choses à moitié, il est naturel d’accueillir en son sein le pape de la hard-SF. Ainsi, entre Le Bélial’ et Greg Egan, l’histoire a commencé dès les premiers vagissements béliaques avec la publication en 1998 de la nouvelle « Radieux » dans le numéro de la défunte revue Etoiles Vives. Il y a eu depuis quelques nouvelles publiées dans la bien vivante revue Bifrost, le numéro 88 de ladite revue qui lui a été consacré, deux novellas parues dans la collection UHL, Cérès et Vesta (2017) et À dos de crocodile (2021) ainsi qu’un hors-série, Un Château sous la mer (2021).  Mais il y a eu surtout les trois recueils de l’intégrale raisonnée des nouvelles parus dans la collection Quarante-Deux sous les titres Axiomatique (2006, réédité en 2022), Radieux (2007) et Océanique (2009), ainsi que les deux romans inédits Zendegi (2012) et Diaspora (2019). Et l’histoire continue. D’autres rééditions pointent à l’horizon puisque le catalogue 2022 de la maison annonce encore les sorties à venir de Isolation, L’Enigme de l’univers et Téranésie. Au regard de l’intention, on peut même se prendre à rêver de quelques inédits…

Greg Egan, c’est du lourd. Et au sein de sa bibliographie, La Cité des permutants ne fait pas figure de poids plume. S’il n’est pas aussi déroutant que Diaspora ou Schild’s ladder pour les lecteurs les moins férus de science, ses ressorts romanesques reposent sur des concepts de haute volée que seule une lecture attentive permet de dénouer. Le principe ici à l’œuvre est le même que dans tous ses autres romans. L’auteur se saisit d’une idée scientifique, en fait une expérience de pensée et pousse loin ses conséquences. La théorie qu’il explore n’a pas besoin d’être parfaitement valide, il suffit qu’elle soit amusante et prolifique dans un contexte romanesque. Greg Egan reconnait ainsi qu’il ne prend pas au sérieux l’interprétation de Von-Neumann-Wigner de la mécanique quantique dans Isolation, ni la théorie de la poussière qu’il utilise dans La Cité des permutants. Mais tout ceci lui permet de décrire l’humain. Car Greg Egan est avant tout un moraliste.

La Cité des permutants s’organise en deux parties. L’action de la première se divise en deux fils narratifs situés en 2045 et 2050. Dans ce futur proche, l’avancée des techniques informatiques permet de produire une cartographie complète de l’état individuel des neurones à un instant donné et ainsi de numériser un cerveau humain.  La procédure est onéreuse et seuls les plus fortunés peuvent l’entreprendre en espérant pouvoir disposer d’un temps de calcul nécessaire à la survie de leur esprit numérique. Dans le meilleur des cas, le temps subjectif vécu par la version numérique est 17 fois inférieur au temps absolu vécu par les humains de chair et de sang. Les moins fortunés doivent se contenter de facteurs de ralentissement encore plus importants. Mais c’est le prix à payer pour qui se laisse tenter par cette quête d’immortalité numérique. Greg Egan pose la question centrale du roman qui est celle de la différence entre la simulation numérique d’une personne et la personne en question.

En 2045, Paul Durham expérimente sur des Copies de lui-même. (Le lecteur attentif observera que s’il est le personnage principal du roman, Paul Durham n’est jamais le narrateur. Ses paroles et actions sont toujours rapportées par un autre personnage.) Ses copies ont une fâcheuse tendance à se suicider dès qu’elles prennent conscience de leur condition. Tout ceci va l’amener à développer une idée farfelue qu’il mettra en œuvre en 2050. Il est convaincu que si des copies conscientes d’elles-mêmes habitent un univers simulé, celui-ci n’a plus besoin d’être supporté de manière extérieure pour exister, ni même d’être recueilli sur un support physique lié, il peut être dispersé dans l’espace-temps tant qu’une conscience lui donne sa cohérence interne. (C’est la théorie de la poussière.)

En 2050, Maria Deluca est programmeuse et passe son temps à tester des solutions de vies artificielles via un automate cellulaire, avec un certain succès. Elle est recrutée par Paul Durham pour développer ses recherches à l’échelle d’une planète entièrement simulée qui pourrait être à même d’accueillir l’évolution d’une vie artificielle. Suivant son idée de création d’un univers simulé indépendant du monde réel, Paul Durham a pour projet de vendre à quelques Copies fortunées la promesse d’une immortalité illimitée et d’une post-humanité totalement libérée. Et pour que l’expérience soit complète et satisfaisante, il propose de mettre dans cet univers une planète entière potentiellement porteuse d’une véritable altérité.

La seconde partie se déroule 7000 ans plus tard, dans la Cité des permutants, au sein de l’Elysium, le monde créé par Paul Durham où une copie de Maria Deluca est réveillée par ce dernier. Sa création est en danger.

Greg Egan illustre différentes visions de ce Paradis/Enfer numérique à travers une panoplie de personnages, en questionnant la nature de l’intelligence artificielle, de la conscience et de l’humain. Comme souvent dans ses romans, les personnages de Greg Egan ont une fonction ontologique. Pour la plupart, les aspects psychologiques sont moins développés, ils sont les parties constituantes de la démonstration d’un théorème. Ce qui n’empêche pas l’auteur d’écrire certaines scènes tout à fait poignantes, voire brutales, dans la description de l’enfer personnel que peut être une simulation de soi. L’accomplissement de l’auteur est d’aborder les choses sous l’angle le plus fondamental, à savoir philosophique et métaphysique. Sa démonstration de l’incohérence fondamentale d’une immortalité numérique est implacable et laisse peu d’illusions une fois le livre refermé. Sa conclusion est donnée dans un épilogue d’une beauté et d’une simplicité métaphorique redoutable et sans appel.

Dans l’Himalaya qu’est la bibliographie science-fictive de l’auteur, La Cité des permutants est indéniablement l’un des sommets. C’est un roman exigeant qui rétribue son lecteur par une profondeur de réflexion peu commune. J’admire le courage des auteurs de science-fiction contemporains. Il en faut pour encore écrire sur un sujet qui a été préalablement abordé par Greg Egan.


D’autres avis : Un dernier livre, Gromovar,


  • Titre : La cité des permutants
  • Auteur : Greg Egan
  • Edition : Le Bélial, 25 août 2022
  • Publication originale : 1994
  • Traduction : Bernard Sigaud
  • Couverture : Aurélien Police
  • Nombre de pages : 432
  • Support : papier et numérique

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Les Chants de Nüying – Émilie Querbalec

Par : FeydRautha
27 août 2022 à 13:51

« Celui qui, poussé par son imprudence, écoutera la voix des Sirènes, ne verra plus son épouse ni ses enfants chéris qui seraient cependant charmés de son retour. » (Odyssée, Homère)

La science-fiction est homérique. Plus que de toute autre tradition littéraire, la science-fiction et la fantasy héritent directement de l’épopée. Oh, bien sûr, il y a eu la tentation de rapprocher la SF du roman psychologique dans les années 60 et 70, mais toujours en abandonnant une part de son identité et de son charme, à mon avis. Notamment parce qu’ils ont inventé des métaphores puissantes, les grands mythes classiques irriguent encore l’imaginaire d’aujourd’hui et s’il est un poète grec qui a influencé le genre, du Dune de Frank Herbert à Terra Ignota d’Ada Palmer, c’est Homère. Je pense qu’Émilie Querbalec ne me contredira pas sur ce point. L’autrice française voit publié le 31 août 2022 son deuxième roman, Les Chants de Nüying, chez Albin Michel Imaginaire, après le très remarqué Quitter les Monts d’Automne paru en septembre 2020.

Si j’ouvrais cette chronique sur une citation tirée de l’Odyssée, c’est que Les Chants de Nüying est une variation polymorphe et futuriste du chant des sirènes contre lequel Circé mettait en garde Ulysse.

Le roman se déroule au XXVIe siècle mais certains éléments de l’histoire indiquent qu’elle s’inscrit dans un univers uchronique au nôtre. Le point central étant que la conquête spatiale a connu une prédominance chinoise et non américaine, ce qui ouvre un univers un peu plus original que ce qu’on lit habituellement. Envoyée pour explorer le système solaire Shun situé à vingt-quatre années-lumière de la Terre, une sonde Mariner a enregistré sous les glaces de la planète Nüying des « chants » dont nul ne saurait dire s’ils sont d’origine naturelle ou artificielle, auquel cas ils seraient la preuve de l’existence d’une vie extraterrestre. Leur nature mystérieuse et leur beauté enflamment les imaginations et l’humanité cède au chant des sirènes de Nüying. Après 30 années de construction, le cargo-monde Yùtù est à quelques mois d’embarquer quelque 500 passagers, dont la majeure partie sera placée en stase, pour un voyage de vingt-sept années en direction de Nüying. Cette mission d’exploration scientifique, baptisée Shun, est financée par le milliardaire sino-américain Jonathan Wei.

Les Chants de Nüying est un roman touffu, riche et ambitieux, couvrant de nombreuses thématiques. Émilie Querbalec fait appel à plusieurs tropes de la science-fiction : l’exploration spatiale, les vaisseaux mondes, le premier contact, la numérisation des consciences, qui sont autant de thématiques à explorer et discuter sous l’ombre tutélaire d’Homère et de ses sirènes.

Le récit se divise en trois parties. La première concerne la préparation de la mission Shun. Elle se déroule dans la cité lunaire chinoise de Taihe-Concordia et permet de faire la rencontre des principaux personnages du roman, de divers origines et horizons, que l’autrice prend grand soin de développer. Il y a Brume, bioacousticienne qui poursuit ici son rêve d’enfant de découvrir l’origine des chants de Nüying. C’est un autre rêve que fait Jonathan Wei. Déjà âgé au moment du départ, il souhaite au cours du voyage bénéficier d’une technologie expérimentale de réincarnation numérique assistée (RNA). Ce n’est rien de moins que l’immortalité qu’il vise. Il y a encore William, Dana,… Quant au personnel sélène du Yùtù, ceux qui sont nés sur la Lune et n’ont jamais connu la Terre, c’est de tout autre chose dont ils rêvent… La deuxième partie du roman raconte le voyage et la troisième est l’arrivée à Nüying. Dans sa partie centrale, celle du voyage, l’autrice revisite des questions déjà abordées dans de nombreux romans (j’en parlais ici ou ) sur les arches générationnelles, à savoir celles de l’évolution culturelle d’une population à bord d’un vaisseau dont la destination n’est qu’un but lointain et intangible. De ce point de vue, Les Chants de Nüying évoque la nouvelle Paradis perdu d’Ursula Le Guin. Émilie Querbalec imagine, en mêlant fiction et histoire réelle, le développement d’une culture et d’un culte dérivé du bouddhisme et les conséquences qu’un mysticisme dévoyé peut avoir sur ceux qui cède à son chant au fin fond de l’espace. S’y mêle le chant des sirènes de la technologie et de l’inaccessible immortalité à laquelle aspire Jonathan Wei. Dans sa partie finale, une fois Nüying atteinte, le roman évoque alors plutôt Apprendre si par bonheur de Becky Chambers et l’on voit Brume répondre au chant des sirènes de la découverte d’un nouveau monde. Chacun des personnages principaux ou secondaires du roman répondra à sa manière à un appel. Mais loin d’être une mise en garde circéenne à ne pas céder en s’attachant au mât du navire, Les Chants de Nüying appelle à entendre les sirènes et suivre l’onde au risque de s’y perdre. Ou de s’y trouver.

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage », écrivait Du Bellay.


D’autres avis : Les lectures du Maki, Vive la SFFF, Le Nocher des livres,


  • Titre : Les Chants de Nüying
  • Autrice : Émilie Querbalec
  • Publication : 31 août 2022 chez Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 464
  • Support : papier et numérique

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Je suis le rêve des autres – Christian Chavassieux

Par : FeydRautha
5 septembre 2022 à 12:22

Court roman de fantasy, Je suis le rêve des autres est un texte poétique et intimiste qui suit le thème du voyage initiatique en se tenant éloigné des clichés du genre. Il a été publié en mars 2022 chez Mu, devenu label Mnémos il y a deux ans. Si l’on suit le travail de son directeur Davy Authuil, on ne s’étonnera pas de voir le nom de Christian Chavassieux entrer au catalogue de la collection. Dernier roman d’un auteur multidisciplinaire – ses œuvres allant du théâtre au roman historique, en passant par la science-fiction pour laquelle il a reçu le prix Planète-SF des bloggeurs pour Les Nefs de Pangée (2015) –  Je suis le rêve des autres s’inscrit pleinement dans la ligne éditoriale Mu. À l’heure où l’on voit de plus en plus d’éditeurs et d’auteurs de littérature blanche lorgner du côté de l’imaginaire, Davy Authuil a fait la démarche inverse qui consiste à se rapprocher de la littérature blanche pour construire des ponts avec l’imaginaire. Les textes ainsi produits ont une saveur bien particulière, car nous avons là des auteurs qui possèdent les codes du genre, science-fiction ou fantasy, et les détournent pour explorer d’autres territoires littéraires.

Agé de 8 ans, Le jeune Malou a fait un rêve aux résonances mystiques si prégnantes que les sages de son village voient en lui un reliant, c’est-à-dire un porte-parole choisi des esprits pour communiquer les souffrances des vivants. Pour confirmer le don, tant espéré par les siens, Malou doit se rendre au temple de Benatia rencontrer les sages du conseil des conseils. Le vieux Foladj est désigné pour l’accompagner dans ce périple qui lui fera traverser le grand continent de la Pangée. Je suis le rêve des autres est le récit d’une quête, le voyage initiatique d’un enfant élu qu’un vieux guerrier accompagne à la rencontre de son destin. Mais la quête est fragile, l’enfant pas encore élu et le vieux guerrier trop fébrile.  

« Le corps de Foladj n’était plus utile à la fabrication des légendes et le monde des vivants se consolait déjà de son évaporation dans les limbes. »

Ainsi, Christian Chavassieux joue de nos attentes et propose un récit radicalement différent. Le récit se déroule dans un lointain futur, si lointain que les hommes ont eu le temps de partir vers les étoiles avant de revenir sur une Terre au continent unique reformé. Christian Chavassieux revient dans l’univers qu’il a décrit dans Les Nefs de Pangée, des siècles plus tard et les choses ont bien changé. Les grandes épopées, les guerres et les légendes appartiennent au passé. On ne trouvera dans Je suis le rêve des autres que leur évocation. S’ils rencontrent en route quelques difficultés, l’essentiel n’est pas là, mais dans le récit intimiste de la relation qui se noue entre Foladj dont la vie est tournée vers le passé et le jeune Malou qui n’a que la vie devant lui, une vie dont il ne sait encore ce qu’elle lui réserve et qui, il le découvrira, n’est pas aussi déterminée que tous semblent le penser. La quête mystique devient celle de l’identité, une rédemption pour Foladj et une transmission pour Malou.

