Vue normale

Reçu avant avant-hier

The Voyage that Lasted 600 Years – Don Wilcox

17 mai 2022 à 14:34

Je vous proposais récemment un retour en arrière, une décente vertigineuse dans les tréfonds de la grande bibliothèque de la science-fiction, autour du thème des vaisseaux générationnels avec deux articles consacrés à Spacebred Generations de Clifford D. Simak, et Stardust & The Wind Blows Free de Chad Oliver. Ces quelques sondages archéologiques ne sauraient révéler une stratigraphie complète si je n’évoquais pas le tout premier texte écrit dans la thématique.

Publié dans la revue Amazing Stories en octobre 1940, « The Voyage that Lasted 600 Years » de Don Wilcox est souvent présenté comme la première histoire de fiction basée sur le concept de vaisseau générationnel. Le titre de premier est toujours discutable. Le site ISFDB recense deux textes mentionnant le concept publié avant « The Voyage » :

« The Living Galaxy » de Laurence Manning publié en 1934 dans Wonder Stories, mais dont le sujet n’est pas une arche générationnelle mais l’expansion de l’humanité dans l’univers pendant 500 millions d’années, notamment en déplaçant une planète entière grâce à la propulsion atomique (idée reprise par Liu Cixin dans Terre Errante (2000)).

« Proxima Centauri » de Murray Leinster publié dans Astounding Stories en mars 1935. Le gigantesque vaisseau Adastra, est parti de la Terre vers Proxima du centaure pour un voyage d’une durée de sept années. Quand bien même des enfants sont nés à bord, que le vaisseau est un monde autosuffisant en soi, et que des mutineries éclatent à son bord, on ne peut pas parler d’arche générationnelle.

« The Voyage that Lasted 600 Years » serait donc bien comme le premier texte à faire du vaisseau générationnel le concept central du récit. À ma connaissance, il n’a jamais été traduit.

Trente générations se succèdent à bord du S.S. Flashaway avant qu’il n’arrive à sa destination, les planètes Robinello, à la fin d’un voyage prévu pour durer 600 ans. Un seul homme, le professeur Gregory Grimstone, vit l’intégralité du voyage. En tant que Gardien des Traditions, il est placé en hibernation et réveillé tous les cent ans, de manière à s’assurer de la bonne marche du vaisseau mais aussi que les générations intermédiaires n’oublient pas le but du voyage. (Notez que cette idée à été reprise par Adrian Tchaikovsky dans le roman Dans la toile du temps.) Je le soulignais dans les deux articles précédents, la question des générations intermédiaires, celles qui vont subir le Long Voyage malgré elles et n’en tirer aucune gloire, est celle qui occupe les auteurs de science-fiction depuis… et bien depuis ce tout premier texte.

Vous vous en doutez bien, les choses ne se passent pas comme prévu par le plan initial et à chaque réveil, Grimstone devra faire face à une détérioration de la situation à bord du Flashaway. À son départ de la Terre en 2066, le vaisseau emporte seize couples et, accidentellement, deux personnes supplémentaires : Broscoe, un journaliste qui n’est pas redescendu à temps, et Louise, la fiancée de Grimstone montée à bord pour lui dire au revoir. Le texte ne manque pas d’humour, jusque dans son dénouement.

Dès son premier réveil, Grimstone apprend que Broscoe a eu des enfants Louise et qu’une trentaine de leurs descendants vit à bord. Mais surtout, il doit faire face à la première crise qui est celle de la surpopulation. Le vaisseau compte désormais plus de 200 personnes au lieu des 100 prévus pour maintenir une population stable dans les limites des capacités du vaisseau. Deuxième réveil, la population est de 800…

Au fur et à mesure du voyage, la situation se dégrade. Des factions se forment, des conflits éclatent. Pire, une génération décide de faire demi-tour ! À chaque fois, Grimstone doit intervenir, imposer des règles, faire cesser les conflits, parfois en usant de violence. Avec le temps, son nom est maudit, il devient l’ogre dont le nom est invoqué par les parents pour effrayer leurs enfants. Il est une créature issue d’un passé dont personne ne se souvient et dont personne ne veut se souvenir. Il n’appartient plus à leur monde. Tout va de mal en pis, jusqu’au dénouement de l’histoire, à l’arrivée du vaisseau. La fin est ironique et a inspiré à Chad Oliver la nouvelle « Stardust », et à E.A. van Vogt la nouvelle « Destination Centaure » publiée dans Astounding en 1944. Rien que ça.

