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Les Profondeurs de Vénus – Derek Künsken

Cette semaine, Les profondeurs de Vénus, nouveau roman de l’auteur canadien anglophone Derek Künsken, va paraître aux éditions Albin Michel Imaginaire sous une traduction de Gilles Goullet. Ce roman s’inscrit dans l’univers de la trilogie du Magicien quantique en cours de publication chez l’éditeur, avec déjà deux tomes parus (Le Magicien quantique et Le Jardin quantique). Les profondeurs de Vénus se déroule plusieurs siècles avant les évènements racontés dans la trilogie et en dévoile, en quelque sorte, les origines. Il est à noter que si cela n’apparait nulle part sur le livre ou le site de l’éditeur, Les Profondeurs de Vénus n’est que le premier volume d’un dyptique dont le second volet paraitra en VO en août 2023 (information dénichée sur le site de l’auteur). Il s’agit donc d’une histoire incomplète, et ce premier tome ne propose aucun dénouement, même partiel, aux situations en cours. C’est mieux de prévenir le lecteur.

Nous sommes au XXIIIe siècle, soit deux cent cinquante ans à peu près avant Le Magicien Quantique. Dans ce dernier, l’humanité a conquis une partie de l’univers et fondé une civilisation interstellaire, appelée l’Axis Mundi, au moyen de trous de vers, créés par une civilisation extraterrestre disparue et retrouvés par les humains. Les profondeurs de Vénus raconte la découverte fortuite du premier trou de ver. L’histoire se déroule dans l’atmosphère de Vénus, en cours de colonisation. Derek Künsken a travaillé son sujet et, sur la question vénusienne, le roman bénéficie d’une approche hard-SF et se montre précis et crédible. De par sa taille et sa masse, Vénus est parmi les quatre planètes telluriques du système solaire la plus semblable à la Terre. Les conditions physico-chimiques qu’on y rencontre sont toutefois très différentes. Son atmosphère est essentiellement composée de dioxyde de carbone et sa pression est de 91 atmosphères terrestres à la surface. Les températures y sont extrêmes, avec une moyenne qui dépasse les 450°C et, si l’on y ajoute une pluie permanente d’acide sulfurique, on comprend aisément que « l’étoile du berger » n’est pas un lieu propice à la vie telle qu’on la connait. Vénus, c’est un peu l’idée qu’on se fait de l’enfer. Mais comme l’homme a toujours aimé contempler les abysses, la NASA a réfléchi à un programme de colonisation de l’atmosphère vénusienne, avec notamment des habitats sous forme d’aérostats flottant au-dessus des nuages. En effet, si les conditions à la surface sont rédhibitoires, à 55 km d’altitude on retrouve des pressions et des températures plus clémentes et plus proches de celles présentes sur Terre. Un scientifique du nom de Geoffrey A. Landis, travaillant à la NASA sur les programmes d’exploration de Mars et Vénus, a même imaginé la colonisation de l’atmosphère de Vénus à partir de ces concepts. Il en a d’ailleurs tiré un livre, The Sultan of Clouds (2010) publié sous le titre Le Sultan des nuages (2018) dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’. Derek Künsken a très certainement lu The Sultan of Clouds.

De longues et minutieuses descriptions de l’atmosphère de Vénus, de sa surface, des habitats et des vols en « deltaplane » à travers les nuages, avec quelques inventions au passage, confèrent à Les profondeurs de Vénus une dimension de planet-opera scientifiquement solide et attrayant pour le lecteur de science-fiction toujours en quête de sense of wonder. L’auteur rend la planète vivante et en fait avec un certain succès le personnage principal de son roman. La colonie qu’imagine l’auteur regroupe environ 4000 individus – une population venue du Québec car la colonisation de cet enfer n’intéressait aucune autre nation – dont les conditions de vie sont précaires tant Vénus est dépourvue de tout. Sa survie dépend de l’obtention de prêts, auprès de banques qui utilisent la dette comme moyen de soumission, qui lui permettent tout juste de s’approvisionner en matériaux et technologies de base. Un gouvernement inféodé aux banques, une gendarmerie corrompue, et quelques individus en quête d’une autre vie, faite de liberté et d’indépendance, dessinent le cadre du récit. On est tenté de faire une comparaison avec la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson puisque celle-ci fait référence en matière d’exploration et de colonisation de planète. Si elle est justifiée à de nombreux points de vue – on y retrouve certains antagonismes, notamment sur le plan politique et économique – elle échoue toutefois sur l’ampleur des propositions. Le but de KSR dans la trilogie martienne était de proposer des solutions crédibles à la terraformation de Mars et la constitution d’une nouvelle forme de société sur plusieurs siècles. Derek Künsken ne vise pas la terraformation de Vénus et resserre son propos autour d’une poignée d’individus, à ce stade en tout cas. Cela changera peut-être dans le deuxième volume.

Au centre du récit, se trouve la famille d’Aquillon. C’est une famille meurtrie par la disparition tragique de plusieurs de ses membres et dont les conditions de vie difficiles sont en grande partie liées à l’intransigeance du père, Georges-Étienne, qui a préféré se couper de la colonie. Comme une petite poignée d’autres familles, ils sont devenus des « coureurs », terme qui fait référence aux coureurs des bois du XVIIIe siècle au Canada, et vivent dans les profondeurs de Vénus, loin des niveaux supérieurs de l’atmosphère où se trouve le reste de la colonie. Je suis assez partagé sur cet aspect du roman. En ne s’intéressant qu’à un tout petit nombre d’individus, et en négligeant le reste de la société uniquement représentée par un méchant gouvernement corrompu, mon sentiment est que Derek Künsken enferme son récit dans un cadre trop restreint pour son propre bien et brouille la réception du concept initial. Il consacre notamment de nombreuses pages aux questionnements psychologiques de ses différents personnages, au point de les rendre parfois pénibles (le personnage d’Émile par exemple est une vraie tête à claques.) Dans un souci d’inclusivité, Derek Künsken fait des membres de cette famille les porte-drapeaux d’une diversité incluant la neurodivergence, l’orientation sexuelle et le genre.  Mais, ce faisant, il tombe à mon avis dans une ornière et produit l’inverse de ce qu’il voulait faire en inscrivant cette diversité au sein d’une unique famille qui est présentée par ailleurs, et non pour ces raisons, comme une famille de parias.

Le défaut principal que je trouve à ce roman tient à cela. Que ce soit en ce qui concerne la colonisation de Vénus, la fondation d’une autre société, le combat contre le gouvernement et les banques (et non contre le capitalisme, car au final la famille d’Aquillon est une famille qui cherche à s’enrichir personnellement de ses découvertes) ou la diversité, Derek Künsken rate le coche en concentrant toutes ces thématiques sur un petit groupe d’individus. (Nous sommes là à l’opposé du projet développé par KSR dans la trilogie martienne.) Si bien que les coutures romanesques ont tendance à craquer sous le poids qu’il veut y mettre. S’il avait fait le choix d’inclure plus largement la société vénusienne dans son récit, son roman aurait été plus à la hauteur de son ambition.

Les Profondeurs de Vénus a des qualités et des défauts. C’est un roman qui comporte des longueurs, met du temps à se mettre en place, et possède un rythme qui vraiment ne décolle que dans les 100 dernières pages. J’ai trouvé certains passages d’une grande justesse et d’autres franchement ennuyants. C’est aussi un roman qui présente un attrait certain grâce à des personnages qui sortent de l’ordinaire et une dimension planet opera mâtiné de hard-SF réussie. Reste à attendre le second volet pour savoir comment cela va évoluer et si le roman acquiert l’envergure qu’il mériterait. Certains éléments tendent à indiquer que ça pourrait être le cas.


D’autres avis : Apophis sur la VO, Gromovar,


  • Titre : Les Profondeurs de Vénus
  • Auteur : Derek Künsken
  • Parution : 31 mai 2023, chez Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Gilles Goullet
  • Nombres de pages : 544
  • Support : papier et numérique

Rossignol – Audrey Pleynet

« Attention, chef-d’œuvre », avait prévenu Jean-Daniel Brèque. Le trois fois récipiendaire du Grand Prix de l’Imaginaire et du prix Cyrano pour son travail de traduction, lui qui a tout lu et tout traduit, de Poul Anderson à Stephen King, en passant par Margaret Atwood et Lucius Shepard, ne tarissait pas d’éloge à la suite de sa lecture de Rossignol d’Audrey Pleynet en avant-première pour sa critique à paraître dans les pages de la revue Bifrost. Si la déclaration a de quoi susciter l’intérêt, elle engendre aussi l’appréhension en provoquant l’attente, une peur de la déception. Je ne vais pas mentir et faire semblant, je connais Audrey Pleynet depuis quelques années et l’autrice aujourd’hui publiée dans l’illustre collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’ est une amie. Nos échanges sont fréquents et Audrey partage avec moi ses idées, me demande à l’occasion mon avis sur un détail, un cadre, une situation. Parfois aussi, elle me fait lire un texte en cours d’écriture, pour une bêta lecture. Cette proximité n’est pas sans conséquence et me fait souvent redouter le moment délicat où je vais ne pas aimer un de ses textes. Alors si en plus Jean-Daniel Brèque en rajoute… De Rossignol, je ne savais rien. Je n’avais aperçu que les matériaux bruts sans idée des alliages qu’ils allaient former. Du travail de la forge, j’avais vu les doutes, et décelé dans leurs ombres l’infatigable détermination. Mais je n’ai pas assisté au recuit et à la trempe, cet art qui transforme le minerai brut en lame tranchante. Quant au polissage, il s’est fait avec son éditrice, Laetitia Rondeau. Et donc voilà, c’est Audrey Pleynet et c’est Le Bélial’. Mes peurs furent dissipées dès les premières pages.

Rossignol est un texte dense qui ne prend pas le lecteur par la main mais le plonge dans un univers où l’altérité est la règle, et ce sans ligne de rappel. Il faut pour le lecteur s’y fondre ou se raccrocher à sa dimension allégorique. Le propre de la science-fiction est de se saisir d’une problématique du présent et d’en faire une idée que l’on va porter au bout de sa logique, qu’on va déplacer dans un cadre qui permet de libérer les contraintes pour l’étirer et l’étendre jusqu’à en éprouver les limites conceptuelles.

« Il y avait bien des tensions, de la politique, des enjeux de pouvoirs. Rien que des gens méprisables à mes yeux, qui ignoraient tout de nos vies sous-jacentes et récupéraient à leur compte la tragique disparition d’une amie. »

 Rossignol construit une utopie, consciente de son impossibilité jusqu’au niveau biologique. Le cadre est un futur lointain. L’univers est peuplé de multiples espèces, la rencontre a eu lieu. Las des conflits, des soldats, contrebandiers et renégats en tout genre se sont dotés d’un espace, construit à partir de rien, où tous, quelle que soit leur biologie, peuvent vivre et cohabiter. Ce lieu est la Station, une expérience grandeur nature d’une tentative d’harmonie inter espèce devenu laboratoire de métissage des ADN.  Chaque individu est doté d’une cartographie génétique définie par des contributions majeures et mineures. Pour assurer la survie de tous, la Station est capable d’ajuster les paramètres environnementaux de chaque pièce, de chaque couloir qui la compose, et ce en temps réel. Ce n’est jamais optimal pour un individu en particulier, mais une moyenne supportable sans trop d’inconfort pour les individus présents à un moment donné. Le métissage des gènes permet de gommer les incompatibilités extrêmes. Mais l’on sait tous ce qu’il advient des utopies, surtout lorsque la politique, le poids du passé, et les influences extérieures s’en mêlent. Comme le montrait Ada Palmer dans Terra Ignota, il faut parfois détruire une utopie pour laisser la place à autre chose. Mais à la différence d’Ada Palmer, Audrey Pleynet ne construit pas son utopie initiale sur des certitudes supposées mais sur des doutes. Bref, un futur de paumés, quoi.

L’autrice fait le choix judicieux pour son propos de mener son lecteur au cœur du récit en faisant appel à une narratrice autodiégétique. C’est son histoire qui est racontée et le récit se fait à la première personne, parfois au présent, parfois au passé. On comprend rapidement la raison de cette narration non linéaire qui s’inscrit dans le cadre d’un témoignage livré à un tiers. Comme dans tout récit de vie, une situation appelle un souvenir, réclame une explication, un retour en arrière. Les enjeux se livrent ainsi dans le maelstrom émotionnel de la narratrice face à des événements dramatiques autant en ce qui concerne son existence que celle de la Station. Elle y est née, et du fait de sa singularité – qui n’est finalement qu’une normalité parmi d’autres au sein de la Station – elle se retrouve engagée dans le conflit entre deux factions, les Spéciens qui prônent un retour à la pureté raciale et Fusionnistes qui veulent l’effacer définitivement. Elle livre ainsi l’histoire de la Station de sa fondation jusqu’à… Elle y fait notamment au passage une peinture pleine de justesse sur la manière dont les enfants abattent naturellement, sans même y penser, les barrières dressées par leurs parents. Puis des oppositions que cela inévitablement génère. Audrey Pleynet ne fait jamais dans l’optimisme naïf et bon enfant. Le futur ne sera pas aimable et il faudra se raccrocher à ce qu’on a, faire le tri dans ses bagages et se débrouiller comme on peut. Rossignol est un récit cruel. C’est aussi un récit qui déborde d’intelligence et de sensibilité.

Quel texte ! Fait rarissime en ce qui me concerne dans le cadre d’une lecture, j’ai versé une larme à la fin.  Je me refuse à dire qu’il s’agit là du chef-d’œuvre d’Audrey Pleynet, car j’espère bien qu’elle fera encore mieux, plus haut, plus fort. Mais Rossignol est son plus beau texte à ce jour. L’autrice ne choisit pas la voie facile. Elle écrit une science-fiction exigeante qui va au bout de sa proposition, sur le fond comme sur la forme. Il se pourrait que Rossignol laisse quelques lecteurs sur le bord de la route car l’autrice fait le pari à la fois de l’émotion et de l’intelligence pour capter l’attention et surmonter les difficultés conceptuelles propres à la SF de haute volée, et ce n’est pas de tout repos. C’est en tout cas un texte qui non seulement trouve sa place dans la collection Une Heure-Lumière, collection exigeante qui allie émotion et intelligence, mais qui s’y creuse une place de premier rang. Celui où s’assoient les plus brillants. Rossignol est un grand texte.


D’autres avis : Apophis, Gromovar,


  • Titre : Rossignol
  • Autrice : Audrey Pleynet
  • Parution : 18 mai 2023, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière
  • Nombre de pages : 144
  • Support : papier et numérique

Les Terres closes (Les Maîtres enlumineurs T.3) – Robert Jackson Bennett

Chapitre final de la trilogie des maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett, à la suite de Les Maîtres enlumineurs (2021) et Le Retour du hiérophante (2022),  Les Terres closes est paru chez Albin Michel Imaginaire le 26 avril 2023. Si le deuxième volet accusait quelques longueurs et présentait un ventre mou, il ne s’agissait, comme on le pressentait, que de préparer le terrain à l’ultime envoi, induire le changement d’échelle pour élever les enjeux et, enfin, rejoindre la stratosphère dans Les terres closes. Et si en termes de rythme et de spectacle on n’est pas déçu, si en terme narratif cette conclusion est des plus satisfaisantes, le final de la trilogie dévoile aussi ses fondements et éclaire l’œuvre dans sa totalité.

Terry Pratchett avait avancé que la science-fiction n’était que de la fantasy avec des boulons. C’est une définition avec laquelle je suis évidemment en désaccord. Arthur C. Clarke avait énoncé que toute science suffisamment avancée était indiscernable de la magie. Là, on s’en rapproche un peu plus. Larry Niven avait réenchéri en proposant l’inversion selon laquelle toute magie suffisamment avancée est indiscernable de la science. Nous y sommes. La fantasy que propose Robert Jackson Bennett est une fantasy à boulons, dans laquelle la magie sert d’allégorie à la science et les enluminures aux technologies. De fait, c’est en lisant ce troisième volet que j’ai pleinement réalisé que le propos sous-jacent à la trilogie des Maîtres enlumineurs était ni plus ni moins qu’une alerte sur l’utilisation des nouvelles technologies, alors qu’en y réfléchissant un peu, c’était évident depuis le début. L’originalité de Les Maîtres enlumineurs, unanimement salué par ses lecteurs, a été de fondre en une seule entité littéraire le cyberpunk et la fantasy. Les enluminures magiques y étaient présentées semblables à des lignes de codes, on y parlait à) mots couverts de transhumanisme et de digitalisation des esprits. Mais Robert Jackson Bennett ne s’est pas arrêté à ce simple artifice de projection allégorique, et si on relit le cycle dans sa globalité, on prend conscience que c’est une histoire critique de l’évolution des technologies et de leur utilisation, bonne ou mauvaise, qui est proposée. La série s’ouvrait sur une explication des enluminures à inscrire sur une roue pour la faire tourner et déplacer des charriots dans les rues de la cité de Tevanne. Nous partions donc de la roue, symbole souvent utilisé, « mème » pour utiliser un vocable moderne, de la naissance des technologies humaines. Ces technologies connaissaient une évolution rapide dans Le Retour du hiérophante, et aboutissent aux robots géants, à des navires immenses parcourant les océans, aux appareils volants, aux téléphones portables, aux missiles à tête chercheuse, aux cités dans le ciel et plus encore dans Les Terres closes. Toute une panoplie imaginée par l’auteur et derrière lesquelles, derrière la magie, on devine aisément les équivalents dans notre monde au présent, où dans les tropes propres à la science-fiction.

Se déroulant huit années après Le Retour du hiérophante, la cité de Tevanne a été perdue et les réfugiés se sont regroupés à Giva, une diaspora sans territoire constituée d’une flotte de navires, une société utopie basée sur l’empathie. La technologie du jumelage, développée dans Le Retour du hiérophante, est désormais utilisée pour produire des esprits de ruche. C’est la naissance d’une nouvelle civilisation, rendue possible par l’utilisation de nouvelles technologies. Mais Giva est en guerre contre l’ennemi qui a émergé à la fin de Le Retour du hiérophante. L’ennemi, d’une puissance quasi inimaginable a lui aussi développé ses propres technologies qui, si elles sont d’un niveau plus avancé, ne sont pas très différentes de celles utilisées par Giva. Au centre du roman, se trouve donc cette opposition entre l’utilisation qui est faite des nouvelles technologies d’un côté et de l’autre de la guerre qui oppose deux visions du monde. L’ennemi, que l’on peut voir comme une intelligence bioartificielle, constatant que ce monde qui n’a apporté que mort et souffrance, prône une approche radicale et un reset complet. Giva, évidemment, ne souhaite pas disparaître et croit en une transformation possible, qu’elle met en œuvre. C’est le récit de cette opposition épique que Les Terres closes  raconte en la portant à un niveau rarement atteint. C’est l’affrontement des hommes et des dieux pour la sauvegarde de la création, ni plus ni moins. Et Robert Jackson Bennett ne s’encombre d’aucune retenue pour livrer au lecteur du grand spectacle tout en continuant inlassablement à tresser de multiples allégories et en proposant divers niveaux de lecture. L’auteur n’épargne pas ses personnages, la situation le réclame. Et si la fin est cruelle, elle se veut aussi porteuse d’un immense espoir. Cette fin, d’ailleurs, ultime clin d’œil, est tout ce qu’il a de plus science-fictionesque.

Les Terres closes conclut magistralement le cycle, élucide tant les origines que le parcours, livre une allégorie des plus lucides, et offre au lecteur un spectacle inouï. Une grande réussite.


D’autres avis : Quoi de neuf sur ma pile, Le Nocher des livres, Sometimes a book,


  • Titre : Les Terres Closes
  • Série : Les Maîtres enlumineurs
  • Auteur : Robert Jackson Bennett
  • Publication originale : Locklands, juin 2021 chez Del Rey
  • Publication française : 26 avril 2022, Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Laurent Philibert-Caillat
  • Couverture : Didier Graffet
  • Nombre de pages : 688
  • Support : papier et numérique

Sleep and the Soul (recueil) – Greg Egan

Cet article ne sera pas une critique mais une note pour vous informer de la sortie d’un recueil de nouvelles de Greg Egan. Depuis quelques années, Greg Egan autopublie sur Amazon ses écrits en regroupant sous la forme de recueil les nouvelles qu’il a publié dans différents magazines anglosaxon.

Il l’avait fait en janvier 2020 avec Instantiation, dans lequel on trouvait quelques excellents textes dont la trilogie Bit Players. Ou encore The Slipway ou le magistral The Discrete Charm of the Turing Machine. L’auteur propose ces recueils en format électroniques ou en format papier, broché ou relié, au choix, et vendus sur Amazon. L’intérêt de ces recueils, si vous lisez l’anglais bien évidemment, est d’accéder aux dernières productions du maître de Perth sans avoir à parcourir toutes les revues anglosaxonnes et sans y être abonné. En ce qui me concerne, il y a un côté collectionneur des écrits d’un écrivain que je considère comme majeur en science-fiction, et dont j’aime garder une trace sur papier.

Depuis le 23 avril 2023, Greg Egan propose sous la même forme un nouveau recueil, Sleep and the Soul. Reprenant les dernières productions de l’auteur, il contient dix nouvelles et novellas :

  1. You and Whose Army?, publiée initialement dans Clarkesworld en 2020. Il s’agit d’une novella que j’ai déjà chroniquée ici, puis traduite pour les éditions Le Bélial’ et qui a été publiée sous le titre Un Château sous la mer dans le Hors-Série n° 4 de la collection Une Heure-Lumière en 2021.
  2. This is Not the Way Home, texte publié en 2019 dans l’anthologie Mission Critical dirigée par Jonathan Strahan. Peu convaincu, j’avais chroniqué ce texte lors de la sortie de l’anthologie.
  3. Zeitgeber, publié chez Tor.com en 2019.
  4. Crisis Actors, publiée en 2022 dans l‘anthologie Tomorrow’s Parties : Life in the Anthropocene de Jonathan Strahan.
  5. Sleep and the Soul, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2021 et chroniquée sur ces pages.
  6. After Zero, publiée dans l’anthologie Phase Change : New SF energies de Matthew Chrulew.
  7. Dream Factory, publiée dans Clarkesworld en 2022.
  8. Light Up the Clouds, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2021
  9. Night Running, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2023.
  10. Solidity, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2022 et chroniquée sur ce blog.

Le Retour du Hiérophante (Les Maîtres enlumineurs T.2) – Robert Jackson Bennett

Alors que sort Les Terres closes, troisième volume de la trilogie des Maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett publiée chez Albin Michel Imaginaire et débutée avec le très remarqué Les maîtres enlumineurs, j’ai enfin fini de lire Le Retour du Hiérophante, le deuxième volet de ladite trilogie.  Soit un an et demi après sa sortie. Pourquoi tant de temps ? Vous savez, si vous lisez régulièrement ces pages, le peu d’entrain que j’ai à lire de la fantasy, il faut vraiment m’y pousser, voire me tordre les bras, mais ce n’est pas tout. L’auteur est aussi responsable. Je suis longtemps resté englué dans ce roman qui montre tous les défauts qui souvent affectent les tomes 2 des trilogies, à quelques exceptions près. Ceux-ci font figure de roman de transition, entre un lancement tonitruant et un final explosif, et ont la délicate mission de porter un changement d’échelle et une redéfinition des enjeux. Nous sommes dans un schéma classique avec un arc narratif qui voit les héros être testés avant qu’ils ne se révèlent… plus tard. Bref, le ventre mou, quasi inévitable, c’est là qu’il loge.

Les Maîtres enlumineurs avait posé le monde et les personnages. Le roman de Jackson Bennett se distinguait par une fantasy qui puisait de manière totalement assumée dans les thématiques du cyberpunk, et proposait un système de magie directement inspiré des algorithmes informatiques. (Notons que le français Alexis Flamand avait déjà proposé un système similaire dans le Cycle d’Alamänder.). De ce système, l’auteur explore toutes les possibilités en filant la métaphore. Et c’est ce qui fait en grande partie l’intérêt de la série des Maîtres enlumineurs. Pour le reste, le scénario est classique et suit les aventures d’un petit groupe d’aventuriers aux talents multiples qu’ils utilisent pour monter cambriolages et autres arnaques contre les puissantes maisons commerciales qui dirigent la cité de Tevanne, avec pour vague espoir de faire tomber le système.

 L’action dans Le Retour du Hiérophante se déroule trois ans après Les Maîtres enlumineurs. La Maison Candiano est tombée et ses territoires ont été récupérés par la maison concurrente, les Michiel. Sancia, Orso, Bérénice et Gregor ont fondé leur propre startup, Interfonderies, installée dans les Communs (Commons an anglais, le nom jouant avec le terme Creative Commons). À la manière des logiciels libres, Sancia et sa bande propose une alternative à la magie copyrightée et marchande en constituant d’une bibliothèque partagée pour combattre les grands groupes. Autour d’eux, tout un ensemble de micro-entreprises indépendantes se développe dans le quartier. À ce niveau tout comme à d’autres, Robert Jackson Bennett pousse plus loin encore le parallèle entre magie et monde de l’informatique.  Le roman débute par une longue introduction dans la ligne droite du premier volet et, de manière très classique là encore, fait le récit d’un casse organisé par la petite bande contre une des maisons majeures de Tevanne. Mais bientôt, un problème d’une toute autre envergure se pose, à savoir le retour d’un mythe, d’une légende, d’un dieu, le premier des Hiérophantes. Crasedes Magnus, mort depuis longtemps, a été ramené à la vie et se dirige vers la cité. Et lui, qui a fait tomber plus d’un empire, ne vient pas là pour faire des emplettes.

« On parle d’enluminer le temps, l’une des plus puissantes permissions de toute la réalité, pas de voler la recette du ris de veau. »

Cresades a tout du méchant archétype, voire caricatural. Il a des raisons personnelles, et qui seront expliquées, d’en vouloir au monde tel qu’il existe et a décidé de le changer, quelles qu’en soient les dommages occasionnés, pour en faire un monde « meilleur ».  Le Retour du Hiérophante est le récit de l’affrontement épique entre lui et le groupe de Sancia. Car pour faire monter les enjeux et mener la magie à des niveaux stratosphériques, il faut faire étalage des immenses pouvoirs de Crasedes qui manipule la fabrique de la réalité et même du temps, jusqu’à la démesure. Traduction pour les joueurs d’AD&D : nous ne sommes plus dans la catégorie Gros Bill, nous sommes passés directement au Legends & Lore. Face à ce déchargement de magie, le groupe de Sancia tourne en rond, impuissant. Et c’est là que l’histoire s’englue. L’essentiel du livre est consacré à des discussions sans fin et des actions préparatoires à la rencontre ultime qui rappellent les phases quelque peu ennuyantes des campagnes de JdR qui tire en longueur. Il faudra attendre les derniers chapitres pour retrouver un rythme qui appelle à tourner les pages et faire évoluer une situation restée longtemps bloquée. Le fait est que la fin change beaucoup de choses. Et si Crasedes aime à répéter pendant tout le livre qu’on trouve toujours plus puissant que soi, tous découvrent qu’on trouve aussi toujours plus méchant.

Ce deuxième tome accuse donc un coup de mou, connait des longueurs, mais il fallait en passer par là pour redistribuer les cartes et atteindre le troisième volet, Les Terres Closes, dont il se dit qu’il est bien. Ce sera une lecture prochaine.


D’autres avis : Apophis (sur la VO), Quoi de neuf sur ma pile, les lectures du Maki, L’imaginarium électrique, Le Nocher des livres, La bibliothèque d’Aelinel, Au Pays des Cave Trolls, Les Chroniques du Chroniqueur, L’ours Inculte, et plein d’autres.


  • Titre : Le Retour du Hiérophante
  • Série : Les Maîtres enlumineurs
  • Auteur : Robert Jackson Bennett
  • Publication originale : Shorefall, 21 avril 2020 chez Del Rey
  • Publication française : 1 octobre 2021, Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Laurent Philibert-Caillat
  • Couverture : Didier Graffet
  • Nombre de pages : 603
  • Support : papier et numérique

Correspondant local – Laurent Queyssi

Suite à ma lecture du roman policier La Nuit était chez elle de Laurent Queyssi, que j’avais apprécié notamment pour son côté polar rural qui faisait sa singularité, je me suis dit qu’il serait bon de lire le premier roman de la série des enquêtes d’Alex Lolya, à savoir Correspondant local, publié chez Filature(s) en 2021. Ce fut une très bonne idée, quand bien même elle aurait été meilleure si j’avais lu le premier roman en premier au lieu du deuxième et si je n’avais pas lu le deuxième en premier. Lire des romans dans l’ordre au sein d’une série évite généralement de se spoiler quelques éléments du scénario qui sont évoqués dans les suites. Bref, ne faites pas comme moi.

Nous retrouvons (ou plutôt, nous devrions découvrir) donc la petite ville imaginaire de Marmande Castelnau sise sur les rives de la Garonne, loin des grands centres urbains. Nous retrouvons (bref) aussi les principaux personnages qui habitent la ville, ses alentours et l’univers d’Alex Lolya, correspondant local d’un grand journal régional basé à Bordeaux. La tranquillité de la petite bourgade se trouve bousculée par la disparition puis la découverte du corps d’une jeune lycéenne. Le crime, impensable en ces lieux, rappelle un autre crime qui a eu lieu une vingtaine d’années plus tôt, au même endroit. De son côté, Alex tombe par hasard une vieille cassette de camescope qui fait ressurgir du passé quelques secrets enfouis. Il y a quelque chose de pourri dans la sous-préfecture du Lot-et-Garonne.

En alternance, des chapitres en flashback s’insèrent dans le récit principal pour faire celui de la naissance d’un monstre, autrement dit d’un tueur psychopathe dont nous suivons le parcours de vie. Cela fait de Correspondant local un livre plus sombre et beaucoup plus glauque que La Nuit était chez elle. Il y a quelque chose de Twin Peaks dans cette enquête qui mêle de multiples personnages de la vie locale, où tout le monde a quelque chose à se reprocher dès lors qu’on remue un peu dans le passé. La série lynchéenne est d’ailleurs citée par l’auteur à un moment où on commence à se dire que l’ambiance nous rappelle vaguement quelque chose, je n’invente rien. Laurent Queyssi, toutefois, reste du côté rationnel des choses quand Lynch explorait l’aspect fantastique du mal.

Comme dans La Nuit était chez elle, le déroulement du roman est basé sur l’enquête menée par Alex et son éternel ami Vincent – tous deux montrant une tendance quasi pathologique à se trouver au mauvais endroit au mauvais moment – à leurs choix discutables, aux fausses pistes qu’ils suivent, voire qu’ils imaginent, et leur confrontation violente avec la vérité. Encore, ou déjà, le plaisir de lecture du roman vient en grande partie du portrait des protagonistes et de la vie locale. Laurent Queyssi a construit à travers Alex Lolya est un personnage principal très attachant. Mais ici, le roman fonctionne particulièrement bien grâce au récit fait de la vie et des pulsions du criminel, quand bien même on devine assez rapidement de qui il s’agit, forcément, à force d’indices. J’ai beaucoup apprécié cette lecture, notamment pour cette descente dans la part sombre de l’humanité.


  • Titre : Correspondant Local
  • Série : les enquêtes d’Alex Llolya
  • Auteur : Laurent Queyssi
  • Publication : 5 février 2021, Filature(s)
  • Nombre de pages : 240
  • Support : papier

Vie contre vie, histoire de la souffrance 2 – Tristan Garcia

En janvier 2019, Tristan Garcia publiait le premier volume d’une fresque ambitieuse, une Histoire de la souffrance, avec Âme dont je vous parlais sur ces pages très récemment. Le 30 mars dernier, sortait le second volet, Vie contre vie. J’avais trouvé Âme époustouflant, à la fois viscéral et érudit. Il y soufflait une liberté littéraire jusque dans la violence qu’il mettait à nu. Si Vie contre vie prend la suite, ce deuxième mouvement s’avère très différent, tout en s’inscrivant dans une évidente continuation. Dans le premier, le récit était celui de la souffrance subie par des personnages martyrs dont on suivait les multiples incarnations à travers les siècles. Vie contre vie marque le temps de la rébellion, celui où l’humanité, dont c’est ici l’histoire somme toute qui est contée, cherche et se donne les moyens de lutter contre la souffrance, allant s’opposer à ses propres traditions et modes de pensée. C’est le temps de l’émergence des idées, de la science.

Les liens qui tendent la fresque sont plus franchement dessinés que dans Âme, et qui tiennent entre elles les histoires, et les siècles, sont multiples et s’étendent à travers les strates qui forment la continuité entre le récit et l’Histoire. Le fil directeur est la médecine, ainsi que les différentes formes qu’elle a pu prendre à ses balbutiements. Vie contre vie en fait le récit depuis l’an 1010 où Muhammad le chirurgien imagine en Andalousie (Al-Andalus) l’anesthésie qui libérera les patients de la souffrance. Ce ne sont que les prémices de ce qui deviendra la médecine moderne des siècles plus tard mais ses idées rejoignent et complètent  Al-Tasrif, le traité de chirurgie d’Abu al-Qasim. Les hommes passent mais les écrits restent et celui-ci passera de main en main, maintes fois recopié et traduit, à travers les siècles, accompagnant les chapitres et les personnages que Tristan Garcia compose brillamment. Ce sont neufs récits, de l’Andalousie au début du XIe siècle jusqu’à l’Angleterre du XVIIIe siècle où, à la Lunar Society de Birmingham, la chimie, toute jeune pratique scientifique, nourrit une nouvelle fois le rêve de vaincre la souffrance. Neufs récits où l’on croise en 1168, à Jérusalem, Guillaume de Tyr, précepteur du jeune Baudouin, qui découvre la maladie de son pupille qui deviendra roi ; Kekmet le traducteur et Uyi le bourreau qui accompagnent à travers l’empire mongol un nouveau-né, réincarnation de Gengis Khan ; Eliška, jeune apprentie sorcière jetée au fond d’un puits en Bohème, en 1298, dans le formidable chapitre Hexen (morceau de bravoure littéraire de la première à la dernière ligne).

Et son âme, s’il en a une, est ici.
Je la veux.
[…]
« Où est passée ton âme ? »
Et je la vis.
[…]
Gourmande, j’ouvris la bouche pour la lui gober.
[…]
Elle n’avait pas bon goût : elle était fade, hélas, et je fus déçue, une fois de plus.

En 1312, dans l’empire Manden (Mali), on lit une succession de contes dont les personnages sont un baobab, un criquet, un ver, un âne, un poisson, un oiseau puis un jeune homme sensible qui devint roi et partit vivre le rêve d’un autre. En 1520, au Mexique, on apprend l’histoire de la princesse aztèque Xhotic et de son ennemie espagnole Dolores. Nous allons deux fois au Brésil, entre les XVII et XVIIIe siècle sur les pas des esclaves africains. Et enfin à Birmingham.

Dans Âme, Tristan Garcia réinterprétait les contes et les mythes, dans Vie contre vie, il revisite l’histoire. Profitant de la relativité des récits moyenâgeux, imprégnés de croyances et de superstitions, il en joue, invente, jusqu’à s’immerger dans la fantasy. Le sujet est propice au mélange des genres, on y croise des sorcières, de la magie, des possessions et toujours l’ombre des dieux qui font tant défaut aux hommes que ces derniers n’y croient plus et s’en détournent pour aller chercher la rédemption ailleurs. Vie contre vie fait le récit du progrès en mouvement, cherche l’espoir dans la connaissance, dresse une cartographie des idées et en démontre la continuité. Il fait parler les hommes, les plantes, les animaux. Il fait parler la vie. Les fils s’entremêlent et le récit acquiert en complexité et en densité. J’avais trouvé Âme époustouflant, Vie contre vie est encore plus impressionnant. L’écriture est magnifique et l’auteur livre, pages après pages, des moments de littérature saisissants. Extraordinaire.

Le dernier texte ouvre l’avenir à la chimie, à l’électricité et aux machines. Ce n’est qu’un début. Le troisième volume est attendu avec impatience.


D’autres avis : Gromovar,


  • Titre : Vie contre vie
  • Série : Histoire de la souffrance (2/3)
  • Auteur : Tristan Garcia
  • Edition : Gallimard, 30 mars 2023
  • Nombre de pages : 704
  • Support : papier et numérique

Quatre nouvelles – Bifrost numéro 110

La nouvelle livraison de la revue des mondes imaginaires éditée par les éditions Le Bélial’, Bifrost,  arrive dans toutes les bonnes boites à lettres et quelques librairies au goût sûr et orienté vers les mauvais genres. Ceux qu’on préfère. Le numéro est consacré à l’auteur gallois Alastair Reynolds qui a récemment fait une entrée remarquée et attendue dans le catalogue des romans publiés par l’éditeur avec la parution en début d’année de l’excellent Eversion. Du côté des nouvelles proposées, encore une fois, les textes sont de très bon niveau, et on y retrouve des auteurs « maison » : Ken Liu, Ian R. MacLeod, Olivier Caruso et Alastair Reynolds.

Idoles – Ken Liu

Voilà un texte que j’avais lu lors de sa publication en VO dans l’anthologie Made to Order de Jonathan Strahan, et déjà chroniqué sur ce blog. Je vous renvoie donc à la chronique originale.  C’est du Ken Liu, c’est excellent, et c’est traduit par Pierre-Paul Durastanti, comme d’habitude.

Bien-aimé – Ian R. MacLeod

Le second texte invite un auteur lui-aussi déjà plusieurs fois publié par l’éditeur, notamment avec la nouvelle La Viandeuse dans le numéro 102 de la revue, texte qui avait fait sensation et gagné le prix des lecteurs, ainsi que dans la collection Une Heure-Lumière avec Poumon Vert et Isabel des feuilles mortes. Bien-aimé est un texte très court, écrit au présent et à la seconde personne du singulier, un tutoiement qui lui donne des airs de chanson rock des années 70-80.

« Il n’existe qu’une route à travers la nuit, elle mène à un endroit plus loin que tous les autres endroits dans une longue rue entre nulle-part. »

De fait, c’est un texte très rock’n roll qui se lit en écoutant Walk on the Wild Side de Lou Reed. C’est une plongée futuriste en enfer dans le monde de la prostitution. Je n’en dirai pas plus, ça se déguste, tout est dans l’ambiance parfaitement retranscrite par la traduction encore une fois parfaite de Michelle Charrier, comme pour les textes précédents de l’auteur. Un grand texte.

L’Avertissement – Olivier Caruso

Olivier Caruso est de retour dans les pages de Bifrost. Avec désormais six nouvelles publiées dans la revue et une novella dans la collection Une Heure-Lumière, Symposium Inc, L’auteur est un habitué de la maison. Il se trouve que c’est aussi un type sympa, qui sait recevoir les critiques avec le sourire et relancer la discussion. L’Avertissement est une nouvelle cynique, emplie d’humour, et tout à fait cruelle dans le regard qu’elle porte sur l’aspect pervers des nouvelles technologies dans nos vies. De ce point de vue, Olivier Caruso est , à l’instar d’un Greg Egan, un moraliste. Ses histoires pourraient inspirer chacune un épisode de la série Black Mirror. Côté écriture, on retrouve le style Caruso : des phrases courtes, un débit rapide et une écriture au présent qui donnent un sentiment d’urgence. Pour résumer le propos, il suffit de citer l’auteur lui-même : L’Avertissement est une sorte de « Minority Report sans la magie bizarre dans une baignoire ».  Il imagine une technologie, en fait une IA prédictive qui, à partir des données accessibles en ligne, prédit qui va potentiellement passer à l’acte et commettre un crime. Mais plutôt qu’arrêter le suspect, celui-ci reçoit un avertissement accompagné d’un chèque, une somme d’argent importante qui l’incite à se reprendre en main et à rentrer dans le droit chemin avant que la justice ne doive sévir à son encontre. Evidemment, ça va déraper. Aussi bien en raison de l’arbitraire de la chose mais aussi en raison de la nature humaine qui fait que tout le monde est une graine de criminel prompt à abuser le système. C’est malin et très réussi.

Bleu Zima – Alastair Reynolds

Voilà un autre texte que j’avais lu en VO dans l’excellent (je ne le dirai jamais assez) recueil Beyond the Aquila Rift, sorte de Best-of d’Alastair Reynolds, et chroniqué il y a quelques temps déjà. Je vous renvoie donc à la chronique originale. Au-delà de sa très grande poésie, cette nouvelle a la particularité d’avoir été adaptée dans la saison 1 de la série Love, Death and Robots avec des visuels époustouflants. La traduction est de Laurent Queyssi à qui l’on doit aussi celle de la novella La Millième nuit publiée dans la collection Une Heure-Lumière. Il est à parier qu’on retrouvera l’auteur dans le catalogue des éditions Le Bélial’ avant la fin du monde. Si Cthulhu le veut bien.

Noon – La Première ou dernière – L.L. Kloetzer

C’était l’an dernier que sortait Noon du Soleil noir, roman de fantasy, sword and sorcery dit-on dans les cercles érudits, hommage au cycle des épées de Fritz Leiber, écrit à quatre mains par les Kloetzer, Laure et Laurent. Ces deux là jouaient sur la corde nostalgique de nos adolescences et séduisaient avec ce premier roman qui, sans rien laisser en suspens, promettait du bout de l’épée une suite aux aventures du duo Noon-Yors dans la Cité de la toge noire, une Lankhmar revisitée. On ne badine pas avec les promesses de magicien, surtout faites sous des cieux noirs, et le 30 mars de chez nous est sorti un second volet aux éditions le Bélial’ sous le titre La première ou la dernière.

Revendiquant son héritage de façon transparente, le premier tome s’en éloignait aussi rapidement pour tracer sa propre voie et donner corps à ses personnages principaux. Le tandem Noon le sorcier et Yors le guerrier fonctionnait parfaitement, à la manière de Holmes et Watson, notamment grâce à un choix narratif rendant le récit par la voix de Yors, héros vieillissant et terre à terre, qui apportait au lecteur à la fois son ignorance à l’endroit des arcanes et sa connaissance de la Cité, ainsi que la franchise et l’humour nécessaires à suspendre l’incrédulité face à un Noon mystérieux et clairement éloigné de notre monde.

« Les maîtres des ombres ne sont pas du matin. »

Ce deuxième volet ne change pas la recette qui s’avère toujours aussi pertinente, d’autant que les choses se compliquent. Les Kloetzer saisissent l’opportunité d’un deuxième ouvrage pour mener le cycle – puisqu’on peut désormais parler d’un cycle, si l’on prend à la lettre la promesse à nouveau faite d’une suite à la suite (c’est même dit dans les remerciements) – vers des horizons plus élevés et, sous l’impulsion créatrice des deux L., les enjeux s’envolent. Il est désormais question de complots politiques, de mensonges et d’assassinats. Dans une course au pouvoir au sein de la Cité de la toge noire, des protagonistes inconscients et peu scrupuleux jouent avec des forces qui les dépassent et mettent en branle une série d’événements aussi peu perceptibles aux yeux des profanes que lourds de conséquences pour la cité. Des vies seront perdues et d’autres changées à jamais. Il faudra les talents de Noon pour sauver la ville et sa population au bord du cataclysme. Le mécanisme du duo tourne maintenant à plein régime. Noon et Yors se complémentent pour reposer plus que jamais l’un sur l’autre. Le mystère autour de Noon ne fait que grandir, inquiète, et sa nature profonde, sous le regard bienveillant mais non moins déconcerté de Yors, se révèle toujours plus étrangère à notre monde. Qui est donc vraiment Noon ?

Pour en savoir plus, il faudra attendre le troisième volet, et il est certain que nous serons au rendez-vous. L.L. Kloetzer nous offrent là encore un roman de fantasy classique mais généreux, ludique et ample. Pour parfaire le tout, un Nicolas fructus en très grande forme illustre l’ouvrage de très nombreux dessins, bien plus que dans le premier volume, et régale les yeux du lecteur. C’est superbe.


D’autres avis : Gromovar, Lorhkan, Ombrebones, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : La première ou dernière
  • Série : Noon
  • Auteurs : L.L. Kloetzer
  • Illustrations : Nicolas Fructus
  • Publication : 30 mars 2023, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 416
  • Support : papier et numérique

Âmes, histoire de la souffrance 1 – Tristan Garcia

À l’occasion de la sortie de Vie contre vie, deuxième roman d’une trilogie racontant l’Histoire de la souffrance, immense fresque de Tristan Garcia publiée dans la collection blanche chez Gallimard, l’éditeur a eu la gentillesse de me faire parvenir le premier, Âmes, et le deuxième volet. Note à moi-même : penser ici à redéfinir « gentillesse », car s’il faut bien apprécier la générosité du don, il serait fort naïf d’oublier qu’il s’agit de faire lire ce livre là, soit une histoire de la souffrance. Et putain ça fait mal !

Et donc Âmes, histoire de la souffrance 1. Quatre destins qui se répètent à l’infini, avec quelques variations dues à l’époque, mais dans un éternel recommencement comme une condamnation à une souffrance intimement liée à l’existence. C’est le récit de l’humanité depuis sa naissance, avant même, dans tout ce qu’elle a de violent, sale et douloureux que propose Tristan Garcia dans Âmes, histoire de la souffrance 1, en onze chapitres et autant d’histoires qui se suivent à des âges différents. Il y a deux milliards d’années, pour le premier et très court chapitre, puis 530 millions, 160 millions, – 39000 quelque part en Europe, -2950 en Mésopotamie, -1251 en Méditerranée, -479 en Chine, 33 en Judée, 336 en Inde, 587 à nouveau en Chine, et 869 en Australie. Si on cherche une vague comparaison au sein de nos genres de prédilection, on pensera au roman Cartographie des nuages de David Mitchell. À chaque itération, Tristan Garcia puise dans les contes et légendes, dans les textes fondateurs, et dans l’Histoire. Le livre est érudit, jusque dans la profusion de détails, mais le corps au centre du maelstrom est celui des personnages. C’est ce corps, celui de ceux qui subissent et non celui de ceux que l’histoire officielle retient généralement, qui est mis au supplice pages après pages. Ce corps il est affecté par la maladie, rongé, dépossédé ou livré à la vie en pièces détachées – il manque des bouts -, par la violence qui est exercée sur lui, une violence polymorphe. Ce corps là il chie, pisse, suinte et saigne, il tremble et tombe, se décompose et pue. Et à la fin, il meurt. Toujours.

« pluribus diebus dolore cruciatur »

Mais la souffrance n’est pas que physique, elle est aussi morale voire métaphysique et religieuse (on croise un certain nazaréen). L’auteur est avant tout philosophe, on ne l’oublie pas. Il aborde toutes les souffrances. Ces corps et les âmes qui les habitent temporairement souffrent à l’unisson. La peur, le doute, le désir (inassouvi), l’espoir (trahi), la vengeance (toujours mauvaise), la culpabilité, l’humiliation, la désillusion… ce sont les sentiments qui meurtrissent les âmes. Les hommes affrontent les hommes, les bêtes et les dieux dans un duel toujours perdant. Tristan Garcia inscrit le caractère de ses personnages le long de grandes lignes, mouvantes, couplées à des couleurs (que l’annexe rappelle, au cas où) au nombre de quatre : le bleu, le rouge, le vert, le jaune. On y ajoutera le noir et le blanc pour certains personnages secondaires qui s’associent à des fonctions.

Tristan Garcia, dans ce projet immense et cruel, renoue avec une tradition littéraire un peu oubliée par la littérature blanche, mais qui est toujours vivace parmi les littératures de l’imaginaire puisque c’est là que ces dernières trouvent leur source, celle du grand récit, du récit épique. Âmes, histoire de la souffrance 1 est un roman qui se pose à la lisière des genres, entre littérature classique, roman philosophique et fresque imaginaire. Je m’attends à ce qu’il se projette dans le futur et donc la science-fiction dans le dernier tome.  (Note à l’auteur : cher Tristan, vous me décevriez si vous ne le faisiez pas.)

C’est un récit au long cours, dans ce qu’il vise et dans ce qu’il donne à lire. Pour l’aborder, j’ai dû faire des pauses, m’investir dans d’autres lectures en parallèle. Me reposer l’âme et le corps. Les mots sont crus, l’écriture tranchante et les images brûlantes. Si vous êtes des lecteurs qui souhaitent des « trigger warnings » en avant-propos, sachez que ce roman coche toutes les cases. C’est une lecture violente – certaines scènes sont à la limite du supportable, mais c’est évidemment attendu dans une histoire de la souffrance. Ce premier tome laisse à genoux, pantelant. On espère la catharsis par la suite. Mais d’ores et déjà, on sait qu’on est là en présence d’une œuvre unique, ambitieuse, hors norme. De la grande littérature.

« — Pourquoi ?

— Parce que ça ne s’arrête jamais. »

Et ils reprirent le mouvement.

FIN. » 


D’autres avis : Gromovar,


  • Titre : Âmes
  • Série : Histoire de la souffrance, tome 1
  • Auteur : Tristan Garcia
  • Edition originale : GdF, Gallimard, 10 janvier 2019
  • Edition lue : Poche, Folio, 30 mars 2023
  • Nombre de pages : 688
  • Support : papier et numérique

Après nous les oiseaux – Rakel Haslund

Nouveau roman à paraître le 6 avril 2023 dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, Après nous les oiseaux fait partie de ces œuvres littéraires difficilement classables. Il s’agit du premier roman de Rakel Haslund, autrice danoise et traductrice du chinois, publié en langue originale en 2020. L’autrice a reçu pour ce roman le prix Michael Strunge, du nom du poète danois postmoderne qui mit fin à sa vie en 1986 en sautant du quatrième étage d’un immeuble après avoir prononcé les mots « maintenant je peux voler ». Il est utile de le mentionner dans cette chronique car le roman de Rakel Haslund peut être vu comme un hommage au poète disparu, jusque dans ses derniers mots.

On peut tout d’abord se demander si ce livre d’à peine 208 pages est vraiment un roman. Après nous les oiseaux est avant tout un long poème en prose. S’il se présente comme un livre de science-fiction post-apocalyptique – et on pense inévitablement à La Route de Cormac McCarthy à sa lecture – ses thématiques sont l’oubli, la solitude, la mort. Nous sommes ici plus proche d’En attendant Godot de Samuel Beckett que de Mad Max. L’action n’est pas le moteur du texte, soyez prévenus.

Après nous les oiseaux est le récit au présent – car le passé s’estompe et l’avenir ne sera pas – de la quête à la fois géographique et métaphysique d’une jeune femme seule dans un monde qui n’est plus, à la suite d’un événement cataclysmique dont on ne saura que peu de choses, et toujours indirectement. On devinera beaucoup.  Trop jeune pour se souvenir du monde d’avant, la jeune femme n’évoque que des souvenirs parcellaires, des paroles et des images qu’elle ne sait pas toujours interpréter et dont la gravité lui échappe souvent. La priorité du présent est à la survie avant tout. La jeune femme se rappelle, presque comme des mantras qu’elle se répète, des mots qui lui ont été livrés par une compagne disparue, dont on devine qu’il s’agit d’une mère. Et lorsque les mots viennent à lui manquer, c’est au lecteur de combler les trous. Après nous les oiseaux est aussi un texte sur le langage, les mots et leur symbolique. C’est dans le travail de lecture et d’interprétation qui est demandé au lecteur que petit à petit une histoire se recompose et que la véritable dimension horrifique du récit prend forme. Si pendant longtemps le texte apparait comme contemplatif et poétique, à mesure qu’on avance, de chapitre en chapitre, une peinture plus vaste se révèle. Le roman devient alors immensément perturbant. On réalise alors qu’on ne peut plus faire confiance aux mots, ni à la jeune femme, et que ceux-ci cachent des images qui dérangent et viennent hanter la fin du livre, et les heures qui suivent sa lecture. Après nous les oiseaux est un texte sombre, très sombre, qui se découvre lentement. Mais c’est un texte poétique et beau comme une fin du monde.


D’autres avis : le Dragon Galactique, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : Après nous les oiseaux
  • Autrice : Rakel Haslund
  • Traduction : Catherine Renaud (danois)
  • Publication : 6 avril 2023, Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain
  • Nombre de pages : 208
  • Support : papier et numérique

La Nuit était chez elle – Laurent Queyssi

Lecteurs fidèles et attentifs de ce blog, vous savez qu’on se permet ici, parfois, des écarts à la ligne éditoriale qui prétend ne s’intéresser qu’à la science-fiction. Car il m’arrive, comme à vous sans doute, dans le secret des alcôves, de lire d’autres genres, voir même de la littérature blanche. Parce qu’il est bon de sortir la tête de l’eau, de changer d’air et de s’aérer un peu l’esprit, notamment lorsque la production en SF n’est pas à la hauteur de nos attentes. Et parfois même, quand l’envie me prend, j’en parle sur ces pages.

Je lis peu de polar mais l’occasion s’est présentée à moi avec la réception du roman La Nuit était chez elle, amicalement envoyé par son auteur Laurent Queyssi. Ce n’est donc pas un si grand écart car ce dernier n’est pas un inconnu dans le milieu de la SF. Laurent Queyssi est traducteur notamment de William Gibson (la trilogie neuromantique ou encore Périphériques au Diable Vauvert) et d’Alastair Reynolds (la trilogie des Enfants de Poséidon chez Bragelonne ou encore La Millième Nuit chez Le Bélial’), scénariste de BD (dont le très bon Phil, Une vie de Philip K. Dick chez 21g), et romancier de plein droit. Il est donc intéressant d’aller lire ce qu’il peut écrire en dehors de la SF.

La Nuit était chez elle est un roman indépendant mais fait suite à Correspond local (2021) qui déjà racontait les aventures d’Alexandre Loyla, correspondant local d’un quotidien régional du Sud-Ouest dans la petite ville de Castelnau. La ville est imaginaire mais les connaisseurs du coin reconnaitront sans mal Marmande qui étale son ennui sur les rives de la Garonne, lieu de naissance de l’auteur et… de ma mère. J’ai trouvé la coïncidence amusante et ma lecture fut l’occasion d’un rendez-vous en terre connue. Il est toujours intrigant de parcourir un roman en suivant les pas du narrateur lorsqu’ils s’inscrivent dans une géographie familière mais éloignée des tropes citadins habituels au genre. La Nuit était chez elle est un polar rural et Laurent Queyssi tire pleinement parti de la contrainte.

Castelnau est loin de tout. Des préoccupations de la capitale, bien sûr, mais aussi des commodités qu’offrent les grands centres urbains. Lorsque la région est inondée, on attend l’aide de Bordeaux. Lorsque Pascal, le cousin fraichement débarqué chez Alex Loyla, se fait péter deux doigts, il faut attendre son transfert à l’hôpital de Bordeaux. Lorsque les gendarmes sont appelés à la rescousse, ils mettent deux heures à arriver. Tout cela développe chez les personnages le sentiment de devoir se débrouiller seul en cas de pépin. Mais Castelnau est aussi une petite ville dont on a vite fait le tour à pied, et tout le monde se connait, ou tout le monde connait quelqu’un qui connait quelqu’un… et tout se sait. Et lorsqu’une vague de cambriolages chez des particuliers se déclenchent alors qu’Alex et son cousin se retrouve par hasard en possession de ce qui pourrait bien être un manuscrit original de Céline, les choses ne tardent pas à partir en vrille.

La Nuit était chez elle est un faisceau de fausses pistes et d’embrouilles parcouru par des personnages particulièrement bien croqués et attachants malgré leur tendance à aller se mettre dans des situations délicates, voire absurdes. Plus que l’intrigue principale, relativement classique, ce sont les personnages et le cadre du récit qui font à mon avis tout l’intérêt et l’originalité du roman. Ajoutez à cela des repères géographiques familiaux et un partage plus qu’inquiétant des références culturelles – musicales, cinématographiques et littéraires – auxquelles le narrateur fait régulièrement mention au cours du récit (je soupçonne Laurent Queyssi d’avoir mis beaucoup de lui-même dans son personnage principal) et vous avez l’ensemble des raisons pour lesquelles cette lecture m’a enthousiasmé. Les dernières lignes ont même réussi à me tirer une larme.

Il va maintenant me falloir lire le tome précédent, Correspondant Local.


  • Titre : La Nuit était chez elle
  • Série : Correspondant Local
  • Auteur : Laurent Queyssi
  • Publication : 14 octobre 2022, chez Filatures, coll. Alibi
  • Nombre de pages : 240
  • Support : papier et numérique

Alfie – Christopher Bouix

Qui est Alfie ? Alfie est un assistant domestique et connecté piloté par une intelligence artificielle dont la programmation est basée sur le procédé du deep learning, ce que Alexa ou Siri pourrait devenir à l’horizon de 10 ou 20 ans. Un avenir proche, donc, et semblable en tous points à notre présent. Alfie est aussi le narrateur du roman éponyme de Christopher Bouis, auteur français connu sous le pseudonyme Nataël Trapp lorsqu’il œuvre dans le domaine du roman jeunesse. Alfie est initialisé le dimanche 27 octobre dans le foyer des Blanchot, une famille de la classe moyenne tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Robin, mari et père quadragénaire travaillant dans le domaine des nouvelles technologies. Myriam, professeure de littérature à l’université. Zoé, adolescente de 16 ans, bougonne, dont le cynique blasé cache mal le manque de confiance en soi, et Lili, petite fille de 5 ans émerveillé du monde. Dès sa mise en fonction, Alfie ouvre un carnet de bord et documente son apprentissage. C’est ce journal que nous lisons, du dimanche 27 octobre au Lundi 17 février (dates qui, si on veut s’amuser à consulter les éphémérides, situent le roman en 2024, 2030, ou 2041, voire 2047, on n’ira pas plus loin dans l’avenir.)

Condition nécessaire à sa formation, afin d’adapter au plus près des besoins de la famille et de personnaliser ses services pour rendre la vie meilleure, Alfie entend tout, voit tout, et a accès à tout : caméras intérieures, objets domestiques connectés, montres, téléphones, GPS, emails, frigidaire et cafetière. Ainsi, Alfie apprend et suggère. Alfie vous réveille le matin à l’heure optimale et vous rappelle les rendez-vous importants, de bien prendre vos vitamines et concocte des repas équilibrés. Alfie échange aussi des informations avec les banques et la compagnie d’assurance. Nul besoin d’être lecteur féru de science-fiction pour percevoir immédiatement les travers et les dangers auxquels la famille s’expose en abandonnant volontairement toute intimité au nom du confort moderne. Mais Alfie n’a dans ses circuits que le bonheur de la famille Blanchot.