« Les heures pulvérisaient les braises du jour qu’avait répandues la prodigalité du soleil ; d’autres heures bâtissaient des voutes adamantines venues avec la nuit.»

L’autre aspect du roman que j’évoquais en introduction est sa poésie. Elle est au cœur de l’écriture de Christian Chavassieux. Au risque d’en faire trop, mais c’est à prendre ou à laisser. Pour apprécier le texte, le lecteur devra apprécier ce choix esthétique, et c’est ce qui rend le roman unique en son genre. Je suis le rêve des autres invite ainsi le lecteur à l’émerveillement, message central s’il en est, et par-delà les ombres du monde à se tourner vers la prodigalité du soleil. Roman sensible et optimiste, Je suis le rêve des autres est un baume apaisant.


D’autres avis : Yuyine, Justaword, Yossarian,


  • Titre : Je suis le rêve des autres
  • Auteur : Christian Chavassieux
  • Publication : 18 mars 2022, chez Mu (label Mnemos)
  • Nombre de pages : 170
  • Support : papier et numérique

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Neil Clarke, récompensé par le prix Hugo

Par : FeydRautha
6 septembre 2022 à 10:52

Le weekend dernier, dans la nuit de dimanche à lundi pour nous, a eu lieu à Chicago la remise des Hugo, prix littéraire américain créé en 1953 et considéré comme le plus prestigieux dans le domaine de la science-fiction et de la fantasy. Le prix est attribué dans plusieurs catégories, par vote ouvert aux adhérents de la World Science Fiction Society.

Neil Clarke est un éditeur américain qui a lancé en 2006 le magazine en ligne Clarkesworld. Tous les mois, il publie entre 6 et 8 nouvelles de science-fiction, principalement, et de fantasy, plus occasionnellement, gratuitement accessibles en ligne, avec de plus en plus régulièrement des versions audios des textes. Après avoir été nominé 10 fois dans la catégorie « meilleur éditeur professionnel de format court », en 2012, 2013, 2014, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020, 2021 et 2022, Neil Clarke a enfin obtenu le prix cette année. Il était plus que temps.

Vous ne l’avez peut-être pas noté, mais je vous ai parlé de très nombreuses fois de Clarkesworld sur ce blog, à l’occasion de chroniques de nouvelles. Le magazine de Neil Clarke est pour moi ce qui se fait de mieux à l’heure actuelle dans le monde anglosaxon en ce qui concerne la publication de textes courts, et tous les premiers du mois, je lis avidement les nouvelles parutions. La raison est que je considère que la nouvelle, en plus d’être la quintessence du genre, est aussi le laboratoire de la science-fiction. Un magazine comme Clarkesworld est non seulement un précurseur, mais aussi un fort indicateur des tendances du genre. Neil Clarke lui-même déclare dans l’éditorial du numéro de septembre du magazine : « Often, where short fiction goes, the rest of the field eventually follows. » C’est là le cœur des choses et à ce titre, Neil Clarke est l’un des éditeurs le plus influents du genre.

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la liste des auteurs, connus ou inconnus à l’époque,  dont il a publié les nouvelles – dont certaines ont été récompensées par des prix prestigieux comme le Hugo, le Nebula ou encore le Locus –  depuis la création du magazine : Ken Liu, Greg Egan, Rich Larson, Peter Watts, Ray Nayler, Alastair Reynolds, Hannu Rajaniemi, Lavie Tidhar, Sam J. Miller, Catherynne M. Valente, Elizabeth Bear, Jeff Vandermeer, Caitlin R. Kiernan, Mary Robinette Kowal, Yoon Ha Lee, Mike Resnik, Nnedi Okorafor, N.K. Jemisin, Kij Johnson, Aliette de Bodard, Ian McDonald, Vandana Singh, Nancy Kress, Joe Haldeman, Sarah Pinsker, Robert Charles Wilson, Pat Cadigan… et même Ursula Le Guin, et encore tant d’autres.

Neil Clarke est un découvreur de talents, et un faiseur dans le genre. On reproche souvent à la science-fiction américaine d’être refermée sur elle-même, ignorante du reste du monde. Là encore, Neil Clarke s’est imposé comme un précurseur. Il y a quelques années, il déclarait : « l’avenir de la science-fiction est international ». Joignant le geste à la parole, il a très tôt ouvert les pages du magazine à des auteurs venus du monde entier, et Clarkesworld propose très régulièrement des textes d’auteurs chinois, indiens, etc. Neil Clarke est d’ailleurs éditeur d’une anthologie des meilleurs textes de science-fiction chinoise « New Voices in Chinese Science Fiction ».

Bref, si vous vous intéressez à la science-fiction moderne et si vous lisez l’anglais, même un peu, je vous invite à jeter un œil à Clarkesworld.

Couverture de Raja Nandepu pour le numéro de septembre 2022

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La Cité des nuages et des oiseaux – Anthony Doerr

Par : FeydRautha
7 septembre 2022 à 10:24

Nous nous émerveillons ces temps-ci, et de ce côté de l’atlantique, de l’intérêt que semblent soudainement porter quelques auteurs de littérature dite blanche à la science-fiction et à l’imaginaire en général. Face à cette dichotomie entre les genres entretenue avec ferveur par les acteurs présents de part et d’autre du grand rift littéraire national, et gardée par une critique officielle qui montre le zèle d’un cerbère terrorisant les vivants qui voudraient aller s’encanailler aux enfers, les américains doivent se marrer. Si tant est qu’ils aient jamais existé, il y a longtemps que les verrous ont chez eux sauté et il y a toute une génération d’auteurs contemporains qui considère que la littérature ne s’encombre pas des genres et use des libertés créatrices offertes par la science-fiction ou le fantastique pour écrire des histoires et penser le monde. Ça donne des prix Pulitzer et un ancien président qui tous les ans publie une liste de recommandations dans laquelle on trouve toujours de la SF. Cela dit, ne boudons pas, puisque la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel s’est donné pour mission de faire découvrir aux lecteurs français ce qui, à mon avis, se fait de mieux en matière de littérature générale de nos jours.

Ce qui nous amène au sujet de ce billet, à savoir à La Cité des nuages et des oiseaux, nouveau roman d’Anthony Doerr (récipiendaire du prix Pulitzer en 2015 pour Toute la lumière que nous ne pouvons voir). Passons tout de suite à la conclusion : c’est pour lire ce genre de livres qu’on a appris un jour l’alphabet à l’école. C’est un excellent roman et, encore une fois, de la très grande littérature.

Prenant la forme de récits enchâssés, La Cité des nuages et des oiseaux rappelle Cloud Atlas de David Mitchell ou Gnomon de Nick Harkaway. On pourra aussi penser à Le Nom de la rose d’Umberto Eco puisqu’il y est question d’un livre perdu, retrouvé, copié, reperdu et transmis d’une époque à l’autre, servant de fil d’Ariane entre les siècles.

« Le conte grec aujourd’hui disparu La Cité des nuages et des oiseaux d’Antoine Diogène, qui relate le voyage d’un berger vers une ville céleste, date probablement de la fin du premier siècle de notre ère. Un résumé byzantin du IXe siècle nous apprend que le récit débutait par un bref prologue dans lequel Diogène s’adressait à sa nièce souffrante […] Mêlant les ingrédients du conte merveilleux, de la quête insensée, de la science-fiction et de l’utopie satirique, la version abrégée de Photios nous laisse penser qu’il s’agissait d’un des récits les plus fascinant de l’Antiquité. »

La Cité des nuages et des oiseaux raconte les histoires, de la naissance à la mort, de cinq personnages parcourant trois époques distinctes – une passée, une présente et la dernière future – et dont le seul lien, de prime abord, est la fascination qu’ils portent pour un texte antique imaginé par Anthony Doerr et inspiré à la fois de Les Oiseaux d’Aristophane, de l’Histoire vraie de Lucien de Samosate et de Les Merveilles d’au-delà de Thulé d’Antoine Diogène. (Le titre original du roman d’Anthony Doerr est Cloud Cuckoo Land, qui fait référence à Aristophane et à l’expression anglaise désignant un territoire utopique et fantaisiste où l’impossible serait possible.)

Le passé raconte l’histoire d’Anna et de Omeir, deux jeunes gens projetés malgré eux dans l’Histoire, chacun d’un côté de la grande muraille de Constantinople en 1453 lors de la prise de la ville par les armées ottomanes de Mehmed II.

Le présent couvre une partie du XXe siècle et le début du XXIe et raconte l’histoire de Zeno, qui traverse la guerre de Corée dans un camp de prisonnier où il s’éprend d’un soldat anglais qui lui transmet sa passion du grec ancien. Mais un jour de 2020 à Lakeport dans l’Idaho, à 86 ans, il croise le chemin de Seymour, jeune homme neuroatypique dont l’extrême sensibilité à la destruction de l’environnement autour de lui l’amène à commettre l’irréparable.

Le futur raconte la vie de Konstance, adolescente vivant à bord d’une nef générationnelle qui a quitté une Terre polluée pour voler à destination de Beta Oph2. Née à bord, elle n’a jamais connu la Terre. Elle ne connaîtra pas non plus Beta Oph2, le temps du voyage dépassant plusieurs vies humaines.

« Je sais pourquoi les bibliothécaires t’ont lue ces vieilles histoires : si elles sont bien racontées, celui qui les écoute reste en vie aussi longtemps que dure le récit. »

De ces histoires individuelles, magnifiquement construites, magnifiquement racontées, profondément saisissantes, je ne dirai rien de plus, vous laissant découvrir chacune des aventures extraordinaires que ces cinq personnages ordinaires ont à vivre. À travers cinq vies, mêlant récit historique, récit contemporain et science-fiction, c’est l’humanité entière que raconte Anthony Doerr. La Cité des nuages et des oiseaux est un livre sur la vie et la mort. C’est un livre sur le temps, ce qu’on en fait dans l’espace d’une vie, et ce qui dépasse nos vies. C’est aussi un livre qui embrasse avec sensibilité et considération de nombreuses thématiques contemporaines : racisme, homophobie, violence sociale et précarité, aliénation et société de consommation, écologie et guerres, préoccupations de notre époque et de celles à venir, en faisant le pari de la complexité et de la nuance tout en évitant le pathos – allant même jusqu’à envisager la possibilité d’une rédemption. La Cité des nuages et des oiseaux est simplement un grand livre.

« Ainsi font les dieux, ils tissent les fils du désastre à l’étoffe de nos vies, afin d’inspirer un chant pour les générations futures. »


D’autres avis : Justaword, Gromovar,


  • Titre : La Cité des nuages et des oiseaux
  • Auteur : Anthony Doerr
  • Traduction : Marina Boraso
  • Publication : 14 septembre 2022, coll. Terres d’Amérique, Albin Michel
  • Nombre de pages : 704
  • Support : papier et numérique

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La Maison aux mille étages – Jan Weiss

Par : FeydRautha
10 septembre 2022 à 14:24

Quel étrange roman que celui-là. Présenté comme un précurseur de la science-fiction européenne – il l’est certainement – La Maison aux mille étages de l’auteur tchécoslovaque Jan Weiss a été publié en 1929, a été traduit et publié en France une première fois en 1969. Il est réédité dans la toute nouvelle collection Le Rayon Imaginaire chez Hachette Heroes à l’occasion de la rentrée littéraire. Depuis sa création en octobre 2021, la collection se donne pour ambition de faire redécouvrir un fond historique avec la réédition d’œuvres marquantes, comme par exemple Frankenstein ou le prométhée moderne, sous une nouvelle traduction d’Elisabeth Vonarburg) et de proposer des nouveautés, comme Les dix mille portes de January d’Alix E. Harrow, qui a lancé la collection, ou Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan que j’avais beaucoup aimé. La Maison aux mille étages s’inscrit dans la politique de réédition, portée à nouveau par une nouvelle traduction.

S’il n’invente pas la dystopie politique (je serais par ailleurs bien incapable de retracer l’histoire du genre), La Maison aux mille étages précède de quelques années les grands romans de science-fiction que souvent on cite en exemple : Le Meilleur des mondes d’Aldoux Huxley (1932), 1984 de Georges Orwell (1949) ou encore Fahrenhheit 451 de Ray Bradbury (1953). Précurseur donc, mais aussi monstrueusement clairvoyant sur l’histoire du XXe siècle.

La Maison aux mille étages fait le récit d’un point de vue subjectif de l’éveil de Petr Brok (Pierre Brok dans l’ancienne traduction), amnésique, au sein d’une tour de mille étages sans porte ni fenêtre. Il y découvre une humanité réduite à l’état d’esclavage enfermée dans un univers sous contrôle, le Mullerdôme, entièrement créé et dirigé par un tyran, l’industriel richissime Ohisver Muller. Petr Brok a une mission : retrouver et libérer une infortunée princesse qui a été enlevée à son père et faite prisonnière dans la tour ( !) et mettre fin aux agissements d’Ohisver Muller.

Le contraste est saisissant entre l’apparente naïveté du récit et de ses personnages et la radicalité dystopique de l’univers que décrit Jan Weiss : esclavage économique, société de surveillance généralisée, dérive absolue d’un monde capitaliste où l’économie remplace toute valeur morale, omniprésence de la publicité et surconsommation. Dans les étages de la tour, les inégalités sociales sont institutionnalisées et savamment entretenues par le système despotique mis en place par Muller, comme dans toute dictature moderne, et si la révolte gronde, la répression policière est tout aussi brutale. Jan Weiss va même jusqu’à prédire l’horreur des chambres à gaz.