C’est peu dire que « The Voyage that Lasted 600 Years » a été un texte novateur. Avec lui, Don Wilcox a créé une thématique devenue depuis l’un des tropes les plus utilisé dans la littérature de science-fiction. Un texte fondateur donc.

renaudorion

Stardust & The Wind Blows Free – Chad Oliver

12 mai 2022 à 11:22

Faisant suite à l’article publié hier sur le thème des arches générationnelles avec Spacebred Generations de Clifford D. Simak, continuons si vous le voulez bien notre exploration de quelques textes de science-fiction qui ont tracé les sillons du Long Voyage interstellaire pour les générations d’auteurs à suivre. Comme je le disais, au-delà des aspects techniques, l’un des motifs récurrents est le devenir des générations intermédiaires, celles qui n’ont rien à gagner de l’aventure dans laquelle elles se trouvent embarquées malgré elles et comment l’évolution de leur culture et de leurs croyances peut affecter le déroulement du voyage. Clifford D. Simak imaginait la création d’un mythe qui liait les membres de l’aventure sur des générations sans but autre que la perpétuation d’une idée originelle perdue dans les remous du temps. Mais quand bien même, les sociétés humaines étant sujettes aux lois qui gouvernent l’entropie, les choses inévitablement dégénèrent du fait d’un groupe ou d’un individu qui ne s’accommode pas des règles. Au fil des générations, l’imprévu devient une certitude et toujours le vent souffle où il veut.

Qui de mieux placé qu’un anthropologue pour discuter du devenir des populations ? Avant d’être un auteur de science-fiction, Chad Oliver (1928-1993) fut diplômé d’un doctorat d’anthropologie de l’université de Los Angeles puis professeur à l’université d’Austin. Auteur de neuf romans et d’une soixantaine de nouvelles, il a notamment écrit dans les années 50 deux textes sur les arches générationnelles : Stardust (1952) publié dans Astounding Science Fiction et traduit en français sous le titre « La poussière des étoiles » dans La grande anthologie de la science-fiction – Histoires de voyages dans l’espace, Livre de Poche, 1983, et The Wind Blows Free (1957) publié dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction  et traduit sous le titre « Le vent souffle où il veut » dans Opta, Fiction n°68, 1959 et La Grande anthologie de la science-fiction – Histoires de cosmonautes, Livre de Poche, 1974. Ces deux textes sont disponibles en VO dans le recueil Far From this Earth publié chez Gateway (2015).

Stardust

S’inspirant de la cruelle ironie imaginée par A.E. van Vogt dans Destination Centaure (1944), Stardust fait le récit d’une rencontre improbable : celle d’un vaisseau spatial voyageant d’une planète à l’autre en quelques jours à travers l’hyperespace (concept introduit en SF dès 1931 par John Campbell dans la nouvelle Islands of Space) et du Viking, une relique des voyages interstellaires, à savoir une arche générationnelle, disparue des radars depuis plus de 200 ans. À son départ de la planète Terre, une population de 200 hommes et femmes se trouvait à son bord. Le vaisseau parait mort, mais dans le doute, il est du devoir de l’équipage de s’arrêter et de lui porter assistance. Toutefois, prévient l’anthropologue de bord, il convient de prendre quelques précautions, car après un si long temps passé dans l’isolement, les humains à son bord ont très certainement développé une culture bien différente de celle des hommes modernes. La nouvelle alterne habilement un double récit, proposant le déroulement des événements vus des deux côtés. À bord du Viking, la situation a évidemment dégénéré et l’équipage est divisé en deux factions s’affrontant pour la maitrise du vaisseau, l’une gardant espoir d’arriver à destination et l’autre prônant une vie d’errance dans l’espace. Leurs sauveteurs vont devoir imaginer un plan pour leur venir en aide sans provoquer de traumatisme trop important.

The Wind Blows Free

Le thème de la dissension au sein de la société qui est à nouveau exploré par Chad Oliver de manière très différente dans The Wind Blows Free. La nouvelle se déroule toujours à bord d’une arche générationnelle et raconte l’histoire d’un jeune homme appartenant à l’une de ces générations intermédiaires condamnées à une existence vaine. Lui n’arrive pas à s’adapter aux règles qui régissent la société du vaisseau. Sans cesse poussé à la marge à la fois par son caractère et par la hiérarchie du bord, il finit par transgresser les lois et explorer plus qu’il ne le devrait son environnement. Il finira par découvrir le grand secret que cachent les officiers du bord. Il s’agit d’une nouvelle à twist, que l’on devine malheureusement un peu trop rapidement. Moins efficace que Stardust, et plus maladroite dans l’écriture, la nouvelle n’en est pas moins originale pour son époque et sa chute a par la suite inspiré d’autres textes, voire des œuvres filmées. Je n’en dis pas plus.

renaudorion

Spacebred Generations – Clifford D. Simak

11 mai 2022 à 12:43

Je chroniquais, il y a quelques jours, Braking Day, un premier roman d’Adam Oyebanji, qui reprenait le trope science-fictif de l’arche générationnelle, ces vaisseaux spatiaux destinés à voyager à travers le vide interstellaire pendant des générations avant d’atteindre leur destination, à savoir une nouvelle planète à coloniser. Je regrettais que, au-delà d’un scénario cousu de gros fils blancs, l’auteur n’apporte rien à une thématique déjà battue et rebattue maintes fois par d’autres au cours de la longue histoire de la SF mondiale. Il est toujours un peu facile et gratuit de faire le procès d’un auteur pour manque d’originalité (et il n’est pas rare de lire ici ou là les complaintes de certains à cet égard, comme quoi l’exigence d’originalité serait déplacée – et bien oui, chers auteurs et autrices, on vous demande un minimum d’originalité pour être intéressants, personne n’a dit que ce serait facile de vivre de sa plume après quelques millénaires de civilisation, fin de la parenthèse) si l’on ne propose pas en retour quelques bases pour soutenir l’accusation. J’ai donc décidé de revenir sur le sujet.