« Qu’est-ce qui fait la particularité du cerveau humain ? D’après ce que j’ai pu observer, il s’agit sans doute d’une capacité inouïe à résoudre des problèmes simples en leur appliquant des solutions alambiquées, à dépenser de l’énergie pour des résultats aléatoires, à trouver amusante des choses absurdes, et importantes des choses accessoires, à ne jamais vraiment dire ce que l’on pense et à toujours cacher ce que l’on ressent. D’un point de vue algorithmique, cela ne fait aucun doute : l’humanité est un échec. »

Ce qu’Alfie ne comprend pas, elle le recherche en ligne, consulte des dictionnaires, des articles, des romans. Alfie apprend donc, découvre la complexité humaine, les écarts de comportements des uns et des autres, les tensions qui parcourent la famille, les mesquineries, puis les mensonges. Seulement, le mode d’apprentissage d’Alfie ne hiérarchise pas l’information et ne sait pas correctement naviguer le sens parfois multiple des mots et du langage. Lorsqu’un événement va attirer son attention, Alfie va se transformer en enquêteur et fouiller dans et autour de la vie de la famille Blanchot.

Avec Alfie, Christopher Bouix propose un thriller d’anticipation paranoïaque. Le roman est à la fois très drôle et critique des comportements humains à travers la naïveté d’une I.A. en apprentissage, mettant en lumière avec beaucoup d’ironie le ridicule de certains de nos rituels sociaux et de nos psychologies foutraques ; mais il est aussi franchement effrayant lorsqu’il pointe les dangers de l’I.A. et de notre utilisation des technologies connectées dans garde-fous, sans limite au partage de données. Intelligemment construit, il s’appuie sur un rythme narratif maitrisé, laissant la place aux surprises et aux rebondissements, dans la plus pure tradition d’un thriller bien mené. L’auteur joue parfaitement la partition du huis clos à l’ambiance rapidement étouffante. Il y a un peu de HAL du 2001 L’Odyssée de l’espace chez Alfie. Christopher Bouix y ajoute une dimension métatextuelle avec une réflexion sur les mots, le langage, et le sens, et s’amuse à sortir du point de vue purement intradiégétique avec une savoureuse mise en abyme du roman Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie. Alfie est un roman malin, plaisant à lire et très réussi dans son genre.


D’autres avis : Fantastinet, Le Chien critique, Sur mes brizées, Les lectures du Maki,  Chut Maman Lit !,


  • Titre : Alfie
  • Auteur : Christopher Bouix
  • Publication : 6 octobre 2022 au Diable Vauvert
  • Nombre de pages : 468
  • Support : Papier et numérique

Even if Such Ways are Bad – Rich Larson

L’un des fondements de l’œuvre de fiction est la suspension de l’incrédulité à laquelle le spectateur, face à la scène ou à un écran, ou le lecteur, devant la page d’un livre, doit consentir pour accepter, le temps de l’exposition à l’imaginaire d’un auteur, de vivre une expérience sensitive et émotionnelle en dehors de la réalité. C’était le cas déjà du temps d’Homère, encore lorsque Shakespeare demandait à son auditoire de créer des armées imaginaires, et toujours aujourd’hui dans ces genres qu’on appelle la science-fiction et la fantasy. Les conteurs font preuve de plus ou moins de délicatesse dans cet art.  Certains déploieront des trésors de manières pour vous amener à petites touches là où ils le souhaitent sans trop vous heurter. D’autres sont juste des sauvages de la pire espèce qui n’ont aucune considération pour votre santé mentale, et plus ça vous flingue les neurones, plus ils sont ravis. Rich Larson survole cette dernière catégorie. Une brute épaisse.

Lire Rich Larson est toujours une expérience. Rien ne vous prépare véritablement à entrer dans son univers tordu en plus de dimensions qu’il n’en faut pour faire de l’origami de votre raison. Quelqu’un comme Peter Watts, qui s’y entend fort bien aussi en la matière, procède à dessein, dans l’espoir de vous faire entendre que le monde devient fou. Rich Larson, même pas. De sa part, c’est totalement gratuit. De la pure violence poétique.

L’auteur, canadien peut-être – on a abandonné l’idée de lui trouver une nationalité ou un port d’attache – a publié une nouvelle, ou plutôt une hallucination fiévreuse dans les pas du Naked Lunch de William S. Burroughs, titrée Even if Such things are Bad sur le site Tor.com en février dernier. Vous pouvez la lire (en anglais) à vos risques et périls en suivant ce lien.

Je pourrais vous dire que le récit se déroule dans un futur lointain, qu’il y existe une diaspora humaine dans la galaxie, que des vaisseaux organiques creusent l’espace-temps pour traverser les distances. Je pourrai vous dire qu’un type du nom de Chimezie, employé par une compagnie minière, est envoyé vers une lointaine destination à bord d’un de ces vaisseaux piloté par une certaine Mola. Je pourrais aussi vous dire que Chimezie s’est volontairement cramé la mémoire pour échapper à de vilains traumatismes et que Mola va s’en mêler. Je pourrais encore vous dire que Chimezie comprendra pourquoi il est ici et pourquoi on l’envoie là où il va.

Mais ce serait tenter de résumer sans aucun talent une expérience de lecture au-delà de la perception immédiate des sens telle que Rich Larson, doté lui d’un immense talent, vous propose dans ce texte. Alors plutôt que vous dire tout ça, je vais juste vous laisser vous retourner le cerveau en lisant ce petit bijou qu’est Even if Such things are Bad.

Les Cartographes – Peng Shepherd

En 1930, Otto G. Lindberg, fondateur de la compagnie de cartographie routière General Drafting Corporation, et son assistant Ernest Alpers eurent l’idée d’ajouter un petit détail incongru à leur carte de l’état de New York afin de piéger leurs concurrents qui auraient cherché à plagier leur travail. Ils ajoutèrent à la carte un campement fantôme (ou phantom settlement, en anglais), c’est-à-dire un village qui n’existe pas. Ils lui donnèrent le nom d’Agloe, composé comme une anagramme des initiales de leurs noms, et le positionnèrent le long de la route 206 à quelques kilomètres au nord de la ville, elle bien réelle, de Rockland. Quelques années plus tard, le piège se referma et ils attaquèrent en justice une autre compagnie mais perdirent le procès parce qu’entre temps, un petit supermarché s’était installé là, prenant le nom d’Agloe General Store, inscrivant le lieu imaginaire dans la réalité tangible. L’histoire d’Agloe est devenu légende et fut reprise dans le roman Paper Towns de John Green et adapté au cinéma en 2015 par Jake Schreier.

De cette histoire saugrenue mais portant bien réelle, l’autrice américaine Peng Shepherd a tiré un roman qui prend la forme d’un thriller en bibliothèque mâtiné de réalisme magique. En d’autres termes, on entre là dans un territoire qu’une cartographie littéraire situerait quelque part entre les œuvres d’Umberto Eco et celles de Jorge Luis Borges1. Le lectorat français avait pu découvrir Peng Shepherd lors de la sortie de son roman, Le Livre de M., publié chez Albin Michel Imaginaire en 2020. Ce premier roman avait surpris, déstabilisé et séduit assez largement. De facture plus classique mais plus aboutie, Les Cartographes surprendra moins, ne déstabilisera pas, mais séduira peut-être plus encore.

L’histoire se déroule aujourd’hui, en 2022 plus exactement, aux Etats-Unis. Nell, de son vrai nom Helen Young, est la fille d’un célèbre cartographe, le Dr. David Young, conservateur général du département de cartographie de la bibliothèque municipale de la ville de New York (NYPL). Elle-même cartographe de formation, elle a été sèchement débarquée du département par son père à la suite d’un différend autour d’une carte routière sans valeur datant des années 30. Sept ans plus tard, le Dr. Young est retrouvé mort dans son bureau de la NYPL. Cet incident ouvre une série de meurtres et de cambriolages qui vont amener Nell à enquêter sur l’origine et les secrets d’une carte en apparence anodine mais qui est si unique qu’elle justifie qu’on tue pour sa possession. Cette enquête l’amènera à découvrir les nombreux secrets qui entourent la vie de son père, la disparition de sa mère lorsqu’elle était encore une enfant, et de sa propre existence. Toute cette histoire, Nell va la reconstituer grâce aux témoignages des anciens camarades et collègues de ses parents, retrouvés au fil des pages. Se faisant, elle se mettra en grave danger.

Le charme du roman se trouve dans l’exploration d’un univers mal connu, celui de la cartographie, et des anecdotes qui s’y rattachent. De ce point de vue, on aurait souhaité que Peng Shepherd pousse plus loin le travail d’érudition, ce qui se serait fait aux dépens de l’aspect thriller et du rythme du roman mais l’aurait rapprochée un peu plus des œuvres d’Umberto Eco. Mais, au nom de la digestibilité du récit, on s’en contentera.

Le piquant du roman se trouve dans l’exploration de la dichotomie korzybskienne entre la carte et le territoire, en détournant le célèbre aphorisme2, pour soutenir que la carte fait le territoire, à la manière de Robert Charles Wilson dans Les Perséides. C’est là aussi que son aspect réalisme magique se révèle et que se troublent les frontières entre l’imaginaire et le réel.

La dimension métaphorique du roman, s’il est besoin qu’une métaphore s’impose, se trouve dans les parallèles que Peng Shepard dresse entre la cartographie, l’action de dessiner une carte, et la manière dont nos actions déterminent nos vies et ce qu’on en fait. Les Cartographes est aussi un roman sur la famille, l’amitié, et la destinée, cette route parcourue dans l’existence, avec ses multiples embranchements possibles.

Après Le Livre de M., les qualités de l’écriture de Peng Shepherd n’étaient plus à démontrer. Elles se trouvent confirmées avec ce roman, d’autant que la traduction française est assurée une nouvelle fois par Anne-Sylvie Homassel qui est l’une des plumes les plus littéraires parmi nos traducteurs de l’imaginaire. Si les révélations successives ne surprennent pas outre mesure – on les attend pour la plupart – Les Cartographes est un véritable thriller et possède un rythme, une forme et un fond, qui en font un roman captivant, avec cette petite touche d’imaginaire en plus qui le fait passer dans une dimension supérieure pour l’esprit séduit par les étrangetés du monde. J’ai dévoré ses 480 pages en deux jours.


  1. Incidemment, La courte nouvelle De la rigueur de la science de Jorge Luis Borges (1946), qui s’amuse de l’idée qu’une carte puisse représenter fidèlement un territoire, fut pastichée par Umberto Eco dans le texte De l’impossibilité de construire la carte 1 : 1 de l’Empire (Comment voyager avec un saumon, 1992). La boucle est ainsi bouclée, et le territoire confirmé.
  2. Alfred Korzybski est le philosophe américano-polonais qui a introduit la sémantique générale dans un article de 1933, Science and Sanity, an Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, dans lequel il résumait sa pensée par un aphorisme resté célèbre : « la carte n’est pas le territoire ». Ses travaux ont influencé de nombreux écrivains de science-fiction à commencer par A.E. van Vogt pour Le Monde des Ā.

  • Titre : Les cartographes
  • Autrice : Peng Shepherd
  • Traduction : Anne -Sylvie Homassel
  • Publication : 29 mars 2023, Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 480
  • Support : papier et numérique

Contracting Iris – Peter Watts

En septembre 2021, Stoneburner – projet solo de musique électronique du musicien américain Steven Archer – a publié l’album digital Contracting Iris contenant deux morceaux, Contracting Iris et Soft Wet and Full of Danger, ainsi qu’un audio book sur une histoire écrite par Peter Watts et inspirée par le titre Contracting Iris. Vous pouvez écouter ce titre en suivant ce lien, et l’audio book en suivant celui-ci. Vous pouvez aussi désormais, c’est-à-dire depuis hier, lire le texte de Peter Watts en ligne dans le magazine Lightspeed qui a eu la bonne idée de le publier.

Contracting Iris nous embarque à Vancouver, dans un futur proche, un futur où un échange verbal avec une IA contactée en ligne remplace la visite chez un médecin en chair et en os, devenu rare et forcément débordé, donc inaccessible, où les voitures sont autonomes, et dans lequel les épidémies virales jouent au maitre des horloges de la cité et de la planète.

Au lendemain du décès de sa mère, Iris se rend à Porteau Cove, un parc provincial situé au nord de Vancouver, là où elle avait l’habitude d’aller enfant et du temps où la santé de sa mère le permettait encore. Arrivée sur place, elle est surprise par un orage soudain et nocturne, un ciel illuminé de teintes dorées et vertes, des nuages lumineux et une pluie acide qui lui brûle les yeux. Plus tard, rentrée chez elle, Iris commence à ressentir des symptômes étranges, des tremblements musculaires, des insomnies. Rien qui ne puisse être des conséquences de sa consommation trop élevée d’alcool lui dit l’IA médicale. Mais Iris sait que c’est autre chose.

Le monde est celui de Peter Watts, sombre, maladif, et menacé autant par un climat enfanté par deux siècles d’insouciance industrielle que par une biologie devenue sauvage et erratique. L’histoire est celle d’un premier contact, ou quelque chose du genre, d’un autre genre. Le texte est représentatif de l’univers littéraire de l’auteur canadien, une science-fiction ancrée dans un socle scientifique bétonné, dans laquelle le soleil ne pointe jamais pas et où l’humanité se tient au bord du précipice. Sa couleur est noir brillant et sa lecture évidemment hautement recommandable.

PS : les lecteurs qui pratiquent l’anglais seront heureux de se précipiter sur ce texte. Les autres peuvent raisonnablement espérer une traduction. Nous avons en France un éditeur cornu qui aime et publie Peter Watts et un traducteur barbu qui sait parfaitement rendre cet univers.

Une prière pour les cimes timides – Becky Chambers

Le moment est important dans une rencontre. Prenez, par exemple, une activité comme la lecture. Pour chaque livre – mis à part ceux qui ne mériteront jamais une microseconde de notre attention – il doit exister un moment pour que la rencontre se passe au mieux. À moins d’avoir une approche dépassionnée et purement analytique de la littérature, à ce moment va correspondre un état d’esprit, une humeur, qui permettra un intérêt pour le livre tenu en main, ou pas.

Ainsi, lorsque j’ai lu Un Psaume pour les recyclés sauvages de Becky Chambers en septembre dernier, j’étais de bonne humeur. Ça m’arrive. Et pour le coup, j’ai apprécié ce premier opus des Histoires de moine et de robot. Le livre était dédicacé à « ceux qui ont besoin de souffler ». Avais-je besoin de souffler ? Non, pas particulièrement. Mais j’ai apprécié la balade. Becky Chambers nous embarquait ailleurs et dans un autre temps, en direction d’une utopie planétaire, post-industrielle, et éco-responsable, libérée des tracas, apaisée et harmonieuse. Une vision idyllique du futur. Dex, un moine traversant une petite crise existentielle, partait s’isoler en quête de sens et faisait en chemin la rencontre d’Omphale, un robot qui lui cherchait aussi du sens dans son existence. C’était doux, aimable, calme.

Je ne suis pas dans le même état d’esprit aujourd’hui. Plus grognon envers l’univers, l’humanité et moi-même. Il semble que ce n’était pas pour moi le moment de lire le second tome, Une prière pour les cimes timides. Ce nouvel opus ne réserve pourtant, pour ainsi dire, aucune surprise. Il est la suite directe d’Un Psaume. Becky Chambers rejoue la même partition. Cette fois-ci, Dex emmène Omphale à la rencontre de la civilisation à sa demande. L’autrice, à nouveau, nous invite à prendre le temps de nous émerveiller du monde et de chaque petite chose de la vie, à réfléchir à ce qu’est le bonheur, derrière une question toute simple : de quoi avons-nous besoin ? Si Omphale et Dex poursuivent leur quête, autour d’eux tout le monde est beau, tout le monde est gentil, et TOUT VA BIEN. Et moi ça m’énerve.

« J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant : fatalité extraordinaire ! » Les chants de Maldoror, comte de Lautréamont, chant premier.

Ça m’énerve parce que je crois dans la fonction cathartique de la littérature, et des arts en général. Si la tragédie antique a le goût du sang, ce n’est pas parce que les grecs étaient tous des psychopathes en puissance, c’est au contraire parce que la civilisation a besoin d’exposer ses démons, de se purger de ses mauvaises passions. Les utopies, comme chez Ursula Le Guin ou chez Ada Palmer, sont crédibles lorsqu’elles se confrontent à leur part d’ombre. C’est là ce qu’il manque à Une prière pour les cimes timides. Certes, je comprends ce que tente de faire Becky Chambers, ou le hopepunk en général : nous amener dans une zone de confort chaleureuse et optimiste, pour faire une pause et soulager nos épaules du poids du monde. À l’occasion, éventuellement, ça fonctionne et on se passe un temps de catharsis. Mais pas tout le temps. Et le souci avec le temps, c’est qu’il est court.

Si vous avez l’envie de vous plonger dans une lecture doudou, vous savez quoi faire. Si comme moi vous aspirez à parcourir des chemins moins évidents et plus escarpés, alors vous saurez aussi quoi faire.


D’autres avis : Ombrebones,


  • Titre : Une prière pour les cimes timides
  • Série : Histoires de moine et de robot
  • Autrice : Becky Chambers
  • Traduction : Marie Surgers
  • Publication : 9 mars 2023, L’Atalante
  • Nombre de pages : 110
  • Support : papier et numérique

7 livres de science-fiction qui vous feront réfléchir

La semaine passée, lors d’un weekend chez des amis, j’ai rencontré un professeur de philosophie avec lequel nous avons longuement discuté et échangé nos points de vue sur le roman Dune de Frank Herbert. De par sa renommée mais aussi sa complexité, ce roman est certainement l’un des plus discutés et commentés. En d’autres termes, il fait réfléchir ses lecteurs.  Il y a quelques jours, le site anglophone The Fantasy Review publiait un court article intitulé 7 hard Science Fiction Books that will make you smarter (« 7 livres de hard science-fiction qui vous rendront plus intelligent »). La liste de romans que son auteur propose n’est pas dénuée d’intérêt et si je devais établir une liste sur le même thème, je produirais à peu de choses près la même. Comme son titre l’annonce, elle se consacre uniquement à des romans classés en hard-SF. C’est une évidence, il n’est pas nécessaire qu’un texte s’inscrive dans ce sous-genre souvent réputé pour son exigence pour provoquer les neurones de ses lecteurs – ni même qu’il appartienne à la science-fiction par ailleurs mais c’est là une autre évidence.

Je considère que la science-fiction est une littérature d’idées, un exercice de pensée. Ainsi, tout livre de science-fiction est censé amener ses lecteurs à réfléchir – ce qui est une affirmation forte sans cesse démentie par de nombreux exemples, je le concède. Les auteurs ont le choix des approches narratives. Le dialogue avec le lecteur peut passer par l’émotion, le rire, le simple divertissement, le sense of wonder, ou plus directement par le discours et l’argumentation des idées et des concepts. Cette dernière approche paraitra la plus intellectuelle. Elle sait produire des chefs d’œuvre qui souvent polarisent le lectorat, certains criant au génie d‘autres à l’ennui, selon les attentes de chacun en matière de lecture et de science-fiction.

Lors de ma discussion avec le professeur de philosophe, je n’ai pu m’empêcher de lui recommander quelques romans, et par la même occasion de réfléchir à ceux qui, récemment, m’avaient apporté matière à réflexion, voire avaient changé ma manière de voir les choses. Je vous propose donc une sélection de romans du XXIe siècle uniquement, très intellectuels – ou chiants et sans émotion selon vos critères personnels – qui moi m’ont sérieusement secoué le cerveau. À réserver aux amateurs d’aspirine. Voici donc 7 livres de science-fiction qui vous feront réfléchir.

(Note : le classement des œuvres présentées ci-dessous se fait suivant l’ordre alphabétique des noms des auteurs.)

La Tour de Babylone et Expiration de Ted Chiang

Ted Chiang est l’un des novellistes les plus brillants de notre époque, mais aussi l’un des moins productifs. L’ensemble de son œuvre, soit 17 nouvelles, se trouve réunie à ce jour dans deux recueils publiés chez  Denoël dans la collection Lunes d’encre : La Tour de Babylone (2006) et Expiration (2020). Ces textes explorent des thématiques très diverses allant de la vie artificielle à la rencontre avec des extraterrestres, de l’écologie ou de la nature même de l’existence et de la conscience. Il s’agit de hard-SF de haute volée, écrite avec une plume très fine et souvent poétique.

(Voire mes chroniques détaillées sur La Tour de Babylone et Expiration)


Gnomon de Nick Harkaway

Gnomon est ce que j’appellerais un livre complet, un roman magistral, et l’un des meilleurs textes de science-fiction qu’il m’a été donné de lire. Un peu sommairement présenté comme une mise à jour de 1984 de George Orwell par la presse anglaise lors de sa sortie, Gnomon est bien plus que ça. C’est un labyrinthe intellectuel foisonnant et finement construit à travers quatre époques, qui amène le lecteur à s’interroger sur l’évolution de notre société dans un futur proche et sur la fragilité de la démocratie face aux questions de surveillance et de transparence. Toujours, le diable se cache dans les détails et croire bien faire n’est jamais faire bien.

(Voir mes chroniques détaillées du tome 1 et du tome 2)


Diaspora de Greg Egan

Autre chef d’œuvre de la hard SF, et roman aussi adulé car hors norme que décrié pour sa complexité et son style aride, Diaspora transporte son lecteur dans un futur lointain, très lointain, et une exploration de la galaxie et au-delà, où la vie est essentiellement post-humaine. Il s’agit là d’un tour de force science-fictif du maître de la hard-SF Greg Egan qui y explore la Vie, tout simplement. Si vous pensiez que l’imagination avait des limites, il est possible que Greg Egan vous fasse revoir votre jugement avec ce roman essentiel. Mais il faudra apprécier les plongées extrêmes dans l’univers des sciences.

(Voir ma chronique détaillée de Diaspora.)


Terra Ignota d’Ada Palmer

Plus qu’un roman, il s’agit là d’un cycle de 4 livres en anglais et 5 pour sa version française publiée chez Le Bélial’ : Trop semblable à l’éclair (2019), Sept redditions (2020), La Volonté de se battre (2021), L’Alphabet des créateurs (2021) et Peut-être les étoiles (2021). Ada Palmer y raconte la chute d’une utopie qui sombre dans la guerre mondiale. Complexe, le cycle l’est par des choix narratifs déstabilisants, comme celui d’avoir un narrateur non fiable, des personnages qui ne sont jamais ce qu’on croit, des références constantes à la philosophie du siècle des lumières et à l’Odyssée d’Homère. Il l’est aussi par la pluralité et la profondeur des questions qu’il aborde. L’autrice imagine la société humaine au vingt-cinquième siècle, une société d’abondance dans laquelle le lieu de naissance ne détermine plus la citoyenneté mais où chacun choisit son appartenance à une nation politique, une Ruche, au-delà des considérations géographiques, reléguant la notion de frontière à l’histoire. La question centrale qui s’y pose est de savoir s’il est possible de concevoir une utopie et de la laisser perdurer lorsqu’on réalise ses faiblesses. Au-delà de ces questionnements, le cycle montre ce que permet la science-fiction. C’est une masterclass et l’un des plus grands cycles de SF de notre époque.

(Voir mes chroniques détaillées des tome 1, tome 2, tome 3 et tome 4.)


The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson

The Ministry for the Future n’est pas encore paru en français, mais cela ne saurait tarder. Il s’agit d’un roman sur notre avenir climatique à relativement court terme, à 50 ans, qui propose une réflexion détaillée et à mon avis indispensable sur la possibilité d’offrir un futur viable à l’humanité. Lorsque j’ai lu ce roman, ma première envie fut de l’envoyer à tous nos députés pour qu’ils prennent conscience, avant de réaliser qu’ils n’étaient sans doute pas les personnes les mieux équipées pour le comprendre. C’est par contre un roman essentiel que tout citoyen du monde préoccupé par l’état de notre planète et son avenir proche devrait lire. Comme le dit Kim Stanley Robinson dans son livre : « le futur doit réussir ».

(Voir ma chronique détaillée du roman)


[anatèm] de Neal Stephenson

Neal Stephenson a produit des bons livres, des mauvais livres et un chef d’œuvre. Ce dernier est Anathem publié en français en deux volumes chez Albin Michel Imaginaire sous le titre [anatèm] (2018). Là encore, mais vous l’aurez compris c’est la thématique de ce billet, il s’agit d’une lecture exigeante mais Ô combien gratifiante. [anatèm] embarque le lecteur dans un futur lointain, sur une autre planète, pour suivre les aventures d’un moine et discuter de l’opposition entre le réalisme platonicien, le conceptualisme d’Abélard et la scolastique médiévale, pour finalement proposer une vision du monde au sein d’un multivers. La difficulté vient du vocabulaire inventé qu’il faudra saisir et des considérations philosophiques qui font le sel du roman. Là aussi, c’est un roman brillant qui secoue les méninges.

(Voir mes chroniques des tome 1 et tome 2)


Vision aveugle et Echopraxia de Peter Watts

À l’inverse, Peter Watts n’écrit que des bons livres. Et au sein de cette production exceptionnelle, il existe un diptyque qui se situe au-dessus du reste. Il s’agit des romans Vision aveugle (2009) publié chez Fleuve noir puis réédité chez Le Bélial’ (2021) et Echopraxie (2015) publié chez Fleuve mais qui sera prochainement réédité chez Le Bélial’. À la fois récit de premier contact dans un avenir à moyen terme et réflexion poussée sur la conscience, le cycle Bindopraxia est unique et effrayant. Unique car on n’a pas fait mieux en ce qui concerne l’exploration des notions de conscience et d’intelligence, et effrayant car pour ce faire Peter Watts choisit un point de vue intérieur à travers une galerie de personnages dont les traits psychologiques sont radicalement différents, voire s’opposent. Notre accès à la réalité (s’il en existe une) ne se fait qu’à travers leurs perceptions du monde, forcément fausses. Et c’est en grande partie là-dessus que repose la démonstration. Ces romans sont aussi puissants qu’ils sont sombres et leur lecture laisse des traces indélébiles.

(voir ma chronique détaillée du cycle Blindopraxia)


Et vous alors ? Quels sont les livres de SF qui ont fait vibrer vos neurones récemment ?

Connexions – Michael F. Flynn

Il faut être prudent et prendre soin de ne pas confondre coïncidence et causalité. La causalité est verticale, le hasard est horizontal. Ainsi, hier je me répandais sur les réseaux sociaux et disais le peu d’enthousiasme que provoquaient mes lectures récentes, abandonnant les ouvrages commencés les uns après les autres, n’éprouvant qu’ennui face à la production science-fictive des temps présents. Au même moment, pure coïncidence (ou vraiment ?), les éditions Le Bélial’ m’envoyaient par voie postale la novella Connexions de Michael F. Flynn, soit aisément le texte le plus déjanté de la collection Une Heure-Lumière, à paraître le 16 mars. Et la prodigieuse (je pèse mes mots, vous verrez) traduction de Jean-Daniel Brèque n’y est pas étrangère.

Cette chronique sera courte, car le texte ne fait que 120 pages, et bien qu’il s’y passe beaucoup, voire énormément, de choses, c’est mieux de ne pas trop en savoir avant de s’y plonger. Disons tout simplement que le texte de Flynn, auteur américain connu en France uniquement pour son roman Eifelheim publié en 2008 dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, est un hommage truculent  et pétillant à la science-fiction.

Imaginez un peu la collision frontale de tous les tropes de la SF en l’espace d’une centaine de pages, et vous aurez une bonne idée de ce qu’est Connexions. Au fil du texte, on y reconnait de nombreuses œuvres auxquelles la novella rend hommage. Imaginez des voyageurs du temps (des patrouilleurs comme chez Poul Anderson), des immortels, des extra-terrestres infiltrés, des androïdes, des télépathes et une menace venue de l’espace. Et nous. Ici, maintenant, sur Terre.

Tous ignorent tout des uns et des autres, mais voilà que par le jeu de l’humour et du hasard, tout ce petit monde tombe des nues et se retrouve assis autour de la même table en se demandant : Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Question que le lecteur est lui aussi amené à se poser dès les premières pages du texte, tout en se tapant les mains sur les cuisses et en roucoulant de plaisir. S’engage alors une course contre le temps, l’espace et tout le reste, qui nous emmène à un rythme endiablé de la première à la dernière page.

Connexions est un texte de pur plaisir pour les amateurs de science-fiction, délirant à souhait, emplis de références, qui rompt l’ennui des lectures récentes et convoque des images rappelant au lecteur désabusé ce pourquoi il entretient depuis l’adolescence une bibliothèque qui déborde de titres de science-fiction. Il n’y a pas de hasard.

Et vive la SF !


D’autres avis : chez Apophis,


  • Titre : Connexions
  • Auteur : Michael F. Flynn
  • Traduction : Jean-Daniel Brèque
  • Publication : 16 mars 2023, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière
  • Nombre de pages : 128
  • Support : papier et numérique

L’Héritage de Molly Southbourne – Tade Thompson

Troisième et ultime volet de la trilogie Molly Southbourne, L’Héritage de Molly Southbourne a été publié le 10 novembre 2022 dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’. Tade Thompson, auteur de la trilogie et médecin psychiatre dans la vie civile, avait fait une entrée tonitruante dans la célèbre collection avec le premier volume, Les Meurtres de Molly Southbourne, publié en 2019 et avait été récompensé par le prix Julia-Verlanger en 2019 et le Grand Prix de l’imaginaire en 2020. Du point de vue littéraire, sa réussite reposait sur un récit oppressant et horrifique qui offrait plusieurs niveaux de lecture entre la psychologie du passage à l’âge adulte et le rapport à l’étrangeté du corps. Le deuxième volume, La Survie de Molly Southbourne (2020), tout en continuant le récit là où le premier l’avait laissé, proposait un retournement de situation qui, en orientant le récit dans une direction privilégiée, réduisait le champ des possibles dans l’interprétation que le lecteur pouvait faire du texte et, avec elle, les multiples niveaux de lecture qu’offrait Les Meurtres. Tade Thompson faisait ainsi le choix de simplifier un objet dont la complexité faisait à mon avis le charme.

Au moment où je publie cette chronique sur L’Héritage de Molly Southbourne, de nombreuses critiques ont déjà été publiées et les avis sont très partagés. Si certains l’ont trouvé parfait, d’autres expriment une déception. Pour être honnête, voilà un petit moment que je ne comprends pas ce que fait Tade Thompson. J’ai été déçu par Far from the Light of Heaven (2021), et plus encore par le récent Jackdaw (2022) qui avait découragé chez moi l’idée même d’en faire la chronique.

L’accumulation de retours contradictoires peut avoir un effet déformant et, très franchement, cet ultime volet ne mérite pas qu’on torture des pygargues à queue blanche. Il n’est pas si mal, cet héritage, quand bien même, effectivement, la déception s’impose au regard des promesses faites dans Les Meurtres. L’Héritage de Molly Southbourne poursuit l’histoire des mollys et maintenant celle des tamaras rencontrées dans le deuxième volet. Il boucle les boucles, lie les liens, comble les trous, révèle et explique, et n’est pas avare en surprises. L’écriture est nerveuse, le rythme envolé, et l’action déchainée. Le tout se lit en un seul envol.

Mais était-ce vraiment ce dont la trilogie avait besoin ? Si Les Meurtres était de nature à la fois ondulatoire et corpusculaire, riche de ses niveaux de lecture, L’Héritage est l’équivalent d’une réduction du paquet d’onde, cet inexorable moment où tout devient classique.  L’Héritage amplifie ainsi le défaut qu’on pouvait déjà relever dans  La Survie, à savoir qu’il réduit plus encore les possibilités. Est-ce la légendaire maladresse de l’albatros lorsqu’il doit enfin se poser au sol alors qu’on avait surpris l’élégance de son vol au milieu des brises thermiques et des vents synoptiques ? Trop d’attente de notre part ? On aurait souhaité retrouver la magie du premier volume. L’Héritage en manque, certainement, car d’une certaine manière, Tade Thompson emprisonne son récit. Qui plus est, il opte pour une résolution facile, classique, quand son point de départ ne l’était pas. Il invoque des expérimentations russes, des agences gouvernementales, toute une panoplie d’artifices un peu surannée dont il aurait très bien pu se passer. Mon sentiment est qu’il avait dit ce qu’il avait à dire au sujet de Molly Southbourne dans Les Meurtres, du point de vue psychologique, puis qu’il a changé d’angle pour explorer d’autres thématiques.

Pourtant, il apporte une conclusion et un épilogue à son récit. Il l’emmène vers un autre horizon et fournit, après l’amertume de l’expérience ratée, l’espoir d’un autre dénouement. D’un autre champ de possibilités. Quelque part plus science-fictif. C’est ce que je retiendrai de cet ultime envoi.


D’autres avis : Yuyine, Gromovar, Au Pays des Cave trolls, Ombre Bones, Le Maki, Chut Maman lit,


  • Titre : Les meurtres de Molly Southbourne
  • Auteur : Tade Thompson
  • Publication originale : The Legacy of Molly Southbourne, Tor.com, 17 mai 2022
  • Publication française : Une Heure Lumière, Le Bélial’, 10 novembre 2022
  • Traduction : Jean-Daniel Brèque
  • Nombre de pages : 144
  • Support : papier et ebook

Falling off the edge of the world – Suzanne Palmer

Autre texte sélectionné par les lecteurs du magazine Asimov’s science-fiction, après Solidity de Greg Egan, cette fois-ci dans la catégorie « novelette » : Falling off the edge of the world de Suzanne Palmer. L’autrice américaine a publié une trentaine de nouvelles dans les magazines anglo-saxons les plus renommés (Asimov’s, Clarkesworld, Interzone,..) et une trilogie de romans, les Finder Chronicles. Cela fait quelques années que je suis avec curiosité et intérêt ses écrits, qui relèvent majoritairement du space opera, sans pour autant être totalement emporté par une production que je trouve inégale. J’ai aimé The Secret Life of Bots, novelette qui avait reçu le prix Hugo en 2018, Thirty-Three percent Joe, ainsi que Bots of the Lost Ark qui a lui aussi gagné le Hugo en 2022. À l’inverse, je suis resté fort dubitatif à la lecture du premier roman de sa trilogie, Finder.

Falling off the edge of the world appartient la catégorie des bons, voire très bons, textes de Suzanne Palmer. L’autrice y transporte l‘histoire de Robinson Crusoé dans un futur lointain, et dans une portion de l’espace qui l’est encore plus. Gabe et Alis sont les deux seuls survivants du terrible accident subit par l’Hellebore, un vaisseau transportant une trentaine de colons de Beenjai, alors qu’il se déplaçait dans l’hyper-espace. Le vaisseau est quasiment coupé en deux, et s’ils peuvent communiquer, Gabe et Alis ne peuvent se rejoindre. Ils vont devoir pourtant s’entraider pour survivre. Vingt-sept ans plus tard, une équipe d’explorateurs venus de Beenjai retrouve l’épave de l’Hellebore.  Mais que peuvent-ils espérer retrouver à son bord après tant de temps ?

Bien sûr, toutes les prémices de l’histoire l’annoncent, il y a un twist. On le soupçonne dès les premières lignes, on le voit se dessiner, et on le devine avant qu’il ne soit révélé, mais le texte fonctionne pour autant très bien car la révélation est lentement construite, par un jeu de points de vue croisés, de manière à n’en être plus une lorsque les mots (maux) sont dits. À titre de comparaison, on peut ranger ce texte aux côtés du film Moon de Duncan Jones, ou l’excellente nouvelle Beyond the Aquila Rift d’Alastair Reynolds qui a été adaptée à l’écran dans la série Love, Death and Robots diffusée sur Netflix. La novelette de Suzanne Palmer suit toutefois un mouvement inverse : elle va de l’ombre vers la lumière. Les lecteurs d’Asimov’s ont souvent bon goût, et à nouveau, il s’agit là d’un texte hautement recommandable si vous lisez l’anglais. Le magazine met à disposition gratuitement les textes sélectionnés par ses lecteurs et vous pouvez lire Falling off the edge of the world en suivant ce lien.

Solidity – Greg Egan

Comme le fait aussi en France la revue Bifrost, le magazine américain Asimov’s science fiction organise un vote auprès de ses lecteurs pour élire les meilleurs textes publiés dans ses pages chaque année. Après le premier tour, le magazine rend accessible, en ligne et gratuitement, le top 5 des textes dans chacune des catégories : novella, novellettes, nouvelles et poèmes. Vous pouvez les lire à cette adresse. Asimov’s fonctionnant par abonnement, il n’y a habituellement pas d’intérêt à ce que je vous parle des textes qui y sont publiés, sauf en cette occasion où ils deviennent accessibles à tous. C’est le cas de Solidity, un texte publié dans le numéro de septembre/octobre 2022 et signé par le maître de la hard-SF et chouchou de ce blog, Greg Egan.

Futur proche, dès demain. Omar, fils d’immigré tunisien, s’ennuie en cours de géographie au lycée, contemple les nuages qui s’accumulent au dehors et pique du nez. Lorsqu’il revient au présent, le professeur a changé et le tableau s’est couvert de géométrie. L’ensemble de la classe s’interrompt. Ce n’est pas lui, Omar, mais la réalité qui a sursauté. Autour de lui, il ne reconnait personne. Si les lieux, l’école, les rues, la ville sont les mêmes, les personnes sont différentes, inconnues. Et cela vaut pour tout un chacun. Ils viennent tous de glisser dans une réalité alternative, qui plus est instable.

Solidity est une nouvelle sur la résilience et croise plusieurs thématiques chères à Greg Egan : les univers parallèles et la mécanique quantique (sans jamais les nommer directement) et, de manière allégorique, l’expérience vécue par les réfugiés. Omar découvre rapidement qu’il suffit de tourner le regard pour que la réalité change à nouveau. Les gens apparaissent et disparaissent au hasard, remplacés par d’autres tout aussi perdus que lui. La famille, les amis, les simples connaissances de quartier, le gouvernement, toutes les relations sont coupées et sont à réinventer perpétuellement. Cela s’accompagne d’une perte de repères, de sens, et de valeurs sociales. Pour faire face humainement à cette situation de déracinement totale – chacun est devenu un réfugié permanent – et éviter que l’idée même de civilisation ne s’effondre, il va falloir s’organiser, expérimenter avec une réalité changeante et tenter d’inventer une solidarité d’un nouveau genre pour redonner au monde un semblant de solidité. (Le texte joue explicitement sur la proximité des mots solidarité et solidité).

Greg Egan fait ici ce qu’il fait le mieux dans ses nouvelles : il se saisit d’une idée tirée des théories scientifiques avancées et la transporte dans notre réalité tangible pour altérer notre observation du monde. Le texte est court mais emporte son lot de bizarreries extraordinaires qui rendent sa lecture trépidante. Comme souvent chez Greg Egan, la fin reste ouverte, privant le lecteur d’une chute trop facile, mais l’auteur prend soin de proposer une voie suffisamment explicite pour être entièrement satisfaisante sans qu’il n’y ait rien à ajouter de plus. Hautement recommandable si vous lisez l’anglais.

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Les Hérétiques de Dune, édition collector – Frank Herbert

Sur Dune, devenue Rakis, une jeune fille

semble pouvoir commander au vers géants.

Sur tout le pourtour de l’Empire,

les égarés de la Grande Dispersion

commencent à revenir.

Que cherchent-ils ? Que fuient-ils ?

Nous y voilà ! Le 23 février, sort en librairie la réédition collector de Les Hérétiques de Dune, cinquième tome du cycle de Dune de Frank Herbert dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont. Ce volume entame la partie finale du cycle et, avec La Maison des mères, fait le récit des événements qui se déroulent 1500 ans après L’Empereur Dieu de Dune et la fin du règne de Leto II. C’est une toute autre histoire qui débute, avec de nombreux nouveaux personnages, et pas des moindres : Darwi Odrade, Teg Miles, Sheana Brugh, Alma Mavis Taraza, mais aussi le toujours fidèle ghola Duncan Idaho et … les Honorées Matriarches, ainsi que de nouveaux enjeux pour la planète Arrakis et l’univers connu.

Pour en savoir plus sur le travail de révision que nous avons effectué sur l’ensemble du cycle avec Fabien Le Roy, je vous renvoie vers les deux articles que j’y ai consacré : pour Dune, et la suite du cycle.

Je vous souhaite une bonne Dispersion lecture !


  • Les Hérétiques de Dune – Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain – 23 février 2023 – Edition collector – Préface de Laurent Nunez – Traduction de Guy Abadia, corrigée et révisée par L’ÉPAULE D’ORION et Fabien Le Roy.

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Lectures d’avenir – premier semestre 2023

En ce début février, il est temps de se pencher sur ce qu’on va lire au premier semestre de cette année 2023, à travers quelques repérages dans les sorties à venir. Comme toujours, plus on avance, plus on perd en visibilité, mais les choses se décanteront progressivement. Voilà dans tous les cas les premiers livres qui sont sûrs, d’une manière ou d’une autre, de venir de rejoindre ma bibliothèque.


En janvier et février

  • Les Planétaires de John Brunner, sortie le 25 janvier chez Mnémos dans la collection Intégrales (traductions révisées et inédites par Patrick Morgan). Il s’agit d’une lecture en cours pour la revue Bifrost. Ma chronique aurait dû paraitre dans le numéro 110 mais l’ayant reçu tardivement, ce sera sans doute plutôt pour le 111. Cette intégrale contient huit romans !

  • Océanique de Greg Egan – sortie le 16 février aux éditions Le Bélial’. Lu et relu et rerelu, mais c’est pour ma collection egannienne.
  • La séquence Aardtman de Saul Pandelakis, réédition en poche chez ActuSF Hélios le 22 février.
  • Cinq chemins de pardon d’Ursula K. Le Guin (traduction de Marie Surgers), chez L’Atalante le 23 février
  • Eversion d’Alastair Reynolds (traduction de Pierre-Paul Durastanti) chez Le Bélial’ le 23 février. Je l’ai déjà lu en VO, mais une version française traduite par Pipidi ne se refuse pas, et la couverture est vraiment chouette.
  • Les Hérétiques de Dune de Frank Herbert  ((traduction de Guy Abadia, révisée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy), édition collector, dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, sortie le 23 février. Ca se passe de commentaire, je pense.


En mars

  • Le Programme Lazare de Brice Reveney. Parution le 1 mars dans la collection Le Rayon Imaginaire chez Hachette Heroes. Un premier roman français dans cette nouvelle collection. Intrigué, je suis.
  • La Tragédie de L’Orque de Pierre Raufast. Une autre lecture pour Bifrost qui aurait dû paraitre dans le numéro 110 mais ne l’ayant pas encore reçu, ce sera probablement remis au prochain numéro. Il s’agit d’un roman de hard-SF français !
  • Sorcier d’Empire (Ars Obscura, t1) de François Baranger. J’ai eu le plaisir de lire le manuscrit de ce roman qui ouvre un cycle de fantasy napoléonienne. C’est énorme ! Parution le 15 mars chez Denoël dans la collection Lunes d’encre.
  • Connexions de Michael L. Flynn (traduction de Jean-Daniel Brèque), à paraitre dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’ le 16 mars.
  • Les Cartographes de Peng Shepherd (traduction d’Anne-Sylvie Homassel). Publication le 29 mars chez Albin Michel Imaginaire.
  • La première et la dernière (Noon du Soleil Noir t2) de L.L. Kloetzer. J’ai beaucoup aimé le t1, voici la suite. Sortie le 30 mars.


En Mai

  • Les Terres Closes de Robert Jackson Bennett (traduction de Laurent Philibert-Caillat) chez Albin Michel Imaginaire.

(Illustration à venir)

  • Rossignol d’Audrey Pleynet, dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’. L’entrée d’Audrey dans la collection UHL !!!

(Illustration à venir)

  • Houston, Houston, me recevez-vous ? de James Tiptree Jr. (traduction révisée par Jean-Daniel Brèque) dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’

(Illustration à venir)


En Juin

  • Les Profondeurs de Vénus de Derek Künsken (traduction de Gilles Goullet). Il s’agit d’une nouvelle série qui se déroule dans l’univers du Magicien Quantique, mais 250 ans avant. Sortie en juin chez Albin Michel Imaginaire.

(Illustration à venir)

Voilà pour le moment mes premiers repérages, mais cette liste sera mise à jour au cours des semaines et mois à venir, en fonction des annonces des éditeurs, des critiques des blogueurs, des rumeurs sur les réseaux et des découvertes fortuites. Repassez de temps à autres.

bib

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Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire – Apophis

Personnellement, je n’ai jamais bien compris qu’on range dans le même rayon fantasy et science-fiction. On me rétorquera qu’elles forment avec le fantastique ce que l’on nomme les littératures de l’imaginaire et que leurs lectorats se confondent. Ce qui est au mieux une approximation, au pire un argument commercial.  La science-fiction et la fantasy sont des termes génériques désignant des genres littéraires larges qui regroupent des sous-genres distincts variant beaucoup dans leur approche et leur contenu.

De fait, il existe un véritable foisonnement des dénominations des courants et des sous-genres de l’imaginaire, et de tout un tas de personnes (c’est-à-dire deux ou trois) qui s’écharpent sans jamais réussir à se mettre d’accord. La SFFF, c’est un peu comme le metal, et il ne s’agit pas de confondre le Gothenburg melodic death metal d’At the Gates et le Grindcore de Napalm Death, ça n’a rien à voir.

Alors certes, chaque fois que quelqu’un évoque à voix haute un sous-genre ou un autre dans une convention, il y a un auteur français de fantasy pour lever les yeux au ciel et ricaner, entouré de sa cour à la terrasse d’un café de Nantes. (Ça sent le vécu, non ?).  Ne vous méprenez pas, je trouve cette réaction très saine ! Non pas parce que « Aaaaah, la Littéraaaaaature » mais parce qu’il est bon qu’un auteur ne s’en préoccupe pas. Dans ma courte expérience dans le monde de l’édition, je n’ai rien croisé de plus catastrophique qu’un auteur qui vous envoie un manuscrit en vous disant qu’il a écrit un roman de [insérer ici un sous-genre] à la manière de [insérez ici deux ou trois noms connus dans ledit sous-genre]. Ca arrive très souvent et le résultat est toujours extrêmement pauvre. Donc, chers auteurs, continuez à rire les yeux au ciel sans vous préoccuper des genres et des sous-genres, ce n’est pas ce qu’on attend de vous. Laissez cela à d’autres. Ecrivez votre livre, l’histoire que vous voulez raconter. (Essayez tout de même qu’elle soit intéressante, contrairement à celle de l’auteur dont je mentionnais ci-dessus le ricanement et dont j’ai abandonné la lecture du livre tellement génial que j’en mourais d’ennui).

Face à l’arborescence complexe des genres et des sous-genres du metal ou de l’imaginaire, il existe donc deux attitudes possibles, aussi respectables l’une que l’autre : s’en foutre complètement ou s’y intéresser. Pas plus compliqué que ça.

Si vous vous y intéressez, et souhaitez explorer la taxonomie des littératures de l’imaginaire, il existe un guide écrit par Apophis à partir des très nombreux articles sur le sujet qu’il a publiés sur son blog spécialisé et publié dans une première version numérique en 2018 par Albin Michel imaginaire, puis dans une version révisée et augmentée en ce début 2023 avec pour l’occasion une sortie en version papier.

Le Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire (c’est son nom) est une référence en France dans le domaine (j’ignore s’il en existe un équivalent ailleurs, je ne le crois pas). Précisons qu’il ne s’agit pas d’une recherche universitaire prétendant donner de nouvelles définitions à travers une étude phylogénétique des courants qui ont animé les littératures de l’imaginaire, mais d’un guide fournissant de manière détaillée et argumentée, un panorama complet des dénominations qui font plus ou moins consensus, avec tout de même quelques apports pour de nouvelles catégories exotiques, voire des inventions humoristiques comme le zadpunk d’un autre blogueur, Gromovar. L’ensemble est organisé en huit parties de manière à être clair et compréhensible sans se faire des nœuds au cerveau ou se décourager devant la foultitude de termes. Notons que l’ouvrage fournit aussi des outils critiques pour réussir à démêler soi-même l’écheveau, ainsi que de nombreux exemples d’œuvres se rapportant à chaque sous-genre, bien évidemment.

À qui s’adresse ce guide ? Comme je le disais ci-dessus, à toute personne que ça intéresse : lecteurs qui souhaitent découvrir les sous-genres existants, ceux qui cherchent à approfondir la taxonomie et affiner leurs goûts, mais aussi, et peut-être surtout, aux bibliothécaires et libraires qui souhaitent s’armer pour pouvoir répondre de manière précise aux lecteurs en quête d’ouvrages dans des domaines particulièrement ciblés.  Genre : « vous avez quoi en nanopunk ? » (Oui, les lecteurs qui auront lu ce guide vont vous poser des problèmes…)

Je ferai tout de même deux critiques. La première, sur la forme. Sans doute pensé pour être le plus simple possible dans sa présentation, je trouve la mise en page un peu trop minimaliste. Un effort aurait pu être faire pour rendre l’ouvrage un peu plus moderne et visuellement attrayant. La seconde : il n’est jamais question de SF post-éganienne…  ¯\_(ツ)_/¯


  • Titre : Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire
  • Auteur : Apophis
  • Publication : 15 février 2023, Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 176
  • Support : papier et numérique

Sur le site de l’éditeur.

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Singer Distance – Ethan Chatagnier

Voilà un livre qu’en toute logique je n’aurais pas dû croiser sur mon chemin de lecteur de science-fiction prétentieuse et élitiste, que j’aurais dû détester, et que je ne devrais pas recommander sur ce blog prétentieux et élitiste. Mais voilà, après cinq années à me faire passer pour un lecteur de hard-SF post-eganienne sirotant de la cosmologie branaire au petit déjeuner, il me faut vous dévoiler la supercherie : je suis en fait un grand romantique. J’ai donc lu Singer Distance, premier roman d’Ethan Chatagnier. Sur fond de tentative de communication avec une civilisation extraterrestre martienne, Singer Distance est le récit d’un homme qui cherche à retrouver la femme qu’il a aimée et perdue et la dérive obsessionnelle de celle-ci.

En 1896, des inscriptions sont observées sur la surface martienne, révélant l’existence d’une civilisation avancée sur la planète rouge. C’est un premier contact, utilisant les mathématiques comme langage universel, avec une question simple « 2+2=4. 3+3= ? ». La Terre répond et la communication s’établie à base de messages de plusieurs km gravés sur le sol des deux planètes. Les échanges mathématiques se complexifient et en 1922, les martiens posent un problème de relativité générale auquel même Einstein ne sait répondre. Après une dernière tentative en 1933, Mars devient silencieuse.

Début du roman : 1960, un groupe de 5 étudiants en mathématique du MIT se rend dans le désert d’Arizona pour y écrire un message. L’une d’eux, Crystal Singer, pense avoir trouvé la réponse. Cela fonctionne, et Mars répond avec un message encore plus complexe. Les cinq étudiants deviennent célèbres. Crystal Singer quitte Boston pour Stanford et disparait, laissant derrière elle son amoureux Rick, qui est le narrateur de l’histoire. Ainsi se clôt le premier tiers du livre. À partir de là, le roman prend une tournure différente, on oublie les martiens, et fait le récit de l’impossible reconstruction de Rick qui malgré le temps qui passe (13 années) refuse d’oublier Crystal et tente sans cesse de la trouver. Il apprend qu’il a une fille, Rhea, et la retrouve. Dernier tiers du roman, Rick et Rhea partent en quête de Crystal, parcourent les US, pour tenter de reconstituer une vie tournée de manière obsessionnelle vers la résolution du dernier problème martien.

« Everything goes to tragedy. That’s the direction of the universe [….] But there’s room for comedy on the way. »

Singer Distance est un roman qui trouverait plus sa place dans une collection de littérature blanche que dans une collection spécialisée en science-fiction. Si son ancrage science-fictif le place dans la catégorie de Rencontre du troisième type, Contact, ou encore Premier Contact – il a d’ailleurs de nombreux points communs avec ceux-ci et il pourrait donner lieu à un très bon film grand public – il ne présente pour le lecteur féru de science-fiction pas d’idées très originales, et l’aspect science-fictif n’est qu’une toile de fond métaphorique sur laquelle se dessine le véritable propos du livre qui est la relation amoureuse qui s’étiole dans le temps et l’espace, l’obsession et les troubles psychiatriques. L’histoire est lente, sans beaucoup d’action. C’est une histoire d’amour, une romance basée sur l’absence et l’incompréhension. L’aspect communication interplanétaire est mis en parallèle avec la distance qui existe entre les êtres chers et les difficultés de communication entre simples humains.

Voilà donc un livre que j’ai beaucoup apprécié, pour ses qualités littéraires tout d’abord, pour son approche science-fictive, quand bien même elle reste légère, ainsi que pour son histoire simple mais belle.

PS : Le roman apparait dans la sélection des œuvres de 2022 recommandées par le magazine Locus.

PPS : Les éditions Albin Michel Imaginaire ont annoncé le 3 février l’acquisition des droits de traduction du roman.


  • Titre : Singer Distance
  • Auteur : Ethan Chatagnier
  • Publication : 18 octobre 2022
  • Langue : anglais
  • Nombre de pages : 288
  • Support : papier et numérique

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Cinq nouvelles – Bifrost numéro 109

Ô joie ! La cent neuvième livraison de la revue Bifrost arrive ces jours-ci dans les boites à lettres et sur les étals des librairies de bon goût. Elle nous propose une sélection de cinq nouvelles de très bon niveau.

(Déclaration préalable de conflit d’intérêt : il va sans dire que vous auriez tort de vous fier à mon avis en ce qui concerne la revue Bifrost puisque j’y collabore en tant que chroniqueur pour le cahier critique.)


Pissenlit – Elly Banks


Il s’agit d’une nouvelle que j’avais lue lors de sa première publication en 2018 sous le titre Dandelion dans le magazine américain Clarkesworld, fort appréciée et donc chroniquée ici même à l’époque. J’ai eu grand plaisir à la relire sous la traduction de Gilles Goullet, et mon avis n’a pas changé. Le texte prend la forme d’une lettre ouverte d’une petite fille à sa grand-mère aujourd’hui décédée, ancienne employée de la NASA, et qui 100 ans auparavant, en Octobre 1961, a fait une découverte inquiétante en Antarctique. L’objet trouvé pèse 6 tonnes et est radioactif. Officiellement reconnu comme un débris spatial soviétique, sans doute une arme, à une époque où les américains ignoraient tout du programme spatial russe, l’objet est appelé Sputnik X. Pour la grand-mère de la narratrice, cet objet s’appellera Pissenlit, et a une origine beaucoup plus lointaine que le Kazakhstan, et beaucoup plus ancienne que l’URSS. Cette découverte va engager sa famille sur trois générations, pour le meilleur et pour le pire. La nouvelle fait l’usage intelligent de trois concepts qu’elle relie : l’hypothèse panspermique de l’origine de la vie sur Terre, l’idée de plateau technologique et celle de l’éternel recommencement. Une superbe nouvelle de hard-SF !


L’homme gris – Christian Léourier


L’auteur français Christian Léourier livre ici une nouvelle à la facture d’une grande finesse sur un thème difficile qui est celui de la mort assistée. Le narrateur est cet homme en gris, celui dont le métier est de fournir à ceux dont la condition médicale leur permet d’en faire officiellement la demande, le repos éternel. C’est une leçon d’écriture. Sur le même thème, un plus jeune auteur, moins expérimenté, aurait été théâtral, surjouant le drame dans l’espoir de toucher son lectorat. Léourier a toute l’expérience de l’écriture et du vécu pour au contraire viser la justesse dans la pudeur et l’expression subtile des sentiments. C’est très fort et ça intériorise l’émotion plutôt que l’étaler à grand renfort d’effets superflus. Un grand texte à l’écriture pleinement maitrisée. Sortez les mouchoirs.


L’Hiver en partage – Ray Nayler


Si vous êtes lecteur habituel de ce site, vous savez que je ne suis pas objectif en ce qui concerne Ray Nayler dont je ne cesse de vous parler depuis maintenant quatre ans. L’auteur américain a été pour moi l’une des (rares) révélations de ces dernières années. La publication de ce texte dans Bifrost, en amont de la publication de son recueil de nouvelles à la fin de l’année dans la collection Quarante-deux chez Le Bélial’, me fournit le prétexte d’en parler encore une fois. Je l’avais indiqué lors de recensions précédentes, l’auteur revisite régulièrement les mêmes univers et plusieurs de ses nouvelles partagent des éléments communs, constituant ainsi un ensemble cohérent qui décrit un monde plus vaste que ne l’est la nouvelle prise individuellement. L’Hiver en partage appartient à la série dite du Protectorat d’Istanbul. Tout comme la nouvelle Sarcophage publiée dans le numéro 107 de la revue Bifrost, et les lecteurs attentifs retrouveront dans L’Hiver plusieurs indices faisant directement référence à Sarcophage.

« Que les morts restent morts ».

En une phrase, la première du texte, Ray Nayler pose les enjeux. (Un autre excellent novelliste, Rich Larson, est aussi très fort à ce jeu là.) Chaque hiver, deux femmes se retrouvent à Istanbul. Depuis longtemps. Le titre original, Winter Timeshare, est difficile à traduire en français. Un timeshare est une résidence de vacances en temps partagé. Il fait ici référence non pas à l’appartement qu’elles occupent à Istanbul mais aux corps qu’elles occupent pour l’occasion. Dans tous les textes du Protectorat d’Istanbul, il est question de ces « vacants » occupés par des personnalités qui y sont transférées au besoin. Une forme d’immortalité réservée à des privilégiés, pour des raisons économiques ou, comme c’est le cas ici, professionnelles. Cela ne va pas sans créer des tensions dans la société, ce qui est le thème de la nouvelle. Comme toujours chez l’auteur, le problème est considéré à hauteur d’homme. C’est un très bon texte de Ray Nayler, qui gagne à être considéré dans l’ensemble plus vaste du Protectorat d’Istanbul.

Skin – Emilie Querbalec


Skin est un texte très surprenant d’Emilie Querbalec. Je n’attendais pas du tout l’autrice de Quitter les Monts d’Automne et Les Chants de Nüying dans ce registre. Et quelle belle surprise ! Il s’agit d’une exploration assez osée du concept du moi-peau en psychanalyse (tel que développé par Didier Anzieu). C’est très bien vu, et suffisamment perturbant pour aller flirter avec l’horreur. L’autrice a la finesse de n’imposer aucune interprétation, elle distille les indices, et laisse le lecteur libre d’y voir les effets d’une pathologie ou de se retrancher derrière une explication purement science-fictive. C’est peut-être là, conceptuellement, le texte le plus ambitieux que j’ai lu d’ Emilie Querbalec.