La Maison aux mille étages est un roman étrange. C’est une hallucination fiévreuse, labyrinthique, et cauchemardesque où le personnage principal se rêve héros en quête de justice. On y retrouve certaines saveurs des films de Fritz Lang ou du théâtre de Bertolt Brecht. Certainement précurseur dans le genre et surprenant par sa clairvoyance, son intérêt reste toutefois principalement historique, en cela que la dystopie politique est devenue un genre majeur aux mille romans en science-fiction et qu’on trouvera dans des romans plus récents une approche certainement plus parlante et plus en adéquation avec les enjeux et les exigences de notre époque. À choisir, et dans le même registre dystopique, j’ai grandement préféré la lecture d’Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan, publié dans la même collection, tant pour ses qualités romanesques que pour la modernité de ses inventions et ses observations sur notre époque.


  • Titre : La Maison aux mille étages
  • Auteur : Jan Weiss
  • Traduction : Eurydice Antolin
  • Publication : 31 août 2022, coll. Le Rayon imaginaire, Hachette Heroes
  • Nombre de pages : 256
  • Support : papier et numérique

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Les Flibustiers de la mer chimique – Marguerite Imbert

Par : FeydRautha
12 septembre 2022 à 13:02

Quelle excellente surprise que ce livre ! Les Flibustiers de la mer chimique, à paraître chez Albin Michel Imaginaire le 28 septembre, est le deuxième roman écrit par Marguerite Imbert, après Qu’allons-nous faire de ces jours qui s’annoncent ? publié en février 2021 chez Albin Michel. Ce dernier, que je n’ai pas lu, est un roman contemporain ayant pour cadre l’évacuation de la ZAD de Notre Dame des Landes. Les Flibustiers de la mer chimique est donc la première incursion de l’autrice dans le domaine de la science-fiction, mais les thématiques abordées restent proches puisqu’il est ici question d’écologie, ou plutôt de désastre écologique, et de luttes individuelles et collectives dans le but de créer une nouvelle société. Avec un twist balancé dès l’incipit du roman : « Je ne crois pas que l’apocalypse soit nécessairement une chose triste ». Ces quelques mots d’ouverture, le titre du roman et l’illustration de couverture imaginée par Sparth, annoncent la couleur : dans le genre post-apocalyptique, Marguerite Imbert fait tout à l’envers. Et c’est précisément de là que vient la surprise et la joie de cette lecture.

Quelle qu’en soit la date exacte, ce futur est proche, beaucoup trop proche. Mise au pied du mur par le réchauffement climatique, la montée brutale du niveau des océans, les atteintes répétées aux écosystèmes et la pollution généralisée de la terre, de l’air et de l’eau, l’humanité a continué à déconner comme si de rien n’était. Ce fut donc l’hécatombe – dont nous n’apprendrons la nature exacte qu’à la fin du roman – et en quelques jours, huit milliards d’individus s’en sont partis retrouver leur créateur. Un bon paquet d’années plus tard, la planète est ravagée, les océans ne sont plus que des mers chimiques acides et les terres sont en piteux état. On estime tout au plus à un million le nombre de survivants. Un peu partout, des clans se sont formés, se sont battus, des guerres de tribus ont éclaté et des alliances ont été formées. L’heure est à la survie dans un marasme mondialisé où les médicaments et les drogues servent de monnaie d’échange, où les technologies du monde d’avant sont recherchées puisqu’il n’y a plus personne pour en créer de nouvelles, où les transhumains sont autant pourchassés que jalousés, et dans lequel les animaux qui ont survécu ont mutés. Des hordes de chiens intelligents parcourent les continents en exterminant ce qui reste de l’humanité dispersée et, dans les océans, les poulpes, requins ou autres bestioles, sont devenus des géants plus dangereux encore que les eaux mortifères dans lesquelles ils pataugent.

« Je ne sais pas vous, mais moi je me sens jugée. Je sais que nous nous sentions coupables autrefois. Je n’ai pas inventé la honte, encore que j’en serais bien capable. Quand le gouvernement de France lançait ses escadrons par douzaine pour expulser les écolos des sites qu’ils voulaient vendre ou exploiter, les militants criaient : la nature déteste les flics ! Ils passaient à côté de la vérité. La vérité, c’est que la nature déteste la race humaine. »

L’histoire se construit en deux arcs narratifs, qui éventuellement se rejoindront. Le premier a pour personnage principal et narrateur Ismaël. Naturaliste un peu trop âgé et dépressif pour se lancer dans ce type d’aventures, il est toutefois envoyé par la Métareine de Rome en mission. À la suite d’un naufrage, il est fait prisonnier avec ses deux compagnons par une bande de flibustiers dirigée par Jonathan, un jeune capitaine fantasque, sorte de Jack Sparrow du troisième millénaire, qui écume les mers à bord d’un sous-marin nucléaire retapé et accompagné de trois poulpes géants héroïnomanes. Le second arc a pour personnage Alba, jeune femme isolée du monde et éduquée depuis son plus jeune âge à être une Graffeuse, c’est-à-dire une mémoire des connaissances humaines contenues dans les livres, pour les restituer sous forme de fresques. Bien trop jeune et sans expérience de la vie, elle possède d’immenses connaissances théoriques qu’elle ne sait ni hiérarchiser ni confronter à la réalité du monde. Et parfois tout se mélange un peu dans sa tête, surtout qu’elle a clairement une araignée au plafond. Elle est enlevée par les armées de la Métareine de Rome qui la veut à ses côtés. Les Flibustiers de la mer chimique fait le récit des aventures dans lesquelles ces deux personnages vont être entraînés au gré des rencontres qu’ils vont faire chacun de leur côté.

« Le monde est bourré de gens qui luttent et se donnent du mal pour parvenir à leurs fins. Mais certains d’entre nous vagabondent et dansent plus qu’ils n’avancent. Ils les surpasseront toujours sans effort. »

Si l’univers décrit par Marguerite Imbert ressemble aux meilleurs cauchemars de Peter Watts, l’autrice prend le contrepied de la déprime. Le roman assume pleinement sa part sombre, et à l’occasion va gratter dans les plaies, mais l’autrice n’a aucunement l’intention de vous faire sauter par la fenêtre de manière prématurée. Elle instille dans son roman une bonne dose d’humour totalement irrévérencieux et débridé qui sans cesse, en arrière-plan, pointe les errances et les erreurs de l’humanité. Et de ce côté, elle tape large, n’épargnant rien ni personne. À travers une galerie de personnages hauts en couleur, elle illustre un catalogue d’attitudes, probables ou pas, face à l’extinction, depuis ceux qui la souhaitent à ceux qui croient encore à la possibilité d’un avenir. Parmi ceux-là, certains œuvrent, chacun à leur manière, s’attribuent des rôles, se dotent d’une mystique, au risque de reproduire invariablement les erreurs du passé. Jonathan, imprévisible, cruel et joyeux, assume lui totalement la ligne « foutus pour foutus, autant viser le feu d’artifice ». Alba, engoncée dans ses connaissances livresques et ses certitudes, est involontairement comique (et cela donne lieu à des pages très drôles) mais aussi terriblement dramatique. Elle incarne une humanité toute jeune, quasiment une intelligence artificielle sans expérience ni regard critique, qui aborderait l’Histoire sans aucune nuance ni compréhension des liens de cause à effet. Comme si tout cela n’avait finalement aucun sens.

Tragi-comédie post-apocalyptique autant que satire moraliste, Les Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert est un roman débridé, original, effervescent et totalement barré. Un dernier plaisir de lecture avant la fin du monde.


D’autres avis chez : Le Nocher des livres, Gromovar, Weirdaholic, Le Dragon galactique, Au Pays des cave trolls, Les blablas de TachanFeygirlSometimes a book, Ombrebones,


  • Titre : Les Flibustiers de la mer chimique
  • Autrice : Marguerite Imbert
  • Publication : 28 septembre 2022 chez Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 464
  • Support : papier et numérique

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Le Voleur – Claire North

Par : FeydRautha
16 septembre 2022 à 10:16

Nous étions à Venise en 1610, nous sommes désormais à Bangkok en 1938. Deuxième tome de la trilogie La Maison des Jeux de Claire North, Le Voleur fait suite au Serpent. La collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’ nous avait fait un joli cadeau en publiant cette enthousiasmante novella au premier semestre, et nous l’avions fort appréciée. Elle nous avait transportés dans la Sérénissime et fait découvrir la mystérieuse Maison des jeux où se jouent des couronnes et des empires à ses tables de la Haute Loge. Un narrateur resté anonyme, mais bien informé, nous avait proposé de rencontrer Thene et de suivre sa première partie d’envergure. C’est très certainement ce même troublant narrateur, dont on se demande décidément quel rôle il joue au sein de cette histoire, qui nous guide cette fois-ci à travers la Thaïlande à la veille de la seconde guerre mondiale.

Remy Burke est un habitué de la Haute Loge. Voilà une cinquantaine d’années qu’il y joue gros, et qu’il y gagne. S’il n’est pas l’un des plus anciens, il est toutefois considéré comme un vétéran et surtout un joueur doué. Mais lors d’une nuit d’ivresse, il parie et perd. Son opposant, Abhik Lee, le piège et l’amène à accepter une partie dans laquelle les enjeux sont personnels. L’enjeu ? La mémoire de Burke contre quelques années de vie. Le jeu ? Une partie de cache-cache. Le terrain de jeu ? La Thaïlande. Les règles sont simples.

« - À quel genre de jeu ?
- Cache-cache.
- Comme les enfants ?
- Exactement comme les enfants. Je me cache. Quelqu’un d’autre me cherche. Quand il m’attrapera, on échangera les rôles et je le chercherai. Le vainqueur est celui qui reste caché le plus longtemps.
- Vous jouez à un jeu très étrange.
- J’étais ivre quand j’ai dit oui.
- Et ce jeu, vous dites que c’est aussi un pèlerinage ?
- Un bon jeu ne fait pas seulement sourire. »

Remy Burke est le chassé et il dispose de trente jours pour échapper, sans aucune aide extérieure, au chasseur Abhik Lee. Mais rapidement il se rend compte que le jeu est très déséquilibré en sa défaveur. Abhik Lee dispose de cartes qui n’ont rien à voir avec une simple partie de cache-cache entre deux joueurs.

Comme dans Le serpent, la reconstitution historique documentée du cadre du récit en fait l’un des intérêts principaux. À la veille de la seconde guerre mondiale, le monde et les relations entre pays colonisés et pays colonisateurs sont sur le point de basculer. En Asie du Sud-Est, c’est l’ombre de l’invasion japonaise qui plane. Plus que les actions du personnage principal, se sont ses rencontres avec les personnages secondaires au cours de la partie qui se joue qui font le sel du récit. Comme précédemment, et notamment par l’entremise du narrateur omniscient qui s’adresse au lecteur, parfois pour lui raconter l’avenir des personnages croisés en chemin, ce n’est pas la partie en cours qui est la plus importante, c’est celle qui se joue en arrière-plan. Et si nous sommes en apparence loin des enjeux politiques qui sous-tendaient le jeu dans Le Serpent, nous en sommes en fait en plein cœur. Tout n’est toujours question que de perspective, de tour de main et d’illusions. Dans la Haute Loge de la maison des jeux, une partie en cache toujours une autre et il n’y a jamais de hasard. Le hasard est une construction et des forces s’affrontent à travers l’Histoire, mettent en place des pions, et jouent les parties sur des siècles. C’est un Grand Jeu dans lequel les joueurs sont eux-mêmes des pions. Et c’est cette histoire là qui se trame en filigrane dans la série La Maison des Jeux de Claire North. Il faut ici encore souligner l’importance du narrateur, et la riche utilisation qui en est faite par l’autrice, qui apporte à la série cette dimension sortant le récit des strictes limites du scénario.

Derrière un récit en apparence plus simple, une partie de cache-cache plutôt qu’un échiquier politique, Le Voleur dévoile un univers plus complexe que le premier volume de la série. On y retrouve l’écriture savoureuse de l’autrice qui dresse les portraits vivants de personnages croisés parfois très brièvement mais qui, par leur destin, habitent totalement le roman. Comme son prédécesseur, Le Serpent, c’est une nouvelle fois une très belle réussite. Ne reste plus qu’à attendre le troisième volet, et je me prends à rêver qu’il ne soit pas le dernier tant cet univers est riche de récits.


D’autres avis : Outrelivres, Gromovar,


  • Titre : Le Voleur
  • Autrice : Claire North
  • Série : La Maison des Jeux
  • Traduction : Michel Pagel
  • Illustration : Aurélien Police
  • Publication : 22 septembre 2022, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 160
  • Support : papier et numérique

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Un Psaume pour les recyclés sauvages – Becky Chambers

Par : FeydRautha
21 septembre 2022 à 13:04

Pour vous qui avez besoin de souffler. La dédicace en ouverture du dernier livre de Becky Chambers vous dit tout ce qu’il y a à en savoir. Un Psaume pour les recyclés sauvages, novella qui vient de remporter le prix Hugo 2022 du meilleur texte court, fait partie des livres de la rentrée littéraire chez l’Atalante, éditeur exclusif de tous les textes de l’autrice à ce jour en France. Celle-ci ayant acquis une solide réputation dans l’hexagone auprès du lectorat d’imaginaire pour son approche résolument solaire et optimiste de la science-fiction, au point qu’elle en soit devenue la représentante la plus célébrée du courant hopepunk, chaque nouvelle parution signée de son nom crée une excitation tangible dans notre petit microcosme et fait causer.

Personnellement, je n’avais pas été particulièrement enthousiasmé par la série des Voyageurs – constituée de L’Espace d’un an (2016), Libration (2017) et Archives de l’exode (2019) – qui trainait un peu trop en longueur à mon sens et avait suscité chez moi un vague ennui bienveillant. C’est comme le thé. J’envie les personnes qui y trouve un tel réconfort qu’elles peuvent en boire de grandes quantités, mais c’est un goût que je ne partage pas. J’ai une préférence pour le café noir, serré. De la même manière, je trouve Becky Chambers plus convaincante dans la forme courte, et j’avais ainsi été très agréablement surpris, et touché, par Apprendre, si par bonheur…, autre novella précédemment publiée chez L’Atalante. Ce qui nous amène à Un Psaume pour les recyclés sauvages.

Nous sommes ailleurs et dans un autre temps. Une lune orbitant une planète à une époque post-industrielle. Il y a eu la Transition. L’humanité a dû trouver un compromis avec la Nature après l’avoir brutalisée, et revenir à un mode de vie responsable. La technologie n’a pas été abandonnée, elle fait partie de la solution aux problèmes du passé. Mais elle n’a plus la même emprise sur les vies. Dans le même temps, les robots ont acquis la conscience, et avec la bénédiction de leurs créateurs, ont abandonné les tâches pour lesquelles ils avaient été conçus et se sont retirés de la société des hommes. Les uns et les autres ne se sont pas croisés depuis deux siècles, et tout va bien. Becky Chambers décrit une forme d’utopie futuriste apaisée, harmonieuse.

