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Incident at San Juan Bautista – Ray Nayler

8 juillet 2022 à 13:33

J’écoutais ce matin un podcast réunissant Ken Liu, Tochi Onyebuchi et Ray Nayler. Si l’anglais à l’oral ne vous freine pas, vous pouvez l’écouter ici, la discussion est particulièrement intéressante. Chacun des auteurs invités lit un passage d’un de ses textes, choisi par lui-même. Ray Nayler a choisi de lire quelques lignes d’une nouvelle qu’il a publiée dans Asimov’s en 2018. Il s’agit de Incident at San Juan Bautista, que l’auteur a rendu disponible à la lecture en ligne sur son site. Si j’ai lu de nombreux textes de Ray Nayler, à ce jour je n’en ai chroniqué que quelques-uns.  L’opportunité se présente donc pour moi de vous parler aujourd’hui d’Incident at San Juan Bautista.

Nous sommes à la fin du 19e siècle, en un lieu et une époque de l’histoire nord-américaine passés dans la culture populaire sous le nom de Far Ouest. San Juan Bautista est une petite ville de Californie, quelque part entre Los Angeles et San Francisco. August est allongé sur un lit à l’étage d’un hôtel en compagnie de Madeleine, une prostituée dont il a loué les services la veille au soir. August est un tueur professionnel. Il est là pour remplir un contrat. Dans la première moitié de la nouvelle, il raconte son histoire : celle d’un homme qui a émigré d’Allemagne à dix-sept ans, qui a changé de nom pour devenir dentiste à Brooklyn, puis tueur à gage à Los Angeles à nouveau sous une autre identité. Son histoire est celle d’un jeune homme ordinaire ayant vécu plusieurs vies, aspiré par la violence du pays et de son époque. Dans la seconde moitié, Madeleine lui raconte son histoire à elle.

Par le truchement d’un trope science-fictif, ici très habilement utilisé d’une manière qui n’est pas sans rappeler le roman Palimpseste de Charles Stross, Ray Nayler dresse le portrait critique de son pays, les Etats-Unis, de son passé et de son devenir. L’Ouest américain à la fin du XIXe siècle est l’épitome d’une histoire d’une nation aussi fascinée que rongée par la violence historique de sa fondation, un instant que Madeleine appellera le meilleur du pire. Un moment charnière où l’expression de cette violence est libre et atteint une sorte d’apogée qui s’inscrit dans la culture collective du pays. À nouveau dans ce texte, par le renversement des points de vue qu’autorise la science-fiction, Ray Nayler montre toute la subtilité dont il est capable dans une forme narrative qui force la perspective d’une réflexion sur le présent. Publié il y a 10 ans, ce texte acquiert une nouvelle pertinence face à l’actualité. Car, si en filigrane se dessine la possibilité d’un avenir meilleur, on ne peut qu’en douter au moment où les membres les plus conservateurs de la cour suprême appellent à un retour à ces « valeurs fondatrices ».

C’est bien la science-fiction quand c’est ainsi fait.

renaudorion

Liens de sang – Octavia E. Butler

6 juillet 2022 à 09:08

Il y a des livres comme ça. Octavia E. Butler a écrit Kindred en 1979. Le roman a été publié en français sous le titre Liens de sang chez Dapper Littérature, en 2000. Puis, il a été réédité en 2021 au Diable Vauvert dans traduction réactualisée. On s’en réjouit.

« J’ai perdu un bras en rentrant de mon dernier voyage ». C’est sur cet incipit que s’ouvre l’histoire de Dana, femme noire américaine, vivant avec Kevin, homme blanc américain, en Californie en 1976. Il se sont mariés contre l’avis de leurs familles. Dana et Kevin sont tous deux écrivains et leur situation financière est précaire. Quittant les loyers trop élevés de Los Angeles, ils déménagent pour s’installer dans une petite maison à quelques kilomètres de là. À peine installée, le jour de son vingt-sixième anniversaire, Dana est prise d’un malaise et s’évanouit… dans l’espace et le temps. Elle ouvre les yeux pour voir devant elle un enfant, blanc et roux, se noyer dans une rivière. Elle le sauve mais la mère de l’enfant la roue de coups. Dana revient à elle dans sa maison, auprès de Kevin. Quelques secondes se sont écoulées. Dès le lendemain, Dana est prise d’un nouveau malaise et se retrouve devant le même enfant, un peu plus âgé. Il se nomme Rufus Weylin, vit en 1815 dans une plantation du Maryland et est le fils unique d’un propriétaire d’esclaves. Le temps de quelques jours de 1976, Dana va subir de nombreux sauts temporels et vivre plusieurs jours, mois, puis années dans la plantation Weylin, parmi les esclaves puisque c’est la place que sa couleur de peau lui réserve. Elle y découvrira ses racines familiales.

Liens de sang est un chef d’œuvre, et on le sait dès les premières pages. C’est un roman puissant et réaliste, habité de nombreux personnages qui ne se réduisent jamais à une fonction romanesque. Ils possèdent un passé, un avenir, une psychologie, des souffrances et des peurs.  Le génie d’Octavia E. Butler est, par le jeu du voyage dans le temps, de confronter une pensée moderne, celle du XXe siècle, celle de Dana et de Kevin, à celle du XIXe, celle de Rufus et son père, mais aussi celle d’Alice, de Sarah, de Luke, de Nigel, de Carrie et de tous les esclaves côtoyés. Contrairement à Kevin, qui fera aussi partie du voyage, Dana n’est pas en position de rester spectatrice du passé esclavagiste de son pays. Elle en fait partie intégrante. Sa relation à Rufus illustre toute la complexité de la dynamique de dépendance au sein des rapports de pouvoir. L’histoire de l’esclave est l’histoire de la domination. Celle-ci est construite sur des relations complexes au sein d’un système d’oppression dont l’autrice met en lumière les mécanismes et qu’elle compare à un totalitarisme. Le fouet marque autant les chairs que les esprits. La violence, inouïe, s’exprime à tous les niveaux des interactions humaines.

Ce roman, difficile mais brillant, est porté par une écriture tranchante, droite, directe. Il n’y a pas un mot de trop, pas un qui manque. Octavia E. Butler ne fait ni détour, ni raccourci mais dit exactement ce que doit être dit, de la première à la dernière phrase. Il faut lire Liens de sang.

[Une première version de cet article a été publié dans le numéro 103 de la revue Bifrost en Juillet 2021. Le prochain numéro de Bifrost, le 108, à paraitre à l’automne, sera consacré à l’autrice.]


  • Autrice : Octavia E. Butler
  • Titre : Liens de sang
  • Edition : Au Diable Vauvert, 15 avril 2021
  • Traduction : Nadine Gassié, réactualisée par Jessica Shapiro
  • Nombre de pages : 480
  • Format : papier et numérique

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