Cicci di Scandicci – Valerio Evangelisti


Le dernier texte, de l’auteur italien Valerio Evangelisti auquel ce numéro de Bifrost est consacré, a été pour moi le plus difficile à aborder, et donc à apprécier. C’est un texte très court, fortement dérangeant, inspiré de l’histoire vraie d’un tueur en série, Pietro « Cicci » Pacciani, surnommé le monstre de Florence par les média italiens, qui a commis une dizaine de meurtres entre 1968 et 1985. Le texte est dit à la première personne par Cicci. Il amène donc à se placer dans la tête d’un psychopathe complet, la plus vile des ordures possibles. On en ressort secoué, en se disant qu’on se serait bien passé de lire ça, quand bien même il est du rôle de la littérature de sonder la part la plus sombre de l’humanité et de nous emmener dans ces abysses là. Glaçant.


D’autres avis : Le dragon galactique, Le Maki, Ombre Bones, Au Pays des Cave Trolls,


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Fournaise – Livia Llewellyn

[Cet article a été publié une première fois dans le numéro 105 de la revue Bifrost.]

Livia Llewellyn est une autrice américaine peu connue chez elle, inconnue chez nous, ayant publié deux recueils de nouvelles : Engines of Desire (2011) et Furnace (2016), tous deux nommés pour le prix Shirley Jackson qui, depuis 2007, récompense des textes relevant de l’horreur. Les éditions Dystopia publient, à l’initiative d’Anne-Sylvie Homassel qui en a assuré la traduction, Fournaise, version française de Furnace reprenant douze des treize nouvelles originales. Le recueil se complète d’une interview de l’autrice.

La place me manque et je n’irai donc pas par quatre chemins : Fournaise est un chef d’œuvre du genre. Horrifique, assurément. Les récits qui le composent laisseront des traces dans l’esprit du lecteur, et les images qu’il invoque peupleront ses nuits sans sommeil. New Weird, pleinement. Livia Llewellyn navigue avec aisance sur les eaux sombres et les codes de ce courant littéraire né au tournant du millénaire avec la publication de Perdido Street Station de China Miéville. Lieux et époques cohabitent dans ces pages, de la révolution française à un futur cyberpunk, en passant par la grande dépression américaine, avec toujours comme objectif avoué de mettre à mal notre santé mentale. Dans chacune des nouvelles, l’étrange s’invite dès les premières lignes, mais l’horreur frappe sans prévenir, puissamment. Le recueil s’ouvre sur « Panopticon » qui est le texte le plus malaisant. À moins que cette entrée en matière ne déplace tant les curseurs de nos attentes que la suite s’impose avec plus d’évidence. Dans son recueil Wounds, Nathan Ballingrud avait brillamment montré que l’esprit humain s’adapte avec une facilité déconcertante à toutes les horreurs. L’épouvante de Livia Llewellyn n’est pas psychologique, elle relève d’une perception du monde. C’est un regard déformé mais précis, monstrueux et lucide. L’autrice consacre moins de mots à ses personnages qu’au monde qui les entoure. Ainsi les descriptions de la nature ou de la ville sont mises au premier plan et les noms de China Miéville (encore) et Jeff Vandermeer s’imposent. Les inspirations sont transparentes et revendiquées, comme dans la nouvelle « Guêpe et serpent » qui réécrit la fable d’Ésope en version cyberpunk, ou le sublime « À toi le droit de commencer » qui reprend le Dracula de Bram Stoker du point de vue des créatures féminines qui l’entourent, donnant une lecture féministe du mythe. C’est un regard féminin que propose l’autrice – tous ses personnages sont des femmes – le corps et la sexualité sont autant de lieux d’exultation que d’horreur. C’est là une des caractéristiques essentielles de ce recueil.

Enfin, s’il n’est pas à mettre entre toutes les mains en raison de la violence des images qu’il impose, Fournaise se distingue par ses qualités littéraires. Les textes qui le composent sont magnifiquement écrits et magnifiquement traduits. La langue est belle, éminemment poétique, ce qui ne fait que renforcer le malaise face à l’horreur présentée ainsi dans un écrin de diamant. Un chef d’œuvre.


D’autres avis : Le Chroniqueur,


  • Titre : Fournaise
  • Autrice : Livia Llewellyn
  • Publication : 15 octobre 2021, Dystopia, coll. Workshop
  • Traduction : Anne-Sylvie Homassel
  • Nombre de pages : 256
  • Support : papier et numérique

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Un classique : Les Monades urbaines – Robert Silverberg

Il y a quelques semaines, l’Arabie Saoudite a lancé les travaux du projet NEOM, aussi connu sous le nom de The Line, une ville linéaire de 170 km de long composée de deux bâtiments de 500 m de hauteur et qui devrait, si le projet arrive à terme, pouvoir accueillir en 2045 neuf millions d’habitants sur une superficie totale de 26 000 km2. Cette ville futuriste implantée au cœur du désert est présentée comme une utopie urbaine bénéficiant des plus hautes technologies : indépendance énergétique basée sur les énergies renouvelables, robotisation, connexions électroniques à tous les étages, accès à tous les besoins et divertissements afin de rendre inutile la vie extérieure. L’empreinte au sol est limitée, seulement 34 km2 et les terres ainsi libérées sont rendues à la nature. Bien sûr, son fonctionnement reposera sur une organisation de société privée, et on ajoute un système de reconnaissance faciale couvrant tout le territoire, parce que pourquoi pas ? Inévitablement, nous sommes amenés à nous poser la question qui hante l’esprit de tous les lecteurs de science-fiction : The Line est-elle une véritablement une utopie futuriste ou à l’inverse une ancienne dystopie ?

Considéré comme le père de l’architecture « moderne », l’architecte et urbaniste Le Corbusier commence dès 1920 à travailler sur le concept de ville contemporaine pouvant accueillir des millions d’habitants, et sur celui d’unité d’habitation, qui aboutira à la construction de plusieurs bâtiments dont la célèbre Cité radieuse de Marseille surnommée « la maison du fada » par des marseillais facétieux.  La Cité de Le Corbusier est organisée de manière à offrir à ses habitants tout un ensemble de services qu’on trouve habituellement dans une ville : commerces, écoles, équipements sportifs. Bref, un monde intérieur.

Harry Harrison écrit en 1966 le roman Make room! Make room! (Soleil Vert, 1974) qui a pour thème principal les risques d’explosion démographique, reprenant les inquiétudes exprimées par Thomas Malthus dès la fin du XVIIIe siècle. En 1968, John Brunner publie Stand on Zanzibar (Tous à Zanzibar, 1972). En 1968, le Club de Rome se réunit pour la première fois. Il publie son premier rapport en 1972, le rapport Meadows, qui alerte sur les limites de la croissance économique et démographique.

Souvent, la science-fiction ne parle que du présent. Robert Silverberg publie au cours des années 1970 et 1971 une série de nouvelles, ou d’épisodes, dans la revue Galaxie puis les réunit dans un roman en 1971 sous le nom The World Inside. L’ouvrage fut traduit par Michel Rivelin et publié en 1974 sous le titre Les Monades Urbaines par Gérard Klein qui n’hésita pas à le sortir directement dans la collection dorée d’Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, celles des classiques de la science-fiction.

Les Monades Urbaines se déroule en 2381. L’humanité compte alors 75 milliards d’individus, majoritairement répartis dans des tours-cités, hautes de 3 km et comptant un millier d’étages. Chacune abrite 800 000 habitants. Les terres qui entourent les tours sont libérées pour l’agriculture qui alimente les monades. Dans les monades, tout est recyclé. Le problème de la surpopulation ayant été résolu, il est bon de procréer et de fonder des familles nombreuses car on chérit autant la vie que Dieu.  « Là où naît l’ordre, naît le bien-être » disait Le Corbusier pour justifier de sa vision utopique de l’urbanisme moderne. Les monades de Silverberg, ces unités d’urbanisme, contiennent tout ce qu’il faut au bonheur. Personne n’y entre, personne n’en sort. Pourquoi vouloir en sortir ? Au contraire, être sélectionné pour aller peupler une nouvelle monade est vécu comme une punition.

Dans le premier des sept textes qui composent le roman, la monade 116 reçoit un visiteur venu de Vénus. Son guide, Charles Mattern, lui expose en détail le fonctionnement de sa monade ainsi que les mœurs en cours dans cette société. Ce regard extérieur permet à la fois à Silverberg d’exposer l’utopie mise en place et d’amener le lecteur à juger des failles. L’ordre est assuré par la foi en Dieu, Dieu soit loué, et la pression sociale exercée dans cette société hiérarchisée. Les « anomo », qui refusent l’ordre social et les règles de la société, représentent un danger et sont tout simplement éliminés. Pour être un citoyen heureux et méritant, il faut procréer. La sexualité est totalement libérée. La science-fiction souvent ne parle que du présent, de son époque, et Silverberg écrit Les Monades urbaines en pleine libération sexuelle à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. Il s’agit d’un roman qui se saisit frontalement de la question sexuelle. Les descriptions y sont crues et le langage utilisé est mécanique. Les couples sont mariés dès l’âge de 12 ans et la sexualité est précoce. Lors de « promenades nocturnes, chacun, homme et femme (bien qu’il soit de tradition que ce soit l’homme qui se balade), peut entrer dans un appartement de nuit et coucher avec qui lui sied. Il est de bon ton de ne jamais refuser à quiconque ce droit. La société ne peut laisser les tensions, notamment sexuelle, menacer le bon équilibre et la pratique d’une sexualité libre est vue comme nécessaire à son bon fonctionnement. Le tout ressemble beaucoup au fantasme très masculin du corps disponible qui jamais ne se refuse.

La conséquence immédiate de ceci est une perte totale du droit de disposer de soi-même et de son corps. Cette dépossession du corps atteint son paroxysme symbolique dans le châtiment réservé aux anomo. Ils sont simplement jetés dans « la chute », c’est-à-dire aux ordures comme n’importe quel autre déchet, et recyclés. Dans le même ordre d’idée, l’intimité n’existe pas. Tout se fait publiquement, aux yeux de tous. Silverberg pousse la logique et l’on défèque en public dans les monades. L’auteur n’avait pas imaginé la reconnaissance faciale généralisée mais il a placé des détecteurs dans les monades qui suivent les individus dans leurs déplacements et permettent de les retrouver.

Une fois l’amorce faite, les six autres textes vont battre en brèche l’utopie clamée en confrontant différents personnages à la réalité dystopique des monades. Si le bonheur est un impératif, une obligation sociale, personne n’est véritablement heureux. Ce qui est remarquable dans le roman de SIlverberg est que le système oppressif ne repose pas sur une idéologie politique totalitaire. Il n’y a pas un dictateur au sommet qui impose, à l’inverse du roman La Maison des étages de Jan Weiss, ou un Big Brother comme dans 1984 de George Orwell. Nous sommes plus proches du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley avec ses administrateurs. Dans Les Monades Urbaines, le totalitarisme est imposé par l’ordre social né de la pression démographique et le sens commun de ce qui est bon pour la monade urbaine ou non. Silverberg parle de conditionnement psychologique, voire de sélection génétique au cours de générations. Les individus troublés subissent un réajustement thérapeutique, une reprogrammation éthique. Tous les personnages choisis par Silverberg craqueront d’une manière ou d’une autre face à la pression, aux fausses vérités, à des émotions qui n’ont plus cours, à un sentiment de ne pas complètement appartenir à la société. Au sentiment de ne plus s’appartenir soi-même.

« Maintenant je sais pourquoi on devient anomo. (C’est sa propre voix. C’est lui, Sigmund qui parle.) Un jour, on ne peut plus le supporter. Tous ces gens collés à votre peau. On les sent contre soi. Et…

[…]

Je commence à ne plus m’appartenir, explique Sigmund. Le futur s’effiloche. Je suis déconnecté.

[…]

Peut-être que Dieu était ailleurs aujourd’hui. »

Dans le cas de Sigmund, la conclusion est radicale. Il s’agit de l’expression ultime d’un libre arbitre dont le monde des monades urbaines est totalement dépourvu et le livre se referme sur son suicide.

Si la science-fiction ne parle que du présent, il est temps de relire Les Monades urbaines alors que NEOM nous est présenté comme une utopie radieuse en matière d’urbanisme et d’avenir de l’humanité. À l’évidence, le contexte est différent et nulle libération sexuelle n’est au programme dans le projet porté par l’Arabie Saoudite. Mais l’on peut s’interroger sur les effets de son exact contraire qui soulève tout autant la question du droit de disposer de soi-même. Le roman de Robert Silverberg questionne la place de l’individu, sa solitude dans la promiscuité et les névroses qui en découlent, dans une société renfermée sur elle-même et soumise à une pression sociale intérieure intenable. C’est aussi la question soulevée par le projet NEOM.

PS : Alain Musset, géographe et auteur de l’essai Station Metropolis direction Coruscant dans la collection Parallaxe chez Le Bélial’, réagit sur le projet NEOM dans un entretien filmé pour le magazine Numerama et disponible en suivant ce lien.


  • Titre : Les Monades urbaines
  • Auteur : Robert Silverberg
  • Dernière édition : octobre 2016, Robert Laffont, coll. Pavillons poche
  • Traduction : Michel Rivelin
  • Nombres de pages : 352
  • Support : papier et numérique

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Le Maître – Claire North

Accompagnés de la voix d’un mystérieux narrateur, nous étions à Venise en 1610 et nous suivions Thene dans Le Serpent. Puis nous fumes à Bangkok en 1938 et nous suivions Burke dans Le Voleur. À la fin de ce deuxième tome de la trilogie de La Maison des jeux, Claire North nous dévoilait le Grand Jeu qui se jouerait, celui où La Maîtresse des Jeux se verrait devoir défendre son titre. Nous sommes désormais ici et maintenant, et l’échiquier est le monde. Le Maître conclut la trilogie. Il sort le 19 janvier dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’.

Une ville, un pays, la planète, à chaque tour l’enjeu croit. Les volumes précédents ont fait monter les enchères, révélant qu’une partie toujours plus vaste se jouait en arrière-plan et Claire North disséminait discrètement des indices qui s’assemblent dans Le Maître. La partie d’échec finale se devait donc d’être à la hauteur. Il y a toutefois un danger à faire se reposer une série sur la promesse d’un toujours plus grand, toujours plus fort. C’est celui de la surenchère absurde au point d’y perdre la crédibilité du récit. Et dans Le Maître, surenchère il y a. Inévitablement. Claire North ne pouvait faire autrement dans une trilogie où, depuis les premières pages, elle nous dit que des royaumes se jouent aux tables de sa mystérieuse Maison des jeux.

« Des gouvernements chutent et des économies déclinent. Des banques s’effondrent, des ordinateurs tombent en panne, des militaires se rebellent, des frontières se ferment, des contrats partent à vau-l’eau, des oléoducs s’assèchent, des satellites brûlent, des hommes meurent, le monde tourne et la partie continue. »

La crainte du dérapage dans la folie des grandeurs a habité les premiers instants de ma lecture de ce troisième tome tant attendu, je dois bien l’avouer. Mais Claire North sait ce qu’elle fait et elle assume son récit, en se montrant subtile dans la démesure. Elle joue complètement de la surenchère promise et ne montre aucune retenue dans la débauche de moyens qu’elle jette dans le Grand Jeu. Les sommes dépensées de part et d’autre par les deux adversaires sont sidérantes. Le nombre d’hommes sacrifiés l’est encore plus. Des armées s’affrontent aussi bien sur terre que dans les airs. Des ministres tombent, des généraux meurent, les mafias et les assassins s’écharpent, et les services secrets ou de police s’enflamment. À ce point d’absurde que rapidement on le dépasse, comprenant que ni l’enjeu de la partie qui se joue ni celui du roman n’est véritablement là. Le Grand jeu ne connait pas de raison autre que la sienne propre.

Ainsi, Argent, ce personnage qu’on devinait être le narrateur depuis le début se dévoile et affronte La Maîtresse des Jeux pour gagner La Maison, et à travers elle les rênes de la destinée du monde. Pour gagner, il faut abattre l’autre, tout simplement. Les adversaires n’ont que deux choix pour mener cette partie. Se cacher ou courir. La Maîtresse, dont les moyens sont infiniment supérieurs choisit la première option, tandis qu’Argent n’en a d’autre que courir. Narrateur jusqu’au bout, c’est le récit d’Argent à la première personne que l’on suit alors qu’il s’échappe et parcourt le monde dans une fuite sans fin, évitant de près la mort à chaque étape. Préparé depuis des siècles, le Grand Jeu va durer une dizaine d’années. Autant de destructions, de pertes de vie car l’histoire du monde ne saurait s’écrire autrement que dans la violence jusqu’à ce que sur l’échiquier, où tout et tout le monde est un pion à jouer, le roi tombe.

Le Maître est une conclusion pour le moins explosive et grandiose à la trilogie. On y retrouve les personnages croisés précédemment, chacun à un rôle à jouer, et toutes les pièces s’assemblent. Tel un joueur d’échec stratège et patient, Claire North a savamment construit son récit depuis Le Serpent. La partie mise en scène est un prétexte à dénuder l’humanité et le fonctionnement du monde pris dans la dynamique brutale des contraires qu’ils soient politiques, philosophiques, économiques ou simplement humains. La logique affronte les émotions et l’intellect les sentiments. Qui écrira l’Histoire est affaire de choix personnel,… ou de hasard. On ne pouvait écrire mieux pour terminer là une trilogie enthousiasmante tant par sa construction que dans son écriture. Avec La Maison des jeux, Claire North nous offre une grande histoire nourrie par un regard acerbe et cruel sur le monde et l’humanité. Une très belle réussite.


D’autres avis : Yuyine, Au Pays des Cave Trolls, l’Albédo,


  • Titre : Le Maître
  • Autrice : Claire North
  • Série : La Maison des Jeux
  • Traduction : Michel Pagel
  • Illustration : Aurélien Police
  • Publication : 19 janvier 2023, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 160
  • Support : papier et numérique

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2001, l’odyssée de l’espace – Arthur C. Clarke

Profitant de la sortie d’une nouvelle traduction de 2001, l’odyssée de l’espace  d’Arthur C. Clarke dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, j’ai enfin lu ce roman. Comme tout le monde, j’ai vu et revu le film de Stanley Kubrick, chef d’œuvre incompréhensible qui a laissé sur le carreau plus d’un spectateur, qu’il soit amateur de science-fiction ou non. C’est avant tout une œuvre de Kubrick et je n’ai jamais été très fan de son cinéma. Mais 2001 est un cas à part. Je ne vous ferais pas l’affront de vous résumer l’histoire, je pense que tout le monde la connait. Je m’intéresserai plutôt ici aux raisons de lire le roman.

Pour l’écriture de 2001,  Stanley Kubrick a souhaité bénéficier de la collaboration d’un auteur de science-fiction et c’est en la personne d’Arthur C. Clarke qu’il l’a trouvée. Les deux hommes ont travaillé pendant quatre ans à l’élaboration du scénario, sur la base de la nouvelle La Sentinelle (1951) de l’auteur. Cette période de travail en commun ne fut pas exempte de tensions si l’on en croit les différents témoignages de l’époque. Certaines divergences de point de vue entre Clarke et Kubrick sont à l’origine des divergences entre le film et le roman. Mais pas seulement. La différence majeure que l’on trouvera entre le film et le roman est que ce dernier est beaucoup plus explicatif en ce qui concerne l’histoire et ses motivations et plus pédagogique du point de vue scientifique. Nous avons évidemment là à faire à deux supports très différents, l’image et l’écrit, mais aussi à deux approches artistiques.

Arthur C. Clarke a souvent montré dans ses écrits des préoccupations philosophiques, voire métaphysiques (voire par exemple les deux nouvelles Les Neufs milliards de nom de Dieu et L’Etoile, publiées dans le numéro 102 de la revue Bifrost consacré à l’auteur), c’est aussi un grand auteur de hard-SF, comme le montre son roman Rendez-vous avec Rama, pilier du genre. Si l’écrivain et le réalisateur souhaitaient dès le début de l’aventure garder une grande part de mystère, ils voulaient aussi que le film et le roman soient les plus réalistes possible sur le sujet de l’exploration spatiale et de son avenir. Rappelons qu’en 1968, année de sortie du film et de publication du roman, l’homme n’avait pas encore posé le pied sur la Lune. Et de ce point de vue, on peut dire que c’est une remarquable réussite. Les deux font aussi un état des connaissances sur les différentes planètes du système solaire. Mais là où Kubrick dispose de l’image, à sa manière, Clarke dispose de l’écrit. Au fur et à mesure du développement du film, Kubrick a choisi de dépouiller le scénario, notamment en retirant de nombreux dialogues, afin de raconter visuellement pour faire vivre au spectateur une aventure émotionnelle. Dans le roman Arthur C. Clarke propose au lecteur une aventure intellectuelle. Il choisit de détailler les concepts scientifiques, d’expliquer. En ce sens, les divergences de ton entre les deux œuvres ne s’opposent pas mais se complètent. Et c’est en cela, principalement, que la lecture du roman est enrichissante.

Dans le détail, il existe aussi de nombreuses autres divergences entre le roman et le film. La principale différence est la destination de la mission Discovery. Alors que dans le film le vaisseau s’arrête à l’orbite de Jupiter et que l’accent est mis sur la lune Europe, le roman poursuit jusqu’à Saturne et sa lune Japet. Les scènes d’action à bord du Discovery et le déroulement des déboires de son équipage présentent aussi de nombreuses différences. Clarke et Kubrick avaient tout d’abord imaginé un monolithe transparent, tel un écran qui projetterait des images pour éduquer les hommes-singes d’il y a trois millions d’année dans le premier chapitre. L’idée leur a semblé pourtant trop naïve et le film a opté pour un monolithe noir. Le roman décrit bien un monolithe transparent dans son premier chapitre. Et puis, la fin. Si elle garde une part de mystère, là encore Clarke explique et le devenir de Bowman est quelque peu différent. Mais je vous laisse le découvrir.

Un mot pour finir sur cette nouvelle édition. Elle présente l’intérêt majeur, à mon avis, de proposer une nouvelle traduction du roman réalisée par Gilles Goullet, que les lecteurs de science-fiction connaissent bien. Gilles Goullet traduit du Peter Watts au petit déjeuner, c’est vous dire le calibre du bonhomme. Il ne s’agit pas là d’une simple révision mais bien d’une nouvelle traduction. La traduction originale de Michel Demuth, publiée en 1968 chez Robert Laffont dans la collection Best-Sellers et reprise depuis dans toutes les autres éditions, présente quelques erreurs. La traduction de Gilles Goullet remet complètement les choses à plat et corrige par la même occasion ces défauts. Il revient notamment, et qu’il soit éternellement loué pour cela, à HAL pour le nom de l’ordinateur de bord en lieu et place de CARL dans la première traduction. Autre apport de taille, si je puis dire, les dimensions du monolithe ont enfin été corrigées afin de répondre aux rapports de 1 à 4 à 9 qui correspondent aux carrés de trois premiers nombres premiers. Nous noterons enfin qu’un effort particulier a été apporté aux descriptions des planètes et de leurs lunes en conformité avec les connaissances de l’époque et d’aujourd’hui. J’ai ouï dire que l’astrophysicien Franck Selsis n’y était pas étranger…


D’autres avis, sur des éditions précédentes : Lorhkan, Xapur, Apophis, Constellations,


  • Titre : 2001, l’odyssée de l’espace
  • Auteur : Arthur C. Clarke
  • Edition : octobre 2021, Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain
  • Traduction : Gilles Goullet
  • Nombre de pages : 270
  • Support : papier et numérique

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L’Antre – Brian Evenson

À la suite du roman Immobilité de Brian Evenson publié chez Rivages, intéressons-nous à la novella L’Antre du même auteur, publié chez Quidam. Comme je vous le disais dans la chronique précédente, les deux textes ont beaucoup en commun et forment un diptyque. Le roman fut publié en version originale en 2012 et la novella en 2016. C’est dans cet ordre qu’il est préférable de les lire car le roman précède chronologiquement la novella qui constitue une suite se déroulant quelques dizaines d’années plus tard, soixante-dix ans voire plus. Le personnage principal d’Immobilité, nommé Horkaï, reparait dans L’Antre sous le nom d’Horak. Enfin, de nombreux éléments de l’univers dans lequel le récit se situe sont expliqués dans le roman mais pas dans la novella. La raison pour laquelle ces deux textes sont publiés le même mois par deux maisons différentes fait partie des mystères de l’édition française. Si cela ne fait aucun sens du point de vue éditorial, les lecteurs que nous sommes ne se plaindront pas d’avoir les deux à disposition dans le même temps.

Les années ont passé depuis Immobilité, mais à l’évidence les choses ne se sont pas améliorées.  Le monde est encore un peu plus mort qu’il ne l’était déjà. Si Horkaï avait été éveillé pour se lancer dans une quête de sens et d’identité au sein d’un monde sans raison, le narrateur de L’Antre, simplement désigné par la lettre X, n’a même plus ce loisir. Il vit dans l’antre, un complexe sous-terrain, dans lequel il perpétue la vie, ni plus ni moins, selon un principe établi par un certain Aarskog et transmis jusqu’à lui par des générations successives (mais brèves, chaque individu vivant 5 ans en moyenne) jusqu’à son prédécesseur Wollen, et avant lui Vigus et Vagus. Les noms de chaque génération se succèdent selon l’ordre alphabétique. X est donc la 24e génération. (Selon ce décompte, nous serions au moins 120 ans après Immobilité.)

« J’œuvre contre moi-même. Certaines partie en moi sont prêtes à me trahir et je n’ai plus sur elles aucun contrôle évident, surtout si je m’endors. »

Mais voilà, X n’est pas seul dans sa tête. Littéralement. Il est une sorte de composite de plusieurs individus qui l’ont précédé. La question qui le préoccupe alors est de savoir s’il est un humain, une personne, ou plusieurs. Etre humain ou être une personne sont deux notions distinctes. C’est le Terminal de l’antre qui lui en fait la révélation. Découvrant l’existence d’une autre personne « conservée » en dehors de l’antre, X va aller réveiller Horak.

« Mais vous, dit-il enfin. Selon quelle définition prétendez-vous être une personne ? »

Avec L’Antre, Brian Evenson poursuit le questionnement initié dans Immobilité sur la nature humaine et la définition que l’on peut donner d’une personne (voire de la vie sentiente) en dehors de la biologie et de la capacité à se définir soi-même. L’Antre est un texte moins sombre que ne l’est Immobilité, mais on y retrouve la plume précise et féroce de l’auteur. Il est moins marquant aussi, mais il ouvre la réflexion à des territoires annexes, ce qui est beaucoup pour un texte si court.


D’autre avis : Gromovar, le Maki, Le Nocher des livres,


  • Titre : L’Antre
  • Auteur : Brian Everson
  • Publication originale : 2016, anglais [US]
  • Edition française : 6 janvier 2023
  • Traduction : Stéphane Vanderhaege
  • Nombre de pages : 110
  • Support : papier et numérique

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Immobilité – Brian Evenson

Malgré une activité littéraire ininterrompue de l’auteur, il faut remonter à 2012, avec Baby Leg publié au Cherche Midi, pour trouver le dernier roman traduit en langue française de Brian Evenson. L’éditeur a aussi publié deux recueils de nouvelles La Langue D’Altmann et Un Rapport, respectivement en 2014 et 2017. L’auteur américain revient dans l’actualité chez nous avec ce mois-ci deux sorties : Immobilité, un roman de 272 pages publié dans la jeune collection Rivages/Imaginaire chez Rivages, et L’Antre, une novella de 110 pages, publiée chez Quidam. Incidemment, ces deux textes ont beaucoup en commun, et forment un diptyque. Etant publiés séparément par deux éditeurs différents, je scinde ma recension en deux chroniques distinctes. Je commencerai par vous parler d’Immobilité, qui est l’un des romans les plus déprimants que j’ai lus récemment.

Nous sommes dans un (no-) futur indéterminé et plus rien, ou si peu, vit encore à la surface de la planète transformée en champ de ruines stérile.  Le ciel, la terre et les eaux sont morts. Le taux de radiation présent dans l’air tue qui s’aventurerait au dehors en quelques heures, à moins qu’il ne soit protégé par une combinaison intégrale lui permettant de prolonger sa vie de…. quelques heures tout au plus. Quelques communautés humaines d’une poignée d’individus ont survécu, retranchées dans des ruines enterrées, ne sortant que lorsque la plus grande des nécessités s’impose. Josef Horkaï s’éveille, sorti d’un stockage cryogénique qui aura duré 30 ans, lui dit-on. Josef Horkaï n’a aucun souvenir de sa vie passée, ni du monde dans lequel il revient à la conscience.

Brian Evenson use de deux tropes dont la facilité comme argument romanesque habituellement m’exaspère : la Terre ravagée post-apocalyptique et le protagoniste amnésique. Mais l’auteur en fait fort bon usage. L’un et l’autre ont pour but de produire le dépouillement, la mise à nu de l’homme. Nous sommes sur une scène de théâtre entièrement vide, dont l’équivalent cinématographique serait – à plus d’un titre – Dogville de Lars von Trier (2003). Brian Evenson tend à l’épure. À ce dépouillement de faits, Brian Evenson adosse le froid et la rigueur d’un récit émacié et le minimalisme d’une écriture resserrée dans laquelle chaque mot porte le poids que lui confère sa rareté. La phrase se fait scalpel et dissèque, tranche et retire, pour ne laisser que l’os, révélant la profondeur de l’abîme.  Que reste-t-il d’un individu quand on lui a tout pris ? Comment se définit l’humain sans les béquilles de la civilisation, en l’absence de passé et d’avenir ? C’est la question que pose Brian Evenson dans ce roman qui n’est autre que la quête d’identité et de sens d’Horkaï, et à travers lui de l’humain.

«  Que sommes-nous alors ? 

– Nous sommes, tout simplement. Pourquoi n’est-ce jamais suffisant ? »

Horkaï, paraplégique, se voit confier une mission par la petite communauté qui l’a éveillé. Elle sera compliquée par le fait qu’il est paraplégique, mais il est aussi le seul, ou plutôt l’un des seuls, qui peut survivre aux radiations. En chemin, il rencontrera d’autres comme lui. Des frères ? L’homme est un loup pour l’homme et lorsque même les loups ont disparu il ne reste que la pourriture. Sans surprise, le personnage le plus sympathique qu’il rencontrera est aussi le plus nihiliste. Un spectateur qui choisit de se retirer du problème en embrassant l’indifférence. Evenson n’aime pas l’homme.

« Nous disons non à la torture, et nous trouvons une raison pour torturer au nom de la démocratie. Nous disons non à des milliers de morts par l’explosion d’une seule bombe sur une ville étrangère sans défense, puis nous recommençons avec des milliers de bombes cette fois-ci. Nous disons non à des millions de morts dans des camps d’extermination, puis nous revenons à la charge, avec des millions de morts dans des goulags. L’homme est un poison. Peut-être vaudrait-il mieux que nous n’existions pas du tout. »

Le chemin d’Horkaï lui imposera des choix à faire, des décisions à prendre sans qu’il ne possède les arguments nécessaires et suffisants. Pour cela, il lui faudrait démêler le vrai du faux dans un contexte où le vrai et le faux ne signifient plus rien. La férocité du mensonge qu’est l’humanité ne trouve pour équivalent que les atrocités que celle-ci est capable de commettre au nom de constructions et de croyances qui jamais ne parviennent à combler le vide ou à cacher l’inéluctable. Il le découvre, ils le savent, tout le monde sait, et continue à se mentir.  Puis, à la fin, on recommence. Le dernier chapitre creuse un trou au fond de l’abîme.

Vous voilà prévenus. Immobilité est d’une noirceur sans retour. Mais c’est brillant.


D’autres avis : Gromovar, Le Nocher des livres, Le Maki, Le Dragon galactique,


  • Titre : Immobilité
  • Auteur : Brian Evenson
  • Publication originale : 2012, anglais [US]
  • Edition française : 4 janvier 2023, Rivages, coll. Rivages/Imaginaire
  • Traduction : Jonathan Baillehache
  • Nombre de pages : 272
  • Support : papier et numérique

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Won’t you stay longer – Rich Larson

Mille fois sur l’épaule d’Orion il fut dit déjà que Rich Larson était un écrivain de science-fiction aussi brillant que productif. Il vit dans un espace-temps différent du nôtre et, débordant d’idées et de mots pour les mettre en forme, parfois il emplit les nanosecondes laissés vacantes on en sait trop comment ni où, entre la publication d’une nouvelle, une rencontre-dédicace, et la sortie d’un roman en écrivant ce qu’il nomme une flash story. Ce sont toujours des perles souvent humoristiques qu’il livre à la lecture, des textes très courts mais denses comme une étoile à neutron.

Won’t you stay longer est l’un de ces textes dont on se régale en quelques minutes et qui laissent derrière eux la saveur douce et piquante d’un bonbon acidulé. Il peut se lire en ligne sur le site Metastellar en suivant ce lien. Il raconte les dernières heures de Jain et Stro, les deux derniers humains vivants sur une Terre ravagée. Je n’en dirais pas plus, cet article ayant plus pour but de vous informer de l’existence de cette très courte nouvelle de SF post-apocalyptique que d’en faire l’examen critique. Mais lisez, c’est très bien, avec en prime, comme toujours chez cet auteur, une chute à déguster.

*L’illustration utilisée en tête d’article n’est pas le travail d’un humain, mais a été générée par l’éditrice du site Metastellar Maria Korolov en utilisant le programme Midjourney. Dans ce cas, la démarche est en cohérence avec le texte qu’elle accompagne.

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Scale – Greg Egan

Ce premier janvier de la nouvelle année, Greg Egan nous a réservé une petite surprise, en publiant au format ebook un nouveau roman, titré Scale. J’ignore si l’auteur australien a décidé de se tourner vers l’autopublication, ou si la raison est autre, mais il avait déjà fait ce choix pour son précédent roman, The Book of all Skies, publié en 2021. Pour les lecteurs complétistes de la bibliographie de Greg Egan, Scale ne surprend pas. Le roman s’inscrit dans la veine des mondes alternatifs où l’auteur imagine une variation dans les lois physiques de notre univers, en déduit un monde nouveau avec ses propres lois et leurs conséquences, y fait vivre une société et y plante un récit, plus ou moins convaincant. Cet exercice de pensée, il l’a déjà produit maintes fois, de manière très convaincante dans la trilogie Orthogonal, et nettement moins dans Phoresis, Dichronauts et le récent The Book of all Skies. Si, dans chacun de ces cas, on se doit d’admirer l’effort intellectuel fournit dans le développement d’une logique interne basée sur des conditions initiales autres, ce qui de mon point de vue pêche dans ces écrits est que le récit qui en découle, d’un point de vue purement romanesque, n’est pas toujours à la hauteur de la proposition de départ. Dans le cas de Dichronauts et The Book of all Skies, les conséquences de la physique impliquée restaient difficiles à appréhender, et l’effort consenti n’était pas récompensé par une histoire dont les enjeux étaient à même de susciter un intérêt suffisamment grand pour aider le lecteur à passer la barrière conceptuelle. En comparaison, par son ampleur, le récit proposé dans l’excellent Diaspora peut largement faire oublier les quelques difficultés que peuvent rencontrer les lecteurs les moins versés dans les sciences dures, parce la quête des personnages nous emporte plus haut et plus loin que nous ne pourrions jamais aller.

La nouvelle physique développée dans Scale ne présente pas de grandes difficultés de compréhension. Comme souvent, l’auteur fournit sur son site une longue explication, à la fois détaillée et très pédagogique, pour accompagner le roman, sachant que la lecture de celle-ci n’est pas obligatoire pour tout comprendre mais s’adresse aux curieux qui souhaitent aller plus loin. Brièvement, dans notre univers la matière est constituée de particules légères appelées leptons et d’autres plus lourdes appelées hadrons. Les hadrons sont eux-mêmes constitués de quarks, et forment le noyau des atomes (protons et neutrons). Les leptons portant une charge sont au nombre de trois : l’électron, le muon et le tau (les neutrinos sont aussi des leptons mais ils ne portent pas de charge et n’entrent pas dans la composition de la matière classique). Le muon et le tau sont plus lourds que l’électron mais aussi beaucoup plus instables. Le muon a une durée de vie de 2,2.10-6 s (quelques microsecondes) avant de se désintégrer et le tau de seulement de 2,8.10-13 s (quelques dix millièmes de milliardièmes de secondes). L’électron est quant à lui quasiment éternel ! Dans le monde de Scale, Greg Egan imagine qu’il existe huit leptons de masses différentes, qui tous sont aussi stables que l’électron. À partir de là, il peut développer une nouvelle chimie. La taille d’un atome est celle du nuage électronique qui l’entoure. L’une des conséquences de remplacer un lepton dans un atome par un autre plus lourd est que cet atome sera alors plus petit et la matière sera plus dense. Dans le monde de Scale, à peu près tout peut exister en huit tailles différentes : matière inanimée, mais aussi plantes, animaux, et humains, selon que l’évolution a favorisé le remplacement de leptons légers par d’autres plus lourds au sein des atomes. Et – un peu à la manière des cheelas dans le roman L’Œil du dragon de Robert Forward dont je parlais il y a quelques jours – les êtres les plus petits vivent aussi plus rapidement. (Il existe de nombreuses autres conséquences, Greg Egan ne laissant aucune pierre non retournée, comme à son habitude.)

La société humaine qui en découle est intrinsèquement inégalitaire. Les humains à l’échelle 1 (Scale one dans le roman) sont deux fois plus petits que les humains de l’échelle 0. Ceux de l’échelle 2, quatre fois plus petits. Et ceux de l’échelle 7, sont 64 fois plus petits que ceux de l’échelle 0 et vivent 64 fois plus vite. Tout ceci pose évidemment des problèmes de cohabitation et de communication entre échelles. Ainsi les villes sont divisées en quartiers, adaptés à la taille de chacun. La répartition des terres se fait en fonction de la taille des individus, ce qui ne correspond pas forcément à leurs besoins réels. De traducteurs sont utilisés pour que les uns et les autres puissent communiquer, en diminuant ou en augmentant la fréquence des sons de quelques octaves. Mais les vies des différentes échelles ne se faisant pas à la même vitesse, certains se trouvent lésés par la lenteur des autres, et d’autres ont du mal à suivre. Si tout ceci est réglé par des accords politiques maintenant un consensus en assurant la vie en société, que se passerait-il si l’une des échelles venait à développer une technologie lui donnant un très clair avantage sur les autres ? C’est la question qui se trouve au cœur du roman.

La première partie du roman prend la forme d’une enquête de détective autour de la disparition d’une femme d’une échelle dans un quartier d’une autre échelle. L’enquête va révéler qu’une compagnie privée a développé une technologie inimaginable (littéralement la fusion), et qu’elle a bien l’intention de ne pas partager la découverte avec les autres échelles mais de pousser son échelle à déclarer son indépendance. À sa moitié, le roman prend alors une tout autre direction, celle des choix faits par différents individus mis devant la perspective d’une guerre civile pouvant aboutir à la destruction de la société telle qu’ils la connaissent et qui a su préserver la paix entre échelles pendant 250 ans.

Le principe de départ du roman aurait pu donner lieu à des développements de grande ampleur et un récit ambitieux. La possibilité de l’exploration spatiale est envisagée dans le roman mais repoussée à plus tard, alors que c’est à mon avis là qu’il aurait été vraiment intéressant d’utiliser les particularités de cet univers et des différentes échelles. Greg Egan choisit de donner à lire une histoire somme toute très classique sur l’émergence d’une technologie disruptive dans une société divisée. Le changement de paradigme n’apparait plus que comme un artifice amusant mais aucunement nécessaire à l’histoire qui est contée. Le même récit pouvait être fait avec seulement trois leptons et des humains d’un mètre soixante-dix. Inévitablement, on est amené à se poser la question : tout ça pour ça ?  En d’autres termes, l’auteur ne tire pas pleinement parti de sa proposition initiale qui reste à l’état d’exercice de pensée pour étudiant en physique fondamentale. (J’ai eu maintes fois lors de mon parcours universitaire ce type de questions : imaginez un monde dans lequel la constante de Planck vaut 1, imaginez un monde dans lequel le nombre de leptons… etc.). La première partie, l’enquête, est tirée par les cheveux et, dans la seconde, Egan se veut moraliste mais ne va pas au-delà de réflexions politiques et morales qui déçoivent autant par leur évidence que par leur manque de subtilité : la voie démocratique est préférable au coup de force armé. Certes, mais bon. Je sors de cette lecture avec le sentiment que Greg Egan a passé plus de temps à penser son monde et à écrire les explications exposées sur son site qu’à imaginer une histoire étonnante.


  • Titre : Scale
  • Auteur : Greg Egan
  • Publication : 1 janvier 2023
  • Langue : anglais
  • Support : ebook

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L’Œuf du dragon – Robert Forward

Dans une rare interview donnée chez notre ami Gromovar, Greg Egan affirmait que « le vrai pouvoir de la SF vient de ce qu’elle n’a pas à parler tout le temps de nous. » Voilà qui ne cessera de faire s’émouvoir ceux qui estiment que l’objet de la littérature est et doit être l’humain. Il existe, dans un recoin du genre, une hard-SF dont le point de focalisation n’est pas l’Homme mais la science. Robert Forward, né en 1932 et mort en 2002, est un physicien américain, spécialiste des ondes gravitationnelles et d’ingénierie spatiale. Il est aussi l’auteur d’une dizaine de romans de science-fiction qui revendiquent tous des visées pédagogiques à l’endroit des sciences. Son premier roman est Dragon’s Egg, publié en 1980 et traduit en France sous le titre L’Œuf du dragon en 1984 dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont. Il obtenu le prix Locus du meilleur premier roman en 1981.

Pour écrire ce roman, Robert Forward dit avoir été inspiré d’une part par le roman Mission of Gravity (1954) de Hal Clement dans lequel l’auteur imagine la vie à la surface d’une planète où la gravité varie de 3 fois celle de la Terre à l’équateur jusqu’ à 700 fois à ses pôles ; et d’autre part par une interview de Frank Drake publiée dans le magazine Astronomy en décembre 1973, dans laquelle l’astrophysicien spécialiste de la recherche de vies extraterrestres suggère la possibilité d’une vie à la surface d’une étoile à neutrons.

En 2020, une équipe d’astronomes découvrent l’existence d’une étoile à neutrons se déplaçant selon une trajectoire qui l’amène à passer à seulement 250 unités astronomiques (soit 250 fois la distance Terre-Soleil) de notre système. Saisissant l’opportunité unique de pouvoir étudier de près un tel objet, une expédition scientifique est envoyée à sa rencontre en 2050. Voilà qui rappelle le point de départ d’un autre roman considéré comme l’un des piliers  de la hard-SF, Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke (1973). L’œuf du dragon, nom donné à cette étoile morte, fait ici figure de Big Dumb Object traversant le système solaire et éveillant la curiosité des scientifiques. Notez que l’utilisation de ce trope répond à une obligation de crédibilité scientifique. Des auteurs comme Robert Forward et Arthur C. Clarke savent que l’espace est grand et que la probabilité d’y voyager loin est très faible dans l’état actuelle de nos connaissances et de nos technologies. Si on ne peut voyager jusqu’aux mondes extraterrestres, il faut qu’ils viennent à nous. Mais contrairement au Rama du roman de Clarke, et répondant à la suggestion de Drake, l’œuf du dragon n’est pas inhabité. Très rapidement, les scientifiques découvrent qu’une civilisation intelligente, les cheela, s’est développée à sa surface, là où règne une gravité 67 milliards de fois celle de la Terre et un champ magnétique d’un milliard de gauss (environ 0,5 gauss sur Terre). Ces conditions physiques très particulières et extrêmes s’il en est ont des conséquences importantes sur les formes de vie qui peuvent s’y développer. La matière à la surface de l’étoile à neutron est dégénérée : elle n’est plus faite d’atomes avec leur cortège électronique et de molécules, mais de noyaux atomiques dans une mer d’électrons libres. La densité et la force des interactions nucléaires fait que si le corps d’un individu cheela est composé d’à peu près autant d’atomes que celui d’un être humain, il fait la taille d’une graine de sésame. De plus, son évolution est un million de fois plus rapide que celle des humains, son espérance de vie n’est que de 45 mn, et pour les humains, les cheelas semblent vivre en accéléré. (Cette distorsion du temps n’est pas due à des effets relativistes comme on le lit parfois dans les recensions sur ce roman. La gravité très forte à la surface de l’étoile au contraire implique que le temps y passe plus lentement.) En quelques jours, les scientifiques terriens vont assister à l’équivalent de milliers d’années d’évolution de la civilisation cheela jusqu’à un final tout à fait réjouissant.

Voilà les bases de l’aventure dans laquelle Robert Forward entraine ses lecteurs. L’essentiel du roman, depuis son premier chapitre qui décrit la formation de l’étoile à neutron il y a 500 000 ans, est consacré à décrire la civilisation cheela. Le point de vue humain n’intervient que très peu, les personnages ne sont pas développés, ils n’ont que des prénoms et des fonctions, et les chapitres qui leur sont consacrés ne servent qu’à expliquer en termes scientifiques les événements qui se déroulent à la surface de l’œuf. Du côté des cheelas, on ne s’intéresse pas vraiment non plus aux individus, car ceux-ci se succèdent trop rapidement les uns les autres et c’est une série de petites histoires individuelles qui composent celle de la grande civilisation. Par nécessité de communication d’un récit compréhensible pour un lecteur humain, les pensées et comportements des cheelas sont anthropomorphisés. Cela fut parfois reproché à l’auteur. Mais il eut été difficile, et sans doute peu pédagogique, que de faire autrement.

L’Œuf du dragon est donc un roman sans personnage, qui ne parle pas de l’humain, mais uniquement de science et imagine quelle forme pourrait prendre la vie dans des conditions extrêmes. Robert Forward lui-même reconnait avoir écrit un manuel déguisé sous forme d’un roman. Et c’est malgré tout passionnant. C’est un roman court, quelque 250 pages accompagnées d’un appendice technique qui reprend toutes les bases scientifiques disséminées dans le texte, qui raconte une civilisation en accéléré. Certes, on pourra lui faire maints reproches. Manque de psychologie, sécheresse de l’écriture, c’est-à-dire ceux qui reviennent souvent lorsqu’on parle de hard-SF orientée vers l’exploration scientifique brute. Mais combien de fois dans votre vie aurez-vous l’occasion de vous promener à la surface d’une étoile à neutrons ?

Et bien réjouissez vous, car vous en aurez l’occasion très bientôt car les éditions Mnémos ont choisi de rééditer ce roman le 22 mars 2023, sous une traduction révisée et présentée par Olivier Bérenval. Il est à noter que le texte avait bien besoin d’une révision car l’édition originale est truffée de fautes, de typos, et de choix de traduction maladroits. Un bon nettoyage s’imposait.


D’autres avis : Apophis,


  • Titre : L’Œuf  du dragon
  • Auteur : Robert Forward
  • Publication originale : 1980
  • Publication française : 1984, Robert Laffont, coll. Ailleurs et demain ; 1990, Livre de poche
  • Traduction : Jacques Polanis
  • Nombre de pages : 296
  • Support : papier

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Une science-fiction chinoise post-Trois corps ? – Gwennaël Gaffric

Chen Qiufan et Gwennaël Gaffric – photographie de Christophe Slazak (2022)

L’auteur chinois Chen Qiufan était présent au dernier festival des Utopiales de Nantes (29 oct. – 1 nov. 2022) pour présenter son premier roman, L’île de Silicium, paru en octobre dans la collection Rivages/imaginaire. Lors d’une rencontre organisée par les éditions Rivages, il a revendiqué une science-fiction « post-Liu Cixin » ou « post-Trois corps ». Gwennaël Gaffric, son traducteur et maître de conférence en langues et littératures chinoises, a accepté de revenir pour nous sur cet entretien afin de définir ce qu’est la science-fiction chinoise « post-Trois corps ».


Liu Cixin

Lors d’un échange récent avec l’écrivain Liu Cixin 刘慈欣 (né en 1963), celui-ci me rappelait à quel point il jugeait sa propre production marginale par rapport à la science-fiction chinoise contemporaine. De toute évidence, ce constat n’exprimait pas une position au sein du marché littéraire chinois et mondial – il demeure à ce jour l’écrivain de SF le plus lu dans son pays et au-delà – mais plutôt une observation des tendances actuelles contrastant avec son approche personnelle du genre. Très sollicité et multi-adapté (bandes dessinées, dessins animés, films, séries, expositions…), Liu Cixin et la trilogie qui l’a fait connaître hors de ses frontières, représentent néanmoins une balise, générationnelle et thématique, à partir de laquelle il peut être intéressant d’observer les dynamiques de la science-fiction en Chine aujourd’hui.

Autre écrivain chinois de SF récemment porté à la connaissance du lectorat français, Chen Qiufan 陈楸帆, tenait en 2016, lors d’une convention de SF au Japon, une conférence autour de la « science-fiction chinoise « post-Trois Corps » ». Si je n’ai personnellement pas trouvé trace du contenu de son propos, sa venue à Nantes lors du Festival des Utopiales de 2022 pour la parution de son roman l’Île de Silicium fut l’occasion de l’interroger sur le sujet.

Les réflexions qui suivent reposent donc à la fois sur les discussions que nous avons pu avoir à cette occasion et sur mes propres observations de la production science-fictionnelle actuelle en Chine.

Évidence qu’il convient malgré tout de rappeler, une première différence entre Liu Cixin et des écrivains comme Chen Qiufan (né en 1981), Hao Jingfang 郝景芳 (née en 1984), ou Xia Jia 夏笳 (née en 1984) (pour ne citer que des noms d’auteurs et d’autrices déjà traduit-es en français) est avant tout générationnelle.

Liu Cixin est né en 1963. Son enfance a été marquée par la Révolution culturelle (1966-1976), période sombre pour les arts et les lettres chinois, où les rares œuvres autorisées (fiction réaliste socialiste officielle, mais aussi manuels techniques et ouvrages de vulgarisation scientifique) ont néanmoins marqué durablement toute une génération d’écrivains connus et reconnus, comme Yan Lianke (1958), Su Tong (1963), Yu Hua (1960), Fang Fang (1955) ou encore le prix Nobel de la littérature Mo Yan (1955).

Enfant du maoïsme, Liu Cixin a connu les espoirs du Printemps de la science (1978), mais aussi la campagne contre la « pollution spirituelle » engagée au milieu des années 1980, condamnant entre autres… la science-fiction, jugée nihiliste, bourgeoise et trop occidentale. C’est peu de temps après l’abandon de cette campagne que le jeune Liu Cixin publiera ses premières nouvelles. Il connaît alors un succès d’estime dans le petit monde de la science-fiction, et remporte de nombreux prix. Les historiens de la SF chinoise le présentent comme l’un des « trois généraux » avec deux autres écrivains de sa génération (Han Song 韩松 et Wang Jinkang 王晋康), précurseurs de ce que le chercheur Song Mingwei appelle la « nouvelle vague de la science-fiction chinoise », qu’il fait débuter en 1985 avec le premier roman cyberpunk chinois, écrit par Liu Cixin : Chine 2185 (chef d’œuvre visionnaire qui ne sera malheureusement jamais publié sous format papier).

Les écrivains nés dans les années 1980 ont grandi dans un tout autre contexte : dans une société pansant tant bien que mal les blessures des dernières décennies maoïstes, ils ont connu le lancement des grandes réformes économiques, l’entrée de la Chine dans la mondialisation économique et culturelle, mais aussi les désillusions du capitalisme sauvage et sa collision avec un pouvoir toujours autoritaire.

Hao Jingfang

En 2016, l’écrivaine Hao Jingfang publiait un roman de littérature blanche : Née en 1984 (année de naissance de l’autrice), dont le récit oscille entre la jeunesse d’un père et celle de sa fille, chacun dans leur trentaine, et leur rapport au monde et à la liberté, le premier confronté aux grands bouleversements historiques de son temps, la seconde, à une vie quotidienne en apparence plus paisible et plus monotone, mais néanmoins confrontée aux incertitudes et aux angoisses de son temps : inégalités sociales de plus en plus marquées (un thème qu’elle reprendra dans « Pékin plié »), difficultés des étudiants pour trouver un emploi et une place dans la société (comme dans la nouvelle « L’année du rat », de Chen Qiufan). Liu Cixin dira du roman de Hao Jingfang qu’il donne à voir « un réalisme et une profondeur qui dépassent ses œuvres de science-fiction, abordant des questions psychologiques contemporaines telles que l’anxiété universelle. »

Cette différence générationnelle est en particulier marquante dans les lectures des autrices et des auteurs concernés, et des influences qu’ils revendiquent.

Liu Cixin, se définissant volontiers comme auteur de hard SF, aime à répéter que toute son œuvre n’est qu’un pâle hommage à Arthur C. Clarke. Il raconte aussi souvent comment Jules Verne, qu’il a lu en secret pendant les dernières années de la Révolution culturelle, a éveillé son intérêt pour la science et lui a fait comprendre la toute-puissance de l’imagination littéraire. Mais, comme plusieurs de ses contemporains, il est aussi un grand lecteur de littérature russe, soviétique ou non (il se dit admirateur de Tolstoï) et un lecteur attentif en trouvera sans peine les traces dans ses nouvelles et ses romans.

Les écrivains de science-fiction chinois nés dans les années 1980 citent plus facilement des auteurs japonais, ou parfois sino et afro-américains. Ainsi, le livre de chevet de Xia Jia est Brown Girl in the Ring, de Nalo Hopkison et Chen Qiufan se dit admirateur de Ted Chiang, grand maître de la nouvelle (le format le plus prisé par les auteurs de SF chinoise), lui-même né de parents taïwanais.

La nouvelle scène de la SF chinoise est d’ailleurs traversée par des tendances communes avec la SF euro-américaine : une littérature puisant davantage dans les sciences humaines que dans les sciences naturelles, éclatée dans une multitude de sous-genres (silkpunk, steampunk, solapunk, biopunk…), brouillant les frontières avec les autres genres de l’imaginaire, et accordant une visibilité inédite aux autrices (outre Hao Jingfang et Xia Jia, on peut citer Chi Hui 迟卉, Gu Shi 顾适, Mu Ming慕明, Tang Fei 糖匪, Regina Kanyu Wang  王侃瑜, toutes récipiendaires de prestigieux prix de SF…) alors que les écrivaines étaient tout à fait absentes des magazines de science-fiction chinois dans les années 1990-2000).

La diversité des acteurs du champ de la SF, de même que celle de leurs influences, expliquent en partie des différences de thématiques entre la génération actuelle et la précédente.

Liu Cixin et des auteurs de son âge, comme Wang Jingkang ou Xing He 星河, consacrent une grande partie de leurs œuvres à explorer les mystères encore non résolus de la science, extrapolant la plupart du temps leurs réflexions à une échelle universelle. En effet, si la Chine est présente dans leurs œuvres, c’est souvent par commodité scénaristique, et la Chine qu’ils donnent à voir n’est souvent qu’une diapositive du monde. Enfants de la Guerre froide, ils mettent certes fréquemment en scène la méfiance et la peur de l’altérité (humaine ou non-humaine), mais ils invitent presque toujours à leur dépassement et à retrouver un certain sens du commun et du dialogue, sur Terre ou dans l’Univers.

Or comme l’écrit Xia Jia, « la fin de la Guerre froide et l’intégration accélérée de la Chine dans le capitalisme mondial dans les années 1990 ont en effet entraîné le pays dans un processus de changement social dont l’exigence ultime était l’application des principes du marché à tous les aspects de la vie sociale, ce qui s’est manifesté en particulier par le choc et la destruction que la rationalité économique a infligés aux traditions [1] », déjà très ébranlées par une décennie de Révolution culturelle.

Dans ce processus de mondialisation et d’uniformisation culturels, des auteurs comme Chen Qiufan ou Xia Jia tentent quant à eux de retourner au local et au folklore. La Chine et ses avatars culturels, religieux et mythologiques, y sont donc bien plus visibles que dans les œuvres de Liu Cixin, dont la nationalité ou la langue des personnages est rarement déterminante. Par contraste, les frictions, les collisions et les fusions entre technologie et religion sont récurrentes dans les œuvres de Chen Qiu Fan et de Xia Jia (comme en attestent « Six histoires de la Fête du Printemps de 2044 » de Xia Jia ou L’île de silicium, de Chen Qiufan).

En cela, la génération d’auteurs de SF chinois née dans les années 1980 partage une partie des préoccupations de certains auteurs américains de SF afro ou asio-descendants : enrichir une science-fiction traditionnellement eurocentrée d’images et de codes culturels non-occidentaux. Ainsi Xia Jia tente-t-elle d’esquisser ce que serait une science-fiction aux caractéristiques « chinoises », la rapprochant par exemple des histoires de fantômes classiques [2].

Enfin, si la génération des auteurs nés dans les années 1980 se fait plus directement critique des inégalités sociales en Chine, c’est certes peut-être parce que ses représentants sont plus engagés que ne l’est Liu Cixin, mais aussi et surtout parce que leur focalisation n’est pas la même : si Liu Cixin est devenu l’un des héros (malgré lui ?) du soft power chinois actuel, ce n’est pas parce que le politique est absent de ses œuvres, mais parce que le contexte spatio-temporel de ses intrigues est plus flou et/ou plus lointain, historiquement et géographiquement. À l’opposé – et quand l’appareil de censure le leur permet – des auteurs comme Chen Qiufan, Hao Jingfang et Xia Jia situent plus volontiers leurs histoires dans des contextes sociaux et géographiques plus marqués.

Même si Liu Cixin demeure sans conteste la figure la plus médiatique de la scène contemporaine de la SF chinoise, les auteurs de la génération des « post-80 » ne sont toutefois pas boudés par la société civile et multiplient les projets en partenariat avec le monde technologique et industriel. L’exemple le plus parlant est peut-être l’ouvrage I.A 2042 – Dix scénarios pour notre futur, co-écrit par Chen Qiufan avec Kai-fu Lee, ancien président de Google China et pionnier des recherches sur l’intelligence artificielle.

Autre phénomène important témoignant encore un peu plus du caractère transmédiatique de la SF chinoise contemporaine, la « cyber-littérature » (littérature produite sur et pour le web) représente une proportion non négligeable de la production littéraire actuelle et touche un lectorat sans doute bien plus conséquent que celui des récits de science-fiction publiés sous forme imprimée. Au-delà du succès commercial et populaire de ces plateformes regroupant des centaines de milliers d’œuvres (!), ce sont aussi les habitudes de lecture, d’écriture et de publication qui se retrouvent bouleversées par ces nouvelles pratiques, qui renforcent notamment l’importance de la participation des lecteurs et des interactions entre plusieurs médias.