« J’ai lu des livres, des textes monastiques, tout ce que j’ai pu trouver. J’ai redoublé d’efforts dans mon travail, j’ai accompli des pèlerinages dans tous les lieux qui m’inspiraient autrefois, j’ai écouté de la musique, j’ai admiré des œuvres d’art, j’ai fait du sport, j’ai fait l’amour, j’ai fait attention de dormir suffisamment et j’ai mangé équilibré, et malgré tout, quelque chose manque. »

Ce qui manque à Dex, c’est le sens. Froeur Dex est moine de thé. Sa vocation monastique remonte à loin, à l’enfance. Quittant la ville et le monastère, Dex s’engage sur les routes avec sa roulotte électrique pour faire ce que font les moines de thé : alléger les petits tracas du quotidien en servant un thé réconfortant à ceux qui ressentent le besoin de souffler un moment. Et si dans cette mission, Dex excelle, elle ne suffit pas. Froeur Dex traverse une crise existentielle qui l’amène en dehors des chemins. C’est là qu’iel fait la rencontre d’un robot, Omphale. Tous deux seront amenés à faire connaissance.

Un Psaume pour les recyclés sauvages est une fable philosophique qui, par de nombreux aspects, emprunte au bouddhisme. Texte court, il est aussi lent à démarrer, étonnamment. Mais sa deuxième partie, celle où le chemin est le prétexte à une discussion entre un moine et un robot sur le sens de la vie, égrainant au passage les réflexions sur les différences culturelles et le rapport à l’altérité et au monde, est ce qui fait tout son intérêt. S’il n’a pas le piquant d’Apprendre, si par bonheur… le texte est une courte lecture agréable et… apaisante. Si vous avez besoin de souffler pendant une heure.


D’autres avis : L’imaginarium électrique, Ombrebones, Le Nocher des livres, Vive la SFFF,


  • Titre : Un Psaume pour les recyclés sauvages
  • Autrice : Becky Chambers
  • Traduction : Marie Surgers
  • Publication : 15 septembre 2022, L’Atalante
  • Nombre de pages : 136
  • Support : papier et numérique

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[Billet d’humeur] Le livre, ce produit de luxe.

Par : FeydRautha
23 septembre 2022 à 11:11

Une fois n’est pas coutume, je m’autorise un billet d’humeur sur ce blog. Dans cet article paru hier dans Actuallité, on apprend que le ministère de la Culture a fixé à 3€ le montant minimum obligatoire pour l’expédition des livres. Ce qui signifie que lorsque vous achèterez un livre en ligne, il vous faudra débourser 3€ supplémentaires. Ce montant sera réduit à 1 centime pour les commandes de plus de 35€. L’intention de cette réglementation, en apparence, est de contrer la concurrence faite aux libraires par les grands acteurs du commerce en ligne. Ceux-ci, jusqu’ici, prenaient en charge les frais d’envoi. Ils n’auront plus à le faire et le coût devra désormais être assuré par le lecteur. De fait, cette règlementation va profiter à ces grands distributeurs. Les plus petits, eux, vont souffrir. Plus encore, les petites maisons d’édition, qui ne bénéficient pas d’une distribution importante en librairie et vendaient leurs livres eux-mêmes directement à leurs lecteurs, vont souffrir. Ainsi que les auteurs. Une fois encore, la loi favorise les grosses structures de diffusion et les grandes maisons d’édition aux dépens des plus modestes. Cela aboutira à une réduction de l’offre accessible aux lecteurs et à une réduction de l’attractivité du livre. Ce dont, à ce moment de son histoire, il se serait bien passé. Non, il n’y aura pas plus de lecteurs dans les librairies. Il y aura juste moins de lecteurs.

La vitrine de la librairie spécialisée Le Nuage vert à Paris, ce matin.

En répercussion de la crise du papier, en cette fin d’année les livres en grand format vont allégrement dépasser la barre symbolique des 25€. Gros lecteur, je n’ai personnellement pas les moyens d’ajouter 3€ à ce prix déjà élevé. Par chance, j’habite en région parisienne et j’ai un accès relativement facile à des librairies spécialisées dans lesquelles je vais pouvoir continuer à commander et acheter des livres. Mais je suis aussi client des services d’achat en ligne. Notamment auprès des maisons d’édition indépendantes dont j’achète les livres via leurs sites, souvent en précommande, dans le but de les soutenir. Je grouperai donc mes achats afin de dépasser le seuil des 35€. Rien de dramatique donc. Mais il y aura tout de même conséquence. Je limiterai désormais les achats compulsifs, auxquels je m’adonnais avec plaisir car ils me fournissaient l’occasion de découvertes heureuses, et qui au final constituaient une partie importante de mes achats. En lieu et place, je privilégierai les achats réfléchis, sages, vers des valeurs sûres et moins aventureuses.

Puisque nous sommes sur un blog, parlons aussi des conséquences sur les chroniques qui seront ici publiées, quand bien même cela est dérisoire. Vous l’avez peut-être noté, je chronique moins de livres en VO depuis quelques temps. Cela est dû aux difficultés d’achat de livres en Angleterre depuis le Brexit. J’ai dû donc revenir au format électronique qui est loin d’être un format que j’apprécie. Moins de livres lus donc. En ce qui concerne les lectures en VF, l’achat groupé auprès des éditeurs introduira mécaniquement un temps de délai entre la parution du livre et sa chronique.  Je ne précommanderai plus, mais j’attendrai quelques mois afin de faire des commandes pour plusieurs ouvrages. Les chroniques seront donc publiées au fil de l’eau, tout aussi régulièrement mais plus tardivement. (Seuls les livres reçus en service-presse, c’est-à-dire ceux publiés par Albin Michel Imaginaire puisqu’il s’agit du seul éditeur dont je reçois régulièrement des SP, pourront encore être chroniqués au moment de leur sortie.)

Voilà. Rien de dramatique, juste un billet d’humeur. Les vrais problèmes sont ailleurs. Keep reading.

renaudorion

Ymir – Rich Larson

Par : FeydRautha
25 septembre 2022 à 12:43

Nouveau jeune prodige de la science-fiction nord-américaine  ̶  par défaut dirons-nous puisque le parcours personnel de cet auteur de nationalité canadienne, né au Niger et ayant vécu en Europe après avoir pas mal bourlingué, relativise un peu cette catégorisation    ̶    Rich Larson s’est fait un nom en France par ses nouvelles. Ce sont les Quarante-Deux qui l’ont découvert et fait publier en partenariat avec les éditions Le Bélial’ d’abord dans la revue Bifrost, comme il se doit, puis dans le recueil La Fabrique des lendemains qui a reçu le grand Prix de l’imaginaire 2021 dans la catégorie recueil de nouvelles étrangères, soit à une époque où ce prix était encore dédié à la promotion des littératures de l’imaginaire et non à celle de la littérature blanche (paf !). La publication de son premier roman adulte, le deuxième après une incursion dans le domaine de la littérature jeunesse avec Annex (non traduit) en 2018, était donc fort attendue. Le voilà qui nous arrive chez Le Bélial’ le 29 septembre sous le titre Ymir, une traduction aux oignons de Pierre-Paul Durastanti (qui a dû bien saigner) et une superbe couverture de Pascal Blanché.

Ymir est une planète froide et inhospitalière, en bordure de la zone de colonisation humaine. C’est ici que Yorick est né et a vécu une jeunesse difficile, auprès d’une mère peu aimante et d’un frère trop fragile, entre pauvreté et rejet, lui qui n’est pas un pur sang-froid d’Ymir mais un demi-sang mêlé avec celui d’un père outremondain reparti depuis. Sur Ymir, il s’était juré de ne jamais remettre les pieds. Pour la fuir, il est devenu agent de la Compagnie. La Compagnie est une méga-corporation qui gère et assujettit les planètes pour leurs ressources minières, tout en y apportant une technologie avancée sous forme d’implants, de modifications génétiques, de réseau global ou encore de droïdes. Les transferts non- physiques entre mondes se font grâce à l’ansible, soit des structures laissées sur place par une ancienne civilisation désormais disparue, dont les humains sont incapables de reproduire la technologie mais savent se servir. Avec cette technologie vient une menace. Les Anciens ont aussi laissé derrière eux des créatures semi-biologiques semi-mécaniques, véritables armes de guerre déchainant une violence sans limite, les grendels. Ces derniers sont la spécialité de Yorick. Yorick est un tueur de grendel. Il en a déjà onze à son tableau de chasse, sur autant de mondes gérés par la Compagnie. Or, à creuser trop profondément au fond des mines d’Ymir, les humains ont réveillé, non pas un Balrog, mais un grendel. La compagnie et son tout puissant algorithme ont décidé qu’il serait bien de renvoyer Yorick sur Ymir. C’est là que les problèmes commencent. Ymir est la réification des failles de Yorick. Elle est son passé douloureux et maudit, lui qui a trahi la planète, son peuple, et son propre frère Thello pour mettre fin à une rébellion des mineurs face à la Compagnie avant de s’enfuir. Yorick va devoir affronter pire que le grendel, son passé et son frère, cet ennemi qui un soir fatidique lui a tiré en pleine tête, le laissant défiguré à vie.

Où sont tes plaisanteries maintenant Yorick ? Tes gambades, tes chansons, tes éclairs de gaieté dont hurlait de rire toute la table ? Aucune aujourd’hui pour moquer ta propre grimace ? Rien que cette mâchoire tombante ? Monologue sur la mortalité, Hamlet, acte V, scène 1.

Sans surprise si on a lu les nouvelles de Rich Larson, Ymir est un roman sombre et violent dans une veine post-cyberpunk peuplée de néologismes (pauvre Pierre-Paul Durastanti !) et de technologies invasives, de drogues qui déglinguent les cerveaux et d’implants qui se substituent aux faiblesses naturelles humaines la plupart du temps en les renforçant, au moins d’un point de vue psychologique. C’est un roman riche, débridé, une science-fiction qui ne fait pas semblant en y trempant juste un orteil pour se donner des airs sans trop y toucher. Rich Larson, à son habitude, rentre dedans et pousse devant tant qu’il peut. Il ne fait pas dans l’allégorie facile et transparente, mais plante un cauchemar, un futur inhospitalier comme sa planète et ses habitants, empli de crevasses, de failles, de coupures dans la matière, dans les esprits et dans les chairs (il s’agit là d’une image centrale dans le roman). Il taille, brutalise et déploie une infinité de grapins qui vont s’accrocher là où ça fait le plus mal. L’univers décrit par Rich Larson est un monde cruel qui broie les humains. Ymir est un roman principalement centré sur l’action et le destin des personnages et son ADN tient plus du récit épique antique et de la tragédie shakespearienne, avec un personnage principal qui réalise lentement qu’il n’est pas au centre de l’histoire, que du conte philosophique.

Dans la propre bibliographie de Rich Larson, Ymir emprunte le plus à sa nouvelle « Ice », adaptée en épisode dans la série d’animation LOVE DEATH + ROBOTS diffusée sur Netflix. Outre le monde glaciaire, on y retrouve une terminologie et des thèmes communs. Ice pourrait être un épisode tiré de la jeunesse de Yorick et Thello. Au-delà, Ymir est un roman qui est à la croisée du film Alien et du roman Carbone modifié de Richard Morgan. Yorick, personnage et héros antipathique au possible, a tout d’un Takeshi Kovacs. On l’a souvent dit, tout en incarnant un renouveau dans le monde de la science-fiction parce qu’il a réussi rapidement à développer une voix personnelle et unique dans le genre, Rich Larson s’appuie largement sur les acquis du genre et n’hésite pas à employer, quitte à les détourner, les tropes du genre.  Dans cette interview en anglais, l’auteur dit s’être inspiré autant de Les Misérables de Victor Hugo, que de Carbone modifié de Richard Morgan ou du Neuromancien de William Gibson. (Une majeure partie du roman se déroule dans l’Entaille, faille à la surface de la plante Ymir qui protège ses habitants du froid et où s’établit une ville protégée sous un ciel artificiel qui a parfois la couleur d’une télévision calée sur un émetteur hors service.) Ce ne sont pas les seules influences et le lecteur féru de science-fiction en trouvera mille et une autres allant de Dune de Frank Herbert à La Sonate Hydrogène de Iain M. Banks à Vision aveugle de Peter Watts. La science-fiction se construit sur les épaules des géants et évite ainsi de réinventer sans cesse la roue.

Je mettrais toutefois quelques bémols. Il faut toujours mettre des bémols, sinon on joue toutes les partitions en do majeur et on finit par tourner en rond. Ymir est un patchwork d’influences. Mais à trop s’inspirer, à trop rejouer la partition sans altération, on risque le manque d’originalité. Après un démarrage tonitruant    ̶    les premiers chapitres du roman impressionnent et démontrent s’il le fallait la virtuosité de la plume de son auteur    ̶   la suite s’inspire pour moi trop de Carbone modifié, quand bien même Rich Larson inverse les codes morganien. J’aurais aimé que l’auteur s’en libère pour proposer un récit et un univers plus personnels. Encore une fois : ces premiers chapitres ! D’autre part, Ymir, la planète, aurait bénéficié d’un traitement plus développé pour que le roman atteigne pleinement le statut de planet opera. Si elle a son importance dans le récit, elle n’est pas un personnage de plein titre. Et je trouve cela dommage. Dans l’interview citée ci-dessus, Rich Larson dit d’Ymir qu’il est le meilleur roman qu’il pouvait écrire à ce moment-là de son évolution en tant qu’auteur mais, de manière assez habituelle chez lui reconnaissons-le, ne lui prédit pas un grand avenir au-delà d’une reconnaissance chez les fans de SF. Notons que dans sa chronique dans le magazine Locus, Paul di Filippo au contraire y voit une œuvre qui fera date. Pour ma part, je pense que Rich Larson est capable de mieux et qu’il est loin d’avoir encore dit son dernier mot.