Une des questions fascinantes – qui n’est que survolée par Adam Oyebanji – en ce qui concerne les microsociétés qui se constituent à l’occasion de l’isolement d’une population sur une longue période de temps, comme c’est le cas à bord des arches générationnelles, est celle des générations intermédiaires. Un voyage interstellaire possède un début et une fin, un départ et une destination, c’est-à-dire une genèse et une gloire. Mais quelle que soit la durée du voyage, cela ne concerne que deux générations : la première et la dernière. La première est celle qui définit le destin, la dernière est celle qui l’accomplit. Entre les deux, il n’y a qu’attente et désœuvrement autant physique que moral. Les générations intermédiaires n’ont pour principe d’existence que celui du trait d’union étendu dans le temps, sans autre fonction que d’être et de passer. Rapidement, les auteurs de science-fiction ont été frappés par la cruauté de ce paradigme et ont réfléchi aux conditions et aux conséquences d’une telle situation. Robert A. Heinlein dans Orphans of the Sky (1941), Brian Aldiss dans Non-Stop (1958), ou encore Harry Harrison dans Captive Universe (1969), imaginaient une régression de la société à un stade pré-technologique accompagnée d’un oubli de la raison d’être de l’arche. Plus récemment, Rivers Solomon imaginait une régression sociale vers une société esclavagiste dans L’Incivilité des fantômes (2017). Il y a pour moi deux textes essentiels qui explorent les mécanismes d’évolution de la culture et la pensée au sein des générations intermédiaires, allant jusqu’à redéfinir comme objectif ultime le voyage et non plus la destination : Lungfish (1957) de John Brunner et Paradis perdus (2002) d’Ursula K. Le Guin.

Ces deux romans ont été toutefois précédés par un court texte d’une quarantaine de pages, écrit par Clifford D. Simak, et publié sous le titre Spacebred generations, ou alternativement Target Generations, dès 1953 dans Science Fiction Plus. Il a été traduit en français sous le titre « La Génération finale » (OPTA, coll. Fiction n°187, 1969, et Retour/La génération finale, Denoël, coll. Etoile Double, 1984) et « Génération Terminus » (Visions d’antan, J’ai lu, 1997). La version du texte que je possède est une édition en anglais du texte seul, datant de 2009, publiée chez Wilside Press.

Dans Spacebred Generations, Clifford D. Simak raconte les derniers jours d’un voyage de plus de mille ans durant lesquels se sont succédées quarante générations. Pour elles, l’histoire est devenue mythe, puis légende, puis religion. La société humaine est dirigée par des règles stricte au sens religieux (une religion sans dieu). Parmi ces règles, il y a l’interdiction d’avoir un enfant tant qu’un ancien n’est pas décédé, l’entretien de certains systèmes dont on ignore la fonction, le recyclage de tout et toute chose, y compris des corps. Dès 1953, Simak évoque la nécessité des fermes hydroponiques. Avec le temps, il y a eu des dérapages. Comme l’interdiction et la destruction des livres, accompagnées d’une perte de connaissance. Cette société a oublié ses origines et son but. Elle ignore même se trouver dans un vaisseau qui se déplace, n’assistant qu’à la rotation des étoiles autour du navire à bord duquel elle se trouve, sans comprendre la raison de cette rotation. Pour elle, il n’existe pas de destination, mais simplement une existence sans but à bord. Tout va changer lorsque, au début du texte, tout à coup la gravité est modifiée et le sol devient plafond. Il sera de la responsabilité d’un homme, et d’un seul, d’apprendre la nature de cette Fin prophétisée. Pour sauver ses compagnons de voyage, il devra consentir à des actes radicaux.

Comme par la suite Brunner et Le Guin, Clifford D. Simak s’est penché sur la question de la culture développée par les générations intermédiaires à bord d’une arche interstellaire lors d’un voyage de très longue durée, suffisamment longue pour que l’oubli menace le but ultime du sacrifice imposé, et le conflit qui émerge lorsque le voyage touche à sa fin. Il décrit comment les règles ont nécessairement remplacé la raison, et comment la raison va devoir nécessairement remplacer les règles. Le texte est court, l’auteur n’a donc pas le temps d’y développer en profondeur les termes de l’existence à bord. Pourtant, il en déduit certaines des conséquences avec lucidité et pragmatisme, jusqu’à justifier, sans gloire aucune, du crime. Ainsi, en quarante pages, Clifford D. Simak aborde certaines des questions essentielles qui se posent à l’évocation de la possibilité d’une arche interstellaire. Et puis c’est Simak, donc forcément, c’est fait avec intelligence et talent. Il s’agit à mon avis d’un texte à lire si l’on s’intéresse au trope des arches générationnelles au-delà du roman occasionnel.

renaudorion

❌