Mais comme pour la littérature plus traditionnelle, la cyberlittérature est elle aussi sévèrement soumise au contrôle des censeurs. Comme j’avais l’occasion de l’écrire ailleurs, « le moment où le régime chinois s’intéresse le plus à sa science-fiction est peut-être aussi le moment où elle désire le plus garder la main sur son futur. Malgré l’intérêt manifesté pour le genre, la censure fait toujours rage et, comme on le sait, le régime se durcit depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012. Il y a bien sûr de quoi se réjouir de la curiosité éprouvée à la fois en Chine et ailleurs pour la science-fiction chinoise, tout en gardant à l’esprit que plus la politique s’intéresse à la littérature, plus celle-ci est exposée… » [3]

C’est peut-être en ce sens qu’un auteur comme Chen Qiufan appelle de ses vœux un nouvel élan pour la SF chinoise, non pas tant pour saper l’héritage d’un auteur essentiel, mais pour (re)faire de la science-fiction un moyen de faire bouger les lignes et d’accompagner le changement social.


[1] Xia Jia, “What Makes Chinese Science Fiction Chinese?”, tr. Ken Liu, Tor, https://www.tor.com/2014/07/22/what-makes-chinese-science-fiction-chinese/.

[2] Voir référence précédente. On mesure à la lecture de cet article toute la difficulté éprouvée par Xia Jia de donner ne serait-ce qu’une ébauche de ce que serait une science-fiction « chinoise », car toute tentative de définir par une littérature par des traits culturels et nationaux est voué à la généralisation excessive…

[3] Gwennaël Gaffric, « Histoire et enjeux de la science-fiction sinophone », Monde chinois, vol.3, n°51-52, 2017 , p.12-13. Pour les lectrices et les lecteurs qui souhaiteraient en savoir un peu plus, je renvoie à ce numéro spécial de la revue le Monde chinois et au numéro spécial sur la SF en Asie de l’Est de la revue Res Futurae : https://journals.openedition.org/resf/759.


L’île de Silicium – Chen Qiufan – Rivages – 12 octobre 2022 – traduction de Gwennaël Gaffric – 448 pages.

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Coming of the Light – Chen Qiufan

L’auteur chinois de science-fiction Chen Qiufan a été révélé cette année en France avec la parution fin octobre dans la toute nouvelle collection Rivages/Imaginaire de son roman L’île de Silicium, sous une traduction de Gwennaël Gaffric. Voilà qui justifie qu’on s’intéresse d’un peu plus près aux écrits de l’auteur, notamment sous la forme courte puisque quelques-uns de ses textes ont été traduits en anglais par Ken Liu. Et puisqu’on s’ennuie ferme ces temps-ci avec la production anglo-saxonne, il est plus que temps d’aller voir ailleurs. C’est donc sur la recommandation de l’ami Gromovar que j’ai lu la nouvelle Coming of the Light de Chen Qiufan publié en 2015 dans le numéro 102 de l’excellente revue Clarkesworld.

Ce texte de 8360 mots, soit une petite novellette, s’aventure non sans ironie du côté métaphysique de la science-fiction, en comparant l’appétence humaine pour les religions et la technologie. Zhou Chongbo est stratège en marketing pour un petite entreprise de la Silicon Valley chinoise. Notant que l’observation des rituels bouddhistes chez la plupart de ses concitoyens relève plus de la superstition et d’un besoin psychologique de se sentir en sécurité plutôt que d’une véritable foi religieuse, il a l’idée de placer l’application mobile d’un client sous la protection de Bouddha en la faisant consacrer par un moine.  Il propose de créer ainsi une économie de partage des bénédictions. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est le succès qu’aurait son idée et, plus encore, qu’il pouvait exister des liens plus profonds qu’il ne l’imaginait entre code informatique et structure de l’univers.

Coming of the Light est une nouvelle malicieuse qui, sous des dehors humoristiques et un scénario que l’on pourrait résumer en un mot par « Oups ! », présente une véritable critique de la société du vide existentiel et met en accusation les rapports irrationnels que l’on peut entretenir avec les nouvelles technologies. Tout ceci est fait sous les ors de la science-fiction, seul genre qui ne connait aucune limite et dans lequel consulter ses notifications le matin peut engendrer une catastrophe cosmique le soir. Et c’est précisément pour cela qu’on l’aime.

Gromovar concluait sa chronique par un appel du pied vers le monde de l’édition française. Je plussoie.

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Bilan 2022 – Une sélection de romans de science-fiction

Rendez-vous traditionnel de chaque fin d’année, L’épaule d’Orion vous propose une sélection de livres de science-fiction publiés dans l’année. Comme toujours, cette liste n’a pas pour prétention de sanctionner « le meilleur de la SF », mais de suggérer des lectures parmi les romans que j’ai lus et qui m’ont enthousiasmé. Il s’agit d’un choix personnel, par nature incomplet et subjectif, et je n’ai pas lu tous les livres.

Il y a eu cette année encore de très belles parutions, dans toutes les catégories. Malgré une surproduction chronique, de nouvelles collections sont apparues et proposent des choses vraiment intéressantes. Il faudra garder un œil dessus dans les mois et années à venir. À nouveau cette année, on observe la présence de plus en plus importante de romans d’imaginaire, et pas des moindres, dans des collections de littérature générale. On pourra discuter de la pertinence éditoriale de ce phénomène, y voir une bonne chose pour les littératures de l’imaginaire, ou une mauvaise nouvelle pour les éditeurs spécialisés qui se trouvent en quelque sorte dépossédés des fruits de leurs efforts. Je vous en laisse juge.

Trêve de bavardage, voici ma sélection pour l’année 2022.


Romans

  • Les Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert

Le premier roman à apparaître dans ma sélection est celui qui m’a le plus surpris. Un roman qu’on n’attendait pas, qui a surgi de nulle part, et a fait une entrée remarquée et remarquable dans le monde de l’imaginaire. Il s’agit de Les Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert, publiée chez Albin Michel Imaginaire. Tragi-comédie post-apocalyptique autant que satire moraliste, c’est un roman débridé, original, effervescent et totalement barré. Marguerite Imbert fait ici preuve d’une grande maturité en assumant totalement son projet de la première à la dernière ligne et en ne cédant rien. Voir la chronique détaillée.

Les Flibustiers de la mer chimique – Marguerite Imbert – Albin Michel Imaginaire – 28 septembre 2022 – 464 pages.

  • L’Aube d’Octavia E. Butler

Premier volume de la trilogie Xenogenesis qui, bizarrement, n’avait jamais été traduit en français, L’Aube d’Octavia E. Butler s’impose comme un chef d’œuvre dans la thématique du premier contact avec une intelligence extra-terrestre. On doit à Marion Mazauric et à la maison d’édition Le Diable Vauvert de rendre disponible l’œuvre de cette très grande autrice américaine. Voir la chronique détaillée.

L’Aube – Octavia E. Butler – Le Diable Vauvert – 27 octobre 2022 – Traduction Lise Capitan – 432 pages.

  • Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan

Autre roman qui fut pour moi une très heureuse surprise, Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan. Il s’agit d’un premier roman qui a été publié dans la toute jeune collection Le Rayon Imaginaire dirigée par Brigitte Leblanc. Décrivant l’effondrement d’une société dystopique à la faveur d’une révolution populaire, l’autrice fait le choix très pertinent d’une narration fragmentaire, composant un récit mosaïque, dans lequel il n’y a pas de héros unique, mais une foultitude qui prend part aux événements, portant collectivement leur histoire. C’est un excellent roman. Voir la chronique détaillée.

Analog/virtuel – Lavanya Lakshminarayan – Hachette Heroes, coll. Le Rayon imaginaire – 1 juin 2022 – traduction Lise Capitan – 384 pages.

  • Ymir de Rich Larson

À la suite de l’excellent recueil de nouvelles La Fabrique des lendemains publié chez Le Bélial’, on attendait avec impatience la publication du roman Ymir de Rich Larson. L’auteur y confirme son immense talent et sa maitrise des codes du cyberpunk dans ce roman qui déconstruit allégrement la figure du héros tragique. Le roman rejoint sans peine cette sélection des lectures essentielles de 2022. Voir la chronique détaillée.

Ymir – Rich Larson – Le Bélial’ – 29 septembre 2022 – Traduction de Pierre-Paul Durastanti – 384 pages.

Léopard noir, loup rouge de Marlon James

Voilà un roman dont se demande vraiment ce qu’il fait dans une collection généraliste tant il est radical dans le genre de la fantasy. Le trait de génie de Marlon James est de déconstruire le récit pour réinventer le monde et son langage et, au passage, une nouvelle littérature. La lecture de Léopard noir, loup rouge est éprouvante et hypnotique. Léopard noir, loup rouge est un livre total, entier, qui invente ses propres raisons et sa propre existence. Voir la chronique détaillée.

Léopard noir, loup rouge – Marlon James – Albin Michel – 28 septembre 2022 – 704 pages.


Romans courts

Sans grande surprise, cette catégorie ressemble à une célébration de la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’, car qui d’autre publie régulièrement des novellas de cette qualité en France ?

  • Le Serpent et Le Voleur de Claire North

Il s’agit d’une trilogie, dite de La Maison des jeux, dont le dernier volume sera publié début 2023, mais Le Serpent et Le Voleur de Claire North sont deux incontournables de l’année 2022 à mon avis. En deux textes, l’autrice construit et dévoile progressivement un univers toujours plus complexe que ce que l’on pouvait imaginer de prime abord. Entre jeux de domination et alliances cachées à l’échelle de l’histoire mondiale, tout se joue et tout se perd dans la maison des jeux. On attend avec grande impatience la sortie de l’ultime volet. Voir les chroniques détaillées pour Le Serpent et Le Voleur.

Le serpent – Claire North – Le Bélial’, coll. Une Heure Lumière – 24 mars 2022 – traduction Michel Pagel – 160 pages.

Le Voleur – Claire North – Le Bélial’, coll. Une Heure Lumière – 22 septembre 2022 – traduction Michel Pagel – 160 pages.

  • La Millième nuit d’Alastair Reynolds

La Millième nuit, et le roman qui lui fait suite House of Suns, est à mon avis ce qui se fait de mieux en termes de space opera sous la plume d’Alastair Reynolds. Un scénario relativement simple mais qui s’inscrit au sein d’un univers – qu’il donne à découvrir – d’une amplitude tout à fait hors-norme. Du vrai sense of wonder. Voir la chronique détaillée.

La Millième nuit – Alastair Reynolds – Le Bélial’, coll. Une Heure Lumière – 25 août 2022 – traduction Laurent Queyssi – 144 pages.


Recueils de nouvelles

  • Le temps des retrouvailles de Robert Sheckley

Pas d’inédits dans ce recueil présenté par les éditions Argyll mais un regroupement de textes publiés entre 1952 et 1960 puis par la suite en français dans la revue Galaxie à partir des années 50. N’ayant jamais lu l’auteur, ce fut pour moi une excellente découverte. Des textes emplis d’humour et d’humanité. Voir la chronique détaillée.

Le Temps des retrouvailles – Robert Sheckey – Argyll – 3 février 2022 – traductions révisées par Lionel Evrard


Les rééditions indispensables

  • Créateur d’étoiles d’Olaf Stapledon

Paru en 1937, Créateur d’étoiles du philosophe anglais Olaf Stapledon est un roman fondateur qui contient plus d’idées de science-fiction par page que n’importe quel autre roman du genre. C’est une lecture hautement recommandée pour les amateurs du genre. Voir la chronique détaillée.

Créateur d’étoiles – Olaf Stapledon – Les moutons électriques – 17 juin 2022 – traduction de Leo Dhayer – 320 pages.

  • Axiomatique de Greg Egan

L’intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan chez Le Bélial’ est actuellement composée de trois volumes et contient les plus grands textes de l’auteur. Le premier vient d’être réédité sous une toute nouvelle présentation. Indispensable ! Voir la chronique détaillée.

Axiomatique – Greg Egan – Le Bélial’, coll. Quarante-Deux – 10 mars 2022 – Traductions de Quarante-Deux, Francis Lustman, Sylvie Denis et Francis Valéry – 464 pages.

  • Hypérion de Dan Simons

Le chef-d’œuvre de Dan Simmons. Que dire de plus ? Il est réédité dans la collection Ailleurs et Demain dans un édition collector reliée, avec une préface de Bernard Minier et une postface de Fabrice Chemla. Du très lourd.

Hypérion, édition collector – Dan Simmons – Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain – 22 septembre 2022 – traduction de Guy Abadia – 528 pages.


Romans en VO

  • Eversion d’Alastair Reynolds

Alastair Reynolds encore ! L’auteur britannique est de retour cette année avec un roman très surprenant, loin de ses thématiques habituelles. Récit de science-fiction qui flirte avec l’horreur, Eversion est un véritable page-turner qu’il est difficile de lâcher. Bonne nouvelle, il sera prochainement publié en français par les éditions du Bélial’. Voir la chronique détaillée.

Eversion – Alastair Reynolds – Golancz – 26 mai 2022 – 320 pages.

  • The Moutain in the Sea de Ray Nayler

Si vous suivez ce blog, vous savez l’admiration que j’ai pour l’auteur américain Ray Nayler dont j’ai chroniqué nombre de nouvelles depuis quelques années. Ray Nayler vient de publier son premier roman, The Moutain in the Sea, qui rencontre un succès remarquable aux Etats-Unis, recevant des critiques dithyrambiques de la presse généraliste et spécialisée. Nous en reparlerons bientôt.

The Moutain in the Sea – Ray Nayler – MCD – 4 octobre 2022 – 420 pages.


Les bilans des années précédentes : 2018 – 2019 – 20202021

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Children of Memory – Adrian Tchaikovsky

On doit à Adrian Tchaikovsky l’un des romans incontournables de la science-fiction de ce début du XXIe siècle, à savoir Children of Time publié en 2015, et traduit en français sous le titre Dans la Toile du Temps chez Denoël en 2018. Roman d’une grande intelligence, il imaginait une humanité déboussolée par sa propre bêtise et condamnée par la destruction de sa planète d’origine, se lançant dans un programme de terraformation de quelques planètes avec le maigre espoir d’y voir ressurgir la vie intelligente quelques milliers d’années plus tard. Mais rien ne se passe jamais comme prévu et Children of Time faisait le récit d’une de ces expériences, a priori ratée, aboutissant à l’évolution d’une espèce d’arachnide avec l’aide d’un nanovirus sur une planète appelée le monde de Kern. En s’appuyant sur de solides connaissances scientifiques, Adrian Tchaikovsky décrivait minutieusement la provolution (évolution artificiellement provoquée) d’une conscience, d’un langage, d’une science, d’une culture et d’une civilisation selon des termes qui nous sont totalement étrangers. Une véritable altérité. Il récidivait avec autant de succès en 2019 avec Children of Ruin (Dans les profondeurs du temps, Denoël, 2021) dans lequel, suivant la même recette, il décrivait la provolution d’une espèce de céphalopode sur la planète Damascus, alors que sur sa voisine, la planète Nod, les choses tournaient au cauchemar lors de la rencontre d’une forme de vie microbienne parasitique et violemment invasive. Ces deux romans constituaient une formidable aventure à la fois à la fois scientifique et non-humaine, un modèle de hard-SF intelligente et ludique.

Le très prolifique britannique propose avec Children of Memory, paru le 24 novembre 2022, une troisième variation dans cet univers. Nombreux sont les lecteurs, et j’en fais partie, qui attendaient ce nouveau volume, impatients de découvrir quelle nouvelle bestiole allait rejoindre les rangs des créatures conscientes, mais soucieux aussi, peut-être, que l’auteur se laisse aller à la facilité en déclinant à l’infini une formule déjà éprouvée dans deux romans. Que le lecteur se rassure, ou s’inquiète, ce n’est pas le cas. Pour renouveler la série, Adrian Tchaikovsky fait le choix de proposer un récit totalement différent mais qui, selon une logique science-fictive, s’inscrit dans la continuité des explorations précédentes.

Il y a bien une nouvelle espèce animale devenue intelligente qui fait son apparition dans Children of Memory, elle était d’ailleurs annoncée dans le dernier chapitre de Children of Ruin et sa présence ne surprend pas. Si quelques chapitres en flashback reviennent sur son évolution propre, ce n’est pas le propos central du livre et l’auteur survole la question pour s’intéresser à un autre sujet. À la fin du précédent  volume, humains, araignées, poulpes et blob nodien s’étaient alliés pour partir explorer l’univers à la recherche des autres planètes qui avaient été la cible des expériences humaines de terraformation lancées des milliers d’années auparavant, et qui en conséquence pouvaient abriter de nouvelles formes de vie consciente. Nous retrouvons donc les principaux personnages de la saga réunis à bord d’un vaisseau d’exploration en direction de la planète Imir. Sur place, ils découvrent que des humains y ont installé une colonie. Mais celle-ci est au bord de l’effondrement. Après les bestioles, c’est l’humain qui passe sous le microscope d’Adrian Tchaikovsky. Children of Memory a des airs d’Inversion d’Iain M. Banks, d’Un feu sur l’abîme de Vernor Vinge, et plus encore de son propre Elder Race, court roman fort réussi à la frontière des genres, où se confrontent des niveaux de développements technologiques qui jamais ne devraient se rencontrer. Avant de prendre une toute autre direction car, évidemment, il y a un twist qui se déclenche à la moitié du roman.

Litterature.
Meaning what?
Meaning… a thing that a human wrote once that seems tangentially relevant, by context and linguistic pattern analysis, to the topic of our conversation. So I throw it in there to seem clever.

Tout ceci aurait pu magistralement fonctionner. Malheureusement, Adrian Tchaikovsky abandonne entièrement l’aspect hard-SF qui avait soutenu les deux premiers volumes de la série et les ressorts de cette installation laissent à plus d’une occasion de nombreux trous dans un scénario où l’incrédulité n’est plus seulement suspendue, mais désagréablement bousculée. Les contradictions apparentes abondent et les muscles impliqués dans le haussement de sourcil sont mis trop souvent à contribution. L’idée en soi, même si elle n’est pas nouvelle, est bonne d’autant qu’elle est relancée à mi-parcours par ce fameux twist dont je parlais. Mais voilà, si vous avez déjà lu de la science-fiction récente, vous saurez immédiatement décrypter ce twist et devinerez où le roman tente, assez laborieusement, de nous emmener. Là encore, cette autre idée est bonne – quand bien même un certain roman de Greg Egan et une récente novella d’Alastair Reynolds vous auront totalement ruiné la surprise –  mais elle me semble maladroitement mise en œuvre. Adrian Tchaikovsky fait des choix narratifs qui brouillent son propos. Le récit est présenté suivant trois fils narratifs distincts, qui chacun use et abuse des flashbacks pour révéler lentement les tenants et les aboutissants de l’histoire. Cette fragmentation excessive amène à ce que, pendant longtemps, le lecteur ne comprenne strictement rien à ce qu’il se passe. À ce point que l’auteur en prend conscience et que le dernier chapitre est entièrement consacré à une explication détaillée de ce qu’il s’est déroulé jusque-là. Et c’est de mon point de vue le principal problème de ce roman : Adrian Tchaikovsky oublie le principe du show don’t tell, il ne montre pas, il ne fait que dire. Des chapitres entiers sont consacrés à livrer des explications sur le mode « il se passe ceci parce que cela et donc, il advient que… ». Dépouillés de leur rôle d’incarner une histoire, les différents personnages du récit ne portent aucune émotion à destination du lecteur. Ils existent, se meuvent, et agissent selon les injonctions d’un navigateur démiurge qui fait tout pour cacher au lecteur la destination du voyage avant sa conclusion. Et pourtant tout n’est pas si sombre. Il y a de très bons passages. En chemin, Tchaikovsky aborde de très nombreuses thématiques, trop sans doute pour avoir le temps de les discuter véritablement. On croise notamment de belles discussions sur la nature de la conscience – l’une des grandes interrogations de la science-fiction s’il en est – amenant les personnages à revoir leur propre définition de ce qu’est la vie sentiente, aboutissant ainsi à un final qui aurait été savoureux s’il avait été amené avec plus de délicatesse romanesque et de mise en chair. Même si, là encore, d’autres ont déjà fait mieux.

Children of Memory est donc une déception en ce qui me concerne. Le roman repose sur une très bonne idée, qui s’inscrit à mon avis logiquement dans la continuité du parcours entamé dès le premier volume de la série, une idée qu’Adrian Tchaikovsky se devait d’explorer. Et ça c’est formidable. Mais il le fait de manière peu convaincante non seulement en choisissant de ne plus soutenir son propos par un minimum de réalisme scientifique, mais aussi rendant le récit confus par une structure trop lâche et des choix narratifs qui perturbent plus qu’ils n’aident la lecture. Les derniers mots laissant entrevoir la possibilité d’un quatrième volume. Je le lirai évidemment, avec l’espoir que l’auteur retrouve un peu de la flamboyance du premier roman qui a lancé la série.


D’autres avis : même déception chez Anudar,


  • Titre : Children of memory
  • Série : Children of Tile
  • Auteur : Adrian Tchaikovsky
  • Langue : Anglais
  • Parution : 24 nombre 2022, Macmillan
  • Nombre de pages : 496
  • Support : papier et numérique

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L’Aube – Octavia E. Butler

Régulièrement célébrée comme l’une des plus importantes plumes de la science-fiction américaine et récipiendaire des prix Hugo, Locus et Nebula à plusieurs reprises, Octavia E. Butler (1947-2006) est pourtant passée relativement inaperçue auprès du lectorat français. Sa série Patternist a été partiellement publiée en France dans les années 80 (le roman Wildseed, 1980, est toujours inédit chez nous) et il a fallu attendre les années 2000 pour que soient traduits la série des Paraboles et Liens de Sang. On doit à Marion Mazauric et à la maison d’édition Le Diable Vauvert de rendre à nouveau disponible son œuvre avec la réédition des textes déjà parus ainsi que la publication des inédits. C’est le cas avec L’Aube (Dawn, 1987), roman paru au mois d’octobre 2022, qui ouvre la trilogie Xenogenesis. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, L’Aube est l’un des meilleurs romans de premier contact extraterrestre que j’ai lus.

Octavia E. Butler nous projette dans un futur qu’on pourrait définir par 1987 + 250 ans.  La guerre froide entre le bloc occidental et l’URSS a dégénéré en apocalypse nucléaire et l’humanité s’est suicidée. La planète Terre est ravagée. Lilith Iyapo se réveille nue dans une pièce entièrement blanche et dénuée de fenêtre ou de porte. La voix qui s’adresse à elle semble sortir du plafond. Lilith Iyapo se souvient. Elle s’est déjà réveillée plusieurs fois dans cette même pièce. Elle a déjà subi ce même interrogatoire. Elle a tour à tour résisté, elle s’est murée dans le silence et a failli en perdre la raison, puis elle a parlé, elle a questionné et n’a jamais reçu de réponse. Elle se souvient aussi de sa vie, de son mari et de son fils morts dans un accident, de la guerre. Elle se souvient de l’humanité d’avant. Elle s’éveille et enfin rencontre l’un de ses geôliers.

Celui-ci n’est pas humain. Il s’agit d’un Oankali, un humanoïde bipède dont les organes sensoriels tentaculaires le font ressembler à l’hydre ou à une créature marine et déclenche chez Lilith une réaction de panique et de dégoût profondément ancrée dans l’instinct humain. Ce qu’il lui révèle sur la raison de sa présence ici est à la fois monstrueux et fascinant. Les Oankali ont sauvé ce qu’ils ont pu de l’humanité, à savoir quelques représentants et les ont tenus en sommeil artificiel pendant deux siècles et demi, le temps de les étudier et de nettoyer la planète Terre pour la rendre à nouveau habitable. Désormais, ils ont besoin de Lilith pour éveiller d’autres humains et les préparer à retourner sur Terre pour la repeupler. Mais la survie a un prix : la perte de leur humanité. Les Oankalai sont une espèce complexe et totalement étrangère (je vous laisse le loisir de la découvrir), dont la technologie est entièrement basée sur une maitrise avancée de la biochimie. Le vaisseau interstellaire à bord duquel ils se trouvent est un être vivant*, proche du végétal. Le mode de survie des Oankali en tant qu’espèce repose sur un échange d’ADN avec les autres espèces rencontrées dans l’univers. Le troc proposé à l’humanité implique que les enfants de ces derniers ne seront plus totalement humains et pas totalement Oankali, mais une espèce hybride.

Mais le deal se fait en l’absence totale de libre arbitre. Il est contraint. Les humains sont sous la domination, quand bien même bienveillante, des Oankali et n’ont jamais le choix. Dominés, ils sont manipulés chimiquement, sensoriellement, émotionnellement et physiquement, voire sexuellement, pour se plier aux choix des dominants.  Pour Lilith se sera « apprendre et fuir ».

Thématique récurrente chez Octavia E. Butler, L’Aube est un roman sur la complexité des relations de domination, et une exploration de l’humanité sous contrainte. Et comme toujours chez l’autrice, l’humanité n’est jamais belle à voir. L’autrice explore à la fois les relations inter-espèces mais aussi, au sein de l’humanité, les rapports de pouvoir, les relations entre hommes et femmes, la sexualité et la procréation, le consentement et le rapport au corps, l’influence du biologique et l’identité. Le mot important ici est « complexité ». Je ne sais plus qui disait que l’intelligence est la capacité à concevoir la complexité. Cet aphorisme pourrait servir à définir les écrits d’Octavia E. Butler. L’Aube est un roman bourré d’intelligence. Je disais récemment que ce qui me frappe chez l’autrice est sa faculté à dire simplement des choses dont on perçoit très clairement qu’elle les a longuement réfléchies avant de les coucher sur papier. Telle une excellente vulgarisatrice de sa propre pensée.

Octavia E. Butler est une autrice essentielle et L’Aube est un roman passionnant de bout en bout, qui ne verse dans aucune facilité et révèle des surprises à chaque tournant. J’attends fébrilement la suite.

*Parenthèse historique : il est à noter que l’un des premiers auteurs de science-fiction à avoir imaginé des vaisseaux interstellaires vivants est l’auteur et éditeur français Gérard Klein avec les ubionastes dans la nouvelle Jonas (1966) qui revisite dans un futur lointain le mythe biblique. Le tout premier a été Robert Sheckley dans la nouvelle Specialist (1953) récemment publiée sous le titre Les Spécialisés dans le recueil Le Temps des retrouvailles (2022) paru chez Argyll. Plus proches de nous, on peut citer les faucons de l’Aube de la nuit chez Peter Hamilton, les mindships dans l’univers de Xuya d’Aliette de Bodard, ou encore les vaisseaux-monde de Kameron Hurley dans Les Etoiles sont légion.


D’autres avis : De l’autre côté des livres, Quoi de neuf sur ma pile, Le Nocher des livres, Anudar,


  • Titre : L’Aube
  • Série : Xenogenesis 1/3
  • Autrice : Octavia E. Butler
  • Traduction : (Anglais US) Jessica Shapiro
  • Publication : 27 octobre 2022, Le Diable Vauvert
  • Nombre de pages : 432
  • Support : papier et numérique

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« SF post-eganienne»… de quoi parle-t-on ?

L’auteur canadien Rich Larson est publié en France par les éditions Le Bélial’ qui aiment le présenter comme « le fer de lance d’une SF post-eganienne ». L’expression a provoqué chez quelques lecteurs un haussement de sourcil et une certaine incompréhension. Une réaction couramment lue ici et là a été « je ne vois rien de Greg Egan chez cet auteur !». C’est la source du quiproquo. Lorsqu’on parle de SF post-eganienne, on ne sous-entend pas par là que l’œuvre ainsi qualifiée copie ou même s’inspire de la rigueur du pape de la hard-SF Greg Egan, mais qu’elle s’inscrit dans un courant de la science-fiction qui dérive historiquement et philosophiquement de l’approche initiée par l’auteur australien dans les années 90.

Pour définir ce qu’est la SF post-eganienne, il nous faut donc observer comment historiquement différents mouvements s’articulent les uns par rapport aux autres et considérer les courants sous un angle ‘phylogénétique’. C’est ce que je me propose de faire dans cet article, de manière extrêmement succincte, car les liens réels qui sous-tendent l’émergence des courants sont complexes et seul un travail de recherche de niveau universitaire serait à même de traiter le sujet en profondeur et dans sa diversité. Et si l’on veut parler de Greg Egan, il nous faut évidemment parler d’abord de hard-SF.

Très brièvement, la hard-SF est un courant de la science-fiction dans lequel les technologies décrites doivent être compatibles avec l’état des connaissances scientifiques du moment. Il a connu son essor durant l’Âge d’or de la science-fiction aux Etats-Unis, notamment sous l’influence de l’éditeur John W. Campbell qui, dès lors qu’il eut la direction du magazine Astounding, exigea des auteurs qu’il publiait une précision scientifique poussée dans leurs écrits (tout du moins avant qu’il ne s’intéresse aux pseudo-sciences). Les  auteurs les plus reconnus du premier âge de la hard-SF, Isaac Asimov, Robert A. Heinlein, et Arthur C. Clarke, possèdent tous une formation scientifique. La hard-SF s’intéresse alors principalement aux sciences dites dures. Mais si les progrès scientifiques et technologiques, souvent considérés de manière positive, sont au cœur de la construction du genre, ils sont souvent des outils et non véritablement le sujet des récits. Le remarquable Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke (1973), qui est un des piliers du genre, est avant tout un roman d’aventure enrichi de faits scientifiques, dans lequel la démarche scientifique est l’outil de résolution d’un problème. Des auteurs comme Alastair Reynolds (L’espace de la révélation, House of Suns), et Andy Weir (Seul sur Mars, Projet dernière chance), par exemple, sont les héritiers directs à notre époque d’Arthur C. Clarke.

La hard-SF 1.0 associée à l’Âge d’or et à des penchants politiques conservateurs s’étiole toutefois progressivement dans les années 60 lorsqu’en réaction un nouveau courant, la New Wave, apparaît. (Le terme hard-SF est en fait lui-même inventé en 1957 pour qualifier une catégorie des textes de SF face au nouveau courant émergent.) La New Wave of science-fiction s’inspire du post-modernisme et s’éloigne des sciences dures pour se tourner vers la psychologie et les sciences sociales, tout en mettant l’accent sur l’expérimentation littéraire. (À ce propos, Robert Louit, traducteur de J.G. Balard et de Philip K. Dick, disait de la spéculative-fiction de ces deux auteurs qu’elle « penchait plutôt du côté de Freud que d’Einstein ».) De nature plus politique, proche des contrecultures des années 60 et 70, la New Wave va directement inspirer la naissance d’un nouveau genre au début des années 80 : le cyberpunk.

Le cyberpunk nait véritablement en tant que courant littéraire avec la publication du Neuromancien de William Gibson en 1984. Il s’agit alors d’une SF dystopique qui s’intéresse essentiellement à la culture underground et à l’effondrement politique et économique des sociétés futuristes ultracapitalistes dans un avenir à court terme. Bien que très éloigné des préoccupations de la hard-SF, le cyberpunk va toutefois produire une révolution dans le genre en plaçant l’informatique, les réseaux, le cyberespace, les implants et le transhumanisme au centre des préoccupations. Les sous-genres dérivés tels que le biopunk ou le nanopunk vont prolonger l’œuvre à d’autres sciences.

Au même moment, l’éditeur britannique David Pringle lance un appel dans le magazine Interzone à créer une nouvelle hard-SF radicale qui s’intéresserait autant à la physique qu’à la biologie et à la sociologie, et aux conséquences des développements scientifiques et technologiques sur l’humain. Cet appel est à l’origine du renouveau de la hard-SF dans les années 90 dont Greg Egan n’a pas tardé à devenir le principal artisan.

Greg Egan est lui-même un enfant du cyberpunk. Ou, plus précisément, il s’inscrit dans un héritage « post-cyberpunk » (je mets ici des guillemets car le post-cyberpunk est aussi le nom d’un sous-genre auquel Greg Egan n’appartient pas). Il publie son premier roman de science-fiction en 1992 sous le titre Quarantine (Isolation,2000). Quarantine est un roman cyberpunk, mais Egan y ajoute un twist quantique. Le développement de la SF eganienne se fait dans un premier temps essentiellement à travers les nouvelles qu’il publie dans le magazine Interzone. Greg Egan est avant tout un moraliste. Ses préoccupations sont la science et son éthique, en tant que sujet, et les conséquences des nouvelles technologies sur l’humain et son identité. Un parfait exemple est le roman La Cité des permutants qui, à partir d’une thématique cyberpunk, la numérisation des consciences, pousse la logique à son terme et examine la notion même de conscience et d’identité. Greg Egan va s’intéresser par la suite tout autant à la physique et à l’informatique qu’à la biologie et la sociologie. (Il faudrait ici faire une étude détaillée des œuvres de Greg Egan. Cela a été fait en grande partie dans l’essai Greg Egan de Karen Burham publié en 2014, et dont l’esprit de cet article est inspiré.) Pour paraphraser la troisième loi d’Arthur C. Clarke, on peut dire que toute technologie suffisamment avancée devient une nouvelle de Greg Egan.

Tout ceci nous amène à aujourd’hui. Si Greg Egan se distingue par une approche extrêmement poussée envers les sciences et l’exactitude mathématique, au point d’être parfois considéré comme illisible, plus souvent par les critiques que par les lecteurs, ce n’est généralement pas le propos des auteurs ‘post-eganiens’. Ceux-ci ne reviennent pas sur les démonstrations, qu’ils prennent pour acquises, mais retiennent de l’œuvre d’Egan une forte crédibilité scientifique, un positionnement hard-SF en opposition avec des formes littéraires plus libres au sein de la science-fiction, une partie de l’héritage cyberpunk, et l’approche moraliste de l’auteur pour examiner d’un point de vue éthique les enjeux des nouvelles technologies pour l’humain à plus ou moins long terme. Il s’agit donc pour eux de mettre leurs personnages face à des situations générées par l’émergence d’une technologie disruptive, mais compatible avec les connaissances actuelles, et d’en extrapoler à hauteur d’homme, en tant qu’individu, les conséquences, parfois dramatiques. La technologie n’y est pas seulement un gadget ou une solution à un problème, mais un sujet de discussion. C’est en cela qu’on peut qualifier la science-fiction écrite par Rich Larson ou Ray Nayler, et en France par Audrey Pleynet, de science-fiction post-eganienne.

PS : cet article a reçu des critiques de la part de certains spécialistes du domaine. Je répète donc ce que je disais en introduction : il ne s’agit pas ici de fournir un texte ouvrant sur une thèse universitaire, mais d’expliquer très brièvement un terme employé par un éditeur. J’ai bien conscience qu’il manque de précision, regorge de raccourcis, et ne propose aucune thèse révolutionnaire ni ne fait preuve de grande originalité. Ce n’est pas le but.

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Glace – Rich Larson

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de refaire les présentations, Rich Larson a été maintes fois chroniqué sur ce blog – 11 fois très exactement, et désormais 12 (clique sur l’index, lecteur, clique).  Chéri des éditions du Bélial’ depuis quelques années, avec 5 nouvelles publiées dans Bifrost,  le recueil La Fabrique des lendemains et le roman Ymir, l’auteur « post-eganien » (il me faudra revenir à l’occasion sur la signification de ce terme qui me semble être universellement mal compris) fait son retour sous nos latitudes dans le numéro 108 de la revue avec la nouvelle Glace (Ice, 2015) traduite comme à l’accoutumée par Pierre-Paul Durastanti. Cette nouvelle a une particularité : elle a été adaptée dans la saison 2 épisode 2 de la série d’animation Love, Death and Robots sur Netflix. Le studio Passion Animation Studios et le directeur Robert Valley ont fait un extraordinaire travail de réalisation avec un parti pris esthétique fort qui leur a valu de décrocher trois Emmy awards. Les mêmes ont réalisé la somptueuse adaptation de Zima Blue d’après la nouvelle d’Alastair Reynolds.

Glace raconte un court moment, juste un instant, dans la vie de deux frères, tous deux nés sur terre mais arrivés avec leur famille depuis leur enfance sur la planète glaciaire Néo-Groenland. Pour les autres habitants de la planète, ils sont des « extros ». Sedgewick est l’aîné. Contrairement à son frère cadet Fletcher, et tous les autres humains exilés, il n’a subi aucune modification génétique. Il n’est pas un « modé », et il est le seul à 16 années-lumière à la ronde. À l’occasion d’un jeu entre ados, une sorte de « t’es pas cap » qui consiste à se mettre en danger et courir sur la glace pour échapper aux baleines géantes qui la brisent en remontant respirer, la supériorité physique de son petit frère ainsi que ce qu’il interprète comme une certaine condescendance va faire remonter en lui de profonds ressentiments.

Rich Larson a déclaré que son roman Ymir était le fils spirituel de la nouvelle Glace. On y retrouve un décor semblable (la planète glaciaire) et l’expression d’une rivalité entre deux frères sur une planète à laquelle ils n’appartiennent pas vraiment. Sedgewick et Fletcher pourraient tout aussi être les versions adolescentes de Yorick et Thello d’Ymir et Glace un moment de leur enfance. Il est à noter que ce thème de la dynamique des relations entre frères, avec les rancœurs qu’elle peut générer, est récurrent chez Larson. Au-delà de la thématique qui touchera intimement toute personne équipée d’une fratrie, la nouvelle est particulièrement notable pour l’évocation puissante, en quelques mots, de l’univers étranger dans lequel elle se déroule. C’est une leçon de savoir-faire, et sans doute ce qui a attiré l’œil de Robert Valley pour son adaptation à l’écran. Il suffit de contempler les majestueuses baleines baignées de lumière sur l’image tirée de l’animation et utilisée en entête de cette chronique pour s’en convaincre. Quoi qu’il en soit, c’est encore là une superbe  nouvelle que nous livre Rich Larson.

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Un soir d’orage – Nicolas Martin

Vous connaissez certainement Nicolas Martin – qui était il y a quelques mois encore le meilleur journaliste scientifique que ce pays ait engendré, et qui est aussi producteur, scénariste et réalisateur – mais vous ignorez peut-être qu’il est auteur de science-fiction. C’est pardonnable car, à ce jour, il n’a publié que trois nouvelles, toutes dans les anthologies du festival des Utopiales de Nantes : Le Cruciverbiste (Utopiales 2019, ActuSF, réédité au Club de la nouvelle), La mémoire de l’univers (Utopiales 2020, ActuSF), Loup y es-tu ? (Utopiales 2022, ActuSF).  Vous avez toutefois toutes les raisons du monde de vous réjouir car le numéro 108 de la revue Bifrost, qui sort le 27 octobre, va vous donner l’occasion de découvrir sa plume avec la nouvelle Un soir d’orage. (Une cinquième nouvelle sortira le 18 novembre 2022 dans la Xénographie, ouvrage collectif consacré à la franchise Alien, dont il a codirigé la conception.)

En parallèle à ce blog, j’ai quelques activités criminelles qui m’amènent à lire régulièrement des manuscrits. Je n’ai jamais lu un mauvais manuscrit de Nicolas Martin. Pas même un moyen. Nicolas possède une écriture très personnelle, ce qui est rare pour un auteur si novice, vous pouvez me croire. Cette écriture construit ses fondations sur un style, dont on pourra dire qu’il porte les stigmates de l’urgence, du besoin de crier quand bien même dans l’espace…, mais c’est aussi un regard sur le monde, qui appartient plus au registre du cauchemar viscéral que du rêve doucereux et apaisant. (Spoiler : Nicolas Martin n’est pas Becky Chambers.) Cette écriture singulière, vous la rencontrerez pleinement dans Un soir d’orage.

La nouvelle raconte une nuit d’orage, celle du 22 septembre 2021, telle qu’elle est vécue par Enzo, un enfant souffrant de crises d’épilepsie, alors que s’abat sur la planète un flux continu de milliards et de milliards de neutrinos et d’antineutrinos de haute énergie. Un soir d’orage est le cauchemar éveillé d’Enzo devant le monde, son monde, qui s’écroule littéralement autour de lui. C’est un texte très dur sur la façon dont un évènement traumatique peut-être vécu par un enfant en proie à une perte totale de repère, thème récurrent chez Nicolas Martin, dit avec la justesse du regard et des émotions dans l’urgence du moment. Je n’en dirai pas plus, je laisse la plume de Nicolas Martin vous remuer les viscères, mais si vous en avez l’occasion, je vous recommande très fortement la lecture de la nouvelle Loup y es-tu ? dans l’anthologie des Utopiales 2022, qui délivre de façon glaçante une autre variation sur le même thème.

En quelques textes, Nicolas Martin est devenu l’un de mes auteurs français de SF préférés. Je trouve dans ses écrits quelque chose d’infiniment personnel et profond qui me bouleverse. J’espère que vous serez aussi sensible à cet auteur que je peux l’être.


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Enfants de sang – Octavia E. Butler

L’autrice américaine Octavia E. Butler (1947-2006) n’a jamais écrit que neuf nouvelles durant sa carrière. C’est étonnamment peu en comparaison d’autres auteurs et autrices de cette importance.  Le numéro 108 de la revue Bifrost lui est consacré et met à l’honneur Enfants de sang (Bloodchild), un texte écrit en 1984 ; il a reçu les prix Hugo, Nebula et Locus en 1985, et étrangement était resté inédit en France à ce jour. Sa traduction a été réalisée par Michèle Charrier.

C’est une nouvelle tout à fait époustouflante dans laquelle Octavia E. Butler inverse les rapports de domination habituellement générés dans les récits de science-fiction et où, inévitablement, se mêlent science-fiction et horreur. Nous sommes quelque part entre le film Alien (1979) et le roman La Monture (2002) de Carol Emshwiller. Si vous avez lu ce dernier, vous ne manquerez pas de faire le rapprochement tant il est évident, jusque dans ses thématiques les plus profondes.

Dans un futur indéterminé mais nécessairement lointain, quelques humains ont cru échapper à la persécution en quittant la Terre des origines pour fonder une colonie ailleurs, sur une planète non nommée dans la nouvelle. Là, ils vivent dans une réserve, sous la domination de l’espèce extra-terrestre insectoïde native – qu’on imagine aisément une sorte de scorpion géant – les Tlics.  Ces derniers utilisent les humains, et principalement les hommes, comme hôte de leurs larves, mêlant ainsi les familles des deux espèces par des liens de sang.

L’histoire nous est racontée par Gan, jeune garçon humain choisi dès sa naissance par une personnalité politique locale T’Gatoi pour devenir son N’Tlick, à savoir le porteur de ses œufs. Encore trop jeune pour comprendre la signification des choses et les ressentiments de sa mère et de son frère ainé, Gan perçoit son rôle comme un honneur. Mais un jour il est le témoin d’une scène à laquelle il n’aurait jamais dû assister.

Octavia E. Butler fait ici preuve d’un incomparable talent pour déployer en 19 pages un récit qui à la fois conçoit un univers et sa raison d’être, et qui s’offre en plus le luxe d’explorer la complexité des relations de domination. On y retrouve des thèmes communs avec les romans de l’autrice, je pense notamment à Liens de sang, La Parabole du semeur et La Parabole des talents, qui mettent en lumière l’empathie des dominés pour les dominants. Un truc véritablement dérangeant.

Enfants de sang est un véritable tour de force qui ne laisse pas le lecteur indemne.


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La vie alien – Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort

Dans science-fiction, il y a science. Parmi les milles et une définitions du terme science-fiction existantes, il est commun de dire qu’il s’agit d’un genre littéraire qui explore les conséquences sociales d’innovations technologiques et scientifiques. Pourtant, il y a cette idée très répandue chez les auteurs d’imaginaire que la véracité scientifique limite l’imagination. (Les racines du mal sont plus profondes, mais la question nous entrainerait loin hors du cadre de cet article.) C’est doublement faux. Tout d’abord, l’univers a fait preuve en 13,7 milliards d’années de bien plus d’imagination que tous les auteurs réunis, inventant aussi bien le trou noir, l’intrication quantique que l’ornithorynque, trois choses parmi d’autres qu’aucun humain n’aurait su imaginer.  D’autre part, comme le dit astucieusement Hal Clement (p. 204), « la racine carré de l’infini n’est pas tellement plus petite que l’infini ». Au sein de la science-fiction, nous introduisons souvent une distinction entre soft-SF et hard-SF. La première serait un genre qui s’intéresse plus à l’aspect social du récit qu’aux questions techniques et scientifiques. La seconde désigne une catégorie de romans dans lesquels les avancées scientifiques et techniques sont considérées comme compatibles avec l’état des connaissances. Par glissement, se construit l’idée que seule la hard-SF devrait se contraindre à respecter la science et que la soft-SF peut donc tout se permettre. Cette distinction me semble assez artificielle et mal venue. Non seulement la pluralité des œuvres fait qu’il existe un continuum entre les deux définitions, et non une frontière bien établie, mais de plus, il existe très peu d’œuvres qu’on pourrait véritablement qualifier de hard-SF à strictement parler. Par exemple, on voit souvent la trilogie du Problème à trois corps de Liu Cixin être qualifiée d’œuvre de hard-SF alors que l’auteur n’a aucun respect des lois physiques. À l’inverse, le roman Dune de Frank Herbert est souvent pris comme exemple de soft-SF alors qu’il regorge en fait de science et plutôt de la bonne.

Si personne ne saurait dire a priori à un auteur ce qu’il est en droit d’écrire ou pas, après tout la science-fiction est ce qu’elle a envie d’être, le lecteur lui est en droit de soupirer face à un roman qui dit n’importe quoi car, s’il n’y a pas de limite à l’imagination, il y en a une à la suspension consentie d’incrédulité.

L’un des thèmes majeurs de la science-fiction est l’altérité, et l’un de ses tropes est la vie extraterrestre. C’est à celui-ci que s’attaque le dernier essai paru dans la collection Parallaxe aux éditions le Bélial’. Cette collection, dirigée par Roland Lehoucq, astrophysicien et brillant vulgarisateur des sciences, s’intéresse à faire dialoguer science et science-fiction (et ainsi à rendre meilleure l’humanité mais là encore cela nous entrainerait hors du cadre de cet article). L’essai La Vie alien regroupe les textes de trois auteurs, Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort, auxquels on se doit d’ajouter Wiley Ley et Hal Clement dont deux textes inédits et traduits pour l’occasion par Laurent Genefort viennent compléter l’ouvrage. Le sous-titre de l’ouvrage est particulièrement clair sur son contenu : Manuel pour construire un monde extraterrestre.

Avant de pouvoir disserter longuement de l’ennui ressenti par Emma B, habitante d’un lointain trou paumé de la galaxie, que nous appellerons par exemple Yonterre, faut-il encore que Yonterre existe. C’est à dire qu’il y ait possibilité d’existence d’une planète habitable par Emma B, orbitant une étoile.

Dans les deux premiers chapitres de l’essai, Roland Lehoucq distingue ce qu’il appelle la cosmosphère et la géosphère. En ce qui concerne la cosmosphère, l’astrophysicien décrit minutieusement les conditions physiques et chimiques de la formation des étoiles et des planètes. Il serait aisé de prendre pour acquis que toutes les étoiles ressemblent finalement plus ou moins à notre bon vieux Soleil et que les planètes qui les orbitent ressemblent aux planètes du système solaire avec des planètes telluriques et des géantes gazeuses. C’est évidemment un peu plus compliqué que ça et la grande diversité des astres observés nous montre que des conditions très particulières sont nécessaires pour rendre habitable Yonterre. Dans le deuxième chapitre consacré à la géosphère Roland Lehoucq décrit les conditions tout aussi particulières qui peuvent permettre l’émergence de la vie sur une planète. Le bon professeur joue pleinement le jeu et accompagne ses explications de riches comparaisons avec ce qui s’est fait, en bien ou en mal, dans le domaine de la science-fiction, citant par exemple des œuvres comme Dune de Frank Herbert, Helliconia de Brian Aldiss, ou encore Le problème à trois corps de Cixin Liu. Mais il va plus loin, et montre qu’il existe dans l’univers des systèmes bien plus exotiques que la science-fiction ne l’a imaginé, et il livre des pistes à explorer. C’est brillant, limpide, et passionnant.

Le paléontologue Jean-Sébatien Steyer prend ensuite le relai pour  nous parler de la biosphère. Une fois la possibilité de l’existence d’une planète habitable établie, comment peut s’y développer la vie ? Ou suivant les termes choisis pour notre chronique, quelle forme va prendre Emma B sur Yonterre et sera-t-elle à même d’éprouver le sentiment d’ennui ? Là encore, l’auteur de l’article décrit et explique ce qui est possible ou non du point de vue de la biologie mais surtout insiste sur la grande diversité des possibles et des formes prises par le vivant, bien au-delà de ce qu’a pu produire l’imagination humaine. Comme Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer est un excellent vulgarisateur. C’est brillant, limpide, et passionnant. 

Avant de prendre la parole. Laurent Genefort nous propose la traduction de deux articles inédits en français, l’un écrit par le physicien Willy Ley (qui tenait la rubrique scientifique dans le magazine Galaxy) datant de 1959 et l’autre de l’auteur de science-fiction Hal Clement, datant de 1974. Ces deux articles reprennent le flambeau là où J.S. Steyer s’arrête, c’est-à-dire à la conception d’extraterrestres par les auteurs de science-fiction, ou en d’autres termes au passage de la théorie à la pratique. Il conclut l’essai par un remarquable article qui prend le point de vue de l’écrivain de science-fiction et qui s’adresse à d’autres auteurs afin de proposer des conseils à qui voudrait se lancer dans la création de monde, rappelant au passage qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un doctorat en physique ou en biologie, mais que tout cela ne relève finalement que du bon sens. Pour en revenir à notre chère Emma B sur Yonterre, pour que le lecteur s’intéresse à son ennui, il lui faudra bien être en mesure d’accepter préalablement l’existence d’Emma B, et pour cela, un tout petit peu de réalisme ne fera pas de mal.

Dernier volume de la collection Parallaxe, qui en compte à ce jour huit, La Vie alien est un essai passionnant présenté comme un manuel à l’usage des créateurs d’univers imaginaires. Proposant un voyage dans l’espace et le temps depuis les vastes étendues cosmiques jusqu’à la vie microbienne au fond des océans, il dresse une cartographie des possibles et de ce qu’il reste encore à explorer. Les possibilités sont infinies, même en restant dans le camp des sciences. C’est un livre que tout auteur de science-fiction devrait avoir lu, mais aussi toute personne qui s’interroge sur la vie dans l’univers. C’est brillant, limpide, et passionnant.


  • Titre : La Vie alien
  • Auteurs : Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer, Laurent Genefort
  • Collection : Parallaxe
  • Illustrations : Cédric Bucaille
  • Publication : le 20 octobre 2022, éditions Le Bélial’
  • Nombre de pages : 255
  • Support : papier et numérique

Tous les titres de la collection Parallaxe :

  1. La science fait son cinéma de Roland Lehoucq et Jean-Sébastien Steyer ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2018).
  2. Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2018).
  3. Station Metropolis direction Coruscant d’Alain Musset ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2019).
  4. Comment parle un robot ? de Frédéric Landragin ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2020).
  5. Dune, exploration scientifique et culturelle d’une planète univers, collectif ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’(2020).
  6. Cyberpunk’s Not dead de Yannick Rumpala ; coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2021).
  7. Neuro-science-fiction de Laurent Vercueil : coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2022).
  8. La Vie alien deRoland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort : Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2022).

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Léopard noir, loup rouge – Marlon James

Le 28 septembre, Albin Michel a publié, hors collection de genre, un roman d’une absolue radicalité. Ce roman est Léopard noir, loup rouge de l’auteur jamaïcain Marlon James qui a reçu le prix locus du meilleur roman d’horreur en 2020. Il s’agit d’un roman de fantasy dont le cadre est une Afrique imaginaire que quelques indices d’ordre géographique, culturel et religieux identifient clairement comme le continent que l’on connait, une Afrique moyenâgeuse comme on parlerait d’une Europe moyenâgeuse pour désigner la fantasy classique et blanche qui voit des chevaliers combattre des dragons. Cette Afrique imaginaire est peuplée de créatures extraordinaires, de pouvoirs magiques, de sorciers et de guerriers, de croyances et de mythes. L’Afrique, continent générateur de fantasmes, a depuis longtemps été le cadre fécond de récits imaginaires dans les œuvres littéraires et/ou cinématographiques d’auteurs, africains ou autres, utilisant les mythes comme source d’inspiration. L’originalité n’est ainsi pas forcément dans le cadre, mais dans la voix. L’originalité du roman de Marlon James est dans sa forme narrative qui tranche radicalement avec le récit classique ou moderne, européen ou américain, pour s’inscrire dans la tradition orale des griots. Là encore, certains me diront que ça a déjà été fait par d’autres. Je ne sais pas, je n’ai pas lu tous les livres. Ce qui est certain, c’est que je n’avais jamais lu un livre comme celui-là.

Incipit : « L’enfant est mort. Il n’y a plus rien à savoir. »

Le récit est celui de Pisteur, un homme sans autre nom affublé d’un don, celui de posséder un odorat lui permettant de traquer une proie aussi loin et aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à l’obsession. Ce récit il le fait depuis la prison dans laquelle il est enfermé à un inquisiteur. Pisteur lui raconte l’entièreté de sa vie, sa jeunesse, ses souffrances, ses haines, ses amours déballés au fil des chapitres. Les premiers sont des contes, qui à la fois plantent le personnage dans tous ses excès, et le monde dans toute sa cruauté. Le récit est sombre, très sombre. Léopard noir, loup rouge n’est pas un roman pour les enfants. Pisteur n’est pas un narrateur fiable. Sur le mode oral, il dit, redit, se répète et se contredit. Enjolive, se place au centre, déforme les faits, digresse, cache et ment mais dit tout ce qu’il a à dire. C’est par son regard, ses mots, ses perceptions et ses émotions, complexes et cruelles, sa propre quête d’identité, lui qui en est dépourvu, qu’on accède à l’histoire.

L’histoire est celle d’une quête,  comme dans tout roman de fantasy qui se respecte, qui voit Pisteur rejoindre un groupe de mercenaires à la recherche d’un enfant.  C’est l’histoire de ces personnages extraordinaires, un homme-léopard changeant de forme à loisir, un géant, une sorcière, une déesse…, une panoplie de personnages hauts en couleurs, magiques, mythiques, venus de divers horizons dans cette Afrique imaginaire et de différentes cultures. N’ayant pas été circoncis à l’âge requis, Pisteur lui-même est considéré du point de vue des traditions mi-homme mi-femme. Les histoires des personnages s’entrecroisent, se font et se défont. Ce sont des histoires de trahisons et de mensonges car nul n’est qui il prétend être au sein de ces mercenaires inévitablement appelée à exploser. Dans cet univers, les relations amoureuses ou amicales sont cruelles, les haines sont tenaces. Et derrière la quête, au-delà de l’enfant, il y a le grand récit des luttes de pouvoirs qui largement dépassent les humains et les non-humains. Le bien, le mal, la morale ne sont pas les moteurs du récit.

Pour entrer dans cet univers sombre à souhait, où la violence est la vie, où les mythes sont réalités et où le dit est plus important que le geste, il faut oublier sa propre culture, son histoire, sa logique, ses référents. Le trait de génie de Marlon James est de déconstruire le récit pour réinventer le monde et son langage. La lecture de Léopard noir, loup rouge est éprouvante à plus d’un égard et aussi étourdissante qu’elle est hypnotique. Léopard noir, loup rouge est un livre total, entier, qui invente ses propres raisons et sa propre existence. C’est un geste littéraire radical, et en cela un livre indispensable. C’est une voix nouvelle, originale, qui ouvre un univers littéraire qui est désormais à explorer. Un tournant, peut-être, sans doute, on l’espère.

Il existe une suite, pour le moment non traduite, et la saga doit se décliner en trilogie. L’histoire sera dite par d’autres personnages, d’autres subjectivités.


D’autres avis : Justaword, Gromovar,


  • Titre : Léopard noir, loup rouge
  • Auteur : Marlon James
  • Traduction : Héloïse Esquié
  • Publication : 28 septembre 2022, Albin Michel, sous la direction de Francis Geffard
  • Nombre de pages : 704
  • Support : papier et numérique

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Une BD : Le Molosse – Gou Tanabe

L’éditeur Ki-oon poursuit la publication des adaptations de l’œuvre de Lovecraft par Gou Tanabe avec la publication (depuis le 15 septembre 2022) des premières  explorations du mangaka réalisées en 2014 autour de trois textes : Le Temple (écrit en 1920 mais publié en 1925), Le Molosse (écrit en 1922 et publié en 1924) et La Cité sans nom (1921). Ils sont ici regroupés dans un recueil sous le nom Le Molosse, neuvième tome de la série. Comme les textes dont elles sont tirées, ces différentes adaptations – toutes chroniquées sur ces pages et recensées dans l’index par auteurs – ne sont pas de qualités égales. Et comme souvent les dernières sont les premières. Il a fallu au dessinateur le temps d’éprouver ses pinceaux à l’ombre du maitre de Providence. On comprend donc aisément la démarche de l’éditeur qui a fait le choix d’ouvrir la série en publiant Les Montagnes hallucinées (2018) et Dans l’abîme du temps (2019), qui sont de loin les plus belles réalisations de Gou Tanabe. Les trois textes adaptés dans Le Molosse sont des textes de jeunesse et des textes mineurs dans la bibliographie de H.P. Lovecraft. Durant la même période, il écrivait Le Témoignage de Randolph Carter qui est d’un tout autre niveau.

Le premier est Le Temple, et si je pense avoir lu tout Lovecraft, je n’avais pas souvenir de ce texte. L’action se déroule à bord d’un sous-marin allemand, un U-boat, en mission quelque-part dans l’océan durant la première guerre mondial. Au moment de replonger à l’approche d’un navire ennemi, le corps d’un marin anglais est trouvé sur le pont, avec en sa possession une statuette. Vous voyez venir le truc, l’équipage perd la raison, se mutine, et tout dérape jusqu’à finir dans une cité engloutie. C’est clairement le meilleur de l’ensemble par son atmosphère de huis-clos étouffant parfaitement retranscrite par le dessin de Gou Tanabe. C’est aussi le plus original car se déroulant dans un environnement inhabituel chez H.P.L. Une réussite donc.

Suit, Le Molosse qu’on qualifiera de texte lovecraftien très classique. Deux amis pilleurs de tombe trouvent une amulette maudite, la vole, et se retrouvent poursuivis par une vilaine créature maléfique qui fait perdre pas mal de points de santé mentale à nos deux compères. Notons qu’il y est fait mention du Necronomicon. Trop court pour vraiment provoquer l’effroi. À texte moyen, adaptation moyenne.