Au-delà de ces quelques réserves, Ymir est un très bon roman de science-fiction qui assume son caractère classique pour y injecter une bonne dose de modernité de ton et d’intention. L’écriture de Rich Larson impressionne toujours autant, comme elle le faisait déjà dans le format court, par sa liberté et sa dextérité. L’auteur manie les concepts et les mots avec l’élégance brute de ceux pour qui le génie n’est pas une simple posture mais un feu intérieur. C’est indéniablement un roman à côté duquel le lecteur de science-fiction qui s’intéresse à ses développements les plus contemporains ne devrait pas passer.

Si vous voulez découvrir ce roman, vous pouvez en télécharger un extrait sur cette page.


D’autres avis : Xeno Swarm (sur la VO), Le nocher des livresQuoi de neuf sur ma pile, Le Dragon galactique,


  • Titre : Ymir
  • Auteur : Rich Larson
  • Traduction : Pierre-Paul Durastanti
  • Parution : le 29 septembre aux éditions Le Bélial’
  • Illustration de couverture : Pascal Blanché
  • Nombre de pages : 384
  • Support : papier et numérique

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Or not to be – Fabrice Colin

Par : FeydRautha
30 septembre 2022 à 13:18

À la suite de Sayonara Baby de Fabrice Colin, et toujours en préparation de la lecture de son nouveau roman à paraitre dans la collection Le Rayon Imaginaire début octobre sous le titre Golden Age, j’ai lu Or not to be de l’auteur. Robert Louit, traducteur de J.G. Balard et de Philip K. Dick, disait de la spéculative-fiction de ces deux auteurs qu’elle « penchait plutôt du côté de Freud que d’Einstein ».  C’est dans cet élan, devenu mouvement littéraire avec la New Wave des années 60 et 70, que s’inscrit Fabrice Colin. C’était le cas de Sayonara Baby, ça l’est encore de Or not to be.

Nous sommes en 1923, et Vitus Amleth de Saint-Ange, pensionnaire depuis sept ans de l’institution d’Elisnear Manor suite à une tentative de suicide, apprend le décès de sa mère. Il s’enfuit pour rejoindre Londres. Vitus est décrit par son psychiatre, jeune docteur américain intéressé par des nouvelles approches dans le traitement des malades, comme un cas pathologique n’offrant que peu de chance de rémission. Il souffre d’amnésie, ayant occulté tout souvenir après l’âge de sept ans, d’un fort complexe œdipien, et d’une obsession délirante pour les œuvres de Shakespeare depuis l’enfance. Plus encore, il est persuadé que le dramaturge, qu’il appelle le barde, communique avec lui par visions et rêves. Son retour à Londres, dans la maison de sa mère, sa rencontre avec son oncle, ne va faire que raviver des souvenirs dont il ne veut pas, qu’il ne peut assumer, et rejette. Face à une quête d’identité impossible car insurmontable, c’est donc naturellement qu’il va se tourner vers Shakespeare et partir sur les traces du barde, jusqu’au village de Fayrwood dans le nord de l’Angleterre, où le dieu Pan habite encore les forêts. Il va tenter de comprendre, selon ses termes, comment Shakespeare était devenu l’égal des Dieux. Là, la trame du réel va rapidement se disloquer pour laisser la place au fantastique.

Vitus étant le narrateur de son propre récit, Or not to be est un objet littéraire expérimental. Le point de vue autodiégétique d’un esprit fortement perturbé par ses obsessions et ses biais cognitifs poussant à la fuite en avant donne lieu à une déconstruction du récit classique. En plus de briser la structure et la chronologie, Fabrice Colin multiplie les formes narratives autant que les registres, passant du récit au journal, de la poésie lyrique à la pièce de théâtre en actes au moment où le théâtre cartésien (concept que j’emprunte à Daniel Dennett) du narrateur s’écroule sous son propre poids. Il joue des ambiances, sautant de la mélancholie à l’horreur fantastique en quelques pages, offrant au passage au lecteur l’épisode d’un repas de famille qui n’a rien à envier au Festen de Thomas Vinterberg, ou celui de la confession d’un prêtre qu’un certain marquis n’aurait pas reniée. C’est ainsi toute une discussion sur les liens entre les tourments de l’âme et l’art qui s’engage dans ces pages, entretenue par la plume aussi sauvage qu’experte de Fabrice Colin.

Or not to be est une expérience littéraire vertigineuse où rien n’est jamais acquis. C’est un roman qui bouscule les frontières du réel et de l’imaginaire et jette le lecteur dans un labyrinthe halluciné et hallucinogène. Je peux reprendre ici à l’identique les derniers mots que j’avais écrits au sujet de Sayonara baby : Fabrice Colin déroule une ligne débridée et il le fait sans se retourner pour voir si vous suivez. Au lecteur de la saisir, ou de la laisser filer, et de cliver les couches de surréalité.


  • Titre : or not to be
  • Auteur : Fabrice Colin
  • Publication : janvier 2002, L’Atalante
  • Nombre de pages : 365
  • Support : papier et numérique

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Journal d’une révision de traduction : Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge

Par : FeydRautha
3 octobre 2022 à 11:31

Je me souviens, c’était un lundi. Camille Racine, éditrice responsable de la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, nous faisait part des projets de rééditions pour l’année 2022. Au programme, Hypérion de Dan Simmons en version reliée collector (sortie le 22 septembre) et Un feu sur l’abîme de Vernor Vinge qui doit paraître le 13 octobre. Puisque qu’avec mon partenaire de crime Fabien Le Roy nous avions réalisé la révision de l’ensemble du cycle de Dune de Frank Herbert, Camille a souhaité nous consulter sur la nécessité ou non de réviser les traductions de ces deux textes. Il nous est rapidement apparu qu’il n’y avait aucun besoin de toucher à celle d’Hypérion. Quant à Un Feu sur l’abîme… Fabien et moi avons décidé d’évaluer indépendamment le prologue du roman et de proposer chacun de notre côté des révisions possibles. Nos deux versions comparées proposaient de nombreuses corrections nécessaires et complémentaires.  Camille a donc pris la décision de nous confier la tâche d’une révision complète du texte. Fabien et moi allions, comme pour le cycle de Dune, à nouveau travailler à quatre mains sur le plus connu des romans de Vernor Vinge. Pourquoi à quatre mains ? Parce l’expérience sur Arrakis nous avait montré que notre approche était complémentaire, moi intervenant plus facilement sur des questions techniques et de terminologie et Fabien sur la tournure des phrases, et que nous apprécions de travailler ensemble, tout simplement.

Je vous propose dans cet article un regard en coulisses pour expliquer comment et pourquoi nous avons révisé cette traduction.

À chaque roman son histoire et les raisons qui ont amené à la révision de Dune puis des cinq autres livres du cycle ont été expliquées ici et . Pourquoi réviser la traduction proposée par Guy Abadia en 1994 pour Un feu sur l’abîme ?  A Fire Upon the Deep (dans la version  originale) a été publié aux Etats-Unis en 1992, un an avant que Vernor Vinge ne publie un article séminal sur la singularité technologique en popularisant le terme : « The Coming Technological Singularity: How to Survive in the Post-Human Era » dans la revue Whole Earth Review (1993). La singularité désigne le moment hypothétique où l’évolution technologique dépassera la capacité humaine à la contrôler, notamment par l’avènement de l’intelligence artificielle. À partir de ce moment, le futur de la civilisation deviendra totalement imprédictible. Un feu sur l’abîme est un roman post-singularité qui imagine un avenir lointain dans lequel l’espèce humaine est très largement dépassée technologiquement par des intelligences artificielles devenues l’égal des dieux. Mais Vernor Vinge y ajoute un twist. Il imagine que le niveau de développement technologique des différentes civilisations peuplant la Galaxie est soumis à la géographie : plus vous êtes éloignés du centre galactique, plus les technologies sont avancées. Plus vous vous en rapprochez, et plus celle-ci deviennent physiquement impossibles. La Voie Lactée se divise ainsi en trois grandes zones : les Profondeurs inconscientes, au plus proche du centre galactique, les Lenteurs et l’En-delà sur le pourtour.

Pour replacer les choses, rappelons-nous que le CERN n’ouvre sa première connexion à internet qu’en 1989, et que le World Wide Web n’est rendu accessible au grand public qu’en 1993. Internet envahi le monde alors que Guy Abadia planche sur la traduction du roman de Vernor Vinge. Si depuis, la terminologie informatique a imprégné la culture mondiale, ce n’était en 1994 pas encore le cas. Il est évidemment question dans Un Feu sur l’abîme d’informatique, de code, d’entités numériques et de réseaux de communication. Ces entités numériques sont issues de codes informatiques extrêmement développés. Vernor Vinge imaginait dès 1992 un réseau de communication à l’échelle de la galaxie, l’équivalent de nos tchats aujourd’hui, et des pages entières du roman sont écrites sous forme de communications sur des réseaux de diffusion communs. (Notons que la même idée avait été proposée à l’identique en 1983 par Vonda McIntyre dans le roman Superluminal.) Il a donc fallu adapter, pour la moderniser et la rendre plus compréhensible aujourd’hui, la terminologie. Un exemple simple : là où Guy Abadia faisait référence à des « recettes » pour parler de code informatique, nous avons choisi de parler d’ « algorithme », plus parlant à notre époque. De même pour « crypte » qui n’a pas de sens dans ce contexte et devient « cryptage » dans la révision. « Communicateur » devient « visiophone ». Nous avons mis à jour très largement tous les termes techniques et ce dans le but de fluidifier la lecture d’un roman très dense en information et très pointu quant aux concepts scientifiques et techniques dont il fait l’usage.

Un Feu sur l’abîme est aussi un space opera, et la terminologie technique ne se limite pas, loin de là, au registre de l’informatique et des réseaux. Elle concerne aussi le voyage spatial et les modes de propulsion des engins spatiaux. C’est d’autant plus important que, comme je l’expliquais précédemment, le niveau de technologie utilisable dans la galaxie dépend de l’endroit où vous vous trouvez. Pour un voyage allant de l’extérieur vers l’intérieur, ce que vont faire les personnages du roman, vous devrez utiliser plusieurs modes de propulsion qui vont du plus avancé au plus primaire, et pour ainsi dire finir à la rame. Vernor Vinge a convoqué dans son roman un peu toute l’histoire de la SF dans ce domaine en faisant appel à différents types de propulsion : le moteur-fusée à propulsion chimique, qui est celui de notre époque, utilisable n’importe où et notamment dans l’atmosphère des planètes, les moteurs torches à fusion nucléaire, introduit par Robert A. Heinlein en 1953 dans la nouvelle Sky Lift et repris depuis de nombreux textes dont Hypérion de Dan Simmons, les statoréacteurs à collecteur Bussard ou ramscoop en anglais (comme chez Larry Niven, Carl Sagan, Poul Anderson, ou encore Alastair Reynolds), et enfin l’hyperpropulsion, solution favorite pour des voyages plus rapides que la lumière en SF. Ces différents termes n’étaient que confusément retranscris dans la traduction originale. Le terme anglais ramscoop, par exemple, n’était tout simplemement pas traduit. Nous avons rétabli le sens en utilisant « statoréacteurs à collecteur Bussard », ou « statoréacteurs Bussard », et encore plus simplement « statoréacteurs ». L’ultradrive de Vernor Vinge était traduit par « ultra-poussée ». Ultradrive est un terme équivalent à hyperdrive, plus souvent utilisé en SF. Nous avons préféré « ultrapropulsion » pour garder la spécificité du roman. De la même manière, « les sarcophages cryotechniques » de Guy Abadia sont devenus des « capsules cryogéniques », terme plus approprié et plus courant de nos jours.

Le même travail a été conduit sur la terminologie propre à différents domaines, dont la navigation maritime (!), et en particulier à la biologie. Le terme « race », incorrect, a été remplacé par « espèce » là où il le fallait. Autre exemple, « Papilles oculaires », a été remplacé par « ocelles ». Un terme particulier posait un problème de traduction. Il s’agit de Brood Kenner qui désigne une technique de sélection des individus pour former des groupes compatibles dans le cadre d’un élevage. Guy Abadia a créé un néologisme qui, pour des raisons d’étymologie, me dérangeait : « mulpathie ». Nous l’avons remplacé par le plus parlant « assemblage sélectif » et désigné ses pratiquants par le terme d’ « assembleurs ».

Un des changements les plus importants à travers le texte a été de mieux caractériser la description d’une espèce extra-terrestre présente dans le roman et nommée les Cavaliers des Skrodes. Il s’agit d’une espèce végétale, qu’on peut voir comme une sorte de bonzaï ornemental qui se déplace sur une planche à roulettes. Abadia avait malencontreusement utilisé les mots « tentacules » et appendices » pour désigner leurs membres, ce qui amenait à se faire une mauvaise représentation de ces créatures originales. Nous avons remplacé ces deux termes par « tiges », « vrilles », « frondes » et « frondaison » afin de mieux représenter les Cavaliers.

Ceci m’amène à évoquer des changements de noms qui nous avons introduits dans cette révision. Le premier concerne un des Cavaliers des Skrodes nommé précédemment « Coquille bleue ». Nous l’avons désormais appelé « Cosse bleue » pour rappeler son origine végétale. (Blueshell en anglais, shell signifiant aussi bien coquille que cosse.). D’autres noms ont été modifiés. Une partie du roman se déroule sur une planète occupée par une civilisation dont les membres sont les Dards. L’un des personnages principaux de cette civilisation est nommé Le Sculpteur (woodcarver). La ville créée par Le Sculpteur est désignée dans la version originale par la forme possessive woodcarver’s. Ne disposant pas de cette option en français, Abadia a utilisé le nom « Le Sculpteur » pour le personnage comme pour la ville, ce qui amenait à une certaine confusion, voire à des contresens. Nous avons opté pour une solution simple, et élégante à mon avis, qui est de garder « Le Sculpteur » pour désigner le personnage et d’adopter « Sculpture » pour la ville. Un autre personnage important de cette civilisation est Le Dépeceur (traduction de Flenser en anglais). Étonnamment, Abadia avait choisi d’utiliser aussi bien « Le Dépeceur » comme titre, et « Flenser » comme nom propre, ce qui introduisait parfois une certaine confusion. Nous avons préféré n’utiliser que « Le Dépeceur ». D’autres noms de civilisations ou groupes de personnes n’étaient pas non plus traduits, notamment dans les communications cryptées sur le réseau. Fabien Le Roy a fait un formidable travail de transcription de la poésie de ces noms. Je vous laisse apprécier le résultat : Twirlip devient « Tourne-bouche » ; Motley Hatch, « Couvée bigarrée » ; Windsong , « Chant-du-vent » ; Shortstop, «  Brefarrêt » ; Debley Down,  « Debley-le-bas », etc. Personnellement, je trouve ça superbe.