Le dernier texte est La Cité sans nom. On retrouve à nouveau un thème classiquement lovecraftien. Le personnage principal est un archéologue qui découvre dans le désert une cité perdue, élevée par une civilisation datant d’avant l’humanité, et qui n’est pas totalement inhabitée… Ce sont là des tropes que l’on retrouvera dans de bien plus mémorables textes de H.P.L par la suite. Là encore, l’idée est vite expédiée.

Rien de très renversant dans cette livraison, donc, mais elle témoigne du travail réalisé par le mangaka depuis des années. Si vous ne connaissez pas cette série de Gou Tanabe, ce n’est pas ici qu’il vous faudra commencer pour vous y intéresser. Jetez-vous plutôt sur Les Montagnes hallucinées et Dans l’abîme du temps. Si vous avez déjà les autres volumes, que vous êtes comme moi habité d’un désir de complétude et que vous craignez les trous dans les collections par lesquels pourraient s’introduire des horreurs innommables, vous savez ce qu’il vous reste à faire.


D’autres avis : Gromovar,


  • Titre : L’appel de Cthulhu
  • Série : Les chefs-d’oeuvre de Lovecraft
  • Auteur : Gou Tanabe
  • Publication : 15 septembre 2022 chez Ki-oon
  • Traduction : Sylvain Chollet
  • Nombre de pages : 170
  • Format : papier et numérique

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Journal d’une révision de traduction : Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge

Je me souviens, c’était un lundi. Camille Racine, éditrice responsable de la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, nous faisait part des projets de rééditions pour l’année 2022. Au programme, Hypérion de Dan Simmons en version reliée collector (sortie le 22 septembre) et Un feu sur l’abîme de Vernor Vinge qui doit paraître le 13 octobre. Puisque qu’avec mon partenaire de crime Fabien Le Roy nous avions réalisé la révision de l’ensemble du cycle de Dune de Frank Herbert, Camille a souhaité nous consulter sur la nécessité ou non de réviser les traductions de ces deux textes. Il nous est rapidement apparu qu’il n’y avait aucun besoin de toucher à celle d’Hypérion. Quant à Un Feu sur l’abîme… Fabien et moi avons décidé d’évaluer indépendamment le prologue du roman et de proposer chacun de notre côté des révisions possibles. Nos deux versions comparées proposaient de nombreuses corrections nécessaires et complémentaires.  Camille a donc pris la décision de nous confier la tâche d’une révision complète du texte. Fabien et moi allions, comme pour le cycle de Dune, à nouveau travailler à quatre mains sur le plus connu des romans de Vernor Vinge. Pourquoi à quatre mains ? Parce l’expérience sur Arrakis nous avait montré que notre approche était complémentaire, moi intervenant plus facilement sur des questions techniques et de terminologie et Fabien sur la tournure des phrases, et que nous apprécions de travailler ensemble, tout simplement.

Je vous propose dans cet article un regard en coulisses pour expliquer comment et pourquoi nous avons révisé cette traduction.

À chaque roman son histoire et les raisons qui ont amené à la révision de Dune puis des cinq autres livres du cycle ont été expliquées ici et . Pourquoi réviser la traduction proposée par Guy Abadia en 1994 pour Un feu sur l’abîme ?  A Fire Upon the Deep (dans la version  originale) a été publié aux Etats-Unis en 1992, un an avant que Vernor Vinge ne publie un article séminal sur la singularité technologique en popularisant le terme : « The Coming Technological Singularity: How to Survive in the Post-Human Era » dans la revue Whole Earth Review (1993). La singularité désigne le moment hypothétique où l’évolution technologique dépassera la capacité humaine à la contrôler, notamment par l’avènement de l’intelligence artificielle. À partir de ce moment, le futur de la civilisation deviendra totalement imprédictible. Un feu sur l’abîme est un roman post-singularité qui imagine un avenir lointain dans lequel l’espèce humaine est très largement dépassée technologiquement par des intelligences artificielles devenues l’égal des dieux. Mais Vernor Vinge y ajoute un twist. Il imagine que le niveau de développement technologique des différentes civilisations peuplant la Galaxie est soumis à la géographie : plus vous êtes éloignés du centre galactique, plus les technologies sont avancées. Plus vous vous en rapprochez, et plus celle-ci deviennent physiquement impossibles. La Voie Lactée se divise ainsi en trois grandes zones : les Profondeurs inconscientes, au plus proche du centre galactique, les Lenteurs et l’En-delà sur le pourtour.

Pour replacer les choses, rappelons-nous que le CERN n’ouvre sa première connexion à internet qu’en 1989, et que le World Wide Web n’est rendu accessible au grand public qu’en 1993. Internet envahi le monde alors que Guy Abadia planche sur la traduction du roman de Vernor Vinge. Si depuis, la terminologie informatique a imprégné la culture mondiale, ce n’était en 1994 pas encore le cas. Il est évidemment question dans Un Feu sur l’abîme d’informatique, de code, d’entités numériques et de réseaux de communication. Ces entités numériques sont issues de codes informatiques extrêmement développés. Vernor Vinge imaginait dès 1992 un réseau de communication à l’échelle de la galaxie, l’équivalent de nos tchats aujourd’hui, et des pages entières du roman sont écrites sous forme de communications sur des réseaux de diffusion communs. (Notons que la même idée avait été proposée à l’identique en 1983 par Vonda McIntyre dans le roman Superluminal.) Il a donc fallu adapter, pour la moderniser et la rendre plus compréhensible aujourd’hui, la terminologie. Un exemple simple : là où Guy Abadia faisait référence à des « recettes » pour parler de code informatique, nous avons choisi de parler d’ « algorithme », plus parlant à notre époque. De même pour « crypte » qui n’a pas de sens dans ce contexte et devient « cryptage » dans la révision. « Communicateur » devient « visiophone ». Nous avons mis à jour très largement tous les termes techniques et ce dans le but de fluidifier la lecture d’un roman très dense en information et très pointu quant aux concepts scientifiques et techniques dont il fait l’usage.

Un Feu sur l’abîme est aussi un space opera, et la terminologie technique ne se limite pas, loin de là, au registre de l’informatique et des réseaux. Elle concerne aussi le voyage spatial et les modes de propulsion des engins spatiaux. C’est d’autant plus important que, comme je l’expliquais précédemment, le niveau de technologie utilisable dans la galaxie dépend de l’endroit où vous vous trouvez. Pour un voyage allant de l’extérieur vers l’intérieur, ce que vont faire les personnages du roman, vous devrez utiliser plusieurs modes de propulsion qui vont du plus avancé au plus primaire, et pour ainsi dire finir à la rame. Vernor Vinge a convoqué dans son roman un peu toute l’histoire de la SF dans ce domaine en faisant appel à différents types de propulsion : le moteur-fusée à propulsion chimique, qui est celui de notre époque, utilisable n’importe où et notamment dans l’atmosphère des planètes, les moteurs torches à fusion nucléaire, introduit par Robert A. Heinlein en 1953 dans la nouvelle Sky Lift et repris depuis de nombreux textes dont Hypérion de Dan Simmons, les statoréacteurs à collecteur Bussard ou ramscoop en anglais (comme chez Larry Niven, Carl Sagan, Poul Anderson, ou encore Alastair Reynolds), et enfin l’hyperpropulsion, solution favorite pour des voyages plus rapides que la lumière en SF. Ces différents termes n’étaient que confusément retranscris dans la traduction originale. Le terme anglais ramscoop, par exemple, n’était tout simplemement pas traduit. Nous avons rétabli le sens en utilisant « statoréacteurs à collecteur Bussard », ou « statoréacteurs Bussard », et encore plus simplement « statoréacteurs ». L’ultradrive de Vernor Vinge était traduit par « ultra-poussée ». Ultradrive est un terme équivalent à hyperdrive, plus souvent utilisé en SF. Nous avons préféré « ultrapropulsion » pour garder la spécificité du roman. De la même manière, « les sarcophages cryotechniques » de Guy Abadia sont devenus des « capsules cryogéniques », terme plus approprié et plus courant de nos jours.

Le même travail a été conduit sur la terminologie propre à différents domaines, dont la navigation maritime (!), et en particulier à la biologie. Le terme « race », incorrect, a été remplacé par « espèce » là où il le fallait. Autre exemple, « Papilles oculaires », a été remplacé par « ocelles ». Un terme particulier posait un problème de traduction. Il s’agit de Brood Kenner qui désigne une technique de sélection des individus pour former des groupes compatibles dans le cadre d’un élevage. Guy Abadia a créé un néologisme qui, pour des raisons d’étymologie, me dérangeait : « mulpathie ». Nous l’avons remplacé par le plus parlant « assemblage sélectif » et désigné ses pratiquants par le terme d’ « assembleurs ».

Un des changements les plus importants à travers le texte a été de mieux caractériser la description d’une espèce extra-terrestre présente dans le roman et nommée les Cavaliers des Skrodes. Il s’agit d’une espèce végétale, qu’on peut voir comme une sorte de bonzaï ornemental qui se déplace sur une planche à roulettes. Abadia avait malencontreusement utilisé les mots « tentacules » et appendices » pour désigner leurs membres, ce qui amenait à se faire une mauvaise représentation de ces créatures originales. Nous avons remplacé ces deux termes par « tiges », « vrilles », « frondes » et « frondaison » afin de mieux représenter les Cavaliers.

Ceci m’amène à évoquer des changements de noms qui nous avons introduits dans cette révision. Le premier concerne un des Cavaliers des Skrodes nommé précédemment « Coquille bleue ». Nous l’avons désormais appelé « Cosse bleue » pour rappeler son origine végétale. (Blueshell en anglais, shell signifiant aussi bien coquille que cosse.). D’autres noms ont été modifiés. Une partie du roman se déroule sur une planète occupée par une civilisation dont les membres sont les Dards. L’un des personnages principaux de cette civilisation est nommé Le Sculpteur (woodcarver). La ville créée par Le Sculpteur est désignée dans la version originale par la forme possessive woodcarver’s. Ne disposant pas de cette option en français, Abadia a utilisé le nom « Le Sculpteur » pour le personnage comme pour la ville, ce qui amenait à une certaine confusion, voire à des contresens. Nous avons opté pour une solution simple, et élégante à mon avis, qui est de garder « Le Sculpteur » pour désigner le personnage et d’adopter « Sculpture » pour la ville. Un autre personnage important de cette civilisation est Le Dépeceur (traduction de Flenser en anglais). Étonnamment, Abadia avait choisi d’utiliser aussi bien « Le Dépeceur » comme titre, et « Flenser » comme nom propre, ce qui introduisait parfois une certaine confusion. Nous avons préféré n’utiliser que « Le Dépeceur ». D’autres noms de civilisations ou groupes de personnes n’étaient pas non plus traduits, notamment dans les communications cryptées sur le réseau. Fabien Le Roy a fait un formidable travail de transcription de la poésie de ces noms. Je vous laisse apprécier le résultat : Twirlip devient « Tourne-bouche » ; Motley Hatch, « Couvée bigarrée » ; Windsong , « Chant-du-vent » ; Shortstop, «  Brefarrêt » ; Debley Down,  « Debley-le-bas », etc. Personnellement, je trouve ça superbe.

En parallèle à ces changements d’ordre technique qu’il est aisé de rapporter dans le cadre de cet article, le texte a largement été remanié, rendu plus clair, fluide et compréhensible. Je ne peux évidemment vous en donner le détail. Un tel compte rendu ferait très exactement la taille du roman. Mais je peux ici encore expliciter un aspect de notre travail. Nous avons porté un soin particulier au niveau de langage utilisé par les différents protagonistes de l’histoire. Le thème principal du roman Un Feu sur l’abîme est d’illustrer de différentes manières la confrontation d’une civilisation donnée à une technologie très avancée et a priori inconcevable. Je pense qu’on peut faire un rapprochement entre le roman de Vernor Vinge, et l’essai Guns, Germs, and Steel publié en 1997 par Jared Diamond, dans lequel le géographe lie le niveau développement des sociétés à leur occupation géographique sur les continents, pour des raisons de ressources essentiellement, et montre les dégâts historiquement induits par la rencontre de niveaux technologiques très différents.

Dans Un Feu sur l’abîme, les civilisations galactiques, dont les humains, sont confrontées à la menace d’une ancienne intelligence artificielle. Deux enfants humains échappent à un massacre et trouvent refuge sur la planète des Dards, proche du centre galactique, et dotée d’un niveau technologique de type médiéval. Cette partie du livre donne au roman une coloration fantasy, bien qu’il s’agisse indéniablement de science-fiction. Les Dards vont ainsi eux-aussi être confrontés à une technologie très avancée, celle des humains. Cette confrontation passe aussi par le langage. Celui des IA n’est pas le même que celui des humains, avec des différences notables entre le langage des enfants et celui des adultes, différent celui des espèces extra-terrestre plus avancées, et plus différent encore de celui des Dards. La traduction originale avait tendance à effacer ces différences, pour faciliter la lecture, alors que la version originale en anglais les marque. Nous avons choisi de retravailler cet aspect pour se rapprocher de la VO et distinguer nettement les capacités de chacun à exprimer certaines idées et manier les concepts technologiques. Je pense que nous y avons réussi. Mais ce sera aux lecteurs, à vous, de le confirmer.


Un Feu sur l’abîme, Venor Vinge. Robert Laffont, collection Ailleurs et Demain. Traduction révisée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy. Couverture d’Aurélien Police. 672 pages. À paraître le 13 octobre 2022.

« Dans une galaxie où l’évolution technologique et les lois qui la gouvernent dépendent de la place que vous y occupez, il est risqué de s’aventurer en dehors de votre zone.

Lorsque la jeune et ambitieuse civilisation humaine libère accidentellement une ancienne intelligence artificielle, celle-ci – la Perversion – menace l’Univers tout entier.

Sans le savoir, deux adolescents rescapés du naufrage d’un vaisseau détiennent entre leurs mains le salut de millions d’espèces intelligentes. Mais ils échouent sur une planète primitive et ceux qui peuvent leur venir en aide se trouve à des milliers d’années-lumière.

Une terrible course contre la montre s’engage alors… »

un-feu-sur-labime

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Or not to be – Fabrice Colin

À la suite de Sayonara Baby de Fabrice Colin, et toujours en préparation de la lecture de son nouveau roman à paraitre dans la collection Le Rayon Imaginaire début octobre sous le titre Golden Age, j’ai lu Or not to be de l’auteur. Robert Louit, traducteur de J.G. Balard et de Philip K. Dick, disait de la spéculative-fiction de ces deux auteurs qu’elle « penchait plutôt du côté de Freud que d’Einstein ».  C’est dans cet élan, devenu mouvement littéraire avec la New Wave des années 60 et 70, que s’inscrit Fabrice Colin. C’était le cas de Sayonara Baby, ça l’est encore de Or not to be.

Nous sommes en 1923, et Vitus Amleth de Saint-Ange, pensionnaire depuis sept ans de l’institution d’Elisnear Manor suite à une tentative de suicide, apprend le décès de sa mère. Il s’enfuit pour rejoindre Londres. Vitus est décrit par son psychiatre, jeune docteur américain intéressé par des nouvelles approches dans le traitement des malades, comme un cas pathologique n’offrant que peu de chance de rémission. Il souffre d’amnésie, ayant occulté tout souvenir après l’âge de sept ans, d’un fort complexe œdipien, et d’une obsession délirante pour les œuvres de Shakespeare depuis l’enfance. Plus encore, il est persuadé que le dramaturge, qu’il appelle le barde, communique avec lui par visions et rêves. Son retour à Londres, dans la maison de sa mère, sa rencontre avec son oncle, ne va faire que raviver des souvenirs dont il ne veut pas, qu’il ne peut assumer, et rejette. Face à une quête d’identité impossible car insurmontable, c’est donc naturellement qu’il va se tourner vers Shakespeare et partir sur les traces du barde, jusqu’au village de Fayrwood dans le nord de l’Angleterre, où le dieu Pan habite encore les forêts. Il va tenter de comprendre, selon ses termes, comment Shakespeare était devenu l’égal des Dieux. Là, la trame du réel va rapidement se disloquer pour laisser la place au fantastique.

Vitus étant le narrateur de son propre récit, Or not to be est un objet littéraire expérimental. Le point de vue autodiégétique d’un esprit fortement perturbé par ses obsessions et ses biais cognitifs poussant à la fuite en avant donne lieu à une déconstruction du récit classique. En plus de briser la structure et la chronologie, Fabrice Colin multiplie les formes narratives autant que les registres, passant du récit au journal, de la poésie lyrique à la pièce de théâtre en actes au moment où le théâtre cartésien (concept que j’emprunte à Daniel Dennett) du narrateur s’écroule sous son propre poids. Il joue des ambiances, sautant de la mélancholie à l’horreur fantastique en quelques pages, offrant au passage au lecteur l’épisode d’un repas de famille qui n’a rien à envier au Festen de Thomas Vinterberg, ou celui de la confession d’un prêtre qu’un certain marquis n’aurait pas reniée. C’est ainsi toute une discussion sur les liens entre les tourments de l’âme et l’art qui s’engage dans ces pages, entretenue par la plume aussi sauvage qu’experte de Fabrice Colin.

Or not to be est une expérience littéraire vertigineuse où rien n’est jamais acquis. C’est un roman qui bouscule les frontières du réel et de l’imaginaire et jette le lecteur dans un labyrinthe halluciné et hallucinogène. Je peux reprendre ici à l’identique les derniers mots que j’avais écrits au sujet de Sayonara baby : Fabrice Colin déroule une ligne débridée et il le fait sans se retourner pour voir si vous suivez. Au lecteur de la saisir, ou de la laisser filer, et de cliver les couches de surréalité.


  • Titre : or not to be
  • Auteur : Fabrice Colin
  • Publication : janvier 2002, L’Atalante
  • Nombre de pages : 365
  • Support : papier et numérique

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Ymir – Rich Larson

Nouveau jeune prodige de la science-fiction nord-américaine  ̶  par défaut dirons-nous puisque le parcours personnel de cet auteur de nationalité canadienne, né au Niger et ayant vécu en Europe après avoir pas mal bourlingué, relativise un peu cette catégorisation    ̶    Rich Larson s’est fait un nom en France par ses nouvelles. Ce sont les Quarante-Deux qui l’ont découvert et fait publier en partenariat avec les éditions Le Bélial’ d’abord dans la revue Bifrost, comme il se doit, puis dans le recueil La Fabrique des lendemains qui a reçu le grand Prix de l’imaginaire 2021 dans la catégorie recueil de nouvelles étrangères, soit à une époque où ce prix était encore dédié à la promotion des littératures de l’imaginaire et non à celle de la littérature blanche (paf !). La publication de son premier roman adulte, le deuxième après une incursion dans le domaine de la littérature jeunesse avec Annex (non traduit) en 2018, était donc fort attendue. Le voilà qui nous arrive chez Le Bélial’ le 29 septembre sous le titre Ymir, une traduction aux oignons de Pierre-Paul Durastanti (qui a dû bien saigner) et une superbe couverture de Pascal Blanché.

Ymir est une planète froide et inhospitalière, en bordure de la zone de colonisation humaine. C’est ici que Yorick est né et a vécu une jeunesse difficile, auprès d’une mère peu aimante et d’un frère trop fragile, entre pauvreté et rejet, lui qui n’est pas un pur sang-froid d’Ymir mais un demi-sang mêlé avec celui d’un père outremondain reparti depuis. Sur Ymir, il s’était juré de ne jamais remettre les pieds. Pour la fuir, il est devenu agent de la Compagnie. La Compagnie est une méga-corporation qui gère et assujettit les planètes pour leurs ressources minières, tout en y apportant une technologie avancée sous forme d’implants, de modifications génétiques, de réseau global ou encore de droïdes. Les transferts non- physiques entre mondes se font grâce à l’ansible, soit des structures laissées sur place par une ancienne civilisation désormais disparue, dont les humains sont incapables de reproduire la technologie mais savent se servir. Avec cette technologie vient une menace. Les Anciens ont aussi laissé derrière eux des créatures semi-biologiques semi-mécaniques, véritables armes de guerre déchainant une violence sans limite, les grendels. Ces derniers sont la spécialité de Yorick. Yorick est un tueur de grendel. Il en a déjà onze à son tableau de chasse, sur autant de mondes gérés par la Compagnie. Or, à creuser trop profondément au fond des mines d’Ymir, les humains ont réveillé, non pas un Balrog, mais un grendel. La compagnie et son tout puissant algorithme ont décidé qu’il serait bien de renvoyer Yorick sur Ymir. C’est là que les problèmes commencent. Ymir est la réification des failles de Yorick. Elle est son passé douloureux et maudit, lui qui a trahi la planète, son peuple, et son propre frère Thello pour mettre fin à une rébellion des mineurs face à la Compagnie avant de s’enfuir. Yorick va devoir affronter pire que le grendel, son passé et son frère, cet ennemi qui un soir fatidique lui a tiré en pleine tête, le laissant défiguré à vie.

Où sont tes plaisanteries maintenant Yorick ? Tes gambades, tes chansons, tes éclairs de gaieté dont hurlait de rire toute la table ? Aucune aujourd’hui pour moquer ta propre grimace ? Rien que cette mâchoire tombante ? Monologue sur la mortalité, Hamlet, acte V, scène 1.

Sans surprise si on a lu les nouvelles de Rich Larson, Ymir est un roman sombre et violent dans une veine post-cyberpunk peuplée de néologismes (pauvre Pierre-Paul Durastanti !) et de technologies invasives, de drogues qui déglinguent les cerveaux et d’implants qui se substituent aux faiblesses naturelles humaines la plupart du temps en les renforçant, au moins d’un point de vue psychologique. C’est un roman riche, débridé, une science-fiction qui ne fait pas semblant en y trempant juste un orteil pour se donner des airs sans trop y toucher. Rich Larson, à son habitude, rentre dedans et pousse devant tant qu’il peut. Il ne fait pas dans l’allégorie facile et transparente, mais plante un cauchemar, un futur inhospitalier comme sa planète et ses habitants, empli de crevasses, de failles, de coupures dans la matière, dans les esprits et dans les chairs (il s’agit là d’une image centrale dans le roman). Il taille, brutalise et déploie une infinité de grapins qui vont s’accrocher là où ça fait le plus mal. L’univers décrit par Rich Larson est un monde cruel qui broie les humains. Ymir est un roman principalement centré sur l’action et le destin des personnages et son ADN tient plus du récit épique antique et de la tragédie shakespearienne, avec un personnage principal qui réalise lentement qu’il n’est pas au centre de l’histoire, que du conte philosophique.

Dans la propre bibliographie de Rich Larson, Ymir emprunte le plus à sa nouvelle « Ice », adaptée en épisode dans la série d’animation LOVE DEATH + ROBOTS diffusée sur Netflix. Outre le monde glaciaire, on y retrouve une terminologie et des thèmes communs. Ice pourrait être un épisode tiré de la jeunesse de Yorick et Thello. Au-delà, Ymir est un roman qui est à la croisée du film Alien et du roman Carbone modifié de Richard Morgan. Yorick, personnage et héros antipathique au possible, a tout d’un Takeshi Kovacs. On l’a souvent dit, tout en incarnant un renouveau dans le monde de la science-fiction parce qu’il a réussi rapidement à développer une voix personnelle et unique dans le genre, Rich Larson s’appuie largement sur les acquis du genre et n’hésite pas à employer, quitte à les détourner, les tropes du genre.  Dans cette interview en anglais, l’auteur dit s’être inspiré autant de Les Misérables de Victor Hugo, que de Carbone modifié de Richard Morgan ou du Neuromancien de William Gibson. (Une majeure partie du roman se déroule dans l’Entaille, faille à la surface de la plante Ymir qui protège ses habitants du froid et où s’établit une ville protégée sous un ciel artificiel qui a parfois la couleur d’une télévision calée sur un émetteur hors service.) Ce ne sont pas les seules influences et le lecteur féru de science-fiction en trouvera mille et une autres allant de Dune de Frank Herbert à La Sonate Hydrogène de Iain M. Banks à Vision aveugle de Peter Watts. La science-fiction se construit sur les épaules des géants et évite ainsi de réinventer sans cesse la roue.

Je mettrais toutefois quelques bémols. Il faut toujours mettre des bémols, sinon on joue toutes les partitions en do majeur et on finit par tourner en rond. Ymir est un patchwork d’influences. Mais à trop s’inspirer, à trop rejouer la partition sans altération, on risque le manque d’originalité. Après un démarrage tonitruant    ̶    les premiers chapitres du roman impressionnent et démontrent s’il le fallait la virtuosité de la plume de son auteur    ̶   la suite s’inspire pour moi trop de Carbone modifié, quand bien même Rich Larson inverse les codes morganien. J’aurais aimé que l’auteur s’en libère pour proposer un récit et un univers plus personnels. Encore une fois : ces premiers chapitres ! D’autre part, Ymir, la planète, aurait bénéficié d’un traitement plus développé pour que le roman atteigne pleinement le statut de planet opera. Si elle a son importance dans le récit, elle n’est pas un personnage de plein titre. Et je trouve cela dommage. Dans l’interview citée ci-dessus, Rich Larson dit d’Ymir qu’il est le meilleur roman qu’il pouvait écrire à ce moment-là de son évolution en tant qu’auteur mais, de manière assez habituelle chez lui reconnaissons-le, ne lui prédit pas un grand avenir au-delà d’une reconnaissance chez les fans de SF. Notons que dans sa chronique dans le magazine Locus, Paul di Filippo au contraire y voit une œuvre qui fera date. Pour ma part, je pense que Rich Larson est capable de mieux et qu’il est loin d’avoir encore dit son dernier mot.

Au-delà de ces quelques réserves, Ymir est un très bon roman de science-fiction qui assume son caractère classique pour y injecter une bonne dose de modernité de ton et d’intention. L’écriture de Rich Larson impressionne toujours autant, comme elle le faisait déjà dans le format court, par sa liberté et sa dextérité. L’auteur manie les concepts et les mots avec l’élégance brute de ceux pour qui le génie n’est pas une simple posture mais un feu intérieur. C’est indéniablement un roman à côté duquel le lecteur de science-fiction qui s’intéresse à ses développements les plus contemporains ne devrait pas passer.

Si vous voulez découvrir ce roman, vous pouvez en télécharger un extrait sur cette page.


D’autres avis : Xeno Swarm (sur la VO), Le nocher des livresQuoi de neuf sur ma pile, Le Dragon galactique,


  • Titre : Ymir
  • Auteur : Rich Larson
  • Traduction : Pierre-Paul Durastanti
  • Parution : le 29 septembre aux éditions Le Bélial’
  • Illustration de couverture : Pascal Blanché
  • Nombre de pages : 384
  • Support : papier et numérique

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[Billet d’humeur] Le livre, ce produit de luxe.

Une fois n’est pas coutume, je m’autorise un billet d’humeur sur ce blog. Dans cet article paru hier dans Actuallité, on apprend que le ministère de la Culture a fixé à 3€ le montant minimum obligatoire pour l’expédition des livres. Ce qui signifie que lorsque vous achèterez un livre en ligne, il vous faudra débourser 3€ supplémentaires. Ce montant sera réduit à 1 centime pour les commandes de plus de 35€. L’intention de cette réglementation, en apparence, est de contrer la concurrence faite aux libraires par les grands acteurs du commerce en ligne. Ceux-ci, jusqu’ici, prenaient en charge les frais d’envoi. Ils n’auront plus à le faire et le coût devra désormais être assuré par le lecteur. De fait, cette règlementation va profiter à ces grands distributeurs. Les plus petits, eux, vont souffrir. Plus encore, les petites maisons d’édition, qui ne bénéficient pas d’une distribution importante en librairie et vendaient leurs livres eux-mêmes directement à leurs lecteurs, vont souffrir. Ainsi que les auteurs. Une fois encore, la loi favorise les grosses structures de diffusion et les grandes maisons d’édition aux dépens des plus modestes. Cela aboutira à une réduction de l’offre accessible aux lecteurs et à une réduction de l’attractivité du livre. Ce dont, à ce moment de son histoire, il se serait bien passé. Non, il n’y aura pas plus de lecteurs dans les librairies. Il y aura juste moins de lecteurs.

La vitrine de la librairie spécialisée Le Nuage vert à Paris, ce matin.

En répercussion de la crise du papier, en cette fin d’année les livres en grand format vont allégrement dépasser la barre symbolique des 25€. Gros lecteur, je n’ai personnellement pas les moyens d’ajouter 3€ à ce prix déjà élevé. Par chance, j’habite en région parisienne et j’ai un accès relativement facile à des librairies spécialisées dans lesquelles je vais pouvoir continuer à commander et acheter des livres. Mais je suis aussi client des services d’achat en ligne. Notamment auprès des maisons d’édition indépendantes dont j’achète les livres via leurs sites, souvent en précommande, dans le but de les soutenir. Je grouperai donc mes achats afin de dépasser le seuil des 35€. Rien de dramatique donc. Mais il y aura tout de même conséquence. Je limiterai désormais les achats compulsifs, auxquels je m’adonnais avec plaisir car ils me fournissaient l’occasion de découvertes heureuses, et qui au final constituaient une partie importante de mes achats. En lieu et place, je privilégierai les achats réfléchis, sages, vers des valeurs sûres et moins aventureuses.

Puisque nous sommes sur un blog, parlons aussi des conséquences sur les chroniques qui seront ici publiées, quand bien même cela est dérisoire. Vous l’avez peut-être noté, je chronique moins de livres en VO depuis quelques temps. Cela est dû aux difficultés d’achat de livres en Angleterre depuis le Brexit. J’ai dû donc revenir au format électronique qui est loin d’être un format que j’apprécie. Moins de livres lus donc. En ce qui concerne les lectures en VF, l’achat groupé auprès des éditeurs introduira mécaniquement un temps de délai entre la parution du livre et sa chronique.  Je ne précommanderai plus, mais j’attendrai quelques mois afin de faire des commandes pour plusieurs ouvrages. Les chroniques seront donc publiées au fil de l’eau, tout aussi régulièrement mais plus tardivement. (Seuls les livres reçus en service-presse, c’est-à-dire ceux publiés par Albin Michel Imaginaire puisqu’il s’agit du seul éditeur dont je reçois régulièrement des SP, pourront encore être chroniqués au moment de leur sortie.)

Voilà. Rien de dramatique, juste un billet d’humeur. Les vrais problèmes sont ailleurs. Keep reading.

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Un Psaume pour les recyclés sauvages – Becky Chambers

Pour vous qui avez besoin de souffler. La dédicace en ouverture du dernier livre de Becky Chambers vous dit tout ce qu’il y a à en savoir. Un Psaume pour les recyclés sauvages, novella qui vient de remporter le prix Hugo 2022 du meilleur texte court, fait partie des livres de la rentrée littéraire chez l’Atalante, éditeur exclusif de tous les textes de l’autrice à ce jour en France. Celle-ci ayant acquis une solide réputation dans l’hexagone auprès du lectorat d’imaginaire pour son approche résolument solaire et optimiste de la science-fiction, au point qu’elle en soit devenue la représentante la plus célébrée du courant hopepunk, chaque nouvelle parution signée de son nom crée une excitation tangible dans notre petit microcosme et fait causer.

Personnellement, je n’avais pas été particulièrement enthousiasmé par la série des Voyageurs – constituée de L’Espace d’un an (2016), Libration (2017) et Archives de l’exode (2019) – qui trainait un peu trop en longueur à mon sens et avait suscité chez moi un vague ennui bienveillant. C’est comme le thé. J’envie les personnes qui y trouve un tel réconfort qu’elles peuvent en boire de grandes quantités, mais c’est un goût que je ne partage pas. J’ai une préférence pour le café noir, serré. De la même manière, je trouve Becky Chambers plus convaincante dans la forme courte, et j’avais ainsi été très agréablement surpris, et touché, par Apprendre, si par bonheur…, autre novella précédemment publiée chez L’Atalante. Ce qui nous amène à Un Psaume pour les recyclés sauvages.

Nous sommes ailleurs et dans un autre temps. Une lune orbitant une planète à une époque post-industrielle. Il y a eu la Transition. L’humanité a dû trouver un compromis avec la Nature après l’avoir brutalisée, et revenir à un mode de vie responsable. La technologie n’a pas été abandonnée, elle fait partie de la solution aux problèmes du passé. Mais elle n’a plus la même emprise sur les vies. Dans le même temps, les robots ont acquis la conscience, et avec la bénédiction de leurs créateurs, ont abandonné les tâches pour lesquelles ils avaient été conçus et se sont retirés de la société des hommes. Les uns et les autres ne se sont pas croisés depuis deux siècles, et tout va bien. Becky Chambers décrit une forme d’utopie futuriste apaisée, harmonieuse.

« J’ai lu des livres, des textes monastiques, tout ce que j’ai pu trouver. J’ai redoublé d’efforts dans mon travail, j’ai accompli des pèlerinages dans tous les lieux qui m’inspiraient autrefois, j’ai écouté de la musique, j’ai admiré des œuvres d’art, j’ai fait du sport, j’ai fait l’amour, j’ai fait attention de dormir suffisamment et j’ai mangé équilibré, et malgré tout, quelque chose manque. »

Ce qui manque à Dex, c’est le sens. Froeur Dex est moine de thé. Sa vocation monastique remonte à loin, à l’enfance. Quittant la ville et le monastère, Dex s’engage sur les routes avec sa roulotte électrique pour faire ce que font les moines de thé : alléger les petits tracas du quotidien en servant un thé réconfortant à ceux qui ressentent le besoin de souffler un moment. Et si dans cette mission, Dex excelle, elle ne suffit pas. Froeur Dex traverse une crise existentielle qui l’amène en dehors des chemins. C’est là qu’iel fait la rencontre d’un robot, Omphale. Tous deux seront amenés à faire connaissance.

Un Psaume pour les recyclés sauvages est une fable philosophique qui, par de nombreux aspects, emprunte au bouddhisme. Texte court, il est aussi lent à démarrer, étonnamment. Mais sa deuxième partie, celle où le chemin est le prétexte à une discussion entre un moine et un robot sur le sens de la vie, égrainant au passage les réflexions sur les différences culturelles et le rapport à l’altérité et au monde, est ce qui fait tout son intérêt. S’il n’a pas le piquant d’Apprendre, si par bonheur… le texte est une courte lecture agréable et… apaisante. Si vous avez besoin de souffler pendant une heure.


D’autres avis : L’imaginarium électrique, Ombrebones, Le Nocher des livres, Vive la SFFF,


  • Titre : Un Psaume pour les recyclés sauvages
  • Autrice : Becky Chambers
  • Traduction : Marie Surgers
  • Publication : 15 septembre 2022, L’Atalante
  • Nombre de pages : 136
  • Support : papier et numérique

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Le Voleur – Claire North

Nous étions à Venise en 1610, nous sommes désormais à Bangkok en 1938. Deuxième tome de la trilogie La Maison des Jeux de Claire North, Le Voleur fait suite au Serpent. La collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’ nous avait fait un joli cadeau en publiant cette enthousiasmante novella au premier semestre, et nous l’avions fort appréciée. Elle nous avait transportés dans la Sérénissime et fait découvrir la mystérieuse Maison des jeux où se jouent des couronnes et des empires à ses tables de la Haute Loge. Un narrateur resté anonyme, mais bien informé, nous avait proposé de rencontrer Thene et de suivre sa première partie d’envergure. C’est très certainement ce même troublant narrateur, dont on se demande décidément quel rôle il joue au sein de cette histoire, qui nous guide cette fois-ci à travers la Thaïlande à la veille de la seconde guerre mondiale.

Remy Burke est un habitué de la Haute Loge. Voilà une cinquantaine d’années qu’il y joue gros, et qu’il y gagne. S’il n’est pas l’un des plus anciens, il est toutefois considéré comme un vétéran et surtout un joueur doué. Mais lors d’une nuit d’ivresse, il parie et perd. Son opposant, Abhik Lee, le piège et l’amène à accepter une partie dans laquelle les enjeux sont personnels. L’enjeu ? La mémoire de Burke contre quelques années de vie. Le jeu ? Une partie de cache-cache. Le terrain de jeu ? La Thaïlande. Les règles sont simples.

« - À quel genre de jeu ?
- Cache-cache.
- Comme les enfants ?
- Exactement comme les enfants. Je me cache. Quelqu’un d’autre me cherche. Quand il m’attrapera, on échangera les rôles et je le chercherai. Le vainqueur est celui qui reste caché le plus longtemps.
- Vous jouez à un jeu très étrange.
- J’étais ivre quand j’ai dit oui.
- Et ce jeu, vous dites que c’est aussi un pèlerinage ?
- Un bon jeu ne fait pas seulement sourire. »

Remy Burke est le chassé et il dispose de trente jours pour échapper, sans aucune aide extérieure, au chasseur Abhik Lee. Mais rapidement il se rend compte que le jeu est très déséquilibré en sa défaveur. Abhik Lee dispose de cartes qui n’ont rien à voir avec une simple partie de cache-cache entre deux joueurs.

Comme dans Le serpent, la reconstitution historique documentée du cadre du récit en fait l’un des intérêts principaux. À la veille de la seconde guerre mondiale, le monde et les relations entre pays colonisés et pays colonisateurs sont sur le point de basculer. En Asie du Sud-Est, c’est l’ombre de l’invasion japonaise qui plane. Plus que les actions du personnage principal, se sont ses rencontres avec les personnages secondaires au cours de la partie qui se joue qui font le sel du récit. Comme précédemment, et notamment par l’entremise du narrateur omniscient qui s’adresse au lecteur, parfois pour lui raconter l’avenir des personnages croisés en chemin, ce n’est pas la partie en cours qui est la plus importante, c’est celle qui se joue en arrière-plan. Et si nous sommes en apparence loin des enjeux politiques qui sous-tendaient le jeu dans Le Serpent, nous en sommes en fait en plein cœur. Tout n’est toujours question que de perspective, de tour de main et d’illusions. Dans la Haute Loge de la maison des jeux, une partie en cache toujours une autre et il n’y a jamais de hasard. Le hasard est une construction et des forces s’affrontent à travers l’Histoire, mettent en place des pions, et jouent les parties sur des siècles. C’est un Grand Jeu dans lequel les joueurs sont eux-mêmes des pions. Et c’est cette histoire là qui se trame en filigrane dans la série La Maison des Jeux de Claire North. Il faut ici encore souligner l’importance du narrateur, et la riche utilisation qui en est faite par l’autrice, qui apporte à la série cette dimension sortant le récit des strictes limites du scénario.

Derrière un récit en apparence plus simple, une partie de cache-cache plutôt qu’un échiquier politique, Le Voleur dévoile un univers plus complexe que le premier volume de la série. On y retrouve l’écriture savoureuse de l’autrice qui dresse les portraits vivants de personnages croisés parfois très brièvement mais qui, par leur destin, habitent totalement le roman. Comme son prédécesseur, Le Serpent, c’est une nouvelle fois une très belle réussite. Ne reste plus qu’à attendre le troisième volet, et je me prends à rêver qu’il ne soit pas le dernier tant cet univers est riche de récits.


D’autres avis : Outrelivres, Gromovar,


  • Titre : Le Voleur
  • Autrice : Claire North
  • Série : La Maison des Jeux
  • Traduction : Michel Pagel
  • Illustration : Aurélien Police
  • Publication : 22 septembre 2022, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 160
  • Support : papier et numérique

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Les Flibustiers de la mer chimique – Marguerite Imbert

Quelle excellente surprise que ce livre ! Les Flibustiers de la mer chimique, à paraître chez Albin Michel Imaginaire le 28 septembre, est le deuxième roman écrit par Marguerite Imbert, après Qu’allons-nous faire de ces jours qui s’annoncent ? publié en février 2021 chez Albin Michel. Ce dernier, que je n’ai pas lu, est un roman contemporain ayant pour cadre l’évacuation de la ZAD de Notre Dame des Landes. Les Flibustiers de la mer chimique est donc la première incursion de l’autrice dans le domaine de la science-fiction, mais les thématiques abordées restent proches puisqu’il est ici question d’écologie, ou plutôt de désastre écologique, et de luttes individuelles et collectives dans le but de créer une nouvelle société. Avec un twist balancé dès l’incipit du roman : « Je ne crois pas que l’apocalypse soit nécessairement une chose triste ». Ces quelques mots d’ouverture, le titre du roman et l’illustration de couverture imaginée par Sparth, annoncent la couleur : dans le genre post-apocalyptique, Marguerite Imbert fait tout à l’envers. Et c’est précisément de là que vient la surprise et la joie de cette lecture.

Quelle qu’en soit la date exacte, ce futur est proche, beaucoup trop proche. Mise au pied du mur par le réchauffement climatique, la montée brutale du niveau des océans, les atteintes répétées aux écosystèmes et la pollution généralisée de la terre, de l’air et de l’eau, l’humanité a continué à déconner comme si de rien n’était. Ce fut donc l’hécatombe – dont nous n’apprendrons la nature exacte qu’à la fin du roman – et en quelques jours, huit milliards d’individus s’en sont partis retrouver leur créateur. Un bon paquet d’années plus tard, la planète est ravagée, les océans ne sont plus que des mers chimiques acides et les terres sont en piteux état. On estime tout au plus à un million le nombre de survivants. Un peu partout, des clans se sont formés, se sont battus, des guerres de tribus ont éclaté et des alliances ont été formées. L’heure est à la survie dans un marasme mondialisé où les médicaments et les drogues servent de monnaie d’échange, où les technologies du monde d’avant sont recherchées puisqu’il n’y a plus personne pour en créer de nouvelles, où les transhumains sont autant pourchassés que jalousés, et dans lequel les animaux qui ont survécu ont mutés. Des hordes de chiens intelligents parcourent les continents en exterminant ce qui reste de l’humanité dispersée et, dans les océans, les poulpes, requins ou autres bestioles, sont devenus des géants plus dangereux encore que les eaux mortifères dans lesquelles ils pataugent.

« Je ne sais pas vous, mais moi je me sens jugée. Je sais que nous nous sentions coupables autrefois. Je n’ai pas inventé la honte, encore que j’en serais bien capable. Quand le gouvernement de France lançait ses escadrons par douzaine pour expulser les écolos des sites qu’ils voulaient vendre ou exploiter, les militants criaient : la nature déteste les flics ! Ils passaient à côté de la vérité. La vérité, c’est que la nature déteste la race humaine. »

L’histoire se construit en deux arcs narratifs, qui éventuellement se rejoindront. Le premier a pour personnage principal et narrateur Ismaël. Naturaliste un peu trop âgé et dépressif pour se lancer dans ce type d’aventures, il est toutefois envoyé par la Métareine de Rome en mission. À la suite d’un naufrage, il est fait prisonnier avec ses deux compagnons par une bande de flibustiers dirigée par Jonathan, un jeune capitaine fantasque, sorte de Jack Sparrow du troisième millénaire, qui écume les mers à bord d’un sous-marin nucléaire retapé et accompagné de trois poulpes géants héroïnomanes. Le second arc a pour personnage Alba, jeune femme isolée du monde et éduquée depuis son plus jeune âge à être une Graffeuse, c’est-à-dire une mémoire des connaissances humaines contenues dans les livres, pour les restituer sous forme de fresques. Bien trop jeune et sans expérience de la vie, elle possède d’immenses connaissances théoriques qu’elle ne sait ni hiérarchiser ni confronter à la réalité du monde. Et parfois tout se mélange un peu dans sa tête, surtout qu’elle a clairement une araignée au plafond. Elle est enlevée par les armées de la Métareine de Rome qui la veut à ses côtés. Les Flibustiers de la mer chimique fait le récit des aventures dans lesquelles ces deux personnages vont être entraînés au gré des rencontres qu’ils vont faire chacun de leur côté.

« Le monde est bourré de gens qui luttent et se donnent du mal pour parvenir à leurs fins. Mais certains d’entre nous vagabondent et dansent plus qu’ils n’avancent. Ils les surpasseront toujours sans effort. »

Si l’univers décrit par Marguerite Imbert ressemble aux meilleurs cauchemars de Peter Watts, l’autrice prend le contrepied de la déprime. Le roman assume pleinement sa part sombre, et à l’occasion va gratter dans les plaies, mais l’autrice n’a aucunement l’intention de vous faire sauter par la fenêtre de manière prématurée. Elle instille dans son roman une bonne dose d’humour totalement irrévérencieux et débridé qui sans cesse, en arrière-plan, pointe les errances et les erreurs de l’humanité. Et de ce côté, elle tape large, n’épargnant rien ni personne. À travers une galerie de personnages hauts en couleur, elle illustre un catalogue d’attitudes, probables ou pas, face à l’extinction, depuis ceux qui la souhaitent à ceux qui croient encore à la possibilité d’un avenir. Parmi ceux-là, certains œuvrent, chacun à leur manière, s’attribuent des rôles, se dotent d’une mystique, au risque de reproduire invariablement les erreurs du passé. Jonathan, imprévisible, cruel et joyeux, assume lui totalement la ligne « foutus pour foutus, autant viser le feu d’artifice ». Alba, engoncée dans ses connaissances livresques et ses certitudes, est involontairement comique (et cela donne lieu à des pages très drôles) mais aussi terriblement dramatique. Elle incarne une humanité toute jeune, quasiment une intelligence artificielle sans expérience ni regard critique, qui aborderait l’Histoire sans aucune nuance ni compréhension des liens de cause à effet. Comme si tout cela n’avait finalement aucun sens.

Tragi-comédie post-apocalyptique autant que satire moraliste, Les Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert est un roman débridé, original, effervescent et totalement barré. Un dernier plaisir de lecture avant la fin du monde.


D’autres avis chez : Le Nocher des livres, Gromovar, Weirdaholic, Le Dragon galactique, Au Pays des cave trolls, Les blablas de TachanFeygirlSometimes a book, Ombrebones,


  • Titre : Les Flibustiers de la mer chimique
  • Autrice : Marguerite Imbert
  • Publication : 28 septembre 2022 chez Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 464
  • Support : papier et numérique

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La Maison aux mille étages – Jan Weiss

Quel étrange roman que celui-là. Présenté comme un précurseur de la science-fiction européenne – il l’est certainement – La Maison aux mille étages de l’auteur tchécoslovaque Jan Weiss a été publié en 1929, a été traduit et publié en France une première fois en 1969. Il est réédité dans la toute nouvelle collection Le Rayon Imaginaire chez Hachette Heroes à l’occasion de la rentrée littéraire. Depuis sa création en octobre 2021, la collection se donne pour ambition de faire redécouvrir un fond historique avec la réédition d’œuvres marquantes, comme par exemple Frankenstein ou le prométhée moderne, sous une nouvelle traduction d’Elisabeth Vonarburg) et de proposer des nouveautés, comme Les dix mille portes de January d’Alix E. Harrow, qui a lancé la collection, ou Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan que j’avais beaucoup aimé. La Maison aux mille étages s’inscrit dans la politique de réédition, portée à nouveau par une nouvelle traduction.

S’il n’invente pas la dystopie politique (je serais par ailleurs bien incapable de retracer l’histoire du genre), La Maison aux mille étages précède de quelques années les grands romans de science-fiction que souvent on cite en exemple : Le Meilleur des mondes d’Aldoux Huxley (1932), 1984 de Georges Orwell (1949) ou encore Fahrenhheit 451 de Ray Bradbury (1953). Précurseur donc, mais aussi monstrueusement clairvoyant sur l’histoire du XXe siècle.

La Maison aux mille étages fait le récit d’un point de vue subjectif de l’éveil de Petr Brok (Pierre Brok dans l’ancienne traduction), amnésique, au sein d’une tour de mille étages sans porte ni fenêtre. Il y découvre une humanité réduite à l’état d’esclavage enfermée dans un univers sous contrôle, le Mullerdôme, entièrement créé et dirigé par un tyran, l’industriel richissime Ohisver Muller. Petr Brok a une mission : retrouver et libérer une infortunée princesse qui a été enlevée à son père et faite prisonnière dans la tour ( !) et mettre fin aux agissements d’Ohisver Muller.

Le contraste est saisissant entre l’apparente naïveté du récit et de ses personnages et la radicalité dystopique de l’univers que décrit Jan Weiss : esclavage économique, société de surveillance généralisée, dérive absolue d’un monde capitaliste où l’économie remplace toute valeur morale, omniprésence de la publicité et surconsommation. Dans les étages de la tour, les inégalités sociales sont institutionnalisées et savamment entretenues par le système despotique mis en place par Muller, comme dans toute dictature moderne, et si la révolte gronde, la répression policière est tout aussi brutale. Jan Weiss va même jusqu’à prédire l’horreur des chambres à gaz.

La Maison aux mille étages est un roman étrange. C’est une hallucination fiévreuse, labyrinthique, et cauchemardesque où le personnage principal se rêve héros en quête de justice. On y retrouve certaines saveurs des films de Fritz Lang ou du théâtre de Bertolt Brecht. Certainement précurseur dans le genre et surprenant par sa clairvoyance, son intérêt reste toutefois principalement historique, en cela que la dystopie politique est devenue un genre majeur aux mille romans en science-fiction et qu’on trouvera dans des romans plus récents une approche certainement plus parlante et plus en adéquation avec les enjeux et les exigences de notre époque. À choisir, et dans le même registre dystopique, j’ai grandement préféré la lecture d’Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan, publié dans la même collection, tant pour ses qualités romanesques que pour la modernité de ses inventions et ses observations sur notre époque.


  • Titre : La Maison aux mille étages
  • Auteur : Jan Weiss
  • Traduction : Eurydice Antolin
  • Publication : 31 août 2022, coll. Le Rayon imaginaire, Hachette Heroes
  • Nombre de pages : 256
  • Support : papier et numérique

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La Cité des nuages et des oiseaux – Anthony Doerr

Nous nous émerveillons ces temps-ci, et de ce côté de l’atlantique, de l’intérêt que semblent soudainement porter quelques auteurs de littérature dite blanche à la science-fiction et à l’imaginaire en général. Face à cette dichotomie entre les genres entretenue avec ferveur par les acteurs présents de part et d’autre du grand rift littéraire national, et gardée par une critique officielle qui montre le zèle d’un cerbère terrorisant les vivants qui voudraient aller s’encanailler aux enfers, les américains doivent se marrer. Si tant est qu’ils aient jamais existé, il y a longtemps que les verrous ont chez eux sauté et il y a toute une génération d’auteurs contemporains qui considère que la littérature ne s’encombre pas des genres et use des libertés créatrices offertes par la science-fiction ou le fantastique pour écrire des histoires et penser le monde. Ça donne des prix Pulitzer et un ancien président qui tous les ans publie une liste de recommandations dans laquelle on trouve toujours de la SF. Cela dit, ne boudons pas, puisque la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel s’est donné pour mission de faire découvrir aux lecteurs français ce qui, à mon avis, se fait de mieux en matière de littérature générale de nos jours.

Ce qui nous amène au sujet de ce billet, à savoir à La Cité des nuages et des oiseaux, nouveau roman d’Anthony Doerr (récipiendaire du prix Pulitzer en 2015 pour Toute la lumière que nous ne pouvons voir). Passons tout de suite à la conclusion : c’est pour lire ce genre de livres qu’on a appris un jour l’alphabet à l’école. C’est un excellent roman et, encore une fois, de la très grande littérature.

Prenant la forme de récits enchâssés, La Cité des nuages et des oiseaux rappelle Cloud Atlas de David Mitchell ou Gnomon de Nick Harkaway. On pourra aussi penser à Le Nom de la rose d’Umberto Eco puisqu’il y est question d’un livre perdu, retrouvé, copié, reperdu et transmis d’une époque à l’autre, servant de fil d’Ariane entre les siècles.

« Le conte grec aujourd’hui disparu La Cité des nuages et des oiseaux d’Antoine Diogène, qui relate le voyage d’un berger vers une ville céleste, date probablement de la fin du premier siècle de notre ère. Un résumé byzantin du IXe siècle nous apprend que le récit débutait par un bref prologue dans lequel Diogène s’adressait à sa nièce souffrante […] Mêlant les ingrédients du conte merveilleux, de la quête insensée, de la science-fiction et de l’utopie satirique, la version abrégée de Photios nous laisse penser qu’il s’agissait d’un des récits les plus fascinant de l’Antiquité. »

La Cité des nuages et des oiseaux raconte les histoires, de la naissance à la mort, de cinq personnages parcourant trois époques distinctes – une passée, une présente et la dernière future – et dont le seul lien, de prime abord, est la fascination qu’ils portent pour un texte antique imaginé par Anthony Doerr et inspiré à la fois de Les Oiseaux d’Aristophane, de l’Histoire vraie de Lucien de Samosate et de Les Merveilles d’au-delà de Thulé d’Antoine Diogène. (Le titre original du roman d’Anthony Doerr est Cloud Cuckoo Land, qui fait référence à Aristophane et à l’expression anglaise désignant un territoire utopique et fantaisiste où l’impossible serait possible.)

Le passé raconte l’histoire d’Anna et de Omeir, deux jeunes gens projetés malgré eux dans l’Histoire, chacun d’un côté de la grande muraille de Constantinople en 1453 lors de la prise de la ville par les armées ottomanes de Mehmed II.

Le présent couvre une partie du XXe siècle et le début du XXIe et raconte l’histoire de Zeno, qui traverse la guerre de Corée dans un camp de prisonnier où il s’éprend d’un soldat anglais qui lui transmet sa passion du grec ancien. Mais un jour de 2020 à Lakeport dans l’Idaho, à 86 ans, il croise le chemin de Seymour, jeune homme neuroatypique dont l’extrême sensibilité à la destruction de l’environnement autour de lui l’amène à commettre l’irréparable.

Le futur raconte la vie de Konstance, adolescente vivant à bord d’une nef générationnelle qui a quitté une Terre polluée pour voler à destination de Beta Oph2. Née à bord, elle n’a jamais connu la Terre. Elle ne connaîtra pas non plus Beta Oph2, le temps du voyage dépassant plusieurs vies humaines.

« Je sais pourquoi les bibliothécaires t’ont lue ces vieilles histoires : si elles sont bien racontées, celui qui les écoute reste en vie aussi longtemps que dure le récit. »

De ces histoires individuelles, magnifiquement construites, magnifiquement racontées, profondément saisissantes, je ne dirai rien de plus, vous laissant découvrir chacune des aventures extraordinaires que ces cinq personnages ordinaires ont à vivre. À travers cinq vies, mêlant récit historique, récit contemporain et science-fiction, c’est l’humanité entière que raconte Anthony Doerr. La Cité des nuages et des oiseaux est un livre sur la vie et la mort. C’est un livre sur le temps, ce qu’on en fait dans l’espace d’une vie, et ce qui dépasse nos vies. C’est aussi un livre qui embrasse avec sensibilité et considération de nombreuses thématiques contemporaines : racisme, homophobie, violence sociale et précarité, aliénation et société de consommation, écologie et guerres, préoccupations de notre époque et de celles à venir, en faisant le pari de la complexité et de la nuance tout en évitant le pathos – allant même jusqu’à envisager la possibilité d’une rédemption. La Cité des nuages et des oiseaux est simplement un grand livre.

« Ainsi font les dieux, ils tissent les fils du désastre à l’étoffe de nos vies, afin d’inspirer un chant pour les générations futures. »


D’autres avis : Justaword, Gromovar,


  • Titre : La Cité des nuages et des oiseaux
  • Auteur : Anthony Doerr
  • Traduction : Marina Boraso
  • Publication : 14 septembre 2022, coll. Terres d’Amérique, Albin Michel
  • Nombre de pages : 704
  • Support : papier et numérique

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Neil Clarke, récompensé par le prix Hugo

Le weekend dernier, dans la nuit de dimanche à lundi pour nous, a eu lieu à Chicago la remise des Hugo, prix littéraire américain créé en 1953 et considéré comme le plus prestigieux dans le domaine de la science-fiction et de la fantasy. Le prix est attribué dans plusieurs catégories, par vote ouvert aux adhérents de la World Science Fiction Society.

Neil Clarke est un éditeur américain qui a lancé en 2006 le magazine en ligne Clarkesworld. Tous les mois, il publie entre 6 et 8 nouvelles de science-fiction, principalement, et de fantasy, plus occasionnellement, gratuitement accessibles en ligne, avec de plus en plus régulièrement des versions audios des textes. Après avoir été nominé 10 fois dans la catégorie « meilleur éditeur professionnel de format court », en 2012, 2013, 2014, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020, 2021 et 2022, Neil Clarke a enfin obtenu le prix cette année. Il était plus que temps.

Vous ne l’avez peut-être pas noté, mais je vous ai parlé de très nombreuses fois de Clarkesworld sur ce blog, à l’occasion de chroniques de nouvelles. Le magazine de Neil Clarke est pour moi ce qui se fait de mieux à l’heure actuelle dans le monde anglosaxon en ce qui concerne la publication de textes courts, et tous les premiers du mois, je lis avidement les nouvelles parutions. La raison est que je considère que la nouvelle, en plus d’être la quintessence du genre, est aussi le laboratoire de la science-fiction. Un magazine comme Clarkesworld est non seulement un précurseur, mais aussi un fort indicateur des tendances du genre. Neil Clarke lui-même déclare dans l’éditorial du numéro de septembre du magazine : « Often, where short fiction goes, the rest of the field eventually follows. » C’est là le cœur des choses et à ce titre, Neil Clarke est l’un des éditeurs le plus influents du genre.

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder la liste des auteurs, connus ou inconnus à l’époque,  dont il a publié les nouvelles – dont certaines ont été récompensées par des prix prestigieux comme le Hugo, le Nebula ou encore le Locus –  depuis la création du magazine : Ken Liu, Greg Egan, Rich Larson, Peter Watts, Ray Nayler, Alastair Reynolds, Hannu Rajaniemi, Lavie Tidhar, Sam J. Miller, Catherynne M. Valente, Elizabeth Bear, Jeff Vandermeer, Caitlin R. Kiernan, Mary Robinette Kowal, Yoon Ha Lee, Mike Resnik, Nnedi Okorafor, N.K. Jemisin, Kij Johnson, Aliette de Bodard, Ian McDonald, Vandana Singh, Nancy Kress, Joe Haldeman, Sarah Pinsker, Robert Charles Wilson, Pat Cadigan… et même Ursula Le Guin, et encore tant d’autres.

Neil Clarke est un découvreur de talents, et un faiseur dans le genre. On reproche souvent à la science-fiction américaine d’être refermée sur elle-même, ignorante du reste du monde. Là encore, Neil Clarke s’est imposé comme un précurseur. Il y a quelques années, il déclarait : « l’avenir de la science-fiction est international ». Joignant le geste à la parole, il a très tôt ouvert les pages du magazine à des auteurs venus du monde entier, et Clarkesworld propose très régulièrement des textes d’auteurs chinois, indiens, etc. Neil Clarke est d’ailleurs éditeur d’une anthologie des meilleurs textes de science-fiction chinoise « New Voices in Chinese Science Fiction ».

Bref, si vous vous intéressez à la science-fiction moderne et si vous lisez l’anglais, même un peu, je vous invite à jeter un œil à Clarkesworld.

Couverture de Raja Nandepu pour le numéro de septembre 2022

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Je suis le rêve des autres – Christian Chavassieux

Court roman de fantasy, Je suis le rêve des autres est un texte poétique et intimiste qui suit le thème du voyage initiatique en se tenant éloigné des clichés du genre. Il a été publié en mars 2022 chez Mu, devenu label Mnémos il y a deux ans. Si l’on suit le travail de son directeur Davy Authuil, on ne s’étonnera pas de voir le nom de Christian Chavassieux entrer au catalogue de la collection. Dernier roman d’un auteur multidisciplinaire – ses œuvres allant du théâtre au roman historique, en passant par la science-fiction pour laquelle il a reçu le prix Planète-SF des bloggeurs pour Les Nefs de Pangée (2015) –  Je suis le rêve des autres s’inscrit pleinement dans la ligne éditoriale Mu. À l’heure où l’on voit de plus en plus d’éditeurs et d’auteurs de littérature blanche lorgner du côté de l’imaginaire, Davy Authuil a fait la démarche inverse qui consiste à se rapprocher de la littérature blanche pour construire des ponts avec l’imaginaire. Les textes ainsi produits ont une saveur bien particulière, car nous avons là des auteurs qui possèdent les codes du genre, science-fiction ou fantasy, et les détournent pour explorer d’autres territoires littéraires.

Agé de 8 ans, Le jeune Malou a fait un rêve aux résonances mystiques si prégnantes que les sages de son village voient en lui un reliant, c’est-à-dire un porte-parole choisi des esprits pour communiquer les souffrances des vivants. Pour confirmer le don, tant espéré par les siens, Malou doit se rendre au temple de Benatia rencontrer les sages du conseil des conseils. Le vieux Foladj est désigné pour l’accompagner dans ce périple qui lui fera traverser le grand continent de la Pangée. Je suis le rêve des autres est le récit d’une quête, le voyage initiatique d’un enfant élu qu’un vieux guerrier accompagne à la rencontre de son destin. Mais la quête est fragile, l’enfant pas encore élu et le vieux guerrier trop fébrile.  

« Le corps de Foladj n’était plus utile à la fabrication des légendes et le monde des vivants se consolait déjà de son évaporation dans les limbes. »

Ainsi, Christian Chavassieux joue de nos attentes et propose un récit radicalement différent. Le récit se déroule dans un lointain futur, si lointain que les hommes ont eu le temps de partir vers les étoiles avant de revenir sur une Terre au continent unique reformé. Christian Chavassieux revient dans l’univers qu’il a décrit dans Les Nefs de Pangée, des siècles plus tard et les choses ont bien changé. Les grandes épopées, les guerres et les légendes appartiennent au passé. On ne trouvera dans Je suis le rêve des autres que leur évocation. S’ils rencontrent en route quelques difficultés, l’essentiel n’est pas là, mais dans le récit intimiste de la relation qui se noue entre Foladj dont la vie est tournée vers le passé et le jeune Malou qui n’a que la vie devant lui, une vie dont il ne sait encore ce qu’elle lui réserve et qui, il le découvrira, n’est pas aussi déterminée que tous semblent le penser. La quête mystique devient celle de l’identité, une rédemption pour Foladj et une transmission pour Malou.

« Les heures pulvérisaient les braises du jour qu’avait répandues la prodigalité du soleil ; d’autres heures bâtissaient des voutes adamantines venues avec la nuit.»

L’autre aspect du roman que j’évoquais en introduction est sa poésie. Elle est au cœur de l’écriture de Christian Chavassieux. Au risque d’en faire trop, mais c’est à prendre ou à laisser. Pour apprécier le texte, le lecteur devra apprécier ce choix esthétique, et c’est ce qui rend le roman unique en son genre. Je suis le rêve des autres invite ainsi le lecteur à l’émerveillement, message central s’il en est, et par-delà les ombres du monde à se tourner vers la prodigalité du soleil. Roman sensible et optimiste, Je suis le rêve des autres est un baume apaisant.


D’autres avis : Yuyine, Justaword, Yossarian,


  • Titre : Je suis le rêve des autres
  • Auteur : Christian Chavassieux
  • Publication : 18 mars 2022, chez Mu (label Mnemos)
  • Nombre de pages : 170
  • Support : papier et numérique

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Les Chants de Nüying – Émilie Querbalec

« Celui qui, poussé par son imprudence, écoutera la voix des Sirènes, ne verra plus son épouse ni ses enfants chéris qui seraient cependant charmés de son retour. » (Odyssée, Homère)

La science-fiction est homérique. Plus que de toute autre tradition littéraire, la science-fiction et la fantasy héritent directement de l’épopée. Oh, bien sûr, il y a eu la tentation de rapprocher la SF du roman psychologique dans les années 60 et 70, mais toujours en abandonnant une part de son identité et de son charme, à mon avis. Notamment parce qu’ils ont inventé des métaphores puissantes, les grands mythes classiques irriguent encore l’imaginaire d’aujourd’hui et s’il est un poète grec qui a influencé le genre, du Dune de Frank Herbert à Terra Ignota d’Ada Palmer, c’est Homère. Je pense qu’Émilie Querbalec ne me contredira pas sur ce point. L’autrice française voit publié le 31 août 2022 son deuxième roman, Les Chants de Nüying, chez Albin Michel Imaginaire, après le très remarqué Quitter les Monts d’Automne paru en septembre 2020.

Si j’ouvrais cette chronique sur une citation tirée de l’Odyssée, c’est que Les Chants de Nüying est une variation polymorphe et futuriste du chant des sirènes contre lequel Circé mettait en garde Ulysse.

Le roman se déroule au XXVIe siècle mais certains éléments de l’histoire indiquent qu’elle s’inscrit dans un univers uchronique au nôtre. Le point central étant que la conquête spatiale a connu une prédominance chinoise et non américaine, ce qui ouvre un univers un peu plus original que ce qu’on lit habituellement. Envoyée pour explorer le système solaire Shun situé à vingt-quatre années-lumière de la Terre, une sonde Mariner a enregistré sous les glaces de la planète Nüying des « chants » dont nul ne saurait dire s’ils sont d’origine naturelle ou artificielle, auquel cas ils seraient la preuve de l’existence d’une vie extraterrestre. Leur nature mystérieuse et leur beauté enflamment les imaginations et l’humanité cède au chant des sirènes de Nüying. Après 30 années de construction, le cargo-monde Yùtù est à quelques mois d’embarquer quelque 500 passagers, dont la majeure partie sera placée en stase, pour un voyage de vingt-sept années en direction de Nüying. Cette mission d’exploration scientifique, baptisée Shun, est financée par le milliardaire sino-américain Jonathan Wei.

Les Chants de Nüying est un roman touffu, riche et ambitieux, couvrant de nombreuses thématiques. Émilie Querbalec fait appel à plusieurs tropes de la science-fiction : l’exploration spatiale, les vaisseaux mondes, le premier contact, la numérisation des consciences, qui sont autant de thématiques à explorer et discuter sous l’ombre tutélaire d’Homère et de ses sirènes.

Le récit se divise en trois parties. La première concerne la préparation de la mission Shun. Elle se déroule dans la cité lunaire chinoise de Taihe-Concordia et permet de faire la rencontre des principaux personnages du roman, de divers origines et horizons, que l’autrice prend grand soin de développer. Il y a Brume, bioacousticienne qui poursuit ici son rêve d’enfant de découvrir l’origine des chants de Nüying. C’est un autre rêve que fait Jonathan Wei. Déjà âgé au moment du départ, il souhaite au cours du voyage bénéficier d’une technologie expérimentale de réincarnation numérique assistée (RNA). Ce n’est rien de moins que l’immortalité qu’il vise. Il y a encore William, Dana,… Quant au personnel sélène du Yùtù, ceux qui sont nés sur la Lune et n’ont jamais connu la Terre, c’est de tout autre chose dont ils rêvent… La deuxième partie du roman raconte le voyage et la troisième est l’arrivée à Nüying. Dans sa partie centrale, celle du voyage, l’autrice revisite des questions déjà abordées dans de nombreux romans (j’en parlais ici ou ) sur les arches générationnelles, à savoir celles de l’évolution culturelle d’une population à bord d’un vaisseau dont la destination n’est qu’un but lointain et intangible. De ce point de vue, Les Chants de Nüying évoque la nouvelle Paradis perdu d’Ursula Le Guin. Émilie Querbalec imagine, en mêlant fiction et histoire réelle, le développement d’une culture et d’un culte dérivé du bouddhisme et les conséquences qu’un mysticisme dévoyé peut avoir sur ceux qui cède à son chant au fin fond de l’espace. S’y mêle le chant des sirènes de la technologie et de l’inaccessible immortalité à laquelle aspire Jonathan Wei. Dans sa partie finale, une fois Nüying atteinte, le roman évoque alors plutôt Apprendre si par bonheur de Becky Chambers et l’on voit Brume répondre au chant des sirènes de la découverte d’un nouveau monde. Chacun des personnages principaux ou secondaires du roman répondra à sa manière à un appel. Mais loin d’être une mise en garde circéenne à ne pas céder en s’attachant au mât du navire, Les Chants de Nüying appelle à entendre les sirènes et suivre l’onde au risque de s’y perdre. Ou de s’y trouver.

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage », écrivait Du Bellay.


D’autres avis : Les lectures du Maki, Vive la SFFF, Le Nocher des livres,


  • Titre : Les Chants de Nüying
  • Autrice : Émilie Querbalec
  • Publication : 31 août 2022 chez Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 464
  • Support : papier et numérique

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La Cité des permutants – Greg Egan

Disons les choses comme elles sont, car il est bon de temps à autre d’énoncer haut et fort des vérités qu’aucune imprécation ne saurait contrarier, Greg Egan est le plus grand auteur de science-fiction. On sait peu de choses de lui si ce n’est qu’il est mathématicien de formation et programmeur de profession, compétences qu’il met pleinement à profit dans son troisième roman, La Cité des permutants, publié en 1994. Ce 25 août 2022, les éditions Le Bélial’ réédite le texte à l’occasion de la rentrée littéraire, en reprenant à quelques détails près la traduction signée par Bernard Sigaud pour sa première publication en français dans l’illustre collection Ailleurs et Demain en 1996. Pour une maison d’édition qui s’est spécialisée dans la science-fiction qui ne fait pas les choses à moitié, il est naturel d’accueillir en son sein le pape de la hard-SF. Ainsi, entre Le Bélial’ et Greg Egan, l’histoire a commencé dès les premiers vagissements béliaques avec la publication en 1998 de la nouvelle « Radieux » dans le numéro de la défunte revue Etoiles Vives. Il y a eu depuis quelques nouvelles publiées dans la bien vivante revue Bifrost, le numéro 88 de ladite revue qui lui a été consacré, deux novellas parues dans la collection UHL, Cérès et Vesta (2017) et À dos de crocodile (2021) ainsi qu’un hors-série, Un Château sous la mer (2021).  Mais il y a eu surtout les trois recueils de l’intégrale raisonnée des nouvelles parus dans la collection Quarante-Deux sous les titres Axiomatique (2006, réédité en 2022), Radieux (2007) et Océanique (2009), ainsi que les deux romans inédits Zendegi (2012) et Diaspora (2019). Et l’histoire continue. D’autres rééditions pointent à l’horizon puisque le catalogue 2022 de la maison annonce encore les sorties à venir de Isolation, L’Enigme de l’univers et Téranésie. Au regard de l’intention, on peut même se prendre à rêver de quelques inédits…

Greg Egan, c’est du lourd. Et au sein de sa bibliographie, La Cité des permutants ne fait pas figure de poids plume. S’il n’est pas aussi déroutant que Diaspora ou Schild’s ladder pour les lecteurs les moins férus de science, ses ressorts romanesques reposent sur des concepts de haute volée que seule une lecture attentive permet de dénouer. Le principe ici à l’œuvre est le même que dans tous ses autres romans. L’auteur se saisit d’une idée scientifique, en fait une expérience de pensée et pousse loin ses conséquences. La théorie qu’il explore n’a pas besoin d’être parfaitement valide, il suffit qu’elle soit amusante et prolifique dans un contexte romanesque. Greg Egan reconnait ainsi qu’il ne prend pas au sérieux l’interprétation de Von-Neumann-Wigner de la mécanique quantique dans Isolation, ni la théorie de la poussière qu’il utilise dans La Cité des permutants. Mais tout ceci lui permet de décrire l’humain. Car Greg Egan est avant tout un moraliste.

La Cité des permutants s’organise en deux parties. L’action de la première se divise en deux fils narratifs situés en 2045 et 2050. Dans ce futur proche, l’avancée des techniques informatiques permet de produire une cartographie complète de l’état individuel des neurones à un instant donné et ainsi de numériser un cerveau humain.  La procédure est onéreuse et seuls les plus fortunés peuvent l’entreprendre en espérant pouvoir disposer d’un temps de calcul nécessaire à la survie de leur esprit numérique. Dans le meilleur des cas, le temps subjectif vécu par la version numérique est 17 fois inférieur au temps absolu vécu par les humains de chair et de sang. Les moins fortunés doivent se contenter de facteurs de ralentissement encore plus importants. Mais c’est le prix à payer pour qui se laisse tenter par cette quête d’immortalité numérique. Greg Egan pose la question centrale du roman qui est celle de la différence entre la simulation numérique d’une personne et la personne en question.

En 2045, Paul Durham expérimente sur des Copies de lui-même. (Le lecteur attentif observera que s’il est le personnage principal du roman, Paul Durham n’est jamais le narrateur. Ses paroles et actions sont toujours rapportées par un autre personnage.) Ses copies ont une fâcheuse tendance à se suicider dès qu’elles prennent conscience de leur condition. Tout ceci va l’amener à développer une idée farfelue qu’il mettra en œuvre en 2050. Il est convaincu que si des copies conscientes d’elles-mêmes habitent un univers simulé, celui-ci n’a plus besoin d’être supporté de manière extérieure pour exister, ni même d’être recueilli sur un support physique lié, il peut être dispersé dans l’espace-temps tant qu’une conscience lui donne sa cohérence interne. (C’est la théorie de la poussière.)

En 2050, Maria Deluca est programmeuse et passe son temps à tester des solutions de vies artificielles via un automate cellulaire, avec un certain succès. Elle est recrutée par Paul Durham pour développer ses recherches à l’échelle d’une planète entièrement simulée qui pourrait être à même d’accueillir l’évolution d’une vie artificielle. Suivant son idée de création d’un univers simulé indépendant du monde réel, Paul Durham a pour projet de vendre à quelques Copies fortunées la promesse d’une immortalité illimitée et d’une post-humanité totalement libérée. Et pour que l’expérience soit complète et satisfaisante, il propose de mettre dans cet univers une planète entière potentiellement porteuse d’une véritable altérité.

La seconde partie se déroule 7000 ans plus tard, dans la Cité des permutants, au sein de l’Elysium, le monde créé par Paul Durham où une copie de Maria Deluca est réveillée par ce dernier. Sa création est en danger.

Greg Egan illustre différentes visions de ce Paradis/Enfer numérique à travers une panoplie de personnages, en questionnant la nature de l’intelligence artificielle, de la conscience et de l’humain. Comme souvent dans ses romans, les personnages de Greg Egan ont une fonction ontologique. Pour la plupart, les aspects psychologiques sont moins développés, ils sont les parties constituantes de la démonstration d’un théorème. Ce qui n’empêche pas l’auteur d’écrire certaines scènes tout à fait poignantes, voire brutales, dans la description de l’enfer personnel que peut être une simulation de soi. L’accomplissement de l’auteur est d’aborder les choses sous l’angle le plus fondamental, à savoir philosophique et métaphysique. Sa démonstration de l’incohérence fondamentale d’une immortalité numérique est implacable et laisse peu d’illusions une fois le livre refermé. Sa conclusion est donnée dans un épilogue d’une beauté et d’une simplicité métaphorique redoutable et sans appel.

Dans l’Himalaya qu’est la bibliographie science-fictive de l’auteur, La Cité des permutants est indéniablement l’un des sommets. C’est un roman exigeant qui rétribue son lecteur par une profondeur de réflexion peu commune. J’admire le courage des auteurs de science-fiction contemporains. Il en faut pour encore écrire sur un sujet qui a été préalablement abordé par Greg Egan.


D’autres avis : Un dernier livre, Gromovar,


  • Titre : La cité des permutants
  • Auteur : Greg Egan
  • Edition : Le Bélial, 25 août 2022
  • Publication originale : 1994
  • Traduction : Bernard Sigaud
  • Couverture : Aurélien Police
  • Nombre de pages : 432
  • Support : papier et numérique

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Termination Shock – Neal Stephenson

Albin Michel Imaginaire vient d’annoncer l’acquisition des droits du dernier roman de Neal Stephenson, Termination Shock. Le roman a reçu un très bon accueil critique dans la presse anglosaxonne, qu’elle soit spécialisée (Tor, Locus mag, etc.) ou généraliste (Washington Post, New York Times, etc.) On peut ainsi comprendre l’intérêt que lui a porté l’éditeur de l’excellent [anatèm] du même auteur. Cet avis n’est pas partagé sur l’épaule d’Orion. Pour la petite histoire, c’est un roman dont j’ai lu le manuscrit pour une maison d’édition alors que ses responsables éditoriaux défrichaient l’actualité science-fictive dans l’espoir d’y trouver un bon texte à publier. J’avais alors vivement déconseillé ce roman.

Termination Shock est ce qu’on appelle une fiction climatique, ce genre qui imagine les désastres à venir, leurs conséquences et éventuellement leurs solutions. Le roman apparaît très directement comme une réponse au magistral (et à mon avis pour longtemps indépassable) The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson. Dans ce dernier, KSR s’intéresse aux conséquences immédiates du réchauffement climatique, et détaille les solutions techniques, politiques, sociales et économiques qui selon lui seront à mettre en place dans les cinquante prochaines années pour éviter la catastrophe. Comme vous le savez sans doute, KSR se positionne à gauche sur l’échiquier politique et il propose naturellement une action collective, internationale et concertée, faisant intervenir les gouvernements ainsi que l’ONU à l’origine de la création d’un « ministère pour le futur ». Neal Stephenson en prend le contrepied et adopte un point de vue ancré dans les idées de la droite libertarienne américaine. Il dit longuement dans son roman tout le mal qu’il pense des gouvernements, des institutions internationales comme l’ONU, de l’Europe et de toute forme de régulation. Selon lui, la solution se trouvera dans l’action individuelle de quelques milliardaires qui décideront d’agir sans demander l’avis de personne et en outrepassant les lois locales et internationales qui ne sont que des obstacles au progrès et aux bonnes volontés. On appréciera, ou pas, selon ses propres sensibilités politiques.

Du point de vue des propositions concrètes, Neal Stephenson n’en fait pas. Il ne fait que reprendre quelques principes connus de géo-ingénierie, par ailleurs développés en détails chez Kim Stanley Robinson, et notamment celui d’une émission massive de dioxyde de soufre dans l’atmosphère pour atténuer le rayonnement solaire. L’idée – bien réelle et inspirée par l’éruption du Pinatubo de 1991 – a été discutée par KSR qui montrait que si cela peut fonctionner localement, ce n’est en rien une solution viable en raison des conséquences globales (modification du régime des moussons, etc) et sur le long terme (le fameux choc terminal qui arrive dès qu’on cesse de pomper du SO2 dans l’atmosphère et conduit à une augmentation très rapide des températures). Dans son roman, Neal Stephenson n’évalue jamais la pertinence scientifique ou la simple faisabilité de concepts qu’il utilise uniquement comme ressorts romanesques, voire burlesques, mais ne produit pas le travail qu’on peut attendre d’un auteur qui ferait un minimum de prospective sur ce sujet plus que d’actualité. Typiquement, le choc terminal dont le roman tire son nom n’apparait jamais dans le récit et reste une conséquence vaguement agitée comme un épouvantail.

Structurellement, le roman présente les mêmes défauts que le précédent livre de l’auteur, Fall or Dodge in Hell. Il est inutilement long, lent à démarrer, et change de direction à mi-parcours pour oublier totalement son propos initial et s’égarer dans un récit dont la banalité se joint au ridicule. La première moitié du livre est constituée de chapitres d’exposition consacrés à la présentation des différents personnages, leur fonction, leur histoire personnelle, celle de leur famille, de l’endroit d’où ils viennent, dans les moindres détails. Puis, à la moitié du récit, Neal Stephenson oublie tout cela et oriente son récit vers de l’action grand spectacle totalement dénuée de sens, comme dans un mauvais western, en version terreur climatique. Ses personnages, construits pour incarner des figures culturelles du XXIe siècle et autant de points de vue alternatifs, sont forcés au point d’en être caricaturaux. On peut argumenter du fait que Neal Stephenson produit une satire, mais celle-ci oublie d’être comique et, dans l’ambiguïté idéologique savamment entretenue qu’elle transporte, confine au ridicule. J’avais abandonné la lecture à la page 300 lorsque la reine des Pays-Bas (dont on se demande bien ce qu’elle fait là) propose à un chasseur de cochons sauvages texan de lui faire une fellation, pensant qu’on avait atteint là le fond. Puis j’ai repris la lecture, pour savoir où cela allait tout de même. Cela ne mène nulle part car l’auteur fait le choix du thriller technologique et de l’action grandiloquente aux dépens de la réflexion.  Il me semble que depuis quelques romans, Neal Stephenson a perdu de sa pertinence, et quand bien même il en fait des tartines, il n’arrive pas à la cheville de Kim Stanley Robinson en termes de réflexion, de connaissances scientifiques, et d’argumentation. L’appréciation du lecteur dépendra donc entièrement de ce qu’il attend d’un roman.

Personnellement, Termination Shock est un livre que j’ai détesté. Cela ne m’arrive pas souvent de détester un livre, tout au plus je me contente de ne pas l’aimer. Mais celui-ci, je l’ai détesté. Avec force et passion. Je lui souhaite toutefois, pour le bien de la collection Albin Michel Imaginaire et de son directeur, de se trouver un lectorat plus conciliant que moi.


  • Titre : Termination shock
  • Auteur : Neal Stephenson
  • Langue : anglais
  • Publication originale : novembre 2021 chez HarperCollins
  • Nombre de pages : 720
  • Support : numérique et papier

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La Millième nuit – Alastair Reynolds

La pause estivale touchant à sa fin, il est temps de se pencher sur les sorties de la rentrée littéraire qui nous promet de belles lectures dans le domaine de la science-fiction.  À commencer par un nouveau titre dans l’illustre collection Une Heure-Lumière – celle des textes courts d’un centaine de pages chez Le Bélial’ – et, qui plus est, un titre fort attendu puisqu’il s’agit de La Millième nuit de l’auteur gallois Alastair Reynolds qui sortira le 25 août 2022. Pourquoi donc cette attente autour de ce titre en particulier ? me demanderas-tu cher lecteur à l’esprit toujours aussi affuté et à qui l’on n’en compte pas sans fournir un minimum de justifications. Et bien parce qu’il s’agit d’Alastair Reynolds, astrophysicien de l’ESA devenu écrivant de hard-SF de premier plan, et qu’il s’agit du texte qui ouvre la porte sur l’univers de son chef d’œuvre, le roman House of Suns, resté inédit en français à ce jour (un troisième texte dans cet univers a été écrit par Alastair Reynolds en 2017, Belladonna Nights). Réjouissons-nous donc, car cette publication chez l’éditeur français qui aime la hard-SF, devrait annoncer la publication prochaine dudit roman. Enfin, on l’espère…

Thousandth Night (titre original) fut initialement publié en 2005, soit cinq ans avant House of Suns. Il ne s’agit pas véritablement d’une préquelle car, quand bien même l’action se situe avant le celle du roman et les personnages principaux sont communs aux deux œuvres, il existe certaines divergences entre ces deux textes. Il faut donc plutôt voir La Millième nuit comme un premier pas dans un univers qui sera plus vastement étendu et détaillé dans le roman.

Nous sommes dans un avenir très lointain. L’humanité a colonisé les galaxies sans rencontrer d’autres formes de vies intelligentes autre que les traces d’une civilisation depuis longtemps disparue nommée Les Précurseurs. L’univers est vaste et soumis aux lois de la physique qui interdisent le voyage plus rapide que la vitesse de la lumière. Les déplacements ainsi que les contacts entre les différentes branches de l’humanité dispersée sont donc lents et prennent du temps. Des milliers, voire des centaines de milliers d’années. Mais l’humanité a évolué, s’est adaptée aux contraintes rencontrées à travers les galaxies, et s’est diversifiée jusqu’à parfois ne plus rien avoir en commun avec l’humain des origines. Certains individus ont choisi de se cloner pour former des lignées d’êtres quasiment immortels qui parcourent l’univers en glanant des informations sur l’apparition et la disparition des civilisations intergalactiques et témoignent de la destinée humaine. Bénéficiant dune technologie très avancée, ces lignées paraissent presque des dieux aux yeux des humains (évolués) de base. L’histoire, celle de la novella comme celle du roman, est centrée autour d’une de ces lignées constituées de 1000 clones d’Abigail Gentian. Les membres de la lignée parcourent seuls l’univers à bord de gigantesques vaisseaux (certains font plusieurs centaines de kilomètres de long !) et se réunissent toutes les deux cent mille années lors de grandes Retrouvailles pendant lesquelles ils partagent leurs souvenirs lors de festivités durant 1000 nuits. C’est ainsi que Campion retrouve sa sœur et amante exclusive – une situation mal vue au sein de la lignée – Purslane. (Purslane et Campion sont les deux personnages principaux de House of Suns).

Alors que les clones chacun leur tour livrent le récit de leurs expériences, Purslane note des incohérences dans celui de l’un de leurs frères. Cette découverte va amener Campion et Purslane à mettre à jour un crime inimaginable et l’existence d’une menace au sein même de la lignée Gentiane.

« Tel était le Grand Œuvre. Le point culminant de deux millions d’années de progrès humains : une entreprise qui exigerait toute l’ingéniosité et les ressources des lignées les plus puissantes. »

La Millième nuit, et plus encore House of Suns, est à mon avis ce qui se fait de mieux en termes de space opera sous la plume d’Alastair Reynolds. L’auteur dévoile ici un scénario relativement simple mais qui s’inscrit au sein d’un univers – qu’il donne à découvrir – d’une amplitude tout à fait hors-norme. Le simple fait de limiter le voyage interstellaire à des vitesses inférieures à celle de la lumière a des répercussions inouïes que Reynolds utilise pleinement et dont il nourrit son récit en en tirant toutes les conséquences, voire même les motivations. Si certains aspects pourront paraitre obscurs aux lecteurs novices des écris de Reynolds, il leur faudra attendre la souhaitable publication de House of Suns en français, là où tout est expliqué dans les moindres détails. La Millième nuit n’en est pas moins un formidable récit qui traverse les immensités de l’espace et du temps pour le plus grand bonheur des amateurs de space opera.

Notons que les éditions Le Bélial’ ont récemment acquis les droits d’un autre formidable roman d’Alastair Reynolds, Eversion, qui est en cours de traduction par le sémillant Pierre-Paul Durastanti.


D’autres avis : Gromovar, Un dernier livre, Vive la SFFF, Le Maki,


  • Titre : La Millième nuit
  • Auteur : Alastair Reynolds
  • Publication : le 25 août 2022, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière
  • Traduction : Laurent Queyssi
  • Illustration : Aurélien Police
  • Nombre de pages : 144
  • Support : papier et numérique

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Sayonara Baby – Fabrice Colin

Au sein des annonces de parution au second semestre 2022, on trouve dans la collection Le Rayon Imaginaire celle d’un nouveau roman de Fabrice Colin. N’ayant jamais lu l’auteur, je décidai de combler mes lacunes – pari sisyphéen s’il en est – en attaquant le versant science-fictif de l’œuvre de cet écrivain prolifique qui a donné de la plume aussi bien dans nos genres favoris que dans le polar, la littérature jeunesse et même la littérature blanche. Bref, encore un de ces sauvageons qui écrit ce que bon lui semble quand l’envie lui prend. Pour faire bien, je demandai conseil et on me conseilla. Sayonara Baby, m’a-t-on dit. Sayonara Baby, j’ai lu.

Sayonara Baby est l’enfant monstrueux de Naked Lunch de William S. Burroughs et du Temps désarticulé de Philip K. Dick passé sous le sabre de Yukio Mishima. Je ne vais pas tenter un résumé de l’intrigue du roman puisque le récit qu’il propose n’est autre qu’une hallucination paranoïaque et déchiquetée d’une Amérique surjouée dans des vapeurs de saké et de napalm.

« Un obus explose en plein ciel. Je suis prêt. »

Si Ragle Gumm, le héros dans Le Temps désarticulé de Philip K. Dick pour qui la réalité est criblée de fuites, se trouve « face à une brèche en train de s’agrandir pour devenir une immense déchirure », Kensley Tremens, héros chez Colin, lui est passé au travers. Vaguement, le roman se (dé-)structure en trois phases narratives – la première écrite à la troisième personne, la deuxième à la première et la troisième à la deuxième. Vous êtes perdus ? c’est normal.  Il est question d’un samouraï qui a le pouvoir de convoquer par ses rêves la vengeance des fantômes d’un Japon toujours en guerre contre l’Amérique en 1967 et se trouve poursuivi par l’armée américaine au grand complet. Il est question de Kinsley, jeune métis nippo-américain qui se prend dans la gueule aussi bien les coups portés par les bas-du-front des milices nationalistes du coin et les révélations sur ses origines bâtardes envoyées par son père alcoolique, a des relations charnelles avec sa sœur et lit l’Hagakure en nourrissant des requins dans un aquarium qui n’existe pas, ou pas encore. Car contrairement à ce que l’auteur veut nous faire croire, nous ne sommes pas, certainement pas, en 1967. Si l’unité de lieu et de temps est un truc auquel vous tenez personnellement, un truc important dans votre vie, vous n’avez rien à faire là. Fabrice Colin, qui écrit en 2004, cite aussi bien Terminator que Mishima, Burroughs mais pas Dick (me dit-on), et relocalise l’Interzone entre Monterey et Death Valley dans ce simulacre de réalité.

Vous voyez ?

« Cette histoire là se déroule en images floues, presque transparentes. Il est malaisé de distinguer chacun des protagonistes. »

Sayonara Baby fait partie de ces expériences littéraires hallucinées qu’on rencontre parfois dans les littératures de l’imaginaire, en prise directe avec la période New Wave qui dans les années 70 s’intéressait peu ou pas aux aspects technologiques de la science-fiction et si on doit invoquer une quelconque science, c’est plutôt du côté de la psychanalyse qu’il faudrait aller chercher. Mais là n’est pas vraiment le propos quand on aborde ce genre de textes qui va creuser dans des ailleurs, à savoir dans la psyché humaine et ses méandres les plus sombres et déjantés. On est là dans des territoires plus proches de J.G. Ballard ou Lucius Shepard que d’Asimov ou Clark. Dans cette veine incandescente et viscérale, Fabrice Colin déroule une ligne débridée et il le fait sans se retourner pour voir si vous suivez. Au lecteur de la saisir, ou de la laisser filer, et de cliver les couches de surréalité.


  • Titre : Sayonara Baby
  • Auteur : Fabrice Colin
  • Publication : 3 juin 2004, l’Atalante
  • Nombre de pages : 320
  • Format : papier (broché)

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Body Snatchers, L’invasion des profanateurs – Jack Finney

Que ce soit en format court ou long, les éditions du Bélial’ ont à cœur de publier aussi bien des textes inédits et des nouveaux auteurs de science-fiction (surtout), de fantasy, fantastique et horreur (un peu), que des textes plus anciens, en se donnant au passage une mission de mémoire.  C’est dans cette idée qu’elles ont réédité en juin dernier Body Snatchers, L’Invasion des profanateurs de Jack Finney. Le roman, initialement sérialisé en épisodes en 1954 puis publié en un volume en 1955, a connu quatre adaptations revendiquées au cinéma depuis 1956, et cinq éditions en France. Il est ce qu’on peut qualifier un classique de la SF horrifique.

Bien qu’il ait été actualisé dans les années 70 par son auteur, Body Snatchers est un roman rivé aux années 50. C’est un roman en noir et blanc qui s’apprécie avec le charme suranné d’un épisode de la première saison de The Twilight Zone dans lequel Humphrey Bogart jouerait le premier rôle. Les personnages féminins ne sont pas là pour émettre une opinion, seulement être en détresse, frissonner dans les bras du héros et pleurer sur son épaule, souvent. Mais c’est pour rappeler au héros qu’il faut sauver le monde car, parfois, il oublie. Si l’on passe les stigmates de l’époque et d’un genre qui tire vers le polar, le roman de Finney est une franche réussite d’ambiance. Il adopte, voire met en place, certains des canons du récit d’angoisse à l’américaine, celle des petites villes où l’horreur surgit des sourires plaqués sur le visage impassible de votre voisin. Et comme de principe, s’y dévoile une critique sociétale.

Nous sommes en 1976, dans la petite ville de Mill Valley, qui se trouve dans le comté de Marin (Marine County), au nord de San Francisco, juste de l’autre côté du Golden Gate Bridge. Miles Bennet est un jeune docteur de 28 ans. Il reçoit la visite de Becky, amour d’enfance, qui s’inquiète pour sa cousine Wilma. Cette dernière semble atteinte du délire d’illusion des sosies, ou syndrome de Capgras : elle est persuadée que ses proches ont été remplacés par des doubles en tout point identique. Peu à peu, le même syndrome va se répandre parmi les gens de la petite ville. Tiraillé entre désir de rationaliser les événements et constations des plus troublantes, Miles et Becky (celle qui pleure tout le temps) vont devoir affronter une terrible réalité et tenter de sauver leur peau.

Ficelé comme un scénario hollywoodien, d’où sa relative facilitée d’adaptation à l’écran, le récit est redoutable d’efficacité. Body Snatchers se lit d’une traite, sans pause ou temps mort. Au-delà de la thématique du simulacre (le nom de Philip K. Dick vient évidemment à l’esprit) qui n’est pas nouvelle même en 1955, c’est dans la peinture de la ville de Mill Valley alors que sa population mute que Jack Finney montre le plus de talent. Le semblant de normalité devient terrifiant sous l’effet de la normalisation forcée. C’est l’idée au cœur du roman. Le même schéma a été très efficacement utilisé par Robert Jackson Bennett dans l’excellent American Elsewhere où son auteur poussait loin les curseurs vers l’horreur lovecraftienne ce qui donnait des scènes hallucinantes dans la petite ville de Wink. Jack Finney entraine ici son lecteur dans cette angoisse de la normalisation de la vie américaine dans les années cinquante, ne lui laissant qu’un seul choix : fuir ou être le prochain.

En fin d’ouvrage, Sam Azulys propose une postface des plus éclairantes sur le roman et ses adaptations cinématographiques. Il montre notamment comment selon les époques, les interprétations du roman ont évolué en fonction du message que les différents réalisateurs et producteurs ont souhaité faire passer. L’auteur, lui, n’a toujours revendiqué que le désir de distraire ses lecteurs.


D’autres avis chez Outrelivres, Un dernier livre, Touchez mon blog,


  • Titre : Body Snatchers – L’Invasion des profanateurs
  • Auteur : Jack Finney
  • Edition : 16 juin 2022, Le bélial’
  • Traduction : Michel Lebrun
  • Illustration de couverture : Aurélien Police
  • Nombre de pages : 272
  • Format : papier et numérique

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Apprendre, si par bonheur… – Becky Chambers

Becky Chambers est une autrice heureuse. Enfin, je suppose. Son premier roman L’Espace d’un an, publié en 2015 (2016, pour la traduction française chez l’Atalante) est devenu un cycle, Les Voyageurs, composé désormais de quatre romans et pour lequel elle a obtenu le prix Hugo et le prix Julia-Verlanger en France, et pléthore de nominations. La science-fiction qu’elle écrit est depuis décrite comme positive et affublée de la taxonomie « hopepunk » dont elle n’a pas tardé à être propulsée cheffe de fil, le succès aidant. Mais il faut croire que ça ne lui a pas plu tant que ça à Becky Chambers d’être ainsi cataloguée et enfermée dans un sous-genre. Alors Becky Chambers a écrit en 2019 (2020) Apprendre, si par bonheur… histoire de glisser un bonbon acidulé au milieu de sa bibliographie et surprendre un peu son monde.

Voilà un moment que j’avais cette novella dans ma pile de livres à lire, que je n’y touchais pas, préférant jouer les durs, à lire des trucs déprimants, mais voilà, je suis dans une période où j’ai envie de lire des livres légers et solaires, et suite à la lecture récente de Superluminal de Vonda N. McIntyre, je me suis dit pourquoi pas maintenant ? Sauf qu’Apprendre, si par bonheur… n’est pas un livre joyeux. Il est au contraire déprimant, et la fin est à chialer.

Les nombreuses chroniques déjà parues sur la blogosphère (voir les quelques liens ci-dessous) cherchent à vous vendre du bonheur là où il n’y en a pas. On y lit des mots comme « positif », « bienveillance », « humanisme », « optimisme ». Les blogueurs vous mènent en bateau. Ne leur faites pas confiance, ils vous trompent sur la marchandise.

Maintenant que je me suis brouillé avec l’ensemble de la blogosphère, pour bien faire, il ne reste plus qu’à me brouiller avec l’éditeur. Celui-ci a commis l’un des plus mauvais résumé en quatrième de couverture qu’on puisse imaginer. Je le reproduis ici :

« Un groupe de quatre astronautes partis explorer des planètes susceptibles d’abriter la vie : hommes et femmes, trans, asexuels, fragiles, déterminés, ouverts et humains, ils représentent la Terre dans sa complexité. »

Ce n’est pas le sujet du roman. D’ailleurs, les personnages qui l’habitent n’en sont pas le sujet non plus. L’éditeur a choisi de s’appuyer sur les thèmes du genre et de l’inclusivité, qui par ailleurs animent actuellement la SF, pour vendre du livre. Mais ce n’est pas le sujet de ce roman en particulier ! Les éditeurs vous mènent en bateau. Ne leur faites pas confiance, ils vous trompent sur la marchandise.

Maintenant qu’il ne me reste plus aucun ami, je peux enfin vous parler sereinement d’Apprendre, si par bonheur… Becky Chambers, court roman que j’ai trouvé formidable. Apprendre, si par bonheur… est une émouvante ode à la recherche scientifique et à l’exploration, malgré tout. Et dans le contexte de l’histoire de cette novella, « malgré tout » signifie « malgré la fin du monde ».

« Dans l’intérêt de l’humanité, ben voyons.

Aux yeux des gens qui travaillaient pour ces programmes – les astronautes, oui, les scientifiques brillants, oui, mais aussi les milliers de petites mains, ingénieurs, mathématiciens, médecins, laborantins, analystes, dont les noms et les vies ont été oubliés -, il y avait tromperie sur la marchandise. On leur avait promis des découvertes, le progrès pour tous. Une vision collective. Une humanité meilleure. Mais ce rêve était empêtré dans les chaînes de la myopie nationaliste et de la cupidité. Deux mondes incompatibles. J’imagine que beaucoup ont perdu espoir et se sont découragés. » 

Apprendre, si par bonheur… se présente comme une lettre, un message envoyé à destination de la Terre par une astronaute partie depuis longtemps en mission d’exploration à 14 années lumières de sa planète d’origine.  Ariadne O’Neill ne sait pas à qui elle l’écrit, elle ne sait pas si quelqu’un la lira, mais elle doit l’écrire, pour elle et pour les trois autres astronautes qui sont avec elle. Ils ont voyagé en sommeil artificiel pendant 28 ans, pour explorer pendant une dizaine d’années quatre planètes situées dans la zone habitable de leur étoile et donc potentiellement porteuses de vie. C’est le récit de cette exploration en quatre chapitres, pour chaque planète visitée, que fait Becky Chambers, alors que les mauvaises nouvelles de la Terre, en proie aux dévastations climatiques et aux guerres qui en découlent, continuent de leur parvenir avec 14 ans de retard. Jusqu’à ce qu’elles ne parviennent plus.

Ce jour-là, personne n’a regardé les infos.

Personne n’a regardé les infos pendant quatre ans.

Quoi qu’il se passe, malgré les mauvaises nouvelles, malgré les difficultés rencontrées, les quatre astronautes vont poursuivre leur mission. Ils découvriront la vie, sous diverses formes, parfois exubérantes, parfois primaires, mais toujours de la vie, y compris dans les endroits les plus hostiles. Becky Chambers invoque avec beaucoup de pédagogie différentes branches des sciences : biologie, géologie, chimie, génétique, astronomie, sans jamais perdre son lecteur mais en inscrivant son récit dans un cadre respectant l’état des connaissances scientifiques actuelles. Ce qui est la définition même de la hard-SF.

En grande professionnelle, Ariadne O’Neill entame ce récit de la façon la plus factuelle possible. Mais petit à petit, le vernis craque. Les quatre astronautes vont passer par des phases d’exultation devant la richesse de leurs découvertes, mais aussi de profond désespoir lorsque les choses se déroulent mal. Ariadne joue les psychologues, essayant de raccrocher ses compagnons à des souvenirs ou des promesses, mais elle aussi est fragilisée et inévitablement… Inévitablement se posera la question du choix, individuellement ou collectivement. Le dernier chapitre est celui du choix ultime, celui qu’il faut être plus qu’humain pour prendre. La conclusion est de toute beauté, mais aussi d’une immense mélancolie.

Apprendre, si par bonheur… est un superbe texte qui m’a personnellement beaucoup touché.


D’autres avis : Le syndrome Quickson,  Les lectures du Maki, Ombre Bones, yuyine, Au Pays des Cave trolls,  lorhkan, L’imaginarium de symphonie, Le chien critique, zoe prend la plume, Aelinel, les blablas de Tachan, outrelivres, …


  • Titre : Apprendre si par bonheur…
  • Autrice : Becky Chambers
  • Publication : 20 août 2020, L’Atalante
  • Traduction : Marie Surgers
  • Nombre de pages : 144
  • Format : papier et numérique

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Superluminal – Vonda N. McIntyre

Le mois dernier, les éditions Mnémos ont lancé Stellaire, une nouvelle collection consacrée aux récits d’aventures spatiales, avec la réédition du roman Superluminal de Vonda N. McIntyre sous la traduction originale de Daniel Lemoine révisée pour l’occasion par Olivier Bérenval. Vonda McIntyre (1948 – 2019) est une autrice américaine principalement connue du grand public pour ses romans et novellisations dans les univers de Star Wars et Star Trek. Mais c’est pour des textes indépendants qu’elle a obtenu une reconnaissance critique, notamment avec le roman Le Serpent de rêve (1978) qui a obtenu les prix Hugo et le prix Nebula.  Superluminal est un roman paru en 1983 et basé sur la nouvelle Aztecs publiée par l’autrice en 1977. Elle constitue les premiers chapitres du roman. Sa parution originale date de 1983, et il a été publié la première fois en France en 1986 dans la collection OPTA.

Sa lecture m’a plongé dans un océan de perplexité. Tout d’abord, j’ai douté jusqu’au premier quart du livre de trouver un intérêt à ce récit qui se présentait comme une simple romance dans l’espace. Puis à la moitié, je fus envahi d’un sentiment de déjà vu – ou déjà lu – renouvelé à chaque chapitre, le récit se déroulant pour moi sans la moindre surprise au point que je savais pas à pas où l’autrice voulait m’emmener. Ma lecture n’en a pas été gâchée pour autant, bien au contraire. J’ai beaucoup aimé ce roman. Mais de fait, j’étais incapable de déterminer si ce sentiment de familiarité avec le texte venait du fait de l’avoir déjà lu – peut-être, il y a longtemps – ou parce qu’il avait tant influencé d’autres auteurs que des idées, voire des scènes complètes, me semblent avoir été reprises à l’identique dans différentes œuvres de SF postérieures. Le premier exemple qui m’est venu à l’esprit est Neverness de David Zindel, publié 5 ans plus tard en 1988, qui m’apparait sur de nombreux points directement inspirés par le roman de Vonda N. McIntyre, quand bien même David Zindel a poussé les concepts plus loin en termes de hard-SF. Le second est Un Feu sur L’abîme de Vernor Vinge, publié en 1992 et qui reprend lui aussi certaines idées. La science-fiction s’est toujours construite verticalement, chacun empruntant à d’autres, et Superluminal s’inscrit dans le flux. Mais quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, c’est un roman étonnant. Tout d’abord, il est à rebours de ce qui se fait à l’époque. En 1983, on sort à peine de la période New Wave durant laquelle peu d’auteurs s’intéressaient véritablement à la science et encore moins au space opera. William Gibson n’a pas encore publié le Neuromancien et lancé le mouvement cyberpunk qui ne s’y intéressera pas beaucoup plus, et il faudra attendre le début des années 90 pour assister au renouveau de la hard-SF. En comparaison, Superluminal apparait de facture très classique, mais on réalise rapidement à la lecture qu’il est truffé d’idées qui seront incorporées dans les boites à outils des auteurs qui suivront. Il serait vain de tenter d’établir une liste des romans dont on pourrait le rapprocher tant ils sont nombreux. D’autre part, Vonda N. McIntyre donne à lire dans Superluminal une science-fiction positive, tant à travers ses personnages et leur rapport à l’altérité que dans le traitement des thématiques, et dont des auteurs actuels du « hopepunk », avec Becky Chambers en tête, me semble être les héritiers directs.

Elle n’avait pas hésité à renoncer à son cœur

Superluminal se déroule dans un futur indéterminé. (Une note de bas de page le situe en 2002, mais l’hypothèse me semble douteuse). Grâce au voyage supraluminique, l’humanité a conquis de nombreuses planètes et s’est répandue dans la galaxie. Ce n’est possible qu’en plongeant dans le Flux, ou dans l’hyperespace pour reprendre un terme plus courant en SF, c’est à dire les dimensions supérieures de la fabrique de l’univers. Si vous avez déjà lu de la SF, vous connaissez tout cela, c’est l’un des MacGuffin les plus utilisés en SF, y compris dans Star Wars, pour contourner l’impossibilité de se déplacer plus rapidement que la lumière. L’univers, c’est grand, etc. Mais cela ne se fait pas sans risque. L’humain ne peut survivre à une plongée dans le Flux à moins d’être placé en sommeil artificiel le temps du voyage. Les intelligences artificielles deviennent erratiques dans le Flux car le temps ne s’y comporte pas de manière linéaire, contrairement à l’espace commun, et il devient difficile, voire impossible, de le mesurer correctement. Les voyages automatisés sont donc dangereux. Pour naviguer à travers le Flux, il faut faire appel à des navigateurs de la Guide pilotes qui sont pour cela formés aux mathématiques avancées (tout comme les navigateurs de la Guilde, soit dit en passant) et qui, surtout, subissent une transformation assez radicale consistant à remplacer leur cœur biologique par un cœur artificiel qu’ils apprennent à contrôler afin d’accélérer ou ralentir leur débit sanguin au besoin. Ils sont les seuls à pouvoir survivre à une plongée dans le Flux. Devenus transhumains, leur condition les éloigne de leurs congénères avec lesquels ils abandonnent rapidement toute relation, vivant dans une sorte de club fermé. Leur sacrifice a pour récompense l’admiration que les humains de base leur portent, et la position sociale qui en découle, ainsi que l’expérience unique du Flux qu’ils sont les seuls à percevoir. C’est ce qui pousse Laena Trevelyan à accepter de renoncer à son cœur.

Superluminal raconte l’histoire croisée de trois personnages : Laena, Radu et Orca. À travers eux, Vonda N. McIntyre aborde ce qui constitue, à mon avis, le thème central du roman : les transformations auxquelles chacun consent pour changer le cours de son existence et les choix face à l’évolution individuelle (ou collective) sous une multitude d’aspects différents. Elle va ainsi convoquer des questions aussi diverses que celle des relations amoureuses et amicales qui vont se développer et se reformuler, jusqu’à celle des modifications génétiques volontaires d’une population complète qui désire quitter définitivement de l’humanité.  Le récit s’ouvre alors que Laena vient de subir l’intervention chirurgicale qui a remplacé son cœur, et qu’elle rencontre Radu avant d’effectuer son premier vol d’essai. Ils tombent amoureux. Rassurez-vous, si vous êtes allergiques aux romances, cela ne durera pas car la condition nouvelle de Laena (et celle de Radu) les rend incompatibles au point qu’ils ne peuvent rester l’un à côté de l’autre. Ils vont devoir redéfinir leur relation à l’aune de cet amour impossible. Radu est le survivant d’une épidémie virale qui a provoqué la disparition d’une partie de la population de sa planète d’origine et l’a transformé à un point que personne, pas même lui, ne soupçonne encore. Enfin, Orca appartient à une espèce humaine génétiquement modifiée pour se rapprocher des mammifères marins, et qui s’apprête à engager collectivement une transformation plus profonde encore. Sous des apparences trompeusement simples, Vonda N. McIntyre produit un roman riche tant les illustrations des thématiques qu’elle aborde sont nombreuses et abordées sous autant d’angles différents.

La science-fiction a ceci de totalement libre qu’elle peut se permettre de prendre au pied de la lettre une métaphore et la transformer en une réalité tangible. Au-delà de l’odyssée spatiale annoncée par son titre, qui évidemment fait référence à la possibilité du voyage plus rapide que la lumière, Superluminal est un roman sur le transhumanisme que résume son extraordinaire incipit (« Elle n’avait pas hésité à renoncer à son cœur »), c’est-à-dire à une évolution humaine plus rapide, car choisie, que l’évolution naturelle qui comme le rappelle l’un des personnages secondaires, n’a pas de direction. Vonda N. McIntyre est biologiste de formation, et Superluminal un roman que l’on peut qualifier de hard-SF, quand bien même l’autrice évite de s’appesantir sur des concepts scientifiques qui pourraient être ardus pour les lecteurs peu versés dans les arcanes de la science. Ainsi, contrairement à beaucoup d’autres auteurs un peu plus fainéants, elle ne fait pas l’économie d’un ancrage scientifique pour expliquer l’existence de l’hyperespace et revient à sa définition mathématique qui postule l’existence de plus de dimensions que les trois qu’on considère habituellement. Dans son roman, le Flux fait intervenir sept dimensions de l’espace, mais c’est avec un beaucoup d’humour qu’elle en approche la description :

 Lorsque le quatrième chemin apparut, perpendiculaire aux trois autres, il trouva cela presque drôle. Lorsqu’il était enfant, en étudiant les mathématiques, il avait conquis la géométrie dans l’espace de haute lutte. Les problèmes liés aux quatre dimensions l’avait contraint au match nul ; il était capable de manipuler les formules mais ne pouvait visualiser ce qu’elles représentaient. Les cinq dimensions l’avaient attaqué par surprise et tellement meurtri qu’il ne conservait pas le moindre espoir de vengeance.

Il en va de même sur les questions biologiques, mais si elle déploie tout un arsenal devenu classique en hard-SF – on y parle de génétique, de mathématiques, d’intelligences artificielles, de nanorobots, etc – le texte reste toujours très abordable, au risque même, peut-être, de frustrer ceux qui réclament des explications plus soutenues qui-là ne sont pas fournies. Mais comme je le disais en introduction, nous sommes là avant le grand renouveau de la hard-SF des années 90 qui propulsera le genre vers des sommets.

C’est une très bonne idée que les éditions Mnémos ont eu là de rééditer ce roman. C’est l’occasion de découvrir son autrice à travers un texte étonnant et ce fut un très bonne surprise en ce qui me concerne. Je l’ai lu d’un trait, en une matinée, sans jamais le reposer.


  • Titre : Superluminal
  • Autrice : Vonda N. McIntyre
  • Edition : 17 juin 2022, Mnémos, coll. Stellaire
  • Traduction : Daniel Lemoine révisée par Olivier Bérenval
  • Nombre de pages : 372
  • Format : papier et bientôt en numérique

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10 autrices incontournables de la science-fiction

Certains d’entre vous peut-être s’en souviennent, il y a deux ans, au mois de Juillet 2020, la blogueuse Nevertwhere lançait à travers la blogosphère un appel, que dis-je, un cri. Faisant le constat que sous l’appellation d’incontournables des littératures de l’imaginaire les médias généralistes proposaient toujours et encore les mêmes titres, le plus souvent des vieilleries totalement déconnectées de la réalité de la production actuelle pourtant riche, Nevertwhere invitait les blogueurs à dresser une liste d’incontournables écrits au XXIe siècle. Cet appel rencontra un vif succès et chacun proposa ses choix. Comme tant d’autres je me suis prêté à l’exercice et l’article né de cette initiative reste à ce jour l’un des plus consultés de ce blog. Cette année, Nevertwhere récidive et nous propose de dresser une liste des autrices de SFFF les plus influentes. Principe : 10 ouvrages ou 10 autrices. Ne doutons pas qu’à nouveau les propositions soient des plus variées.

En ce qui me concerne, ce ne fut pas simple, car il y avait beaucoup de noms d’autrice et de textes à mettre dans une telle liste. Mais il faut faire des choix. Plutôt que tenter de dresser une liste des autrices marquantes, ou influentes, ou incontournables, j’ai choisi de construire une liste basée uniquement sur le plaisir de la lecture, tout en proposant des textes anciens et plus récents. Sans plus de justification que les liens vers les chroniques – car ce qui importe encore une fois c’est le texte et rien que le texte – voici mon choix selon le format une autrice et une œuvre, suivant l’ordre chronologique de publication des textes.

  • Ursula K. Le Guin. Les Dépossédés.

Ursula K. Le Guin est la grande dame de la science-fiction américaine, que ce soit pour ses romans ou ses nouvelles, ou pour son approche de l’écriture. Son influence est incommensurable et sa place dans cette liste était une évidence. Choisir une de ses textes plutôt qu’un autre relève de la gageure. Mais pour moi, ce sera Les Dépossédés, un roman fondamental et politique. Il a été réédité en version collector en 2022 chez Robert Laffont dans la collection Ailleurs et Demain.

Autre grande dame de la science-fiction américaine, Octavia E. Butler a produit une œuvre marquante par la finesse de son écriture et la profondeur de sa pensée. Liens de sang est un livre qui m’a énormément marqué. Il a été réédité dans une traduction révisée en 2021 au Diable Vauvert.

En SF francophone et féministe, le nom d’Elizabeth Vonarburg est incontournable. Son chef d’œuvre est Chroniques du pays des mères. Il a été réédité en 2019 chez Mnemos.

Si vous passez régulièrement sur les pages de ce blog, vous savez mon amour pour la hard-SF. Dans ce domaine, une autrice brille particulièrement, il s’agit de Nancy Kress. Elle a notamment écrit un texte stupéfiant, Shiva dans l’ombre, que l’on trouve en français dans le recueil Danses aériennes publiées en 2017 chez Le Bélial’.

La plus grande plume de la science-fiction française est Catherine Dufour. Et ceci ne souffre aucun débat. Son chef d’oeuvre cyberpunk Le Goût de l’immortalité a été publié en 2005 chez Mnémos, puis repris au Livre de Poche en 2007.

Nouvelle arrivante dans le domaine de la science-fiction, Ada Palmer a foudroyé le monde avec la série Terra Ignota qui s’ouvre avec le roman Too like the Lightning. La traduction française a été publiée à partir de 2019 chez Le Bélial’. Ada rules !

L’univers de Caitlin R. Kiernan est sombre, dérangé, et dérangeant. L’autrice trempe sa plume dans le plus noir des poisons. Ses explorations des thèmes lovecraftien ne laissent personne totalement sain d’esprit après lecture. La traduction de la novella Agents of Dreamland a été publiée en 2020 dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

Nouvelle plume en fantasy et fantastique, l’autrice britannique Priya Sharma a déjà reçu plusieurs fois le prix Shirley-Jackson pour ses novella. Ormeshadow a été publié en français en 2021 dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

Une découverte récente pour moi, l’autrice britannique Claire North possède un talent d’écriture qui impressionne dès les premières lignes. Le premier volume de sa trilogie La Maison des Jeux vient d’être publié en français dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

Audrey Pleynet est certainement l’une des plus prometteuses nouvelles plumes françaises en science-fiction. Publiée dans différentes anthologies et récemment dans la revue Bifrost, sa nouvelle Quelques Gouttes de thé parue dans l’anthologie Revenir de l’avenir en 2020 a remporté le prestigieux prix Rosny Aîné.

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Incident at San Juan Bautista – Ray Nayler

J’écoutais ce matin un podcast réunissant Ken Liu, Tochi Onyebuchi et Ray Nayler. Si l’anglais à l’oral ne vous freine pas, vous pouvez l’écouter ici, la discussion est particulièrement intéressante. Chacun des auteurs invités lit un passage d’un de ses textes, choisi par lui-même. Ray Nayler a choisi de lire quelques lignes d’une nouvelle qu’il a publiée dans Asimov’s en 2018. Il s’agit de Incident at San Juan Bautista, que l’auteur a rendu disponible à la lecture en ligne sur son site. Si j’ai lu de nombreux textes de Ray Nayler, à ce jour je n’en ai chroniqué que quelques-uns.  L’opportunité se présente donc pour moi de vous parler aujourd’hui d’Incident at San Juan Bautista.

Nous sommes à la fin du 19e siècle, en un lieu et une époque de l’histoire nord-américaine passés dans la culture populaire sous le nom de Far Ouest. San Juan Bautista est une petite ville de Californie, quelque part entre Los Angeles et San Francisco. August est allongé sur un lit à l’étage d’un hôtel en compagnie de Madeleine, une prostituée dont il a loué les services la veille au soir. August est un tueur professionnel. Il est là pour remplir un contrat. Dans la première moitié de la nouvelle, il raconte son histoire : celle d’un homme qui a émigré d’Allemagne à dix-sept ans, qui a changé de nom pour devenir dentiste à Brooklyn, puis tueur à gage à Los Angeles à nouveau sous une autre identité. Son histoire est celle d’un jeune homme ordinaire ayant vécu plusieurs vies, aspiré par la violence du pays et de son époque. Dans la seconde moitié, Madeleine lui raconte son histoire à elle.