En parallèle à ces changements d’ordre technique qu’il est aisé de rapporter dans le cadre de cet article, le texte a largement été remanié, rendu plus clair, fluide et compréhensible. Je ne peux évidemment vous en donner le détail. Un tel compte rendu ferait très exactement la taille du roman. Mais je peux ici encore expliciter un aspect de notre travail. Nous avons porté un soin particulier au niveau de langage utilisé par les différents protagonistes de l’histoire. Le thème principal du roman Un Feu sur l’abîme est d’illustrer de différentes manières la confrontation d’une civilisation donnée à une technologie très avancée et a priori inconcevable. Je pense qu’on peut faire un rapprochement entre le roman de Vernor Vinge, et l’essai Guns, Germs, and Steel publié en 1997 par Jared Diamond, dans lequel le géographe lie le niveau développement des sociétés à leur occupation géographique sur les continents, pour des raisons de ressources essentiellement, et montre les dégâts historiquement induits par la rencontre de niveaux technologiques très différents.

Dans Un Feu sur l’abîme, les civilisations galactiques, dont les humains, sont confrontées à la menace d’une ancienne intelligence artificielle. Deux enfants humains échappent à un massacre et trouvent refuge sur la planète des Dards, proche du centre galactique, et dotée d’un niveau technologique de type médiéval. Cette partie du livre donne au roman une coloration fantasy, bien qu’il s’agisse indéniablement de science-fiction. Les Dards vont ainsi eux-aussi être confrontés à une technologie très avancée, celle des humains. Cette confrontation passe aussi par le langage. Celui des IA n’est pas le même que celui des humains, avec des différences notables entre le langage des enfants et celui des adultes, différent celui des espèces extra-terrestre plus avancées, et plus différent encore de celui des Dards. La traduction originale avait tendance à effacer ces différences, pour faciliter la lecture, alors que la version originale en anglais les marque. Nous avons choisi de retravailler cet aspect pour se rapprocher de la VO et distinguer nettement les capacités de chacun à exprimer certaines idées et manier les concepts technologiques. Je pense que nous y avons réussi. Mais ce sera aux lecteurs, à vous, de le confirmer.


Un Feu sur l’abîme, Venor Vinge. Robert Laffont, collection Ailleurs et Demain. Traduction révisée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy. Couverture d’Aurélien Police. 672 pages. À paraître le 13 octobre 2022.

« Dans une galaxie où l’évolution technologique et les lois qui la gouvernent dépendent de la place que vous y occupez, il est risqué de s’aventurer en dehors de votre zone.

Lorsque la jeune et ambitieuse civilisation humaine libère accidentellement une ancienne intelligence artificielle, celle-ci – la Perversion – menace l’Univers tout entier.

Sans le savoir, deux adolescents rescapés du naufrage d’un vaisseau détiennent entre leurs mains le salut de millions d’espèces intelligentes. Mais ils échouent sur une planète primitive et ceux qui peuvent leur venir en aide se trouve à des milliers d’années-lumière.

Une terrible course contre la montre s’engage alors… »

un-feu-sur-labime

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Une BD : Le Molosse – Gou Tanabe

Par : FeydRautha
6 octobre 2022 à 08:24

L’éditeur Ki-oon poursuit la publication des adaptations de l’œuvre de Lovecraft par Gou Tanabe avec la publication (depuis le 15 septembre 2022) des premières  explorations du mangaka réalisées en 2014 autour de trois textes : Le Temple (écrit en 1920 mais publié en 1925), Le Molosse (écrit en 1922 et publié en 1924) et La Cité sans nom (1921). Ils sont ici regroupés dans un recueil sous le nom Le Molosse, neuvième tome de la série. Comme les textes dont elles sont tirées, ces différentes adaptations – toutes chroniquées sur ces pages et recensées dans l’index par auteurs – ne sont pas de qualités égales. Et comme souvent les dernières sont les premières. Il a fallu au dessinateur le temps d’éprouver ses pinceaux à l’ombre du maitre de Providence. On comprend donc aisément la démarche de l’éditeur qui a fait le choix d’ouvrir la série en publiant Les Montagnes hallucinées (2018) et Dans l’abîme du temps (2019), qui sont de loin les plus belles réalisations de Gou Tanabe. Les trois textes adaptés dans Le Molosse sont des textes de jeunesse et des textes mineurs dans la bibliographie de H.P. Lovecraft. Durant la même période, il écrivait Le Témoignage de Randolph Carter qui est d’un tout autre niveau.

Le premier est Le Temple, et si je pense avoir lu tout Lovecraft, je n’avais pas souvenir de ce texte. L’action se déroule à bord d’un sous-marin allemand, un U-boat, en mission quelque-part dans l’océan durant la première guerre mondial. Au moment de replonger à l’approche d’un navire ennemi, le corps d’un marin anglais est trouvé sur le pont, avec en sa possession une statuette. Vous voyez venir le truc, l’équipage perd la raison, se mutine, et tout dérape jusqu’à finir dans une cité engloutie. C’est clairement le meilleur de l’ensemble par son atmosphère de huis-clos étouffant parfaitement retranscrite par le dessin de Gou Tanabe. C’est aussi le plus original car se déroulant dans un environnement inhabituel chez H.P.L. Une réussite donc.

Suit, Le Molosse qu’on qualifiera de texte lovecraftien très classique. Deux amis pilleurs de tombe trouvent une amulette maudite, la vole, et se retrouvent poursuivis par une vilaine créature maléfique qui fait perdre pas mal de points de santé mentale à nos deux compères. Notons qu’il y est fait mention du Necronomicon. Trop court pour vraiment provoquer l’effroi. À texte moyen, adaptation moyenne.

Le dernier texte est La Cité sans nom. On retrouve à nouveau un thème classiquement lovecraftien. Le personnage principal est un archéologue qui découvre dans le désert une cité perdue, élevée par une civilisation datant d’avant l’humanité, et qui n’est pas totalement inhabitée… Ce sont là des tropes que l’on retrouvera dans de bien plus mémorables textes de H.P.L par la suite. Là encore, l’idée est vite expédiée.

Rien de très renversant dans cette livraison, donc, mais elle témoigne du travail réalisé par le mangaka depuis des années. Si vous ne connaissez pas cette série de Gou Tanabe, ce n’est pas ici qu’il vous faudra commencer pour vous y intéresser. Jetez-vous plutôt sur Les Montagnes hallucinées et Dans l’abîme du temps. Si vous avez déjà les autres volumes, que vous êtes comme moi habité d’un désir de complétude et que vous craignez les trous dans les collections par lesquels pourraient s’introduire des horreurs innommables, vous savez ce qu’il vous reste à faire.


D’autres avis : Gromovar,


  • Titre : L’appel de Cthulhu
  • Série : Les chefs-d’oeuvre de Lovecraft
  • Auteur : Gou Tanabe
  • Publication : 15 septembre 2022 chez Ki-oon
  • Traduction : Sylvain Chollet
  • Nombre de pages : 170
  • Format : papier et numérique

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Léopard noir, loup rouge – Marlon James

Par : FeydRautha
8 octobre 2022 à 11:42

Le 28 septembre, Albin Michel a publié, hors collection de genre, un roman d’une absolue radicalité. Ce roman est Léopard noir, loup rouge de l’auteur jamaïcain Marlon James qui a reçu le prix locus du meilleur roman d’horreur en 2020. Il s’agit d’un roman de fantasy dont le cadre est une Afrique imaginaire que quelques indices d’ordre géographique, culturel et religieux identifient clairement comme le continent que l’on connait, une Afrique moyenâgeuse comme on parlerait d’une Europe moyenâgeuse pour désigner la fantasy classique et blanche qui voit des chevaliers combattre des dragons. Cette Afrique imaginaire est peuplée de créatures extraordinaires, de pouvoirs magiques, de sorciers et de guerriers, de croyances et de mythes. L’Afrique, continent générateur de fantasmes, a depuis longtemps été le cadre fécond de récits imaginaires dans les œuvres littéraires et/ou cinématographiques d’auteurs, africains ou autres, utilisant les mythes comme source d’inspiration. L’originalité n’est ainsi pas forcément dans le cadre, mais dans la voix. L’originalité du roman de Marlon James est dans sa forme narrative qui tranche radicalement avec le récit classique ou moderne, européen ou américain, pour s’inscrire dans la tradition orale des griots. Là encore, certains me diront que ça a déjà été fait par d’autres. Je ne sais pas, je n’ai pas lu tous les livres. Ce qui est certain, c’est que je n’avais jamais lu un livre comme celui-là.

Incipit : « L’enfant est mort. Il n’y a plus rien à savoir. »

Le récit est celui de Pisteur, un homme sans autre nom affublé d’un don, celui de posséder un odorat lui permettant de traquer une proie aussi loin et aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à l’obsession. Ce récit il le fait depuis la prison dans laquelle il est enfermé à un inquisiteur. Pisteur lui raconte l’entièreté de sa vie, sa jeunesse, ses souffrances, ses haines, ses amours déballés au fil des chapitres. Les premiers sont des contes, qui à la fois plantent le personnage dans tous ses excès, et le monde dans toute sa cruauté. Le récit est sombre, très sombre. Léopard noir, loup rouge n’est pas un roman pour les enfants. Pisteur n’est pas un narrateur fiable. Sur le mode oral, il dit, redit, se répète et se contredit. Enjolive, se place au centre, déforme les faits, digresse, cache et ment mais dit tout ce qu’il a à dire. C’est par son regard, ses mots, ses perceptions et ses émotions, complexes et cruelles, sa propre quête d’identité, lui qui en est dépourvu, qu’on accède à l’histoire.

L’histoire est celle d’une quête,  comme dans tout roman de fantasy qui se respecte, qui voit Pisteur rejoindre un groupe de mercenaires à la recherche d’un enfant.  C’est l’histoire de ces personnages extraordinaires, un homme-léopard changeant de forme à loisir, un géant, une sorcière, une déesse…, une panoplie de personnages hauts en couleurs, magiques, mythiques, venus de divers horizons dans cette Afrique imaginaire et de différentes cultures. N’ayant pas été circoncis à l’âge requis, Pisteur lui-même est considéré du point de vue des traditions mi-homme mi-femme. Les histoires des personnages s’entrecroisent, se font et se défont. Ce sont des histoires de trahisons et de mensonges car nul n’est qui il prétend être au sein de ces mercenaires inévitablement appelée à exploser. Dans cet univers, les relations amoureuses ou amicales sont cruelles, les haines sont tenaces. Et derrière la quête, au-delà de l’enfant, il y a le grand récit des luttes de pouvoirs qui largement dépassent les humains et les non-humains. Le bien, le mal, la morale ne sont pas les moteurs du récit.

Pour entrer dans cet univers sombre à souhait, où la violence est la vie, où les mythes sont réalités et où le dit est plus important que le geste, il faut oublier sa propre culture, son histoire, sa logique, ses référents. Le trait de génie de Marlon James est de déconstruire le récit pour réinventer le monde et son langage. La lecture de Léopard noir, loup rouge est éprouvante à plus d’un égard et aussi étourdissante qu’elle est hypnotique. Léopard noir, loup rouge est un livre total, entier, qui invente ses propres raisons et sa propre existence. C’est un geste littéraire radical, et en cela un livre indispensable. C’est une voix nouvelle, originale, qui ouvre un univers littéraire qui est désormais à explorer. Un tournant, peut-être, sans doute, on l’espère.

Il existe une suite, pour le moment non traduite, et la saga doit se décliner en trilogie. L’histoire sera dite par d’autres personnages, d’autres subjectivités.


D’autres avis : Justaword, Gromovar,


  • Titre : Léopard noir, loup rouge
  • Auteur : Marlon James
  • Traduction : Héloïse Esquié
  • Publication : 28 septembre 2022, Albin Michel, sous la direction de Francis Geffard
  • Nombre de pages : 704
  • Support : papier et numérique

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La vie alien – Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort

Par : FeydRautha
20 octobre 2022 à 11:58

Dans science-fiction, il y a science. Parmi les milles et une définitions du terme science-fiction existantes, il est commun de dire qu’il s’agit d’un genre littéraire qui explore les conséquences sociales d’innovations technologiques et scientifiques. Pourtant, il y a cette idée très répandue chez les auteurs d’imaginaire que la véracité scientifique limite l’imagination. (Les racines du mal sont plus profondes, mais la question nous entrainerait loin hors du cadre de cet article.) C’est doublement faux. Tout d’abord, l’univers a fait preuve en 13,7 milliards d’années de bien plus d’imagination que tous les auteurs réunis, inventant aussi bien le trou noir, l’intrication quantique que l’ornithorynque, trois choses parmi d’autres qu’aucun humain n’aurait su imaginer.  D’autre part, comme le dit astucieusement Hal Clement (p. 204), « la racine carré de l’infini n’est pas tellement plus petite que l’infini ». Au sein de la science-fiction, nous introduisons souvent une distinction entre soft-SF et hard-SF. La première serait un genre qui s’intéresse plus à l’aspect social du récit qu’aux questions techniques et scientifiques. La seconde désigne une catégorie de romans dans lesquels les avancées scientifiques et techniques sont considérées comme compatibles avec l’état des connaissances. Par glissement, se construit l’idée que seule la hard-SF devrait se contraindre à respecter la science et que la soft-SF peut donc tout se permettre. Cette distinction me semble assez artificielle et mal venue. Non seulement la pluralité des œuvres fait qu’il existe un continuum entre les deux définitions, et non une frontière bien établie, mais de plus, il existe très peu d’œuvres qu’on pourrait véritablement qualifier de hard-SF à strictement parler. Par exemple, on voit souvent la trilogie du Problème à trois corps de Liu Cixin être qualifiée d’œuvre de hard-SF alors que l’auteur n’a aucun respect des lois physiques. À l’inverse, le roman Dune de Frank Herbert est souvent pris comme exemple de soft-SF alors qu’il regorge en fait de science et plutôt de la bonne.

Si personne ne saurait dire a priori à un auteur ce qu’il est en droit d’écrire ou pas, après tout la science-fiction est ce qu’elle a envie d’être, le lecteur lui est en droit de soupirer face à un roman qui dit n’importe quoi car, s’il n’y a pas de limite à l’imagination, il y en a une à la suspension consentie d’incrédulité.

L’un des thèmes majeurs de la science-fiction est l’altérité, et l’un de ses tropes est la vie extraterrestre. C’est à celui-ci que s’attaque le dernier essai paru dans la collection Parallaxe aux éditions le Bélial’. Cette collection, dirigée par Roland Lehoucq, astrophysicien et brillant vulgarisateur des sciences, s’intéresse à faire dialoguer science et science-fiction (et ainsi à rendre meilleure l’humanité mais là encore cela nous entrainerait hors du cadre de cet article). L’essai La Vie alien regroupe les textes de trois auteurs, Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort, auxquels on se doit d’ajouter Wiley Ley et Hal Clement dont deux textes inédits et traduits pour l’occasion par Laurent Genefort viennent compléter l’ouvrage. Le sous-titre de l’ouvrage est particulièrement clair sur son contenu : Manuel pour construire un monde extraterrestre.

Avant de pouvoir disserter longuement de l’ennui ressenti par Emma B, habitante d’un lointain trou paumé de la galaxie, que nous appellerons par exemple Yonterre, faut-il encore que Yonterre existe. C’est à dire qu’il y ait possibilité d’existence d’une planète habitable par Emma B, orbitant une étoile.

Dans les deux premiers chapitres de l’essai, Roland Lehoucq distingue ce qu’il appelle la cosmosphère et la géosphère. En ce qui concerne la cosmosphère, l’astrophysicien décrit minutieusement les conditions physiques et chimiques de la formation des étoiles et des planètes. Il serait aisé de prendre pour acquis que toutes les étoiles ressemblent finalement plus ou moins à notre bon vieux Soleil et que les planètes qui les orbitent ressemblent aux planètes du système solaire avec des planètes telluriques et des géantes gazeuses. C’est évidemment un peu plus compliqué que ça et la grande diversité des astres observés nous montre que des conditions très particulières sont nécessaires pour rendre habitable Yonterre. Dans le deuxième chapitre consacré à la géosphère Roland Lehoucq décrit les conditions tout aussi particulières qui peuvent permettre l’émergence de la vie sur une planète. Le bon professeur joue pleinement le jeu et accompagne ses explications de riches comparaisons avec ce qui s’est fait, en bien ou en mal, dans le domaine de la science-fiction, citant par exemple des œuvres comme Dune de Frank Herbert, Helliconia de Brian Aldiss, ou encore Le problème à trois corps de Cixin Liu. Mais il va plus loin, et montre qu’il existe dans l’univers des systèmes bien plus exotiques que la science-fiction ne l’a imaginé, et il livre des pistes à explorer. C’est brillant, limpide, et passionnant.

Le paléontologue Jean-Sébatien Steyer prend ensuite le relai pour  nous parler de la biosphère. Une fois la possibilité de l’existence d’une planète habitable établie, comment peut s’y développer la vie ? Ou suivant les termes choisis pour notre chronique, quelle forme va prendre Emma B sur Yonterre et sera-t-elle à même d’éprouver le sentiment d’ennui ? Là encore, l’auteur de l’article décrit et explique ce qui est possible ou non du point de vue de la biologie mais surtout insiste sur la grande diversité des possibles et des formes prises par le vivant, bien au-delà de ce qu’a pu produire l’imagination humaine. Comme Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer est un excellent vulgarisateur. C’est brillant, limpide, et passionnant. 

Avant de prendre la parole. Laurent Genefort nous propose la traduction de deux articles inédits en français, l’un écrit par le physicien Willy Ley (qui tenait la rubrique scientifique dans le magazine Galaxy) datant de 1959 et l’autre de l’auteur de science-fiction Hal Clement, datant de 1974. Ces deux articles reprennent le flambeau là où J.S. Steyer s’arrête, c’est-à-dire à la conception d’extraterrestres par les auteurs de science-fiction, ou en d’autres termes au passage de la théorie à la pratique. Il conclut l’essai par un remarquable article qui prend le point de vue de l’écrivain de science-fiction et qui s’adresse à d’autres auteurs afin de proposer des conseils à qui voudrait se lancer dans la création de monde, rappelant au passage qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un doctorat en physique ou en biologie, mais que tout cela ne relève finalement que du bon sens. Pour en revenir à notre chère Emma B sur Yonterre, pour que le lecteur s’intéresse à son ennui, il lui faudra bien être en mesure d’accepter préalablement l’existence d’Emma B, et pour cela, un tout petit peu de réalisme ne fera pas de mal.

Dernier volume de la collection Parallaxe, qui en compte à ce jour huit, La Vie alien est un essai passionnant présenté comme un manuel à l’usage des créateurs d’univers imaginaires. Proposant un voyage dans l’espace et le temps depuis les vastes étendues cosmiques jusqu’à la vie microbienne au fond des océans, il dresse une cartographie des possibles et de ce qu’il reste encore à explorer. Les possibilités sont infinies, même en restant dans le camp des sciences. C’est un livre que tout auteur de science-fiction devrait avoir lu, mais aussi toute personne qui s’interroge sur la vie dans l’univers. C’est brillant, limpide, et passionnant.


  • Titre : La Vie alien
  • Auteurs : Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer, Laurent Genefort
  • Collection : Parallaxe
  • Illustrations : Cédric Bucaille
  • Publication : le 20 octobre 2022, éditions Le Bélial’
  • Nombre de pages : 255
  • Support : papier et numérique

Tous les titres de la collection Parallaxe :

  1. La science fait son cinéma de Roland Lehoucq et Jean-Sébastien Steyer ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2018).
  2. Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2018).
  3. Station Metropolis direction Coruscant d’Alain Musset ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2019).
  4. Comment parle un robot ? de Frédéric Landragin ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2020).
  5. Dune, exploration scientifique et culturelle d’une planète univers, collectif ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’(2020).
  6. Cyberpunk’s Not dead de Yannick Rumpala ; coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2021).
  7. Neuro-science-fiction de Laurent Vercueil : coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2022).
  8. La Vie alien deRoland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort : Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2022).

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Enfants de sang – Octavia E. Butler

Par : FeydRautha
24 octobre 2022 à 18:15

L’autrice américaine Octavia E. Butler (1947-2006) n’a jamais écrit que neuf nouvelles durant sa carrière. C’est étonnamment peu en comparaison d’autres auteurs et autrices de cette importance.  Le numéro 108 de la revue Bifrost lui est consacré et met à l’honneur Enfants de sang (Bloodchild), un texte écrit en 1984 ; il a reçu les prix Hugo, Nebula et Locus en 1985, et étrangement était resté inédit en France à ce jour. Sa traduction a été réalisée par Michèle Charrier.

C’est une nouvelle tout à fait époustouflante dans laquelle Octavia E. Butler inverse les rapports de domination habituellement générés dans les récits de science-fiction et où, inévitablement, se mêlent science-fiction et horreur. Nous sommes quelque part entre le film Alien (1979) et le roman La Monture (2002) de Carol Emshwiller. Si vous avez lu ce dernier, vous ne manquerez pas de faire le rapprochement tant il est évident, jusque dans ses thématiques les plus profondes.

Dans un futur indéterminé mais nécessairement lointain, quelques humains ont cru échapper à la persécution en quittant la Terre des origines pour fonder une colonie ailleurs, sur une planète non nommée dans la nouvelle. Là, ils vivent dans une réserve, sous la domination de l’espèce extra-terrestre insectoïde native – qu’on imagine aisément une sorte de scorpion géant – les Tlics.  Ces derniers utilisent les humains, et principalement les hommes, comme hôte de leurs larves, mêlant ainsi les familles des deux espèces par des liens de sang.

L’histoire nous est racontée par Gan, jeune garçon humain choisi dès sa naissance par une personnalité politique locale T’Gatoi pour devenir son N’Tlick, à savoir le porteur de ses œufs. Encore trop jeune pour comprendre la signification des choses et les ressentiments de sa mère et de son frère ainé, Gan perçoit son rôle comme un honneur. Mais un jour il est le témoin d’une scène à laquelle il n’aurait jamais dû assister.

Octavia E. Butler fait ici preuve d’un incomparable talent pour déployer en 19 pages un récit qui à la fois conçoit un univers et sa raison d’être, et qui s’offre en plus le luxe d’explorer la complexité des relations de domination. On y retrouve des thèmes communs avec les romans de l’autrice, je pense notamment à Liens de sang, La Parabole du semeur et La Parabole des talents, qui mettent en lumière l’empathie des dominés pour les dominants. Un truc véritablement dérangeant.

Enfants de sang est un véritable tour de force qui ne laisse pas le lecteur indemne.


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Un soir d’orage – Nicolas Martin

Par : FeydRautha
25 octobre 2022 à 11:10

Vous connaissez certainement Nicolas Martin – qui était il y a quelques mois encore le meilleur journaliste scientifique que ce pays ait engendré, et qui est aussi producteur, scénariste et réalisateur – mais vous ignorez peut-être qu’il est auteur de science-fiction. C’est pardonnable car, à ce jour, il n’a publié que trois nouvelles, toutes dans les anthologies du festival des Utopiales de Nantes : Le Cruciverbiste (Utopiales 2019, ActuSF, réédité au Club de la nouvelle), La mémoire de l’univers (Utopiales 2020, ActuSF), Loup y es-tu ? (Utopiales 2022, ActuSF).  Vous avez toutefois toutes les raisons du monde de vous réjouir car le numéro 108 de la revue Bifrost, qui sort le 27 octobre, va vous donner l’occasion de découvrir sa plume avec la nouvelle Un soir d’orage. (Une cinquième nouvelle sortira le 18 novembre 2022 dans la Xénographie, ouvrage collectif consacré à la franchise Alien, dont il a codirigé la conception.)

En parallèle à ce blog, j’ai quelques activités criminelles qui m’amènent à lire régulièrement des manuscrits. Je n’ai jamais lu un mauvais manuscrit de Nicolas Martin. Pas même un moyen. Nicolas possède une écriture très personnelle, ce qui est rare pour un auteur si novice, vous pouvez me croire. Cette écriture construit ses fondations sur un style, dont on pourra dire qu’il porte les stigmates de l’urgence, du besoin de crier quand bien même dans l’espace…, mais c’est aussi un regard sur le monde, qui appartient plus au registre du cauchemar viscéral que du rêve doucereux et apaisant. (Spoiler : Nicolas Martin n’est pas Becky Chambers.) Cette écriture singulière, vous la rencontrerez pleinement dans Un soir d’orage.

La nouvelle raconte une nuit d’orage, celle du 22 septembre 2021, telle qu’elle est vécue par Enzo, un enfant souffrant de crises d’épilepsie, alors que s’abat sur la planète un flux continu de milliards et de milliards de neutrinos et d’antineutrinos de haute énergie. Un soir d’orage est le cauchemar éveillé d’Enzo devant le monde, son monde, qui s’écroule littéralement autour de lui. C’est un texte très dur sur la façon dont un évènement traumatique peut-être vécu par un enfant en proie à une perte totale de repère, thème récurrent chez Nicolas Martin, dit avec la justesse du regard et des émotions dans l’urgence du moment. Je n’en dirai pas plus, je laisse la plume de Nicolas Martin vous remuer les viscères, mais si vous en avez l’occasion, je vous recommande très fortement la lecture de la nouvelle Loup y es-tu ? dans l’anthologie des Utopiales 2022, qui délivre de façon glaçante une autre variation sur le même thème.

En quelques textes, Nicolas Martin est devenu l’un de mes auteurs français de SF préférés. Je trouve dans ses écrits quelque chose d’infiniment personnel et profond qui me bouleverse. J’espère que vous serez aussi sensible à cet auteur que je peux l’être.


D’autres avis : Gromovar,

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Glace – Rich Larson

Par : FeydRautha
26 octobre 2022 à 12:49

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de refaire les présentations, Rich Larson a été maintes fois chroniqué sur ce blog – 11 fois très exactement, et désormais 12 (clique sur l’index, lecteur, clique).  Chéri des éditions du Bélial’ depuis quelques années, avec 5 nouvelles publiées dans Bifrost,  le recueil La Fabrique des lendemains et le roman Ymir, l’auteur « post-eganien » (il me faudra revenir à l’occasion sur la signification de ce terme qui me semble être universellement mal compris) fait son retour sous nos latitudes dans le numéro 108 de la revue avec la nouvelle Glace (Ice, 2015) traduite comme à l’accoutumée par Pierre-Paul Durastanti. Cette nouvelle a une particularité : elle a été adaptée dans la saison 2 épisode 2 de la série d’animation Love, Death and Robots sur Netflix. Le studio Passion Animation Studios et le directeur Robert Valley ont fait un extraordinaire travail de réalisation avec un parti pris esthétique fort qui leur a valu de décrocher trois Emmy awards. Les mêmes ont réalisé la somptueuse adaptation de Zima Blue d’après la nouvelle d’Alastair Reynolds.

Glace raconte un court moment, juste un instant, dans la vie de deux frères, tous deux nés sur terre mais arrivés avec leur famille depuis leur enfance sur la planète glaciaire Néo-Groenland. Pour les autres habitants de la planète, ils sont des « extros ». Sedgewick est l’aîné. Contrairement à son frère cadet Fletcher, et tous les autres humains exilés, il n’a subi aucune modification génétique. Il n’est pas un « modé », et il est le seul à 16 années-lumière à la ronde. À l’occasion d’un jeu entre ados, une sorte de « t’es pas cap » qui consiste à se mettre en danger et courir sur la glace pour échapper aux baleines géantes qui la brisent en remontant respirer, la supériorité physique de son petit frère ainsi que ce qu’il interprète comme une certaine condescendance va faire remonter en lui de profonds ressentiments.

Rich Larson a déclaré que son roman Ymir était le fils spirituel de la nouvelle Glace. On y retrouve un décor semblable (la planète glaciaire) et l’expression d’une rivalité entre deux frères sur une planète à laquelle ils n’appartiennent pas vraiment. Sedgewick et Fletcher pourraient tout aussi être les versions adolescentes de Yorick et Thello d’Ymir et Glace un moment de leur enfance. Il est à noter que ce thème de la dynamique des relations entre frères, avec les rancœurs qu’elle peut générer, est récurrent chez Larson. Au-delà de la thématique qui touchera intimement toute personne équipée d’une fratrie, la nouvelle est particulièrement notable pour l’évocation puissante, en quelques mots, de l’univers étranger dans lequel elle se déroule. C’est une leçon de savoir-faire, et sans doute ce qui a attiré l’œil de Robert Valley pour son adaptation à l’écran. Il suffit de contempler les majestueuses baleines baignées de lumière sur l’image tirée de l’animation et utilisée en entête de cette chronique pour s’en convaincre. Quoi qu’il en soit, c’est encore là une superbe  nouvelle que nous livre Rich Larson.