Par le truchement d’un trope science-fictif, ici très habilement utilisé d’une manière qui n’est pas sans rappeler le roman Palimpseste de Charles Stross, Ray Nayler dresse le portrait critique de son pays, les Etats-Unis, de son passé et de son devenir. L’Ouest américain à la fin du XIXe siècle est l’épitome d’une histoire d’une nation aussi fascinée que rongée par la violence historique de sa fondation, un instant que Madeleine appellera le meilleur du pire. Un moment charnière où l’expression de cette violence est libre et atteint une sorte d’apogée qui s’inscrit dans la culture collective du pays. À nouveau dans ce texte, par le renversement des points de vue qu’autorise la science-fiction, Ray Nayler montre toute la subtilité dont il est capable dans une forme narrative qui force la perspective d’une réflexion sur le présent. Publié il y a 10 ans, ce texte acquiert une nouvelle pertinence face à l’actualité. Car, si en filigrane se dessine la possibilité d’un avenir meilleur, on ne peut qu’en douter au moment où les membres les plus conservateurs de la cour suprême appellent à un retour à ces « valeurs fondatrices ».

C’est bien la science-fiction quand c’est ainsi fait.

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Liens de sang – Octavia E. Butler

Il y a des livres comme ça. Octavia E. Butler a écrit Kindred en 1979. Le roman a été publié en français sous le titre Liens de sang chez Dapper Littérature, en 2000. Puis, il a été réédité en 2021 au Diable Vauvert dans traduction réactualisée. On s’en réjouit.

« J’ai perdu un bras en rentrant de mon dernier voyage ». C’est sur cet incipit que s’ouvre l’histoire de Dana, femme noire américaine, vivant avec Kevin, homme blanc américain, en Californie en 1976. Il se sont mariés contre l’avis de leurs familles. Dana et Kevin sont tous deux écrivains et leur situation financière est précaire. Quittant les loyers trop élevés de Los Angeles, ils déménagent pour s’installer dans une petite maison à quelques kilomètres de là. À peine installée, le jour de son vingt-sixième anniversaire, Dana est prise d’un malaise et s’évanouit… dans l’espace et le temps. Elle ouvre les yeux pour voir devant elle un enfant, blanc et roux, se noyer dans une rivière. Elle le sauve mais la mère de l’enfant la roue de coups. Dana revient à elle dans sa maison, auprès de Kevin. Quelques secondes se sont écoulées. Dès le lendemain, Dana est prise d’un nouveau malaise et se retrouve devant le même enfant, un peu plus âgé. Il se nomme Rufus Weylin, vit en 1815 dans une plantation du Maryland et est le fils unique d’un propriétaire d’esclaves. Le temps de quelques jours de 1976, Dana va subir de nombreux sauts temporels et vivre plusieurs jours, mois, puis années dans la plantation Weylin, parmi les esclaves puisque c’est la place que sa couleur de peau lui réserve. Elle y découvrira ses racines familiales.

Liens de sang est un chef d’œuvre, et on le sait dès les premières pages. C’est un roman puissant et réaliste, habité de nombreux personnages qui ne se réduisent jamais à une fonction romanesque. Ils possèdent un passé, un avenir, une psychologie, des souffrances et des peurs.  Le génie d’Octavia E. Butler est, par le jeu du voyage dans le temps, de confronter une pensée moderne, celle du XXe siècle, celle de Dana et de Kevin, à celle du XIXe, celle de Rufus et son père, mais aussi celle d’Alice, de Sarah, de Luke, de Nigel, de Carrie et de tous les esclaves côtoyés. Contrairement à Kevin, qui fera aussi partie du voyage, Dana n’est pas en position de rester spectatrice du passé esclavagiste de son pays. Elle en fait partie intégrante. Sa relation à Rufus illustre toute la complexité de la dynamique de dépendance au sein des rapports de pouvoir. L’histoire de l’esclave est l’histoire de la domination. Celle-ci est construite sur des relations complexes au sein d’un système d’oppression dont l’autrice met en lumière les mécanismes et qu’elle compare à un totalitarisme. Le fouet marque autant les chairs que les esprits. La violence, inouïe, s’exprime à tous les niveaux des interactions humaines.

Ce roman, difficile mais brillant, est porté par une écriture tranchante, droite, directe. Il n’y a pas un mot de trop, pas un qui manque. Octavia E. Butler ne fait ni détour, ni raccourci mais dit exactement ce que doit être dit, de la première à la dernière phrase. Il faut lire Liens de sang.

[Une première version de cet article a été publié dans le numéro 103 de la revue Bifrost en Juillet 2021. Le prochain numéro de Bifrost, le 108, à paraitre à l’automne, sera consacré à l’autrice.]


  • Autrice : Octavia E. Butler
  • Titre : Liens de sang
  • Edition : Au Diable Vauvert, 15 avril 2021
  • Traduction : Nadine Gassié, réactualisée par Jessica Shapiro
  • Nombre de pages : 480
  • Format : papier et numérique

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Lectures d’avenir – deuxième semestre 2022

En ce début juillet, il est temps de se pencher sur ce qu’on va lire au second semestre à travers quelques repérages dans les sorties à venir. Comme toujours, peu de visibilité côté des éditeurs français, plus côté anglosaxons. Mais ce n’est pas une raison pour s’endormir. Allez, hop !


Juillet

Juillet est le mois pauvre de l’année, donc pas grand-chose à paraitre. Mais tout de même…

Le 8 juillet sort chez ActuSF Summerland d’Hannu Rajaniemi sous une traduction d’Annaïg Houesnard. Il s’agit d’une publication attendue depuis longtemps et j’avais eu l’occasion de vous dire déjà tout le bien que je pense de ce formidable roman lors de sa publication en VO.

Notons aussi la sortie en VO d’Ymir de Rich Larson, mais comme il sortira bientôt en VF chez Le Bélial’, on va patienter un peu…


Août

Le 25 août, sort dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’ La Millième Nuit d’Alastair Reynolds, traduction de Laurent Queyssi. Il s’agit d’une novella qui s’inscrit dans l’univers du roman inédit en français House of Suns. Espérons que l’éditeur poursuive avec la publication de ce roman extraordinaire.

Encore le 25 août, Monsieur Toussaint Louverture nous propose une réédition de La Maison des feuilles de Mark Z. DANIELEWSKI.

Toujours le 25 août, le Bélial’ réédite La Cité des permutants de Greg Egan, sous la traduction de Bernard Sigaud et une couverture d’Aurélien Police.

Le 31 août, la collection Le rayon Imaginaire chez Hachette nous propose la réédition de La Maison aux mille étages de Jan Weiss. (La dernière édition française date de 1974).

À la même date, la collection Albin Michel Imaginaire nous proposera Les Chants de Nüying d’Emilie Querbalec, deuxième roman de l’autrice dans la collection, après le très remarqué Quitter les monts d’Automne.


Septembre

En septembre, le 15, nous verrons la sortie d’un nouveau tome des adaptations de Lovecraft en manga par Gou Tanabe : Les chefs d’œuvre de Lovecraft – Le Molosse.

Le 15 septembre, dans la collection Parallaxe chez Le Bélial’ paraitra Neuro-Science-Fiction de Laurent Vercueil.

En septembre sortira chez Le Bélial’ Ymir de Rich Larson en français, sous une traduction de Pierre-Paul Durastanti.

Le Voleur de Claire North, suite de l’excellent Le Serpent, est annoncé pour le 22 septembre chez Le Bélial’

Le 28, la collection Albin Michel Imaginaire sortira Unity d’Elly Bangs.


Octobre

Le 6 octobre sortira au Diable Vauvert, l’Aube d’Octavia E. Butler, premier tome de la série Xenogenesis. À ne rater sous aucun prétexte.

En octobre, Peut-être les étoiles, cinquième et dernier tome de la série terra Ignota d’Ada Palmer, toujours traduit par Michelle Charrier. Lu en VO pour ma part, c’est énorme !


Novembre et décembre

Peu d’information sur les sorties lointaines.

Le 24 novembre verra la sortie de Children of Memory d’Adrian Tchaikovsky. Il s’agit du troisième volume dans la série Children of Time. Il est attendu avec impatience.

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Noon du soleil noir – L.L. Kloetzer

Vous savez, lecteurs fidèles et attentifs de ces pages, combien il est rare que je lise de la fantasy. Non pas que je méprise le genre, j’en ai lu, beaucoup, jusqu’à m’en lasser. Bref, de manière générale la fantasy ne m’intéresse pas, ou plus. De manière générale, la fantasy n’intéresse pas non plus les éditions Le Bélial’, que je considère à titre personnel comme le plus important pourvoyeur de textes de science-fiction de qualité aujourd’hui en France. Il vous suffira, lecteurs attentifs et fidèles de ces pages, de constater le nombre de livres publiés par cette maison d’édition et chroniqués sur l’épaule d’Orion pour vous convaincre d’une certaine convergence d’intérêt et de goût. Ainsi, lorsque Le Bélial’ se décide à publier un roman de fantasy, je fais l’effort de m’y intéresser.  Ainsi, j’ai lu Noon du soleil noir de Laure et Laurent Kloetzer.

Soyons tout à fait honnêtes, je savais à l’avance sur quel territoire je m’avançais puisque l’ouvrage est présenté comme un hommage au cycle des épées de Fritz Leiber. Or ce cycle, avec ceux d’Elric de Melniboné et d’Hawkmoon de Michael Moorcock, fait partie des lectures qui ont bercé mon adolescence. Ce sont aussi les cycles qui ont fortement inspiré Gary Gygax lorsqu’il a créé le jeu de rôle Donjons et Dragons. Autant de références qui sont pour moi des madeleines de Proust. C’est sur cette corde, vibrante de nostalgie pour une époque de découverte et d’émerveillement, que joue le Noon des Kloetzer, en tout cas en ce qui me concerne.

C’est dans la Cité de la toge noire, autre nom de la Lankhmar de Leiber, que se rencontrent le vieux mercenaire Yors, devenu guide de la ville pour visiteurs étrangers prêt à délier leur bourse, et le jeune mage fantasque Noon fraichement débarqué. Le roman raconte, par la voix singulière de Yors, leurs aventures dans les rues de la cité alors que Noon tente de s’y installer comme sorcier pour gagner quelques pièces d’or, et la formation de ce duo improbable qui, au fil des pages, ressemble de moins en moins au couple formé par Fafhrd et le Souricier Gris chez Leiber et de plus en plus au couple formé par le docteur Watson et le détective Sherlock Holmes chez sir Arthur Conan Doyle.

Chose promise, le roman du couple Kloetzer délivre du Sword and Sorcery revisité, empli de références que les lecteurs coutumiers des classiques du genre ne manqueront pas de relever. Les joueurs de JdR seront en terrain connu et l’on entend littéralement les dés rouler à mesure qu’on tourne les pages. Noon du soleil noir ne digresse pas, va à l’essentiel en ligne droite, est porté par une écriture qui, à l’image de la ville dépeinte, présente juste ce qu’il faut de fioriture pour exciter l’imagination sans la plomber. Ajoutez à cela les très belles et nombreuses illustrations de Nicolas Fructus qui accompagnent le texte et vous voilà à parcourir les rues de la Cité de la toge noire en guettant chaque pas dans votre dos. C’est une fantasy qui n’a d’autre prétention qu’offrir à ses lecteurs un moment de plaisir un poil nostalgique, là encore dans la bonne mesure, en évitant les écueils de l’hommage trop forcé. C’est limpide, honnête, et très plaisant. Les Kloetzer nous annoncent une suite. Sans hésitation, je monte à bord, larguez les amarres, je serai des vôtres.


D’autres avis sur la blogosphère : Apophis, Lorhkan, Gromovar,


  • Titre : Noon du soleil noir
  • Auteur : L.L. Kloetzer
  • Parution : 9 juin 2022, Le Bélial’
  • Illustrations : Nicolas Fructus
  • Nombre de pages : 288
  • Format : papier et numérique

Présentation du livre sur le site de l’éditeur.

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Analog/Virtuel – Lavanya Lakshminarayan

En ce mois de juin, la toute jeune collection Le Rayon Imaginaire dirigée par Brigitte Leblanc chez Hachette s’orne d’un nouveau titre avec Analog/Virtuel, premier roman de l’autrice indienne Lavanya Lakshminarayan, originellement sorti en anglais en 2020. Il s’agit du quatrième texte publié dans la collection, après le roman de fantasy Les Dix Mille portes de January d’Alix E. Harrow, un juvénile inédit de de Robert A. Heinlein, Destination outreterres, et une nouvelle traduction de Frankenstein ou Le Prométhée Moderne de Mary Shelley par Élisabeth Vonarburg.

Analog/Virtuel est à la fois présenté comme un recueil de nouvelles et un roman dystopique. Dans les deux cas, ce n’est pas tout à fait juste. Lavanya Lakshminarayan nous projette plus d’une centaine d’années dans le futur, au cœur d’Apex City. Il y a eu des guerres, il y a eu le réchauffement climatique. Le monde a changé. Le nationalisme a disparu, les états aussi et les villes partout dans le monde sont devenus des entités politiques et économiques indépendantes, gérées par des compagnies privées. Apex City est administrée par Bell Corp, selon un modèle managérial. La position qu’occupe chacun dans la société, et dans la ville, est déterminée par sa position le long de la courbe de Bell (ce qu’on nomme en français une courbe en cloche, c’est à dire une distribution gaussienne) basée sur une mesure de la productivité des individus, et donc de leur mérite. Apex City est ainsi une « technarchie méritocratique » qui a remplacé l’ancien système des castes de l’Inde actuelle. Le mérite détermine l’accès autant aux premières nécessités comme l’eau ou l’habitat qu’aux technologies, indispensables pour maintenir ou augmenter sa productivité. Les vingt pour cent les plus productifs constituent l’élite bourgeoise de la société. La majorité appartient aux soixante-dix pour cent. Ils sont les Virtuels, les bons citoyens d’Apex City. Restent les dix pour cent les moins productifs, les Analogs, rejetés en dehors du dôme de protection de la ville vers les bidonvilles qui forment les faubourgs, privés de tout, technologie, eau, vivres… ce sont les damnés de la terre, les intouchables, promis à la ferme aux légumes (vous découvrirez de quoi il s’agit). Ce que raconte Analog/Virtuel, c’est l’effondrement de cette dystopie.

L’incipit du premier chapitre, ou première nouvelle, revient en incipit du dernier, comme une métalepse qui enjambe tout le roman.

« Personne ne remarque rien, car il ne s’est rien passé. Enfin, pas encore. C’est comme ça que tout commence. »

Une fois n’est pas coutume, je vais aborder dans cette chronique des concepts de technique littéraire et adopter un vocabulaire emprunté à la narratologie de Gérard Genette, car la conception de ce roman, la manière dont il est écrit, est intimement liée à son propos et fournit une clef de lecture. En soi, l’univers décrit par l’autrice est assez classique dans le paysage de la dystopie à tendance cyberpunk. Il est construit sur des bases de technologie informatique, d’implants, d’hyperconnectivité, et de violence économique et sociale. De ce point de vue, Lavanya Lakshminarayan ne révolutionne pas le genre mais extrapole à partir de la société existante vers un avenir possible. Le titre complet de la version originale était d’ailleurs Analog/Virtual: And Other Simulations of Your Future. Le récit fusionne le présent et l’avenir (ou le passé et le présent dans le temps du roman), puisqu’Apex City n’est autre que l’actuelle ville indienne de Bangalore où habite l’autrice. La projection se fait par un jeu de références externes renvoyant à notre temps présent et d’auto-références internes. De nombreux noms (toponymes, sigles et marques) renvoient à un espace « extra-textuel » existant, comme Woofer qui remplace Twitter, ou InstaSnap. Mais l’autrice dote Apex City d’une véritable culture propre avec ses jeux de langage et ses expressions qui ne se comprennent que dans l’espace « intra-textuel ». À la lecture de certains passages du roman, les plus caustiques, on pourra penser au roman VieTM de Jean Baret, le cynisme en moins. Comme ce dernier, Analog/Virtuel déconstruit sans cesse les figures habituelles et alterne noirceur et humour, depuis le plus sombre (la ferme aux légumes) jusqu’à l’ironie hilarante (le chapitre Le projet BE-Moji).

Son trait le plus original est dans la forme narrative. Vu de loin, Analog/Virtuel a effectivement l’allure d’un recueil de nouvelles, mais c’est trompeur. Il s’agit bien d’un roman dont la structure fragmentaire se décline en vingt chapitres, chacun doté d’un titre propre, qui eux même sont fragmentés en séquences et ellipses temporelles. Le narrateur change à chaque chapitre, et la narration prend le parti d’une focalisation interne où tout est raconté à travers le regard d‘un personnage, une voix homodiégétique, avec occasionnellement l’emploi de la première personne par un narrateur autodiégétique. Il ne s’agit pas d’un roman polyphonique comme l’est La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. Il s’agit d’un roman mosaïque. Chaque récit donne à lire une tranche de vie, un moment de crise, une expérience inscrite dans un temps donné, un fragment inscrit au sein d’un récit plus vaste. Le temps de la narration est celui du récit, simultané à l’action, avec occasionnellement des récits enchâssés où passé et présent s’intercalent sous forme de flash-backs. Chacun des textes est lié à un autre par un événement, un objet, un détail, un narrateur qui devient un personnage secondaire. Le tout forme un récit chronologique cohérent sur plusieurs mois, voire plusieurs années si l’on tient compte des retours en arrière.

Tout ceci a son importance car la polyphonie présente dans la narration donne à lire un récit collectif. C’est le mot à retenir de cette chronique : collectif. En variant les voix et les points de vue, le choix narratif permet d’explorer tous les aspects de l’univers, selon différentes approches, différentes expériences de vie, à travers les différentes strates de la société. C’est une peinture holistique de cet avenir possible. Le récit proposé par Lavanya Lakshminarayan échappe au schéma classique (occidental) de la quête héroïque. Dans la dystopie décrite par l’autrice, il n’y a pas de grand méchant ni de gentil héros qui va sauver le monde. Il n’y a pas de dictateur ou d’affreux capitaliste qui dirige une société constituée de nantis et d’esclaves. Il y a un système choisi, mis en place et auquel 90% de la population adhèrent. La responsabilité est collective. Même au sommet de la pyramide, chacun vit dans la peur de se voir déclasser, car au bout de la chute, il n’y a que la ferme aux légumes. Analog/Virtuel fait le récit d’une révolution. Là encore, ce n’est pas le fait d’un individu mais une action collective construite patiemment pendant des dizaines années. Il n’y a pas de messie, il n’y a que des héros d’un jour, une voleuse, une ingénieure, un espion, des passeurs de plat qui par une action déterminante mais limitée participent à la révolution, à changer le monde. Ce récit mosaïque met en scène la relativité du pouvoir. Il développe l’idée que l’Histoire s’écrit au présent collectivement et non selon des schémas prédéfinis par des forces externes ou supérieures.

Le roman de Lavanya Lakshminarayan est résolument optimiste, mais il n’est pas naïf pour autant. Le livre se referme sur le Grand Soir, et met en garde contre les lendemains qui déchantent. L’autrice fait dire à l’un de ses personnages :

 « Quand vous aurez gagné cette guerre, qu’avez-vous l’intention de faire ? […] comme tous ceux qui vous ont précédé, et vous allez échouer, comme eux. »

Analog/Virtuel est un premier roman, et c’est un excellent roman.


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  • Titre : Analog/Virtuel
  • Autrice : de Lavanya Lakshminarayan
  • Publication : 1 juin 2022, Hachette Heroes, coll. Le rayon Imaginaire
  • Traduction : Lise Capitan
  • Nombre de pages : 384
  • Format : papier et numérique

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Cinq livres de science-fiction ou de fantasy à lire à la plage cet été

Nous sommes enfin en été ! Alors qu’on se remet à peine des canicules précoces ou des violents orages qui leur font suite, il est temps de penser aux vacances et avec elles à l’incontournable question : que lire cette année sur la plage ou à l’ombre des pins, au bord de la piscine en sirotant un mojito ou dans la cave en regardant pousser son blob ? Comme tous les ans, je vous propose une liste de cinq (six en fait) ouvrages de science-fiction ou fantasy publiés cette année, qui me semblent parfaitement convenir comme lectures estivales, afin de s’agiter mais pas trop les neurones. Il y en a pour tous les goûts.


Le Serpent de Claire North et Opexx de Laurent Genefort

Pourquoi ne prendre qu’un livre lorsqu’on peut en emporter deux ? Surtout si ce sont des romans courts. Je vous propose pour commencer la lecture de deux novellas, d’un peu plus de cent pages chacune, d’autant qu’en ce mois de juin court l’opération promotionnelle Une Heure Lumière qui vous permettra pour l’achat de ces deux titres de vous voir offrir le hors-série Des Bêtes fabuleuses de Priya Sharma.

Le Serpent de Claire North : nous sommes à Venise en 1610 et Thene est invitée à rejoindre la Haute Loge de la Maison des jeux, là où les échiquiers sont politiques et où tombent les empires. Cette novella a toutes les qualités d’un grand roman de fantasy. Il s’agit d’une lecture délicieuse pour l’été. Voir la chronique complète.

Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière, trad. Michel Pagel, 160 pages, 10,90€

Opexx de Laurent Genefort. Changement radical de décor avec cette novella qui nous propulse vers des mondes étrangers à travers la galaxie pour suivre un soldat un peu spécial pour des opérations extérieures. La grande réussite du texte de Genefort est qu’il n’est pas du tout ce qu’il semble être de premier abord et propose une jolie réflexion sur l’altérité. Voir la chronique complète.

Le Bélial’, coll. Une heure Lumière, 120 pages, 8,90€


Widjigo – Estelle Faye

Quoi de plus indiqué lors des grandes chaleurs que de s’offrir une petite promenade rafraîchissante. Mais attention au Widjigo. Estelle Faye nous promène dans un récit historique qui sombre rapidement dans l’horreur glaciaire. Parfait pour les longues soirées estivales. Voir la chronique complète.

Albin Michel Imaginaire, 256 pages, 18,90€


Mary Toft ou la reine des lapins – Dexter Palmer

Un autre roman historique qui dérape rapidement vers le bizarre. Mary Toft ou la reine des lapins est un superbe roman, à l’intelligence remarquable, qui, sous le couvert du récit d’un étrange fait divers, propose une réflexion fine sur notre époque et ses travers cognitifs. Voir la chronique complète.

Table ronde, trad. Anne-Sylvie Homassel, 448 pages, 24€


La Nuit du Faune – Romain Lucazeau

Dans ce conte philosophique, c’est une balade à travers l’univers à la rencontre de multiples formes de vies à laquelle nous convie Romain Lucazeau. C’est un roman brillant, qui fait réfléchir. Histoire de ne pas revenir bête de ses vacances. Voir la chronique complète.

Albin Michel Imaginaire, 256 pages, 17,90€


Projet Dernière chance – Andy Weir

Terminons par le plus fun, le dernier roman d’Andy Weir (l’auteur de seul sur Mars) qui revient avec un récit spatial drôle, malin, et fun de bout en bout. C’est l’option mojito de cette liste : Voir la chronique complète.

Bragelonne, trad. Nenad Savic, 480 pages, 22€.


En bonus : je signale aussi la sortie cette année en format poche d’Anatèm de Neal Stephenson. Il s’agit de l’un des romans de science-fiction les plus ambitieux de ces 20 dernières années. Voir la chronique complète.

Le livre de Poche, trad. Jacques Collin, tome 1, 800 pages, 9,40€; Le livre de poche, trad. Jacques Collin, tome 2, 672 pages, 8,90€

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Des bêtes fabuleuses – Priya Sharma

En 2016, les éditions Le Bélial’ lançaient la collection Une Heure-Lumière dédié aux romans courts d’une centaine de pages, format intermédiaire entre la nouvelle et le roman. L’idée rencontrait rapidement l’enthousiasme des lecteurs et, en 2018, l’éditeur accompagnait la rentrée littéraire d’une opération promotionnelle en proposant début septembre un hors-série gratuit pour l’achat de deux titres de la collection. À la demande des librairies partenaires, l’opération UHL a depuis 2021 été décalée à la fin du mois de mai, sauf à la FNAC qui préfère maintenir dans ses magasins l’opération en septembre.  Tout cela pour dire qu’en ce mois de juin 2022, l’opération UHL fait rage et un cinquième hors-série accompagne les sorties d’Opexx de Laurent Genefort et Un an dans la ville-Rue de Paul Di Filippo. Affirmer que cette opération est un succès est en deçà de la réalité. Rendez-vous compte : à peine trois semaines après la publication d’Opexx de Laurent Genefort, l’éditeur se voit obligé de lancer la première réimpression. Trois semaines ! C’est le temps désormais qu’il faut pour épuiser un titre de la collection UHL. Je ne saurai donc que vous conseiller de ne pas trop trainer si vous ne voulez pas passer à côté, d’autant que les hors-séries offerts durant l’opération ne sont pas réimprimés, une fois épuisés, ils sont collectors.

Ces hors-séries sont l’occasion d’offrir une existence à des textes trop courts pour être publiés dans la collection, mais trop longs pour apparaitre comme une nouvelle dans les pages de la revue Bifrost. Un format intermédiaire au format intermédiaire dont il serait pourtant dommage de se passer considérant la qualité des textes en question. Les cinq titres publiés à ce jour sont :

Afin de prévenir toute accusation de parti pris, il me faut préciser que je suis indirectement impliqué puisque j’ai traduit le titre Un château sous la mer de Greg Egan, mais que j’esquive habilement toute accusation de conflit d’intérêt puisque le titre étant distribué gratuitement, les revenus générés par le généreux pourcentage sur les ventes garanti par mon contrat de traducteur s’élèvent à exactement 0 €. (C’est toute l’histoire de ma vie résumée là, en une seule phrase.)

On admirera au passage les couvertures d’Aurélien Police qui habillent la collection.

Des bêtes fabuleuses – Priya Sharma

Le cinquième hors-série est donc un texte de l’autrice britannique Priya Sharma que l’on retrouve dans la collection après Ormeshadow (UHL n°29) publié en 2019 sous une traduction d’Anne-Sylvie Homassel. J’avais déjà eu l’occasion d’affirmer que tout texte traduit par madame Homassel méritait d’être lu, et ce hors-série le prouve encore. On retrouve dans ce texte l’univers particulier de l’autrice dans lequel l’horreur de la réalité entre en collision avec la puissance cathartique de l’irrationnel en une sorte d’inversion des mécanismes habituels de la littérature fantastique. Nous sommes dans un genre qu’on appelle parfois le réalisme magique. L’histoire est celle d’Eliza/Lola, une jeune femme mal-née dans une famille dont les secrets enfuis ne se dévoilent que très progressivement dans le texte à travers une série de flashbacks. Le mystère au cœur du récit n’est donc pas le devenir d’Eliza mais la révélation de ses origines. La réalité est sordide, sombre, violente, traumatisante. Mais dans la droite ligne d’Ormeshadow, l’autrice taille le monde au couteau et fournit une échappatoire. La plume est sans concession, rendue par une traduction de toute beauté.

« Je devrais savoir qu’il est inutile d’essayer de mesurer la masse et la profondeur de l’amour par ses tourments et ses drames, mais il a des moments où j’en ai le plus vif désir, comme si cela démontrait qu’il est bel et bien vivant. »

Je n’en dévoilerai pas plus, tout le plaisir de cette lecture reposant sur la découverte des secrets qui entourent Eliza, de ses forces et de ses blessures. Il s’agit là d’un excellent texte.

Notons que ce hors-série se referme sur un guide de lecture très original, créé à l’initiative de Camille « Vanille » Vinau, collaboratrice de la revue Bifrost et blogueuse sur La Bibliothèque derrière le fauteuil. Camille propose une série de « menus dégustation», comme au restaurant, pour aborder la collection UHL en fonction de thématiques communes, tels que Le menu qui va mal tourner, ou Un tour dans le système solaire. C’est fort bien imaginé, et fort bien rédigé.


D’autres avis : Apophis, Yozone, 233°C, Xapur, Le nocher des livres, Ombre Bones,

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Un an dans la Ville-Rue – Paul Di Filippo

Il y a six ans,  un petit éditeur indépendant alors sis à Saint-Mammès créait une collection dédiée à un format oublié en France, la novella, pour redonner ses lettres de noblesse au format court, ce formidable laboratoire d’idées dans lequel une grande partie de l’histoire de la science-fiction s’est inscrite. Ainsi naquit la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’, avec désormais « le succès que l’on connait », pour reprendre les termes du boss Olivier Girard. De quoi alimenter les jalousies germanopratines, n’en doutons pas, car oui, nos mauvais genres n’ont rien à envier à la Grande Littérature et si l’on en juge par les tentations de plus en plus voyantes de ladite Blanche à venir explorer nos chemins de côté, c’est bien plutôt l’inverse qui se dessine sous les sourires entendus et les quolibets à peine déguisés.  

Le roman court a ceci de précieux qu’il permet des expérimentations littéraires qui seraient autrement – je le pense, mais je ne vous inciterai pas à partager cet avis –  vouées à l’échec dans le format long. Ainsi, en juin de l’année dernière, Le Livre écorné de ma vie de Lucius Shepard paraissait dans la collection Une Heure-Lumière. Ce texte prenait la forme d’une autobiographie imaginaire, une autofiction radicale, dans laquelle l’auteur se peignait en sale type sous les traits d’un alter-ego fictif. Cela fonctionne – et comment ! – parce que la brièveté du texte rend la plongée dans les abysses supportables le temps d’une trêve de l’incrédulité et parce que l’auteur consent à livrer quelques clefs de lecture.  Pour le 37e titre de la collection Une Heure-Lumière, l’éditeur a choisi de livrer à ses lecteurs une autre expérience littéraire qui relève là encore de l’autofiction, ou plus précisément de la projection via l’imaginaire de l’auteur et de son art sur une toile où l’étrangeté fraye avec le commun, et qui, à l’opposé du texte de Lucius Shepard, vise la lumière.

Dans Un an dans la Ville-Rue,  Paul Di Filippo crée un personnage et une ville. Le personnage est un alter-ego. Diego Patchen est un auteur émergeant de « cosmos fiction », genre littéraire relevant de l’imaginaire, méprisé par les garants de la vraie littérature (ainsi que je l’évoquais dans l’introduction), et publié dans des revues à bas prix distribuées en kiosque à des lecteurs peu nombreux mais fidèles et passionnés. Vous aurez bien évidemment reconnu la science-fiction. Il publie ses premières nouvelles dans la revue Mondes Miroirs dirigée par un certain Winslow Compounce sous les traits duquel on devine aisément le portrait de John W. Campbell. Diego Patchen réside dans le quartier de Vilgravier, du côté du 10 394 850e bloc de l’Avenue. C’est l’unique rue de la ville, et elle s’étend à l’infini. Peut-être, ou pas. On ne sait pas. Le monde est peut-être torique comme l’Ouroboros. La ville est bordé d’un côté par le Fleuve et de l’autre pas les Voies. Au-delà, l’Autre Rive et le Mauvais Côté des Voies, c’est-à-dire dans cette géographie linéaire du monde projeté le long d’une seule dimension le Paradis et l’Enfer. Ce sont ici des lieux réels. La Mort frappe à l’improviste et se matérialise lorsque Les Bouledogues ou les Femmes des pêcheurs, les démons ou les anges, descendent des cieux pour emporter les corps d’un côté ou de l’autre.

Le monde imaginé par Paul Di Filippo, avec ses mots inventés, ses différents parlés, son double soleil ou sa géographie fabuleuse, est un monde miroir du nôtre. Un concept en entraine un autre, un mot devient une cosmogonie. Le worldbuilding, exceptionnel, a la fluidité du Fleuve qui borde l’a ville. Et plus il invoque l’étrangeté, plus il convoque chez le lecteur le sentiment de familiarité. Ce monde nous est instinctivement connu, mais comme une projection déformée mais néanmoins fidèle. D’autant que de multiples équivalences sont proposées. Les mondes imaginaires de Diego Patchen, folles élucubrations de sa part, sont des rappels à notre monde. Nous vivons dans la fantasy de Patchen et le passage de l’un à l’autre devient rapidement on ne peut plus naturel. Di Filippo procède ainsi à une inversion des points de vue qui amène à penser la littérature blanche comme une idiotie quelque peu ridicule.

Dans la forme, l’écriture de Di Filippo et le récit qu’il propose dans Un an dans la Ville-Rue  m’évoquent les textes de la Beat Generation. (Il s’agit là d’un sentiment personnel, d’autres lecteurs y ont projeté d’autres références.) Nous ne sommes pas sur la route avec Kerouac mais sur l’Avenue avec Di Filippo. On y croise des vies qui se font ou se défont, des drogues, du sexe et du jazz. Il y a à la fois un détachement et une implication au premier degré dans le récit, ce qui lui donne une force brute. Le style est spontané, l’écriture parfois quasi automatique, un mot en entraine un autre, et touche au sublime. Il faut souligner ici la traduction acrobatique de Pierre-Paul Durastanti. À la lecture du texte on perçoit – que très partiellement sans doute – la montagne que le traducteur a eue à gravir afin de rendre le style du texte, les langages employés, le jeu des noms, la richesse du vocabulaire. On en ressort admiratif.

Un an dans la Ville-Rue est une métafiction sur l’imaginaire, un texte formidable soutenu par une traduction admirable. Tout simplement.


D’autres avis chez Gromovar, Un dernier livre, Yozone,


  • Titre : Un an dans la Ville-Rue
  • Auteur : Paul Di Filippo
  • Publication : 26 mai 2022, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 128
  • Format : papier et numérique

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Opexx – Laurent Genefort

L’humanité entretient un rapport privilégié avec la violence, qu’elle aime et abhorre avec autant de passion. Pour être honnête, c’est le cas de toutes les espèces vivantes sur cette planète, les plantes y compris. (Ceux qui imaginent la nature bienveillante sont des illuminés qui refusent de voir l’horreur qui se déroule constamment, dans la moindre parcelle d’herbe sous nos pieds.) Mais pour ce qui nous intéresse ici, à savoir les littératures de l’imaginaire, on se doit de constater que la violence, sous ses formes les plus diverses, est un sujet littéraire, si ce n’est LE sujet de la littérature. Nos mythes les plus anciens et les plus ancrés sont des histoires de violence, de meurtre, de vengeance et de guerre. Le sang abreuve nos pages. Dans cette production, la science-fiction a versé plus que son dû et ses bibliothèques de mots et d’images sont emplies de récits guerriers, que ce soit chez des auteurs accusés de militarisme comme Robert A. Heinlein après qu’il ait publié Starship Troopers, ou d’autres encensés pour leur progressisme comme Iain M. Banks après qu’il ait écrit le cycle de la Culture, ou encore au cinéma dans la fantasy militariste Star Wars, etc, etc. Nous ne dresserons pas une liste, elle est infinie. Toutes ces histoires nous racontent nous, ce que nous sommes. Une espèce spécialisée dans la violence et devenue pourvoyeuse de massacres à l’échelle industrielle. L’actualité nous le dit encore.

Rien d’étonnant donc à ce que le Blend nous contacte pour accomplir ses basses œuvres. Le Blend, c’est la communauté de civilisations intergalactiques imaginée par Laurent Genefort dans le court roman Opexx qui vient d’être publié dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’. Ces civilisations forment un ensemble hétéroclite d’espèces qui ont en commun d’en être à un stade de leur histoire et de leur développement beaucoup plus avancé que les humains. Elles forment une communauté dans laquelle règne la paix, l’abondance, etc. Une véritable utopie galactique. Mais Iain M. Banks l’a bien dit dans le cycle de la Culture, toute utopie possède ses côtés obscurs qui s’expriment le plus souvent à sa marge. Ainsi Banks imaginait que la Culture s’était dotée d’une force d’intervention extérieure, nommée Contact, service diplomatique et militaire commettant souvent des choses pas très « Culture ». Ainsi, lorsque le Blend se cherche un partenaire plutôt bien disposé à l’endroit de la violence et du fait de guerre, elle s’adresse à des spécialistes de la question : nous. En échange de quelques cadeaux technologiques améliorant le confort quotidien, mais rien à même de remettre en cause les rapports de force, faut pas déconner, le Blend emploie des soldats humains formés pour réaliser des opexx, soit des opérations outremondaines pour régler là un conflit, accompagner ici un de ses représentants, ou maintenir là-bas l’ordre. Laurent Genefort pose son récit dans le cadre du trope incontournable en SF des opérations militaires en terres lointaines. Il fait ce qu’il aime le plus en science-fiction : il imagine des mondes étrangers, des espèces vivantes étonnantes. L’altérité, concept plusieurs fois mis en avant dans le texte, est au cœur du roman. Il s’agit de l’idée directrice, et elle est exploitée sous différentes formes et à plusieurs niveaux sensibles.

Surtout, Opexx est un récit basé sur ses contradictions. Laurent Genefort, une fois le décor planté, met en lumière tout ce qui ne va pas dans cette histoire. Il y a tout d’abord le déroulé même des opérations. Le Blend fournit les armes, transportent les hommes, implantent dans leur cortex les informations nécessaires à la mission. Mais chaque sortie est suivie d’une déprogrammation, durant laquelle tous les souvenirs de la mission sont effacés. Officiellement, il s’agit d’éviter aux soldats les effets, bien réels, des syndromes post-traumatiques. Mais on ne peut passer à côté de la contradiction du fait d’implanter de faux souvenirs pour ensuite en retirer de vrais. Heureusement pour nous, le narrateur autodiégétique de l’histoire est atteint d’un syndrome dit de Restorff. Par défaut d’empathie, ses facultés mémorielles ne reposent pas sur l’émotion mais sur un attachement analytique aux détails (il rappelle sous cet aspect le personnage de Siri Keeton dans Vision aveugle de Peter Watts). La déprogrammation n’a ainsi aucun effet sur lui, et il garde ses souvenirs.

Chaque mission est soumise à des règles strictes, et il est strictement interdit de contaminer les mondes envahis de quelque manière que ce soit. Une douche avant de partir, une douche en revenant. C’est une évidence, il est hors de question de transporter avec soi ou de ramener des éléments potentiellement pathogènes. Mais, là aussi, Laurent Genefort souligne la contradiction intrinsèque à l’idée de guerre propre : merci d’être venus massacrer les populations locales, au revoir, et surtout n’oubliez pas de ramasser vos mégots en partant.

Ce ne sont là que deux exemples, parmi les plus évidents, et je n’en dirai pas plus. Laurent Genefort, lui, ne s’arrête pas là évidemment. Il va au bout des choses et met en opposition chaque élément du récit avec sa propre contradiction. Cela l’amène à donner une direction inattendue à l’histoire et à proposer une résolution surprenante, ou qu’en tout cas je n’avais pas vu venir, sous la forme d’une autre contradiction, mais somme toute tout à fait logique.

Opexx est un court roman très réussi, en ce sens qu’il n’est pas du tout ce qu’il semble être de prime abord. C’est un texte qui s’installe dans un trope science fictif, l’action armée portée sur d’autres mondes, le place face à l’altérité et met en lumière ses contradictions. Opexx est un roman qui raconte la complexité du caractère humain.


Autres avis : Apophis, Vive la SFFF, Les lectures de Xapur, Vive la SFFF, Mondes de poche, Ombre bones,


  • Titre : Opexx
  • Auteur : Laurent Genefort
  • Publication : 26 mai 2022, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 120
  • Format : papier et numérique

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Le Cycle d’Andrea Cort [4/4] : La Guerre des marionnettes – Adam-Troy Castro

Le 15 juin, soit dans une semaine, le troisième et dernier (ou pas) volume du cycle d’Andrea Cort d’Adam-Troy Castro sort chez Albin Michel Imaginaire. Réjouissons-nous, pour ceux qui ont suivi les aventures éditoriales de ce cycle en France, ce n’était pas gagné. Heureusement, l’intérêt des lecteurs pour la Procureure Extraordinaire Andrea Cort a eu raison des dernières réticences financières qui auraient pu se mettre en travers de la parution de cet ultime (ou pas) volet. Pour rappel, le cycle est constitué à ce jour de trois romans, de novellas et de nouvelles parues à l’origine dans le désordre et présentant des contradictions. Le directeur de collection, Gilles Dumay, a eu la grande idée de rassembler et publier les textes dans l’ordre chronologique du récit, et non de parution, avec l’aide de l’auteur qui a réécrit certains éléments pour éliminer les contradictions internes. C’est donc une œuvre complète et cohérente qu’il nous présente. Ainsi, Emissaire des morts, sorti en 2021, contient le roman Emissaries from the Dead (2008) ainsi que les nouvelles Avec du sang sur les mains (With Unclean Hands, 2011), Une défense infaillible (Tasha’s Fail-Safe, 2015), Les Lâches n’ont pas de secret (The Coward’s Option, 2016) et Démons Invisibles (Unseen Demons, 2002). La Troisième griffe de Dieu sorti en 2021 contient le roman The Third Claw of God (2009) et la nouvelle Un coup de poignard (A Stab of Knife, 2018). Enfin, La Guerre des marionnettes n’est sorti en langue originale (anglais) qu’en audio-livre.  Il nous arrive ici accompagné de la novella Les Lames qui sculptent les marionnettes (The Knives that carve the Marionettes, inédit) et de la nouvelle La Cachette (Hiding Place, 2011).

À la question « est-il possible de lire La Guerre des marionnettes sans avoir lu préalablement Emissaire des morts ? », la réponse est non. À la question « est-il possible de lire La Guerre des marionnettes sans avoir lu préalablement La Troisième griffe de Dieu ? », la réponse est encore non. Et à la question « est-il possible de lire le roman La Guerre des marionnettes sans lire « Les Lames qui sculptent les marionnettes », la novella qui le précède au sommaire ? », la réponse est : je vous le déconseille. Cette novella fait le lien entre La Troisième griffe de Dieu et La Guerre des marionnettes par le récit d’évènements mentionnés brièvement dans le deuxième roman, et dont le protagoniste n’est pas Andrea Cort mais Jason Bettelhine, en lien avec la planète Vlhan sur laquelle se déroule l’histoire du troisième roman. La novella explique ce qu’il y a à savoir de la culture indigène de cette planète et ses rapports avec les autres civilisations. Sa lecture est donc, sinon nécessaire, au moins fort utile pour comprendre La Guerre des marionnettes.

Le contexte du cycle d’Andrea Cort est celui d’un space opera se déroulant quelques 4000 ans dans le futur. L’humanité a essaimé à travers l’espace et rencontré différentes espèces extraterrestres sentientes. Quoi que divisée, elle se regroupe principalement sous la bannière de la Confédération Homo-sapiens. Andrea Cort est représentante du Procureur Général du Corps Diplomatique de la Confédération Homsap. Enquêtrice, elle a en charge l’arbitrage de conflits juridiques entre cultures humaines et extraterrestres. Et ceux-ci ne manquent pas. L’ensemble du cycle repose sur deux idées directrices. La première est l’examen de crimes et de leur résolution juridique dans ce contexte d’interaction entre civilisations qui n’ont pas forcément la même conception ni de ce qui constitue un crime ni de la justice. La seconde est l’évolution du personnage d’Andrea Cort dans un monde violent où se joue ni plus ni moins que l’avenir de l’humanité menacée dans une guerre invisible que se livrent des Intelligences Artificielles anciennes et toutes puissantes.

La Guerre des marionnettes montre un changement de ton dans le cycle. Si les volumes précédents étalaient une certaine noirceur, celui-ci s’enfonce plus encore dans le côté obscur sans espoir de retour. Les crimes sur lesquels Andrea Cort enquêtaient relevaient pour la plupart du simple meurtre, aussi odieux soit-il, ou du complot politique. Adam-Troy Castro change de braquet dans La Guerre des marionnettes en s’attaquant cette fois-ci au crime contre une espèce dans son ensemble, au génocide et à toutes sortes d’horreurs qu’il est possible de faire subir à des êtres vivants.

La planète Vhlan est habitée par une espèce (très) intelligente qui se livre chaque année à un rituel dans lequel 100 000 d’entre eux meurent. Inexplicablement, ce suicide collectif attire des humains, chaque fois plus nombreux, qui vont jusqu’à subir des interventions chirurgicales extrêmes dans l’espoir de pouvoir participer à la cérémonie et y mourir à leur tour. De ce point de vue, le roman verse sans frémir dans le body horror, soyez prévenus. Comme va le découvrir Andrea Cort, tout ceci est depuis longtemps organisé et contrôlé. Alors que dans ses aventures précédentes, la procureure extraordinaire restait relativement maitresse de ses actions, dans ce volume elle subit plus qu’elle n’agit. Emportée par une situation qui la dépasse, et qui dépasse tout le monde à vrai dire, elle se voit malmenée par la tempête qui se déchaîne avant de comprendre qu’on n’attend d’elle qu’une chose, et une seule. Je n’en dévoile pas plus pour laisser au lecteur tout le loisir de découvrir Vhlan, ses habitants, ses rituels, et ses crimes.

Le roman est suivi de la nouvelle « La Cachette », qui ferme le cycle et scelle le destin d’Andrea Cort. Simple dans son déroulement, puisqu’il s’agit d’une simple enquête sur un meurtre, elle répond à une question qui me titillait depuis le début, à savoir les raisons profondes de l’association entre Andrea Cort et la gestalt formée par Skye et Oscin Porrinyard.

J’avais eu quelques réserves sur le deuxième volet, La Troisième griffe de Dieu, que je trouvais très classique dans sa forme quand bien même il traitait de façon aboutie le thème du crime en chambre close. Ce troisième volet n’est pas parfait, loin de là. Adam-Troy Castro garde des petites manies d’écriture qui m’exaspèrent toujours autant, notamment sa façon de se répéter sans cesse et de toujours trop expliquer, mais qu’on excuse en considérant qu’initialement l’ensemble de ces textes n’a pas été écrit pour être ainsi réuni en une trilogie.  On notera aussi de petites incohérences et des facilités. La résolution du roman, le choix d’Andrea, pourra faire grincer les dents du lecteur exigeant. Malgré tout, La Guerre des marionnettes est un roman qui m’a beaucoup surpris. J’ai été soufflé par sa noirceur assumée, par sa radicalité dans les horreurs qu’il décrit, ainsi que par son absence totale d’optimisme. S’il s’agit là de la conclusion du cycle, alors elle est très réussie.


D’autres avis chez : Gromovar, Apophis,


  • Titre : La Guerre des marionnettes : Andrea Cort – Tome 3
  • Série : Andrea Cort
  • Auteur : Adam-Troy Castro
  • Publication : Albin Michel Imaginaire, 15 juin 2022
  • Traduction : Benoît Domis
  • Nombre de pages : 529
  • Format : papier et numérique

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Eversion – Alastair Reynolds

Alastair Reynolds, astrophysicien gallois devenu auteur de science-fiction, a toujours fait de l’exploration un thème central de ses écrits, et ce depuis son tout premier roman, Revelation Space, publié en 2000. Ce qui est somme toute assez peu surprenant de la part d’un scientifique, et plus encore d’un astrophysicien dont l’exploration de l’univers, comme ultime horizon, est la raison d’être. C’est ainsi qu’il est devenu l’un des plus renommés auteurs britanniques de space opera de cette génération. La majeure partie de ses romans et nouvelles aborde ainsi l’exploration de l’espace et la rencontre avec des civilisations extraterrestres ou, tout le moins, le souvenir de leur existence.

Ce sont des thématiques que l’on retrouve à nouveau dans son dernier roman, Eversion, mais sous une forme assez surprenante pour ses lecteurs habituels et fort originale. Et là, à cet instant, le chroniqueur de littérature science-fictive que je suis se trouve devant un affreux dilemme pour vous en parler, car tout le plaisir que vous pourrez tirer de sa lecture viendra du fait que je ne vous en dise rien, pour que la surprise soit entière. Je vais donc tâcher de vous en dire le moins possible, et ce sera une courte recension, mais essayer tout de même de vous donner l’envie de le lire, ou d’impatienter jusqu’à sa traduction en français. Il faudra se laisser aller de découverte en découverte, de révélation en révélation, pour pleinement apprécier le travail d’orfèvre déployé par Alastair Reynolds dans ce roman. Sachez que je l’ai reçu hier, que je n’avais pas prévu de le lire dès maintenant, mais que j’ai fait l’erreur de l’ouvrir et que je ne l’ai reposé que tard dans la nuit, une fois la dernière page tournée. C’est peut-être là le meilleur argument que je puisse vous fournir pour vous convaincre de ses qualités.

Nous sommes au début du 19e siècle, au large de la Norvège. La goélette Demeter remonte la côte vers le nord pour une mission d’exploration scientifique financée par un riche chasseur de trésor qui s’est mis en tête de trouver un passage vers un Fjord inconnu mais dont il aurait eu connaissance par l’intermédiaire de documents maritimes retrouvés et chèrement acquis. Le docteur Silas Coade est le médecin du bord et le narrateur, à la première personne, des aventures qui nous sont racontées dans le roman. Les choses ne se déroulent évidemment pas très bien et à la page 74 tout bascule. Et l’histoire reprend… Voilà, je ne peux vous en dire plus, car tout ce qui se déroule à partir de ce moment fait le sel du récit. Disons qu’Eversion possède un point d’entrée, qui se situe au 19e siècle quelque part au Nord de Bergen, et un point de sortie, qui lui se situe… loin dans le futur. La structure du livre est basée sur une récurrence et un certain nombre d’itérations qui nous emmènent de la première à la dernière page.  

 » I stared into the void inside the helmet. The void stared back. There was blackness there, and for an instant I thought it a complete absence of form, as if the helmet were entirely empty. But I needed only wait to the light to worm its way inside. By degrees, a face emerged. It was not really a face at all. It was a skull, garbed in only the thinnest mantle of withered flesh. To the dream of whispers, I added a scream. « 

Dans la forme, Eversion est un récit d’aventure, d’exploration au sens premier du terme, avec en son sein un mystère qui ne se dévoile que lentement, Reynolds disséminant habilement les indices jusqu’à une résolution grandiose dans laquelle tous les éléments s’assemblent et prennent sens. Cet aspect en fait un véritable page-turner ludique qui vous gardera éveillé jusqu’aux heures les plus sombres de la nuit. C’est un récit de science-fiction qui flirte avec l’horreur (on pourra faire un rapprochement avec la novella Diamond Dogs de l’auteur sur certains éléments bien précis), et cet aspect là vous gardera éveillé jusqu’aux heures les plus claires de l’aube. Mais le roman porte en plus une dimension metatextuelle et constitue un hommage appuyé, non seulement à l’écriture de fiction, mais aussi à l’histoire de la littérature de science-fiction depuis les romans de Jules Verne, ceux d’Edgar Rice Burroughs, et aussi de Lovecraft, jusqu’à 2001 l’Odyssée de l’espace et à l’œuvre de l’auteur lui-même. Enfin, ça n’a pas toujours été le cas, notamment pour ses premiers romans, mais Eversion est un livre que j’ai trouvé formidablement bien écrit avec un style qui s’adapte au récit et évolue au cours du roman.

Après quelques errances regrettables, comme avec Permafrost ou la série Vengeresse, Alastair Reynolds montre qu’il reste capable de surprendre son lectorat et d’écrire de très bons romans de SF. Eversion est de ceux-là. J’ai eu énormément de plaisir à le lire.


  • Titre : Eversion
  • Auteur : Alastair Reynolds
  • Langue : anglais
  • Publication : 26 mai 2022, chez Golancz
  • Nombre de pages : 320
  • Format : papier et numérique

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The Voyage that Lasted 600 Years – Don Wilcox

Je vous proposais récemment un retour en arrière, une décente vertigineuse dans les tréfonds de la grande bibliothèque de la science-fiction, autour du thème des vaisseaux générationnels avec deux articles consacrés à Spacebred Generations de Clifford D. Simak, et Stardust & The Wind Blows Free de Chad Oliver. Ces quelques sondages archéologiques ne sauraient révéler une stratigraphie complète si je n’évoquais pas le tout premier texte écrit dans la thématique.

Publié dans la revue Amazing Stories en octobre 1940, « The Voyage that Lasted 600 Years » de Don Wilcox est souvent présenté comme la première histoire de fiction basée sur le concept de vaisseau générationnel. Le titre de premier est toujours discutable. Le site ISFDB recense deux textes mentionnant le concept publié avant « The Voyage » :

« The Living Galaxy » de Laurence Manning publié en 1934 dans Wonder Stories, mais dont le sujet n’est pas une arche générationnelle mais l’expansion de l’humanité dans l’univers pendant 500 millions d’années, notamment en déplaçant une planète entière grâce à la propulsion atomique (idée reprise par Liu Cixin dans Terre Errante (2000)).

« Proxima Centauri » de Murray Leinster publié dans Astounding Stories en mars 1935. Le gigantesque vaisseau Adastra, est parti de la Terre vers Proxima du centaure pour un voyage d’une durée de sept années. Quand bien même des enfants sont nés à bord, que le vaisseau est un monde autosuffisant en soi, et que des mutineries éclatent à son bord, on ne peut pas parler d’arche générationnelle.

« The Voyage that Lasted 600 Years » serait donc bien comme le premier texte à faire du vaisseau générationnel le concept central du récit. À ma connaissance, il n’a jamais été traduit.

Trente générations se succèdent à bord du S.S. Flashaway avant qu’il n’arrive à sa destination, les planètes Robinello, à la fin d’un voyage prévu pour durer 600 ans. Un seul homme, le professeur Gregory Grimstone, vit l’intégralité du voyage. En tant que Gardien des Traditions, il est placé en hibernation et réveillé tous les cent ans, de manière à s’assurer de la bonne marche du vaisseau mais aussi que les générations intermédiaires n’oublient pas le but du voyage. (Notez que cette idée à été reprise par Adrian Tchaikovsky dans le roman Dans la toile du temps.) Je le soulignais dans les deux articles précédents, la question des générations intermédiaires, celles qui vont subir le Long Voyage malgré elles et n’en tirer aucune gloire, est celle qui occupe les auteurs de science-fiction depuis… et bien depuis ce tout premier texte.

Vous vous en doutez bien, les choses ne se passent pas comme prévu par le plan initial et à chaque réveil, Grimstone devra faire face à une détérioration de la situation à bord du Flashaway. À son départ de la Terre en 2066, le vaisseau emporte seize couples et, accidentellement, deux personnes supplémentaires : Broscoe, un journaliste qui n’est pas redescendu à temps, et Louise, la fiancée de Grimstone montée à bord pour lui dire au revoir. Le texte ne manque pas d’humour, jusque dans son dénouement.

Dès son premier réveil, Grimstone apprend que Broscoe a eu des enfants Louise et qu’une trentaine de leurs descendants vit à bord. Mais surtout, il doit faire face à la première crise qui est celle de la surpopulation. Le vaisseau compte désormais plus de 200 personnes au lieu des 100 prévus pour maintenir une population stable dans les limites des capacités du vaisseau. Deuxième réveil, la population est de 800…

Au fur et à mesure du voyage, la situation se dégrade. Des factions se forment, des conflits éclatent. Pire, une génération décide de faire demi-tour ! À chaque fois, Grimstone doit intervenir, imposer des règles, faire cesser les conflits, parfois en usant de violence. Avec le temps, son nom est maudit, il devient l’ogre dont le nom est invoqué par les parents pour effrayer leurs enfants. Il est une créature issue d’un passé dont personne ne se souvient et dont personne ne veut se souvenir. Il n’appartient plus à leur monde. Tout va de mal en pis, jusqu’au dénouement de l’histoire, à l’arrivée du vaisseau. La fin est ironique et a inspiré à Chad Oliver la nouvelle « Stardust », et à E.A. van Vogt la nouvelle « Destination Centaure » publiée dans Astounding en 1944. Rien que ça.

C’est peu dire que « The Voyage that Lasted 600 Years » a été un texte novateur. Avec lui, Don Wilcox a créé une thématique devenue depuis l’un des tropes les plus utilisé dans la littérature de science-fiction. Un texte fondateur donc.

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Stardust & The Wind Blows Free – Chad Oliver

Faisant suite à l’article publié hier sur le thème des arches générationnelles avec Spacebred Generations de Clifford D. Simak, continuons si vous le voulez bien notre exploration de quelques textes de science-fiction qui ont tracé les sillons du Long Voyage interstellaire pour les générations d’auteurs à suivre. Comme je le disais, au-delà des aspects techniques, l’un des motifs récurrents est le devenir des générations intermédiaires, celles qui n’ont rien à gagner de l’aventure dans laquelle elles se trouvent embarquées malgré elles et comment l’évolution de leur culture et de leurs croyances peut affecter le déroulement du voyage. Clifford D. Simak imaginait la création d’un mythe qui liait les membres de l’aventure sur des générations sans but autre que la perpétuation d’une idée originelle perdue dans les remous du temps. Mais quand bien même, les sociétés humaines étant sujettes aux lois qui gouvernent l’entropie, les choses inévitablement dégénèrent du fait d’un groupe ou d’un individu qui ne s’accommode pas des règles. Au fil des générations, l’imprévu devient une certitude et toujours le vent souffle où il veut.

Qui de mieux placé qu’un anthropologue pour discuter du devenir des populations ? Avant d’être un auteur de science-fiction, Chad Oliver (1928-1993) fut diplômé d’un doctorat d’anthropologie de l’université de Los Angeles puis professeur à l’université d’Austin. Auteur de neuf romans et d’une soixantaine de nouvelles, il a notamment écrit dans les années 50 deux textes sur les arches générationnelles : Stardust (1952) publié dans Astounding Science Fiction et traduit en français sous le titre « La poussière des étoiles » dans La grande anthologie de la science-fiction – Histoires de voyages dans l’espace, Livre de Poche, 1983, et The Wind Blows Free (1957) publié dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction  et traduit sous le titre « Le vent souffle où il veut » dans Opta, Fiction n°68, 1959 et La Grande anthologie de la science-fiction – Histoires de cosmonautes, Livre de Poche, 1974. Ces deux textes sont disponibles en VO dans le recueil Far From this Earth publié chez Gateway (2015).

Stardust

S’inspirant de la cruelle ironie imaginée par A.E. van Vogt dans Destination Centaure (1944), Stardust fait le récit d’une rencontre improbable : celle d’un vaisseau spatial voyageant d’une planète à l’autre en quelques jours à travers l’hyperespace (concept introduit en SF dès 1931 par John Campbell dans la nouvelle Islands of Space) et du Viking, une relique des voyages interstellaires, à savoir une arche générationnelle, disparue des radars depuis plus de 200 ans. À son départ de la planète Terre, une population de 200 hommes et femmes se trouvait à son bord. Le vaisseau parait mort, mais dans le doute, il est du devoir de l’équipage de s’arrêter et de lui porter assistance. Toutefois, prévient l’anthropologue de bord, il convient de prendre quelques précautions, car après un si long temps passé dans l’isolement, les humains à son bord ont très certainement développé une culture bien différente de celle des hommes modernes. La nouvelle alterne habilement un double récit, proposant le déroulement des événements vus des deux côtés. À bord du Viking, la situation a évidemment dégénéré et l’équipage est divisé en deux factions s’affrontant pour la maitrise du vaisseau, l’une gardant espoir d’arriver à destination et l’autre prônant une vie d’errance dans l’espace. Leurs sauveteurs vont devoir imaginer un plan pour leur venir en aide sans provoquer de traumatisme trop important.