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« SF post-eganienne»… de quoi parle-t-on ?

Par : FeydRautha
27 octobre 2022 à 13:57

L’auteur canadien Rich Larson est publié en France par les éditions Le Bélial’ qui aiment le présenter comme « le fer de lance d’une SF post-eganienne ». L’expression a provoqué chez quelques lecteurs un haussement de sourcil et une certaine incompréhension. Une réaction couramment lue ici et là a été « je ne vois rien de Greg Egan chez cet auteur !». C’est la source du quiproquo. Lorsqu’on parle de SF post-eganienne, on ne sous-entend pas par là que l’œuvre ainsi qualifiée copie ou même s’inspire de la rigueur du pape de la hard-SF Greg Egan, mais qu’elle s’inscrit dans un courant de la science-fiction qui dérive historiquement et philosophiquement de l’approche initiée par l’auteur australien dans les années 90.

Pour définir ce qu’est la SF post-eganienne, il nous faut donc observer comment historiquement différents mouvements s’articulent les uns par rapport aux autres et considérer les courants sous un angle ‘phylogénétique’. C’est ce que je me propose de faire dans cet article, de manière extrêmement succincte, car les liens réels qui sous-tendent l’émergence des courants sont complexes et seul un travail de recherche de niveau universitaire serait à même de traiter le sujet en profondeur et dans sa diversité. Et si l’on veut parler de Greg Egan, il nous faut évidemment parler d’abord de hard-SF.

Très brièvement, la hard-SF est un courant de la science-fiction dans lequel les technologies décrites doivent être compatibles avec l’état des connaissances scientifiques du moment. Il a connu son essor durant l’Âge d’or de la science-fiction aux Etats-Unis, notamment sous l’influence de l’éditeur John W. Campbell qui, dès lors qu’il eut la direction du magazine Astounding, exigea des auteurs qu’il publiait une précision scientifique poussée dans leurs écrits (tout du moins avant qu’il ne s’intéresse aux pseudo-sciences). Les  auteurs les plus reconnus du premier âge de la hard-SF, Isaac Asimov, Robert A. Heinlein, et Arthur C. Clarke, possèdent tous une formation scientifique. La hard-SF s’intéresse alors principalement aux sciences dites dures. Mais si les progrès scientifiques et technologiques, souvent considérés de manière positive, sont au cœur de la construction du genre, ils sont souvent des outils et non véritablement le sujet des récits. Le remarquable Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke (1973), qui est un des piliers du genre, est avant tout un roman d’aventure enrichi de faits scientifiques, dans lequel la démarche scientifique est l’outil de résolution d’un problème. Des auteurs comme Alastair Reynolds (L’espace de la révélation, House of Suns), et Andy Weir (Seul sur Mars, Projet dernière chance), par exemple, sont les héritiers directs à notre époque d’Arthur C. Clarke.

La hard-SF 1.0 associée à l’Âge d’or et à des penchants politiques conservateurs s’étiole toutefois progressivement dans les années 60 lorsqu’en réaction un nouveau courant, la New Wave, apparaît. (Le terme hard-SF est en fait lui-même inventé en 1957 pour qualifier une catégorie des textes de SF face au nouveau courant émergent.) La New Wave of science-fiction s’inspire du post-modernisme et s’éloigne des sciences dures pour se tourner vers la psychologie et les sciences sociales, tout en mettant l’accent sur l’expérimentation littéraire. (À ce propos, Robert Louit, traducteur de J.G. Balard et de Philip K. Dick, disait de la spéculative-fiction de ces deux auteurs qu’elle « penchait plutôt du côté de Freud que d’Einstein ».) De nature plus politique, proche des contrecultures des années 60 et 70, la New Wave va directement inspirer la naissance d’un nouveau genre au début des années 80 : le cyberpunk.

Le cyberpunk nait véritablement en tant que courant littéraire avec la publication du Neuromancien de William Gibson en 1984. Il s’agit alors d’une SF dystopique qui s’intéresse essentiellement à la culture underground et à l’effondrement politique et économique des sociétés futuristes ultracapitalistes dans un avenir à court terme. Bien que très éloigné des préoccupations de la hard-SF, le cyberpunk va toutefois produire une révolution dans le genre en plaçant l’informatique, les réseaux, le cyberespace, les implants et le transhumanisme au centre des préoccupations. Les sous-genres dérivés tels que le biopunk ou le nanopunk vont prolonger l’œuvre à d’autres sciences.

Au même moment, l’éditeur britannique David Pringle lance un appel dans le magazine Interzone à créer une nouvelle hard-SF radicale qui s’intéresserait autant à la physique qu’à la biologie et à la sociologie, et aux conséquences des développements scientifiques et technologiques sur l’humain. Cet appel est à l’origine du renouveau de la hard-SF dans les années 90 dont Greg Egan n’a pas tardé à devenir le principal artisan.

Greg Egan est lui-même un enfant du cyberpunk. Ou, plus précisément, il s’inscrit dans un héritage « post-cyberpunk » (je mets ici des guillemets car le post-cyberpunk est aussi le nom d’un sous-genre auquel Greg Egan n’appartient pas). Il publie son premier roman de science-fiction en 1992 sous le titre Quarantine (Isolation,2000). Quarantine est un roman cyberpunk, mais Egan y ajoute un twist quantique. Le développement de la SF eganienne se fait dans un premier temps essentiellement à travers les nouvelles qu’il publie dans le magazine Interzone. Greg Egan est avant tout un moraliste. Ses préoccupations sont la science et son éthique, en tant que sujet, et les conséquences des nouvelles technologies sur l’humain et son identité. Un parfait exemple est le roman La Cité des permutants qui, à partir d’une thématique cyberpunk, la numérisation des consciences, pousse la logique à son terme et examine la notion même de conscience et d’identité. Greg Egan va s’intéresser par la suite tout autant à la physique et à l’informatique qu’à la biologie et la sociologie. (Il faudrait ici faire une étude détaillée des œuvres de Greg Egan. Cela a été fait en grande partie dans l’essai Greg Egan de Karen Burham publié en 2014, et dont l’esprit de cet article est inspiré.) Pour paraphraser la troisième loi d’Arthur C. Clarke, on peut dire que toute technologie suffisamment avancée devient une nouvelle de Greg Egan.

Tout ceci nous amène à aujourd’hui. Si Greg Egan se distingue par une approche extrêmement poussée envers les sciences et l’exactitude mathématique, au point d’être parfois considéré comme illisible, plus souvent par les critiques que par les lecteurs, ce n’est généralement pas le propos des auteurs ‘post-eganiens’. Ceux-ci ne reviennent pas sur les démonstrations, qu’ils prennent pour acquises, mais retiennent de l’œuvre d’Egan une forte crédibilité scientifique, un positionnement hard-SF en opposition avec des formes littéraires plus libres au sein de la science-fiction, une partie de l’héritage cyberpunk, et l’approche moraliste de l’auteur pour examiner d’un point de vue éthique les enjeux des nouvelles technologies pour l’humain à plus ou moins long terme. Il s’agit donc pour eux de mettre leurs personnages face à des situations générées par l’émergence d’une technologie disruptive, mais compatible avec les connaissances actuelles, et d’en extrapoler à hauteur d’homme, en tant qu’individu, les conséquences, parfois dramatiques. La technologie n’y est pas seulement un gadget ou une solution à un problème, mais un sujet de discussion. C’est en cela qu’on peut qualifier la science-fiction écrite par Rich Larson ou Ray Nayler, et en France par Audrey Pleynet, de science-fiction post-eganienne.

PS : cet article a reçu des critiques de la part de certains spécialistes du domaine. Je répète donc ce que je disais en introduction : il ne s’agit pas ici de fournir un texte ouvrant sur une thèse universitaire, mais d’expliquer très brièvement un terme employé par un éditeur. J’ai bien conscience qu’il manque de précision, regorge de raccourcis, et ne propose aucune thèse révolutionnaire ni ne fait preuve de grande originalité. Ce n’est pas le but.

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L’Aube – Octavia E. Butler

Par : FeydRautha
12 novembre 2022 à 13:12

Régulièrement célébrée comme l’une des plus importantes plumes de la science-fiction américaine et récipiendaire des prix Hugo, Locus et Nebula à plusieurs reprises, Octavia E. Butler (1947-2006) est pourtant passée relativement inaperçue auprès du lectorat français. Sa série Patternist a été partiellement publiée en France dans les années 80 (le roman Wildseed, 1980, est toujours inédit chez nous) et il a fallu attendre les années 2000 pour que soient traduits la série des Paraboles et Liens de Sang. On doit à Marion Mazauric et à la maison d’édition Le Diable Vauvert de rendre à nouveau disponible son œuvre avec la réédition des textes déjà parus ainsi que la publication des inédits. C’est le cas avec L’Aube (Dawn, 1987), roman paru au mois d’octobre 2022, qui ouvre la trilogie Xenogenesis. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, L’Aube est l’un des meilleurs romans de premier contact extraterrestre que j’ai lus.

Octavia E. Butler nous projette dans un futur qu’on pourrait définir par 1987 + 250 ans.  La guerre froide entre le bloc occidental et l’URSS a dégénéré en apocalypse nucléaire et l’humanité s’est suicidée. La planète Terre est ravagée. Lilith Iyapo se réveille nue dans une pièce entièrement blanche et dénuée de fenêtre ou de porte. La voix qui s’adresse à elle semble sortir du plafond. Lilith Iyapo se souvient. Elle s’est déjà réveillée plusieurs fois dans cette même pièce. Elle a déjà subi ce même interrogatoire. Elle a tour à tour résisté, elle s’est murée dans le silence et a failli en perdre la raison, puis elle a parlé, elle a questionné et n’a jamais reçu de réponse. Elle se souvient aussi de sa vie, de son mari et de son fils morts dans un accident, de la guerre. Elle se souvient de l’humanité d’avant. Elle s’éveille et enfin rencontre l’un de ses geôliers.

Celui-ci n’est pas humain. Il s’agit d’un Oankali, un humanoïde bipède dont les organes sensoriels tentaculaires le font ressembler à l’hydre ou à une créature marine et déclenche chez Lilith une réaction de panique et de dégoût profondément ancrée dans l’instinct humain. Ce qu’il lui révèle sur la raison de sa présence ici est à la fois monstrueux et fascinant. Les Oankali ont sauvé ce qu’ils ont pu de l’humanité, à savoir quelques représentants et les ont tenus en sommeil artificiel pendant deux siècles et demi, le temps de les étudier et de nettoyer la planète Terre pour la rendre à nouveau habitable. Désormais, ils ont besoin de Lilith pour éveiller d’autres humains et les préparer à retourner sur Terre pour la repeupler. Mais la survie a un prix : la perte de leur humanité. Les Oankalai sont une espèce complexe et totalement étrangère (je vous laisse le loisir de la découvrir), dont la technologie est entièrement basée sur une maitrise avancée de la biochimie. Le vaisseau interstellaire à bord duquel ils se trouvent est un être vivant*, proche du végétal. Le mode de survie des Oankali en tant qu’espèce repose sur un échange d’ADN avec les autres espèces rencontrées dans l’univers. Le troc proposé à l’humanité implique que les enfants de ces derniers ne seront plus totalement humains et pas totalement Oankali, mais une espèce hybride.

Mais le deal se fait en l’absence totale de libre arbitre. Il est contraint. Les humains sont sous la domination, quand bien même bienveillante, des Oankali et n’ont jamais le choix. Dominés, ils sont manipulés chimiquement, sensoriellement, émotionnellement et physiquement, voire sexuellement, pour se plier aux choix des dominants.  Pour Lilith se sera « apprendre et fuir ».

Thématique récurrente chez Octavia E. Butler, L’Aube est un roman sur la complexité des relations de domination, et une exploration de l’humanité sous contrainte. Et comme toujours chez l’autrice, l’humanité n’est jamais belle à voir. L’autrice explore à la fois les relations inter-espèces mais aussi, au sein de l’humanité, les rapports de pouvoir, les relations entre hommes et femmes, la sexualité et la procréation, le consentement et le rapport au corps, l’influence du biologique et l’identité. Le mot important ici est « complexité ». Je ne sais plus qui disait que l’intelligence est la capacité à concevoir la complexité. Cet aphorisme pourrait servir à définir les écrits d’Octavia E. Butler. L’Aube est un roman bourré d’intelligence. Je disais récemment que ce qui me frappe chez l’autrice est sa faculté à dire simplement des choses dont on perçoit très clairement qu’elle les a longuement réfléchies avant de les coucher sur papier. Telle une excellente vulgarisatrice de sa propre pensée.

Octavia E. Butler est une autrice essentielle et L’Aube est un roman passionnant de bout en bout, qui ne verse dans aucune facilité et révèle des surprises à chaque tournant. J’attends fébrilement la suite.

*Parenthèse historique : il est à noter que l’un des premiers auteurs de science-fiction à avoir imaginé des vaisseaux interstellaires vivants est l’auteur et éditeur français Gérard Klein avec les ubionastes dans la nouvelle Jonas (1966) qui revisite dans un futur lointain le mythe biblique. Le tout premier a été Robert Sheckley dans la nouvelle Specialist (1953) récemment publiée sous le titre Les Spécialisés dans le recueil Le Temps des retrouvailles (2022) paru chez Argyll. Plus proches de nous, on peut citer les faucons de l’Aube de la nuit chez Peter Hamilton, les mindships dans l’univers de Xuya d’Aliette de Bodard, ou encore les vaisseaux-monde de Kameron Hurley dans Les Etoiles sont légion.


D’autres avis : De l’autre côté des livres, Quoi de neuf sur ma pile, Le Nocher des livres, Anudar,


  • Titre : L’Aube
  • Série : Xenogenesis 1/3
  • Autrice : Octavia E. Butler
  • Traduction : (Anglais US) Jessica Shapiro
  • Publication : 27 octobre 2022, Le Diable Vauvert
  • Nombre de pages : 432
  • Support : papier et numérique

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