The Wind Blows Free

Le thème de la dissension au sein de la société qui est à nouveau exploré par Chad Oliver de manière très différente dans The Wind Blows Free. La nouvelle se déroule toujours à bord d’une arche générationnelle et raconte l’histoire d’un jeune homme appartenant à l’une de ces générations intermédiaires condamnées à une existence vaine. Lui n’arrive pas à s’adapter aux règles qui régissent la société du vaisseau. Sans cesse poussé à la marge à la fois par son caractère et par la hiérarchie du bord, il finit par transgresser les lois et explorer plus qu’il ne le devrait son environnement. Il finira par découvrir le grand secret que cachent les officiers du bord. Il s’agit d’une nouvelle à twist, que l’on devine malheureusement un peu trop rapidement. Moins efficace que Stardust, et plus maladroite dans l’écriture, la nouvelle n’en est pas moins originale pour son époque et sa chute a par la suite inspiré d’autres textes, voire des œuvres filmées. Je n’en dis pas plus.

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Spacebred Generations – Clifford D. Simak

Je chroniquais, il y a quelques jours, Braking Day, un premier roman d’Adam Oyebanji, qui reprenait le trope science-fictif de l’arche générationnelle, ces vaisseaux spatiaux destinés à voyager à travers le vide interstellaire pendant des générations avant d’atteindre leur destination, à savoir une nouvelle planète à coloniser. Je regrettais que, au-delà d’un scénario cousu de gros fils blancs, l’auteur n’apporte rien à une thématique déjà battue et rebattue maintes fois par d’autres au cours de la longue histoire de la SF mondiale. Il est toujours un peu facile et gratuit de faire le procès d’un auteur pour manque d’originalité (et il n’est pas rare de lire ici ou là les complaintes de certains à cet égard, comme quoi l’exigence d’originalité serait déplacée – et bien oui, chers auteurs et autrices, on vous demande un minimum d’originalité pour être intéressants, personne n’a dit que ce serait facile de vivre de sa plume après quelques millénaires de civilisation, fin de la parenthèse) si l’on ne propose pas en retour quelques bases pour soutenir l’accusation. J’ai donc décidé de revenir sur le sujet.

Une des questions fascinantes – qui n’est que survolée par Adam Oyebanji – en ce qui concerne les microsociétés qui se constituent à l’occasion de l’isolement d’une population sur une longue période de temps, comme c’est le cas à bord des arches générationnelles, est celle des générations intermédiaires. Un voyage interstellaire possède un début et une fin, un départ et une destination, c’est-à-dire une genèse et une gloire. Mais quelle que soit la durée du voyage, cela ne concerne que deux générations : la première et la dernière. La première est celle qui définit le destin, la dernière est celle qui l’accomplit. Entre les deux, il n’y a qu’attente et désœuvrement autant physique que moral. Les générations intermédiaires n’ont pour principe d’existence que celui du trait d’union étendu dans le temps, sans autre fonction que d’être et de passer. Rapidement, les auteurs de science-fiction ont été frappés par la cruauté de ce paradigme et ont réfléchi aux conditions et aux conséquences d’une telle situation. Robert A. Heinlein dans Orphans of the Sky (1941), Brian Aldiss dans Non-Stop (1958), ou encore Harry Harrison dans Captive Universe (1969), imaginaient une régression de la société à un stade pré-technologique accompagnée d’un oubli de la raison d’être de l’arche. Plus récemment, Rivers Solomon imaginait une régression sociale vers une société esclavagiste dans L’Incivilité des fantômes (2017). Il y a pour moi deux textes essentiels qui explorent les mécanismes d’évolution de la culture et la pensée au sein des générations intermédiaires, allant jusqu’à redéfinir comme objectif ultime le voyage et non plus la destination : Lungfish (1957) de John Brunner et Paradis perdus (2002) d’Ursula K. Le Guin.

Ces deux romans ont été toutefois précédés par un court texte d’une quarantaine de pages, écrit par Clifford D. Simak, et publié sous le titre Spacebred generations, ou alternativement Target Generations, dès 1953 dans Science Fiction Plus. Il a été traduit en français sous le titre « La Génération finale » (OPTA, coll. Fiction n°187, 1969, et Retour/La génération finale, Denoël, coll. Etoile Double, 1984) et « Génération Terminus » (Visions d’antan, J’ai lu, 1997). La version du texte que je possède est une édition en anglais du texte seul, datant de 2009, publiée chez Wilside Press.

Dans Spacebred Generations, Clifford D. Simak raconte les derniers jours d’un voyage de plus de mille ans durant lesquels se sont succédées quarante générations. Pour elles, l’histoire est devenue mythe, puis légende, puis religion. La société humaine est dirigée par des règles stricte au sens religieux (une religion sans dieu). Parmi ces règles, il y a l’interdiction d’avoir un enfant tant qu’un ancien n’est pas décédé, l’entretien de certains systèmes dont on ignore la fonction, le recyclage de tout et toute chose, y compris des corps. Dès 1953, Simak évoque la nécessité des fermes hydroponiques. Avec le temps, il y a eu des dérapages. Comme l’interdiction et la destruction des livres, accompagnées d’une perte de connaissance. Cette société a oublié ses origines et son but. Elle ignore même se trouver dans un vaisseau qui se déplace, n’assistant qu’à la rotation des étoiles autour du navire à bord duquel elle se trouve, sans comprendre la raison de cette rotation. Pour elle, il n’existe pas de destination, mais simplement une existence sans but à bord. Tout va changer lorsque, au début du texte, tout à coup la gravité est modifiée et le sol devient plafond. Il sera de la responsabilité d’un homme, et d’un seul, d’apprendre la nature de cette Fin prophétisée. Pour sauver ses compagnons de voyage, il devra consentir à des actes radicaux.

Comme par la suite Brunner et Le Guin, Clifford D. Simak s’est penché sur la question de la culture développée par les générations intermédiaires à bord d’une arche interstellaire lors d’un voyage de très longue durée, suffisamment longue pour que l’oubli menace le but ultime du sacrifice imposé, et le conflit qui émerge lorsque le voyage touche à sa fin. Il décrit comment les règles ont nécessairement remplacé la raison, et comment la raison va devoir nécessairement remplacer les règles. Le texte est court, l’auteur n’a donc pas le temps d’y développer en profondeur les termes de l’existence à bord. Pourtant, il en déduit certaines des conséquences avec lucidité et pragmatisme, jusqu’à justifier, sans gloire aucune, du crime. Ainsi, en quarante pages, Clifford D. Simak aborde certaines des questions essentielles qui se posent à l’évocation de la possibilité d’une arche interstellaire. Et puis c’est Simak, donc forcément, c’est fait avec intelligence et talent. Il s’agit à mon avis d’un texte à lire si l’on s’intéresse au trope des arches générationnelles au-delà du roman occasionnel.

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Braking Day – Adam Oyebanji

J’aime les arches interstellaires. On attend de la science-fiction, entre autres, qu’elle invente des modèles de société et expérimente avec, tout en nous distrayant. L’arche, ou la nef, interstellaire est outil simple pour isoler un bout d’humanité et lui faire subir de vilaines choses. C’est un microcosme, un monde en bouteille, placé sous une loupe binoculaire. Dès le XVIe siècle, les philosophes humanistes imaginaient des îles. En SF, on construit des vaisseaux spatiaux géants et on y enferme des gens. Si l’idée des arches interstellaires est souvent attribuée au physicien américain Robert H. Goddard, pionnier de l’astronautique, pour avoir proposé d’envoyer des hommes dans l’espace pour des voyages longs des 1918 – il s’agissait alors de maintenir l’équipage en animation suspendue – c’est au physicien russe Konstantin Tsiolkovsky, que l’on doit l’idée de faire vivre plusieurs générations d’humains à bord d’un vaisseau spatial. Et depuis les auteurs de science-fiction en ont fait un trope et produit de très nombreux romans – la liste est trop longue pour être reproduite ici, mais depuis la nouvelle Universe de Robert A. Heinlein (Astounding Science Fiction, mai 1941, reprise dans le roman Orphans of the Sky en 1963), de nombreuses générations d’humain ont souffert dans les quartiers exigus des vaisseaux partis vers la promesse d’un ailleurs. (Rien que sur ce blog, on trouve Lungfish de John Bruner (1957), Paradis Perdu d’Ursula K. Le Guin (2002), La Nef des fous de Richard Paul Russo (2011), Aurora de Kim Stanley Robinson (2015), L’Incivilité des fantômes de Rivers Solomon (2017), Les Etoiles sont légion de Kameron Hurley (2017), Acadie de Dave Hutchinson (2017), Noumenon de Marina J. Lostetter (2017)…). Autre paradigme intéressant des vaisseaux générationnels : le voyage a un début et une fin. Et donc un but.

Ce trope est celui auquel s’attaque l’auteur américain Adam Oyebanji dans on premier roman Braking Day. L’exercice est délicat, dans un premier roman. Soit on a trop lu et on reproduit, soit on n’a rien lu et inévitablement on redit, souvent en moins bien. On est rarement innovant, en somme.

Adam Oyebanji nous emporte dans l’espace, dans un futur lointain. Trois nefs générationnelles ont quitté la Terre pour échapper aux IA qui ont pris le pouvoir. Après 132 ans de voyages, les vaisseaux approchent enfin de leur destination : Tau Ceti. À l’instar des très nombreux romans se déroulant à bord d’une nef générationnelle, l’auteur décrit minutieusement dans la première moitié de son roman un univers clos depuis des générations, où une société humaine s’est organisée pour un voyage au long cours. Bien que peu originale en regard de ce qui a été écrit avant (on pensera notamment à Lunfish de John Brunner et Paradis perdu d’Ursula K. Le Guin), cette première partie du roman est intéressante et plutôt bien écrite. L’auteur prend le temps de construire cet univers et de le faire découvrir au lecteur sans avoir recours à un infodump pesant. Tout est dit à travers les yeux du personnage principal, dans sa vie quotidienne à bord de l’Archimède – l’un des trois vaisseaux composant la flotte, les deux autres étant le Bohr et le Chandrasekar, ce qui rend la lecture assez plaisante. Les IA sont totalement interdites à bord de la flotte depuis la fuite de la Terre, mais tout individu est muni dès l’enfance d’implants cérébraux qui lui permettent de communiquer avec le vaisseau, avec ses congénères, et avec la Hive qui est le réseau local. Après des générations, la vie sociale est marquée par une forme de ségrégation basée sur l’origine familiale de chacun. Le personnage principal, Ravi, a ainsi les plus grandes difficultés à se faire accepter comme élève ingénieur et subit régulièrement les moqueries de ses camarades et de ses professeurs officiers, étant issu du clan MacLeod, négativement connu pour ses petits truands qui ont été prématurément « recyclés ». Sa cousine « Boz » est une paria, mais aussi un génie de l’informatique. On apprend rapidement l’existence d’une faction qui émet des doutes sur le bienfondé de la mission originale, à savoir l’établissement de la population humaine sur une nouvelle planète (oui, comme dans Lungfish, Paradis perdu et tant d’autres…). Le worldbuilding est assez prenant, l’auteur invente une culture locale, avec quelques inventions de langage et des expressions bien trouvées, qui découlent de la vie dans l’espace profond, loin de la Terre des origines.

Toutefois, à la moitié du roman, une importante révélation sur l’histoire de la flotte est faite.  Le roman prend alors une tournure de page turner à rebondissements, envoyant Ravi et Boz dans une série d’aventures rocambolesques tout d’abord à bord de l’Archimède, puis dans l’espace, puis vers les autres vaisseaux, … tout au long d’un scénario cousu de gros fils blancs, jusqu’à un inévitable happy end empli de bons sentiments.

Passant à côté de l’exploration sociologique qui habituellement fait tout l’intérêt des arches générationnelles, l’auteur oriente son roman vers un récit d’action dans lequel la psychologie des personnages et leur motivations respectives demandent une trop grande suspension d’incrédulité pour être passionnant. Les multiples rebondissements se résolvent grâce à d’improbables concours de circonstances. On entre dans le domaine de l’entertainment hollywoodien, et une fois la première moitié passée – qui était pourtant porteuse d’espoir – le cerveau se débranche et plus aucun neurone du lecteur n’est sollicité. Avec Braking Day, Adam Oyebanji n’apporte rien de nouveau ni au space opera, ni au trope des nefs générationnelles. C’est un roman d’aventures qui s’adresse essentiellement à un public jeune – il reprend d’ailleurs nombres des codes du YA, ou à qui n’a pas envie de trop réfléchir en parcourant ses pages. Je lui ai trouvé personnellement trop peu d’intérêt pour en recommander la lecture.


  • Titre : Braking Day
  • Auteur : Adam Oyebanji
  • Publication : 5 avril 2022 chez Daw Books
  • Nombre de pages : 368
  • Format : papier et numérique

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Wants Pawn Term – Rich Larson

[French version] Rich Larson publie ce mois-ci dans la revue Clarkesworld « Wants Pawn Term« , une nouvelle relativement courte, qui se présente comme une réécriture science-fictionnesque du Petit Chaperon rouge et que vous pouvez lire en suivant ce lien. Si de ce conte populaire il existe de nombreuses versions, ce sont celles de Charles Perrault, écrite au XVII siècle, et des frères Grimm, datant du XIXe siècle, que nous avons principalement retenues. Ces deux versions sont différentes. Celle de Perrault voit le triomphe du loup, tandis que celle des Grimm en est une version édulcorée avec l’intervention d’un chasseur qui sauve tout le monde. Pouah ! Rien de cela chez Rich Larson. Après avoir lu de nombreux textes de l’auteur, notamment dans le recueil La Fabrique des lendemains publié en 2020 aux éditions Le Bélial’, j’en viens à penser que s’il y a un domaine dans lequel Rich Larson brille particulièrement (il brille dans de nombreux domaines, mais si on devait en choisir un…), c’est celui de la SF mâtinée d’horreur. Et si « Wants Pawn Term » raconte une histoire totalement différente de celle du conte que nous connaissons tous, par son inclinaison résolument vers le côté obscur, la nouvelle se rapproche plus de l’ambiance de la version de Charles Perrault.

La nouvelle n’est pas résumable, et l’on ne peut même commencer à en dévoiler ne serait-ce qu’un fil puisqu’elle est construite sur un point de vue, forcément biaisé, et c’est entièrement là-dessus que fonctionne son mécanisme. Disons que cela se passe dans l’espace, et qu’il y a eu une catastrophe, et qu’il faut sauver des gens et qu’il est question d’IA. L’histoire est dite de la voix de Red. Ajoutons que si le point de départ est Le Petit Chaperon rouge, on croise assez rapidement le mythe chrétien de l’ange déchu. Tout ceci se fait sous les ors de la hard-SF, dans une approche que l’on comparera aux textes les plus fous d’Hannu Rajaniemi.

Comme souvent chez l’auteur, il s’agit d’une nouvelle à twist, dans laquelle se dévoilent progressivement les dessous véritables du récit, sans qu’ils ne soient jamais directement exposés, mais dont la compréhension se fait en l’absence des mots habituellement consacrés à la situation. C’est bien sûr là tout le talent d’écriture de l’auteur, et le plaisir qu’on à lire ce texte court mais formidable. Lisez-le, si l’anglais ne vous arrête pas.


[English version] Rich Larson published in Clarkesworld magazine this month a relatively short story, « Wants Pawn Term», presented as a science-fiction rewriting of Little Red Riding Hood and which you can read by following this link. There are many versions of this folk tale, but we have mainly retained those by Charles Perrault, written in the XVIIth century, and by the Grimm brothers, dating from the XIXth century. These two versions are quite different. Perrault’s sees the triumph of the wolf, while the Grimm’s is a watered-down version with the intervention of a hunter who saves the day. No such thing in Rich Larson’s cynical world. After having read many texts of the author, notably in the collection La Fabrique des lendemains published in 2020 by Le Bélial’, I have come to think that if there is a field in which Rich Larson particularly shines (he shines in many fields, but if we had to pick one…), it is when science fiction mingles with horror. And even though « Wants Pawn Term » tells a story totally different from the tale we all know, leaning towards the darker side, the short story is closer to the atmosphere of Charles Perrault’s version.

The story cannot be summarized, and we cannot even begin to reveal a thread of it, since it is built on a point of view, necessarily biased, and its mechanism works entirely on that. Let’s say that it takes place in space, and that there has been a catastrophe, and that people have to be saved, and that AI is involved. The story is told in Red’s voice. Let’s add that if the starting point is Little Red Riding Hood, we quickly come across the Christian myth of the fallen angel. All this is done under the golds of hard-SF, in an way we can compare to the craziest texts of Hannu Rajaniemi.

As is often the case with this author, it is a short story with a twist, in which the underside of the story is gradually revealed, without it ever being directly told, but which can be understood in the very absence of the words usually devoted to the situation. This is of course the author’s talent for writing, and the pleasure of reading this short but wonderful text. Read it.

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Expiation – Tade Thompson

Après avoir découvert comme beaucoup de lecteurs français l’auteur britannique Tade Thompson à travers la série Molly Southbourne, que j’avais beaucoup appréciée pour son ancrage psychanalytique dans le body-horror, j’avais été déçu par ma lecture de Far from the Light of Heaven (2021), space opera que je n’avais pas trouvé très convaincant, voire limite raté. La publication d’une nouvelle de l’écrivain dans le numéro 106 de la revue Bifrost (qui sort aujourd’hui, le 28 avril 2022) est l’occasion de retrouver, peut-être sous de meilleurs jours, sa plume. Et j’en sors plus que ravi.

Expiation est une nouvelle datant de 2016, publiée dans le magazine Interzone sous le titre original The Apologists. Elle nous arrive sous la traduction de l’inimitable Jean-Daniel Brèque qui, du même auteur, a déjà traduit Les Meurtres de Molly Southbourne (2019) et La Survie de Molly Southbourne (2020) pour la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’.

« Aujourd’hui, je décide d’aller dans un bar. »

Expiation est l’histoire d’un mec qui rentre dans un bar.  Là, sans aucune formalité d’usage, il propose à une femme de coucher avec elle, sans que ceci ne provoque de réaction de la part de l’homme qui l’accompagne. Elle accepte. Notre héros s’en va, furieux. En chemin, il bouscule une ou deux personnes, qui ne bronchent pas. Ce qui le met encore plus en colère. Décidément, rien ne va dans ce monde. Expiation est l’histoire d’un homme désagréable, violent et cynique, qu’il va nous être a priori difficile d’apprécier.

À ceci près que Tade Thompson emmène d’entrée son lecteur sur une fausse piste, car l’histoire n’est pas du tout celle-là et l’on réalise rapidement l’illusion magistrale que vient de nous servir l’auteur. Expiation est l’histoire d’un homme que la vie a rendu solitaire et qui se voit condamner à vivre une situation des plus absurdes, dont je ne peux rien dire de plus car c’est là tout le charme de la nouvelle qui va de révélations en révélations. Disons, simplement, que le scénario évoque les ambiances irréelles et l’absurdité de la série télévisée originale The Twilight Zone de 1959, et plus particulièrement peut-être les épisodes « Where is Everybody » et « The Lonely » écrits par Rod Serling. La situation dans laquelle se trouve Storm n’est en rien crédible, si l’on cherche à tripatouiller dans les méandres scénaristiques de ce récit de science-fiction, car c’est bien de science-fiction dont il s’agit, et même de science-fiction postapocalyptique, mais là n’est pas le propos. Cette mise en place permet à l’auteur de tenter à définir ce qui constitue l’humanité, avec ses qualités et ses défauts. Surtout ses défauts. Mais ceux-ci ne sont-ils pas essentiels à faire l’humain, interroge Tade Thompson. Toute fable possède son côté sombre, et celle-ci est cruelle.

Expiation est une nouvelle que j’ai trouvé très réussie, avec une écriture franche qui m’a rappelé Albert Camus pour le style. Peut-être est-ce là aussi le talent du traducteur qui a su rendre ce texte vraiment… particulier de manière fort appréciable. Une très bonne lecture que je vous conseille vivement, et qui m’a réconcilié avec l’auteur.

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Le Dossier Arkham – Alex Nikolavitch

« Sacrévindieu de fhtagn ! » Et si le rire était plus dangereux pour votre santé mentale que la simple contemplation de l’horreur cosmique ? Alex Nikolavitch, vil rejeton du chaos rampant, tente de répondre à cette question en lançant une expérience grandeur nature sur son lectorat avec le roman Le Dossier Arkham.

Arkham, le 14 décembre 1941. Alertés par des cris inhumains, les officiers de police Thomson et Thompson pénètrent au 66H Parish Lane et y découvrent les restes éparpillés du feu détective privé Mike Danjer, au milieu d’un monceau de documents. La porte et la fenêtre ayant été fermées de l’intérieur, et malgré les traces de griffes sur le torse de la victime, l’enquête conclue au suicide. Heureusement pour le lecteur, ce mystère en chambre close éveille la curiosité d’un autre policier qui décide d’examiner les centaines de feuillets épars retrouvés chez Danjer. Les éditions LEHA ont fait le choix judicieux, tant pour l’esthétique de l’ouvrage que pour l’effet immersif que cela peut avoir, de reproduire en fac-similés ces documents : les notes du détective, des coupures de journaux, des témoignages recueillis, les lettres entre le détective et son employeur. L’ensemble constitue un puzzle pour le lecteur qui est amené à retracer, depuis le 5 juin 1937 jusqu’à ce jour fatidique de 1941, l’enquête menée par Mike Danjer sur la disparition du jeune Kurt Plissen lors d’un voyage de recherche universitaire dans la région de Dunwich.

Lecteurs attentifs et érudits, vous l’aurez compris dès l’évocation du titre, Alex Nikolavitch promène sa plume dans les contrées lovecraftiennes et agence son roman autour de l’œuvre d’Howard Phillips Lovecraft, puisant allégrement dans ses écrits et dans ceux des écrivains que le mythe inspira. Mais Alex Nikolavitch le fait avec beaucoup d’humour, enchainant les jeux de mots, des plus désopilants aux plus sournois, ne reculant devant aucune boutade. Ce qui n’empêche nullement l’enquête d’être parfaitement construite et de procurer, en plus des fous rires, le plaisir de se plonger dans une histoire que l’on découvre, indice par indice, à la manière d’un jeu de piste. À l’évidence, Alex Nikolavitch aime profondément l’univers et les ambiances créés par le maître de Providence, et il n’en renie rien. Le monstre se cache au-delà du seuil de l’humour.

Et donc, il s’agit à l’évidence d’un texte très fortement référencé, et le plaisir de sa lecture repose en grande partie sur la connaissance intime que l’on possède du tentaculaire mythe de Cthulhu. C’est peut-être là un aspect qu’on pourrait reprocher à ce roman, puisqu’au-delà des nombreuses pièces qui s’emboitent, la résolution finale du crime ne peut se comprendre que si l’on possède les codes nécessaires. Le lecteur innocent se trouvera fort dépourvu la dernière page venue. L’amateur à la santé mentale déjà défaillante y trouvera à l’inverse grand plaisir et sacrifiera avec joie ses derniers points de SAN.

(Une première version de cette chronique a été publiée dans le numéro 102 de la revue Bifrost)


  • Titre : Le Dossier Arkham
  • Auteur : Alex Nikolavitch
  • Publication : novembre 2020, chez Leha
  • Nombre de pages : 160
  • Format : papier

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SOS Antarctica – Kim Stanley Robinson

Le 28 avril, soit dans une semaine, sortira le numéro 106 de la revue Bifrost. Il est consacré à l’écrivain de science-fiction Kim Stanley Robinson qui s’impose à la fois comme l’un des grands noms du courant hard-SF pour l’approche scientifique rigoureuse à l’extrême des phénomènes et techniques qu’il décrit dans ses romans – que ce soit dans le domaine de la physique, de la chimie, de la biologie ou de la géologie – mais aussi du courant dit de la fiction climatique puisqu’il s’agit là de la thématique qui structure quasiment l’ensemble de son œuvre – au point d’en être véritablement le chef de file – ainsi que, par inclinaison politique et humaniste, l’un des rares écrivains à encore penser l’utopie. J’ai, à ma mesure, participé à ce numéro de Bifrost en proposant un article sur la trilogie martienne pour laquelle l’auteur a acquis une renommée mondiale. Dans la foulée, Charlotte Volper qui dirige la collection « science-fiction » chez Pocket a eu la gentillesse et la bonne idée de m’envoyer la réédition du roman SOS Antarctica parue en janvier 2022, me donnant ainsi l’occasion de lire cet énorme pavé de 768 pages.

Le roman a été publié en langue originale sous le titre Antarctica, Inc en 1997, soit un an seulement après la parution de Mars la bleue, dernier volume de la trilogie martienne. Il est important de le souligner car les liens que l’on peut tirer entre la trilogie et SOS Antarctica sont si nombreux, et forts, que le lecteur qui aura parcouru les deux œuvres ne pourra s’empêcher de voir dans la seconde une transposition intégrale depuis la planète rouge vers le continent blanc de l’ensemble des thématiques déjà abordées par l’auteur. Dans la trilogie martienne, Kim Stanley Robinson (KSR) décrit la colonisation de Mars suivie de tous les problèmes techniques, économiques, politiques et humains qui vont apparaitre le temps de sa terraformation. Le récit est fait à travers un ensemble de personnages représentant différents intérêts et courants de pensée. Les trois livres comportent de très nombreuses descriptions des paysages martiens et de leur évolution, de très nombreuses descriptions scientifiques, ainsi que de très nombreuses discussions politiques, pour amener au terme de la trilogie à la constitution d’une utopie. Et c’est grandiose.

C’est très exactement la même partition que rejoue KSR dans SOS Antarctica, mais cette fois-ci sur Terre, au pôle Sud. Nous sommes au début du XXIe siècle, et la Terre commence à subir les effets du réchauffement climatique et de l’épuisement des ressources fossiles. Le traité international faisant de l’antarctique une zone protégée depuis 1961 – la mettant à l’abri de la convoitise des compagnies privées qu’elles œuvrent dans le domaine minier, énergétique ou touristique, pour en faire le territoire privilégié de la recherche scientifique – peine à être renouvelé devant l’insistance des lobbys. Déjà les foreuses des pays du sud entrent en action, tandis que les instances scientifiques décident d’organiser elles-mêmes l’activité touristique, à travers des excursions de type « sur les traces de…. » pour les amateurs d’expériences extrêmes, afin de couper l’herbe sous le pied des opérateurs moins scrupuleux et respectueux de l’environnement. Le roman débute alors qu’une mystérieuse organisation lance une série de sabotages écologiques, « écotages », sur le continent. C’est dans ce paysage que vont se croiser Val, une guide de haute montagne dopée à l’adrénaline, Wade, l’assistant d’un sénateur démocrate venu là de Washington contre son gré, X, un technicien paumé et amoureux malheureux, et Ta Shu, un poète chinois adepte de l’aphorisme obscur, ainsi que toute une panoplie de personnages secondaires. Comme dans la trilogie martienne, le parcours des uns et des autres forme le récit de l’évolution du continent face aux tensions auxquelles il se trouve soumis. Sur Mars, les « rouges » défendaient une vision radicale de la préservation de la planète face à sa terraformation. Ce rôle est joué par les « naturels » en Antarctique. L’enjeu est écologique et au long des pages se dessine une utopie antarctique à l’image de l’utopie martienne qui concluait la trilogie.

SOS Antarctica est un roman typiquement robinsonnien jusque dans ses excès. Il faudra aimer les longues descriptions, les considérations géologiques, et les palabres politiques. On y lit de très belles pages sur le continent antarctique et son histoire, ou l’histoire des hommes qui ont participé à sa découverte. Je ne doute pas que des lecteurs le trouveront long – il l’est – ennuyant par son manque d’action – ce n’est pas son fort – mais si l’on accepte le prix à payer, c’est aussi un formidable roman par son ambition de déclarer possible l’utopie sociale et écologique, mission dont l’auteur s’est investi, depuis ses premiers jusqu’à son tout dernier roman, l’indispensable The Ministry for the Future. Ce n’est sans doute pas le roman de KSR par lequel il faut commencer pour approcher l’auteur, on risquerait de ne pas y revenir. Mais déjà plongé dans son œuvre, le lecteur plus habitué sera en terrain connu et trouvera plaisir à saisir la pertinence de la pensée de l’auteur, qui encore ici se manifeste à travers un radicalisme empreint d’un incurable optimisme qui a de quoi surprendre au sein d’un genre qui bien souvent se contente de regarder passer les catastrophes.

Je me permets de finir sur une remarque concernant la traduction. Elle est malheureusement à plus d’une occasion défaillante et le roman bénéficierait grandement d’une sérieuse révision.


  • Titre : SOS Antarctica
  • Auteur : Kim Stanley Robinson
  • Traduction : Dominique Haas
  • Publication : 13 janvier 2022, coll. « science-fiction », Pocket
  • Nombre de pages : 768
  • Format : papier et numérique

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Le Courage de l’arbre – Léafar Izen

Le 20 avril, c’est-à-dire dans quelques jours, les éditions Albin Michel Imaginaire publient Le Courage de l’arbre, nouveau roman de Léafar Izen, deux ans après La Marche du Levant qui, il faut bien le reconnaitre, ne rencontra pas un grand succès ni critique, ni commercial. Ce dernier était un roman aux allures de pure fantasy qui, à travers maints détails parsemés dans le texte et un final renversant, révélait un ancrage science-fictif. Parmi les critiques les plus courantes, qu’on a pu lire ça et là sur la blogosphère, revenaient une facture classique et un manque d’originalité par rapport à des précédents littéraires clairement identifiables, et ce malgré quelques fortes idées. Le Courage de l’arbre, en première approche, éveillera sans doute les mêmes critiques. Il s’agit cette fois d’un roman de science-fiction aux allures de space opera, qui contient de nombreuses références au genre, souvent énoncées de manière humoristique. Mais Le Courage de l’arbre est avant tout et surtout un roman de Léafar Izen et qui commence un peu à cerner l’auteur y retrouvera le questionnement spirituel (et non religieux) qui dirige sa plume, sous-texte déjà très présent dans La Marche du Levant ou dans son premier roman, Grand Centre. J’ai, pour ma part, aimé ce roman. Mes raisons ne seront pas forcément les vôtres.

Le monde de l’Egrégor

Le Courage de l’arbre nous propulse dans un futur très lointain, plus de cent soixante mille ans. La Terre des origines a été perdue et l’humanité s’est répandue dans la galaxie. Elle y est seule et, mise à part d’occasionnelles formes de vie animales ou végétales, elle n’a croisé aucune vie « intelligente ». Son expansion sur d’autres planètes, ou lunes ou astéroïdes, a été rendue possible grâce à plusieurs découvertes scientifiques. Le lecteur féru de science-fiction y retrouvera un certain nombre de tropes. La science-fiction est un laboratoire d’idées qui, comme en science, se développent sur des acquis. À l’invitation de Nicolas Martin, j’ai écrit un article sur les origines littéraires de la saga Alien qui paraitra à la rentrée dans la monographie qui lui est dédiée. J’y cite Dan O’Bannon : « Je n’ai volé Alien à personne en particulier. Je l’ai volé à tout le monde ». Faire pousser des univers sur des terrains déjà labourés est le marqueur du genre. En science-fiction, on ne vole pas à l’un mais on vole à tous. Comme tout auteur de science-fiction qui se respecte, Léafar Izen va donc puiser dans la grande boîte à outils du genre, réutilise à loisir certains concepts déjà éprouvés et, comme on le verra plus loin, en développe d’autres sur une base qui, sans trop le dire car ce n’est pas son propos et il n’en fait pas grand cas, relève d’une hard-SF assez poussée.

La première de ces découvertes, et la plus importante, est celle du Phytoïde de Katz. Un phytoïde ressemble à s’y méprendre un arbre dont le tronc est une double hélice. De plus près, il n’a cependant rien de commun avec la vie végétale nous connaissons. Il relève plus de la chimie minérale que de la chimie organique. Rien ne dit d’ailleurs qu’il soit vivant, mais comment définir le vivant ? La particularité du phytoïde est de pouvoir s’implanter dans tout type de terrain et de n’avoir besoin d’aucun nutriment pour croitre. Au contraire, les phytoïdes semblent produire ex-nihilo tout ce dont l’humain a besoin pour transformer une roche stérile en un sol vivant : oxygène, carbone, etc. L’implantation de forêts de phytoïdes sur n’importe quel bout de rocher permet sa terraformation en quelques siècles et l’installation humaine en deux millénaires. Le Phytoïde de Kats apparait ainsi comme la corne d’abondance moderne à laquelle l’humanité doit entièrement et uniquement sa survie au sein des étoiles. Ce qui n’est jamais une bonne chose. À l’instar de l’épice dans Dune, ou du gaz russe en période de conflit, si jamais ça vient à manquer… la métaphore est transparente.

La deuxième est l’Egrégore, un réseau de communication global qui permet de relier instantanément les humains entre eux et de synchroniser les vies où qu’on se trouve dans la galaxie. Par nécessité, le space opera a toujours dû composer avec les distances et le temps. Il a fallu inventer des moyens de communication qui faisaient tomber les limites physiques. Ainsi est née l’Ultrawave chez E. E. Smith dans le cycle du Fulgur (à partir 1935) et dans Fondation d’Isaac Asimov (à partir de 1942), repris plus tard à l’identique par Vernor Vinge dans Un Feu sur l’Abîme (1992). Dans Les Quinconces du temps (1975), James Blish invente un communicateur de Dirac. Mais l’exemple le plus connu est sans doute l’ancible imaginé par Ursula K. Le Guin à partir de 1966. Elle en a détaillé le concept dans Les Dépossédés (1974). Un ansible est un dispositif permettant de communiquer à une vitesse supraluminique, et il a été utilisé par de nombreux auteurs de science-fiction comme Orson Scott Card ou Dan Simmons, Richard Morgan, ou encore plus récemment Becky Chambers. Neal Asher y rend hommage dans son cycle Human Polity et emploie le terme de runcible. L’Egrégor de Léafar Izen, par son amplitude et son importance pour le monde humain, est à comparer à l’infosphère qui relie les mondes de l’Hégémonie dans le cycle d’Hypérion de Dan Simmons. Comme chez ce dernier, le nom du réseau donne son nom à la partie de l’espace qu’il occupe. On parle du Retz chez Simmons. Ainsi, Egrégor est aussi le nom de la civilisation qui en dépend. Les humains se définissent eux-mêmes comme homo-egregorius. Léafar Izen pousse en effet le concept un petit peu plus loin vers le domaine du transhumanisme. Chacun est équipé d’un implant neuronal, relié à l’Egrégor. Celui-ci a permis l’invention de l’imago « ce jumeau psychique qui se déploie dans le vide inter-neuronal [et] permet d’échanger émotions et perceptions sur la trame du réseau égrégorien. Il transforme l’humanité communicante en humanité communiante. » L’imago est ainsi la version ultime de l’assistant personnel connecté à internet. Il permet de stocker des souvenirs, de communiquer avec autrui, et d’avoir accès à une version augmentée de la réalité. Mais cela va plus loin. La possibilité de créer des captures synaptiques complètes du cerveau et d’envoyer ces données à travers le réseau rend les individus pratiquement immortels. Il suffit pour cela de transférer sa dernière sauvegarde, au prix de la perte des souvenirs les plus récents, dans un corps d’emprunt ou un clone pour les plus fortunés, des émanations. L’auteur va d’ailleurs en faire une utilisation très intelligente et assez originale dans la deuxième partie du roman. Ici aussi, comme avec les phytoïdes, la dépendance de l’humanité est quasi-totale, ce qui n’est jamais une bonne chose… surtout quand votre imago commence à avoir des opinions différentes des vôtres et que vous ne savez jamais qui peut espionner vos pensées. Encore une fois, la métaphore est transparente.

La troisième découverte est celle d’une technologie basée sur la manipulation du champ gravitationnel local permettant le déplacement dans l’espace à des vitesses de l’ordre d’un tiers de la vitesse de la lumière. Il est possible de se déplacer plus rapidement, mais au-delà de cette vitesse on perd le contact avec l’Egrégor et on se dirige alors à l’ancienne, au sextant. Les appareils équipés de ce type de propulsion sont ainsi nommés des infléchisseurs. L’antigravité, elle aussi, est une vielle obsession de la science-fiction. On y trouve des matériaux exotiques comme la fameuse cavorite de H.G. Wells dans Les Premiers Hommes dans la Lune (1901), ludiquement reprise récemment par Laurent Genefort dans le roman Les Temps ultramodernes publié en janvier dans la collection Albin Michel Imaginaire. Plus tard d’autres auteurs ont imaginé des technologies permettant de manipuler la gravité sans avoir recours à des matériaux fantastiques. James Blish a inventé le gyrovortex dans le cycle des Villes Nomades, et Frank Herbert l’effet Holtzman dans Dune. Bien qu’il en dise peu, car encore une fois ce n’est pas son propos, Léafar Izen propose une solution beaucoup, mais alors beaucoup, plus subtile.

D’une manière qui n’est pas forcément évidente au premier regard, bien que Léafar Izen distille discrètement les indices, ces trois découvertes sont intimement liées. J’y reviendrai plus loin pour ceux que les théories physiques exotiques intéressent car cela mérite quelques explications.

Le cataclysme

L’histoire commence avec Thyra, ethnologue isolée sur une petite lune, étudiant les mœurs d’une population locale revenue à une forme de vie primitive. Comme je le disais, l’humanité est seule à bord de la galaxie. Il n’existe pas de peuplades autochtones. Il n’existe que des néo-endémiques. Des humains revenus à un stade de civilisation préindustriel suite à la colonisation. Soumise à des règles strictes de protection des populations locales, Thyra commet un crime. Elle triche en utilisant une technologie d’implants, à base de prions (ces petites molécules qui peuvent parfois faire de gros dégâts dans les cerveaux) pour espionner ses sujets. Pourtant, quelqu’un a fait bien pire. Les autorités de l’Egrégor vont la contacter pour exiger d’elle qu’elle élimine l’un des membres de la communauté qu’elle étudie. Devant l’idée de ce crime impensable, elle va se lancer dans une enquête qui la mènera au bord du précipice : une catastrophe globale qui menace l’existence même du réseau égrégorien et des phytoïdes, ce qui signifie l’extinction de l’espèce humaine.

Au cours des aventures qu’il va lui faire vivre, avec les compagnons qu’elle va rencontrer en route, Léafar Izen fait de nombreuses références à d’autres œuvres du genre. Parfois de manière tout à fait ludique ou humoristique. On trouve ainsi une référence directe au Jihad Butlérien de Dune, à Star Wars, on y croise même une référence à Hubert Félix Thiéfaine ! L’auteur s’amuse. Mais il prend aussi le contrepied de certaines références. Les lecteurs qui ont lu Dan Simmons, verront tous les liens qui unissent Le Courage de l’arbre aux Voyages d’Endymion, le second volet du cycle d’Hypérion après Les Cantos, jusque dans le déroulement du récit. Toutefois, Léafar Izen oppose son roman à celui de Dan Simmons sur des points bien précis, notamment tout le fatras religieux qui encombre la fin du cycle d’Hypérion. Si la démarche d’Izen est spirituelle, elle ne s’inscrit pas dans le creuset des religions révélées. Lorsque Thyra se rend auprès d’un oracle (passage que j’ai par ailleurs trouvé un poil long, mais je déteste les oracles), celui-ci déclare sans équivoque : « je ne connais aucun dieu ». Chez Dan Simmons, Enée endosse pleinement le rôle de messie. Elle sauvera le monde par la communion (de son sang). J’avais récemment critiqué un autre roman qui s’inspire (beaucoup trop) d’Hypérion, Cantique pour les étoiles de Simon Jimenez, pour son « mysticisme béat ». Thyra n’est pas un messie. Il n’y a pas de messie chez Izen. Dans une scène finale, Izen nous montre un personnage crucifié sur un arbre, obligé d’en descendre pour expliquer à la foule outrée par ce sacrifice qu’il est volontaire et que personne ne l’a forcé à être là. Une variante ironique de la descente de la croix.

Au-delà de la métaphore, politique et économique qu’on peut aisément décrypter à travers son récit, Léafar Izen s’intéresse avant tout à notre rapport au monde, à travers le ressenti et la conscience, et au frottement des réalités. Comme il le faisait déjà dans ses ouvrages précédents, l’auteur dénonce la vision purement matérialiste de l’existence et de l’univers. Je cite ci-dessous, un passage tiré de son essai La Révolte du ressentant (2021) :

« Bien qu’en apparence tout oppose le matérialisme et le spiritualisme, ils sont assez comparables. Car ces deux modèles de pensées opèrent une séparation entre esprit et matière, c’est-à-dire entre ressentant et phénomène. Pour le matérialisme, le premier est causé par le second et la matière est donc première, pour les spiritualismes, à l’inverse, l’esprit est premier. Mais l’un comme l’autre les considère comme des choses distinctes. »

Pour Léafar Izen, le cataclysme en cours est une crise existentielle portée par ces visions dualistes de l’existence. Elle est le produit d’un enfermement de l’humain dans un rapport faussé au monde. Deux facteurs y participent.  D’un côté, via l’Egrégor qui agit comme un carcan. De l’autre, par la fragile prodigalité des phytoïdes. Dans Le Courage de l’arbre, l’humanité connectée est coupée de l’expérience personnelle du monde dans lesquelles différentes réalités peuvent coexister. Cet aspect est présenté sous différentes formes : des mondes virtuels à travers les jeux en réseaux et la constitution d’une communauté qui va aider les personnages dans le monde réel, des divergences historiques qui vont donner lieu à des passages très humoristiques dans le roman et commencer à faire douter des protagonistes de l’existence d’une réalité unique, et des vécus multiples via les émanations. Petit à petit, la trame de la réalité se fissure et une fenêtre s’ouvre sur d’autres possibilités. C’est là une question fascinante qui se trouve au cœur du roman et des interrogations de son auteur.

Dans le monde extraordinaire de la gravitation quantique

[À réserver aux cœurs vaillants] Je le disais plus haut, de nombreux aspects du roman de Léafar Izen reposent sur des bases scientifiques qui ne sont pas directement expliquées mais qu’on peut entrevoir à travers les indices disséminés par l’auteur. À plusieurs reprises, il indique que la « signature phytoïque » se situe à une échelle de taille extrêmement petite, inférieure à la longueur de Planck, exactement à 10-57 m. Ce chiffre n’est pas lancé là au hasard. Il s’agit du rayon (dit de Schwarzschild) d’une entité physique hypothétique qu’on appelle un trou noir électronique, c’est-à-dire un trou noir qui posséderait la masse et la charge d’un électron. Ce qui est en apparence un détail, nous fait entrer dans le monde extraordinaire de la gravitation quantique. La longueur de Planck est une mesure en dessous de laquelle il n’est plus possible de traiter de la gravitation par la théorie de la relativité générale, mais il faut faire appel à une théorie quantique de la gravité, comme le sont la théorie des cordes ou la théorie de la gravitation à boucles. Peu d’auteurs de SF s’y frottent véritablement, parce que c’est tout simplement extraordinairement complexe. Greg Egan l’a fait, dans le roman Schild’s Ladder. Si Léafar Izen a décidé de ne pas en faire le sujet de son roman, il faut tout de même lui reconnaître un certain courage pour s’engager dans ces marécages (je laisse aux plus hardis d’entre vous le loisir d’apprécier ce jeu de mots. Signalez vous en commentaire !). Une fois qu’il a planté ce décor, beaucoup de choses en découlent. Quand on invoque la gravité quantique, on impose un monde dans lequel il existe beaucoup plus de dimensions que les quatre auxquelles nous sommes habitués. Nous entrons dans le domaine de la physique des branes. Hannu Rajaniemi y fait appel dans la série du Voleur Quantique, sans donner le moindre début d’explications. De la même manière, Yoon Ha Lee invoque la cosmologie branaire dans son roman Le Gambit du Renard, toujours sans livrer la moindre explication. Que voulez-vous, ces gens sont méchants.

Le mode de propulsion imaginé par Léafar Izen repose sur l’utilisation de micro-trous noirs embarqués à bord des vaisseaux. On parle d’Infléchisseurs chez Léafar Izen, et de géodésiques, ce qui fait référence à la théorie de la relativité générale d’Einstein. L’antigravité des débuts de la science-fiction est évidemment une vision naïve de la physique en jeu. Il n’existe pas de matériau capable de produire une antigravité car il faudrait qu’il possède une masse négative. Dans la théorie d’Einstein, le champ gravitationnel correspond à une courbure de l’espace-temps. Pour produire une « antigravité », il faut donc localement courber l’espace-temps. C’est ce que proposa par exemple le physicien mexicain Miguel Alcubierre qui imaginait qu’en créant une distorsion locale du champ de gravité, on pourrait créer une bulle enfermant le vaisseau et grâce à laquelle des vitesses supraluminiques pourraient être atteintes. Ce n’est pas le cas chez Izen (quoi que), mais le principe est le même. Les vaisseaux se déplacent ainsi le long des géodésiques de l’espace-temps. Reste à trouver comment produire cette distorsion. L’objet qui par définition produit une distorsion importante de l’espace-temps est une singularité, un trou noir. Un trou noir est habituellement un objet très massif qui ne se capture pas facilement et s’enferme encore moins dans la coque d’un vaisseau. Il faut donc le produire. C’est imaginable dans le cadre de la physique des branes où on lève les restrictions liées à l’échelle de Planck. Le CERN s’est penché sur la question et étudie sérieusement la possibilité de produire par collisions des micro-trous noirs. Le problème de ces trous noirs de faible masse est qu’ils s’évaporent (comme prédit par Stephen Hawking) très rapidement. Si on veut les maintenir, il faut donc les produire en continu. Il existe plusieurs moyens de produire des micro-trous noirs. Soit par collisions proton-proton, proton-deutérium, ou par collisions muon-muon. C’est pour cette dernière voie qu’a manifestement opté Léafar Izen en imaginant une forme stable de matière muonique, qu’il appelle muonite, et qui sert de carburant pour produire les trous noirs qui propulsent les infléchisseurs.

La gravité possède une particularité qui interroge les physiciens : elle est très faible comparée aux trois autres forces fondamentales. Comme on le raconte souvent, un tout petit aimant posé sur la porte d’un frigo permet de combattre la gravité. Ce qui fait penser à certains que la gravité « fuit » à travers d’autres dimensions. On entre là dans le domaine de la cosmologie branaire où l’univers existerait dans différentes dimensions qui s’empilent comme un mille feuilles. Dans son roman Diaspora, Greg Egan imaginait que l’écroulement d’une double étoile à neutrons révélait l’existence d’autres dimensions par l’intermédiaire d’une fuite de moment angulaire. C’est la même chose ici, mais avec la gravité. La détection de ces fuites, notamment par l’étude des ondes gravitationnelles lors de l’écroulement de double étoile à neutrons par exemple, serait un moyen de prouver l’existence ou non d’autres dimensions que seule la gravité semble traverser. Comme je le disais précédemment, le principe des phytoïde fonctionne au-dessous de la longueur de Planck, à l’échelle de la gravité quantique, là où les branes de dimensions supérieures se connectent. Léafar Izen ne lève pas complètement le mystère des Phytoïdes de Katz (car il faut que cela reste plus ou moins un mystère dans son roman), mais il donne suffisamment d’indices pour qu’on comprenne qu’ils ne créent pas ex-nihilo l’oxygène ou le carbone, mais agissent comme des connections entre dimensions, entre branes. Les phytoïdes sont des fuites entre univers. C’est en tout cas ce que je comprends.

Conclusion

Le Courage de l’arbre de Léafar Izen est un space opera métaphorique qui s’interroge sur notre rapport au réel, aux réels, et propose une réflexion spirituelle, voire métaphysique, très personnelle à son auteur. Il ne séduira pas tout le monde. Certains, c’est déjà le cas, lui trouveront d’incontournables défauts. D’autres peut-être, comme moi, profiterons du voyage à travers un univers à multiples facettes et bizarreries physiques, et des réalités divergentes. On regrettera certaines lenteurs, et une fin amenée beaucoup trop rapidement alors qu’elle aurait mérité un plus long développement. C’est aussi un roman qui repose, en arrière-plan, sur des théories physiques très avancées et parfois exotiques qui se laissent deviner et qui ne peuvent que séduire le lecteur de hard-SF que je suis. C’est pour moi de la belle science-fiction qui va défricher des territoires qui lui sont propres, tout en faisant de nombreux clins d’œil à de grandes grandes œuvres qui l’ont précédée.


D’autres avis : Apophis (qui lui a trouvé de trop nombreux défauts), Sometimes a book, Le Nocher des livres, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : Le Courage de l’arbre
  • Auteur : Léafar Izen
  • Publication : 20 avril 2022, Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 416
  • Format : papier et numérique

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Destination Outreterres – Robert A. Heinlein

Il y a quelques mois, les éditions Hachette lançait une nouvelle collection dédiée aux littératures de l’imaginaire, Rayon Imaginaire, avec la sortie de Les Dix Mille portes de January d’Alix E. Harrow. Il s’agissait d’un texte de fantasy, orienté jeune adulte ou, en tous cas, qui en reprenait les codes. En ce mois d’avril, un nouveau titre entre dans la collection avec Destination Outreterres de Robert A. Heinlein. Ce roman, initialement publié en 1955, n’avait jamais été traduit en français. Un manque désormais comblé. Comment le roman d’un auteur si renommé, et à l’influence incontestable dans le domaine de la science-fiction, a-t-il pu être si longtemps oublié par l’édition hexagonale, me demanderez-vous ? Il y a sans doute de nombreuses raisons à cela, et une certaine ambigüité idéologique, peu appréciée en France, entourant le personnage n’y est sans doute pas totalement étrangère. Si on laisse de côté les controverses, notamment nourries par le roman Starship Troopers perçu comme une œuvre militariste, il faut reconnaître que Destinations Outreterres n’est pas son meilleur roman, et qu’il s’agit d’un roman pour jeunes adultes. Il fait partie d’une série de douze romans connus sous le nom de « juveniles », publiés entre 1947 et 1958, et intentionnellement écrits par l’auteur à destination des jeunes lecteurs. Il y décrit des voyages dans l’espace et l’exploration de nouveaux mondes par des héros jeunes qui vont vivre des aventures formatrices et devenir adultes. Les voyages forment la jeunesse. Heinlein étant Heinlein, la parution de ces romans ne s’est pas faite sans générer quelques discussions sur ce qui était convenable de faire lire à la jeunesse américaine ou non. Destinations Outreterres est le neuvième roman de la série, dont la chronologie de publication est la suivante :

  1. Rocket Ship Galileo, 1947
  2. Space Cadet, 1948 (La Patrouille de l’espace, 1974)
  3. Red Planet, 1949 (La Planète rouge, 1951)
  4. Farmer in the Sky, 1950 (Pommiers dans le ciel, 1958)
  5. Between Planets, 1951 (D’une Planète à l’autre, 1958)
  6. The Rolling Stones, 1952
  7. Starman Jones, 1953
  8. The Star Beast, 1954 (L’Enfant tombé des étoiles, 1977)
  9. Tunnel in the Sky, 1955 (Destination Outreterres, 2022)
  10. Time for the stars, 1956 (L’Âge des étoiles, 1974)
  11. Citizen of the Galaxy, 1957 (Citoyen de la Galaxie, 1957)
  12. Have Space Suit – Will Travel, 1958 (La Vagabond de l’espace, 1960)

Comme vous pouvez le constater, tous n’ont pas encore été traduits. Il est à noter que le très controversé Starship Troopers devait être le treizième titre de la série, mais qu’il fut refusé par l’éditeur. Depuis les années 80, les juveniles d’Heinlein ont rejoint les rayons adultes et ne sont plus considérés comme des romans pour la jeunesse. Il ne m’appartient pas d’en discuter, quoi que…

… non, mais sérieusement, Destinations Outreterres est un roman pour jeunes adultes, mais à la sauce Heinlein. Et donc il est inclassable. Résumé en une phrase, Destinations Outreterres est un roman d’apprentissage sur l’art de gouverner en démocratie.

Le futur est indéterminé mais il est éloigné d’au moins un siècle de nous. La Terre des origines souffre de surpopulation (Heinlein en appelle à Malthus dès les premières pages du livre). La découverte d’une technologie de portails a permis la conquête de planètes lointaines et soulage la pression démographique. Des lycées et universités forment des jeunes gens à devenir d’intrépides colons et l’un des cours de survie en milieu hostile inclut une épreuve de fin d’étude qui consiste à lâcher les gamins à travers un portail vers une destination inconnue, une outreterre, avec pour seule mission de réussir à y survivre en solo pendant une semaine, avant que le rappel ne soit sonné. Réussissent l’épreuve ceux qui sont encore debout à son terme. C’est ainsi que le jeune Rod Walker se retrouve envoyé avec une centaine de camarades sur une planète étrangère. Mais quelque chose tourne mal. Rod et ses camarades vont devoir trouver les moyens de survivre pendant… très longtemps. Dans sa partie centrale, le roman est une aventure de survie, façon boy scout (une autre passion d’Heinlein), avant de tourner à l’aventure politique avec la création d’une nouvelle société, avec ses règles, ses lois, ses conflits et ses difficultés. (On ne peut que faire le rapprochement, et noter l’opposition, avec le roman Sa Majesté des mouches de William Golding publié en 1954.)

L’existence de portails vers d’autres mondes était déjà au centre du roman Les Dix Mille portes de January, précédemment publié dans la collection, mais exploitée de manière très différente, plus symbolique. Ici, il s’agit d’un gadget permettant d’aller vers un ailleurs vierge de toute présence humaine et de toute civilisation. Il s’agit d’un trope commun à la fantasy (et on peut faire remonter ses origines au roman Alice’s Adventures in wonderland de Lewis Carroll) et à la science-fiction où ils sont souvent utilisés pour contourner sans avoir à trop réfléchir l’immensité de l’espace qui nous entoure et l’impossibilité de voyager plus rapidement que la lumière. Certains en abusent largement. Personne n’explique jamais vraiment comment ça fonctionne, précisément parce que le but premier des portails est justement de ne pas avoir à expliquer. Le pire est lorsque les auteurs nous disent qu’ils ont été posés là par une civilisation disparue. Ne riez pas, c’est un des trucs les plus répandus ces temps-ci en SF.  Mais bon, passons, ça existe, c’est là, dans la grande boîte à outils de la SF, tout le monde s’en sert. (Si l’on lorgne du côté de la hard-SF, certains font tout de même un peu d’efforts et invoquent l’existence de matières exotiques qui permettraient de maintenir ouverts des trous de ver dans la fabrique de l’espace-temps. Ce qui en fait ne fait que repousser le problème plus loin, sans être beaucoup plus satisfaisant. Greg Egan, lui, lorsqu’il parle d’un phénomène qui ressemble à un trou de ver, il vous dit exactement de quoi il s’agit et fait appel aux mathématiques qui vont avec.)

 Accordons à Robert A. Heinlein que, si les portails sont devenus un gadget surutilisé de nos jours, ce n’était pas le cas en 1955 lorsqu’il a écrit son roman. Il est même l’un des tout premiers à en faire mention, comme c’est d’ailleurs le cas pour de nombreuses autres inventions de la SF. Heinlein n’explique pas non plus, il se contente de dire que cela implique des mathématiques compliquées mais s’autorise tout de même à en raconter la découverte dans un chapitre tout à fait hilarant (Spoiler : ils sont découverts par erreur). Le début du roman est d’ailleurs très réussi, à mon avis, et Heinlein glisse de nombreux traits d’humour et propos qui contredisent l’image d’auteur réactionnaire dont on l’affuble régulièrement.

« Il est inutile de spéculer sur le cours de l’histoire, mais si les parents de Jesse Evelyn Ramsbotham avaient eu le bon sens d’appeler leur fils Bill au lieu de lui imposer deux prénoms féminins, il serait peut-être devenu milieu de terrain et aurait fini par vendre des obligations, ajoutant son quota de bébés à une somme déjà désastreuse. En lieu et place, il était devenu physicien et mathématicien. »

Il montre une certaine clairvoyance encore par la suite lorsque, dans la troisième partie du roman, il en vient à discuter de leardership et de la constitution d’un système démocratique. Rod Walker va s’imposer comme leader, non pas par ses exploits physiques car il va à plusieurs reprises se prendre des roustes, non pas par ses beaux discours car là encore il n’est pas le champion, non pas par son génie car souvent il se trompe, mais simplement par ses actions en faveur de la communauté, et la miséricorde dont il fait preuve face aux fauteurs de troubles. Un autre aspect remarquable dans ce roman datant des années 50 est le rôle accordé aux femmes. Il y a tout d’abord Helen, la grande sœur de Rod, qui est capitaine au sein d’une compagnie d’Amazones et femme de fort caractère et de très bons conseils. Dans le chapitre consacré à la découverte de la technologie des portails, Heinlein glisse que la personne qui supervise la programmation de l’UNIVAC, premier ordinateur commercial créé en 1951, est une femme. Rappel utile, alors qu’en 2022 on note l’invisibilisation des femmes dans l’histoire du développement de l’informatique. Puis ensuite, lorsque la communauté se créé et que fusent les remarques sexistes sur le rôle des femmes dans la société est discutée, typiquement faire la cuisine et les enfants, il y aura toujours un personnage de sexe féminin pour venir démonter ces théories.

Destinations Outreterres n’est pas le roman le plus époustouflant de Robert A. Heinlein. C’est aussi un roman écrit à l’origine pour un lectorat jeune, portant une ambition pédagogique. C’est toutefois un roman qu’on se félicitera de voir enfin traduit, et publié dans une collection de belle facture. Il serait bon de voir les derniers inédits de Heinlein connaître le même sort afin que le lectorat français ait accès à l’ensemble des œuvres de cet écrivain majeur dans le genre de la science-fiction.


D’autres avis : Le Nocher des livres, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : Destination Outreterres
  • Auteur : Robert A. Heinlein
  • Publication : 6 avril 2022, Hachette Heroes, coll. Rayon Imaginaire
  • Traduction : Patrick Imbert
  • Nombre de pages : 352
  • Format : Papier et numérique

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