Rapport Racine sur la crĂ©ation : pourquoi les bibliothĂšques devraient davantage sây intĂ©resser
En janvier dernier, le rapport « Lâauteur et lâacte de crĂ©ation » a Ă©tĂ© remis par Bruno Racine au MinistĂšre de la Culture. Jâavais publiĂ© Ă ce moment un premier billet de rĂ©action, en me focalisant sur un point prĂ©cis du rapport : le rejet de la proposition du domaine public que jâavais saluĂ©. Mais ce document comporte bien dâautres qui mĂ©ritaient Ă mon sens de sây pencher, si possible avec la perspective particuliĂšre du bibliothĂ©caire qui est la mienne.

Je nâavais trouvĂ© lâoccasion de le faire depuis janvier, mais cette lacune est rĂ©parĂ©e grĂące Ă lâIFLA (la FĂ©dĂ©ration Internationale des Associations et Institutions de BibliothĂšques) qui avait repĂ©rĂ© la parution de ce rapport et qui mâa demandĂ© de rĂ©pondre Ă quelques questions Ă ce sujet. Il en a rĂ©sultĂ© une interview, publiĂ©e cette semaine sur leur site et traduite en anglais (merci Ă Camille Françoise pour cela !).
Le rapport Racine nâa pas rĂ©ellement entraĂźnĂ© de rĂ©actions de la la part des principales associations de bibliothĂ©caires en France, ce qui est Ă mon sens un tort. Ce texte constitue un mon sens un des apports les plus importants que lâon ait vu passer ces derniĂšres annĂ©es sur la question de lâĂ©volution du droit dâauteur. Et je vais mĂȘme aller plus loin : câest mĂȘme sans doute la proposition la plus forte Ă avoir Ă©tĂ© faite depuis le projet de rĂ©forme â hĂ©las avortĂ©e â tentĂ©e par Jean Zay en 1936 Ă lâĂ©poque du Front Populaire. Je fais cette comparaison Ă dessein, car il existe une forme de filiation intellectuelle assez claire entre les deux, notamment sur la question de lâarticulation entre la question de la crĂ©ation et celle du travail (sujet que jâai abordĂ© aussi parfois sur ce blog). A mon sens, Il y a dans le rapport Racine rien de moins que des pistes pour faire advenir un droit dâauteur « post-Beaumarchais » et ce nâest pas exactement rien.
Quel rapport avec les bibliothĂšques, me direz-vous ? Il en existe â et de nombreux â et je vous propose de lire le texte de lâinterview que jâai donnĂ©e Ă lâIFLA dont je colle ci-dessous la version en français. La crise du coronavirus est hĂ©las survenue au moment oĂč le MinistĂšre de la Culture avait commencĂ© Ă mettre en oeuvre les premiĂšres mesures inspirĂ©es du rapport, mais dans une mesure bien insuffisante pour les syndicats dâauteurs professionnels qui poussaient pour une adoption plus large. Depuis, la situation des artistes auteurs sâest encore dramatiquement aggravĂ©e et lâurgence ne fait une renforcer encore lâimportance de la plupart des prĂ©conisations du rapport (voir Ă ce sujet le site de la Ligue des Auteurs Professionnels).
Il est, à mon sens, impératif que les bibliothÚques soutiennent les auteur dans ce combat et elles laisseraient à mon sens passer une chance historique si elles ne le faisaient pas.
23 recommandations sur les droits des créateurs : Quels enjeux pour les bibliothÚques et comment elles peuvent contribuer à les soutenir ?
Pourriez-vous nous expliquer ce quâest le rapport Racine et le contexte de sa production ?
Il sâagit dâun rapport remis au MinistĂšre de la Culture en janvier 2020. IntitulĂ© « Lâauteur et lâacte de crĂ©ation », il a Ă©tĂ© prĂ©parĂ© par Bruno Racine, conseiller Ă la Cour des Comptes, qui a dirigĂ© la BibliothĂšque nationale de France de 2007 Ă 2016. Il comporte 23 recommandations visant Ă amĂ©liorer la situation des artistes-auteurs en adaptant le cadre rĂ©glementaire aux nouvelles rĂ©alitĂ©s des mĂ©tiers de la crĂ©ation.
Lâorigine de ce rapport est Ă chercher du cĂŽtĂ© dâune forte mobilisation des auteurs en France, qui dure depuis plusieurs annĂ©es, en rĂ©action Ă une dĂ©gradation continue de leurs conditions dâexistence. En 2017, une rĂ©forme fiscale est intervenue, qui a encore fragilisĂ© une large partie des auteurs luttant dĂ©jĂ contre la prĂ©caritĂ©. Pour faire face, les artistes-auteurs ont choisi dâagir en sâappuyant sur des syndicats, ce qui est assez nouveau en France. Traditionnellement, les intĂ©rĂȘts des auteurs sont en effet plutĂŽt reprĂ©sentĂ©s par des sociĂ©tĂ©s de gestion collective des droits.
La commande du rapport Racine est intervenue pour essayer de dĂ©nouer une situation qui devenait de plus en plus explosive, avec des appels des auteurs professionnels Ă boycotter de grands salons pour attirer lâattention sur leur situation. ElaborĂ© au terme dâune large consultation, le rapport Racine Ă©tait trĂšs attendu et il dresse un tableau sombre de la situation des auteurs en France. Dans certains secteurs comme la bande dessinĂ©e, pourtant Ă©conomiquement en progression, prĂšs dâun tiers des auteurs vivent en dessous du seuil de pauvretĂ© et le taux grimpe Ă 50% pour les femmes. La France est souvent prĂ©sentĂ©e comme « le pays du droit dâauteur », mais cette rĂ©putation dissimule une situation de crise profonde pour les crĂ©ateurs.
Quelle analyse peut-on faire des recommandations de ce rapport ?
Le plus grand apport de ce rapport est de montrer que la subsistance des auteurs ne dĂ©pend pas uniquement du seul droit dâauteur, mais dâun dispositif institutionnel beaucoup plus complexe, oĂč les questions de fiscalitĂ© et de protection sociale jouent un rĂŽle dĂ©terminant. Il montre aussi que les artistes-auteurs ne disposent pas dâun vĂ©ritable statut professionnel, comme si leur activitĂ© ne constituait pas un mĂ©tier Ă part entiĂšre. Pour remĂ©dier Ă cette lacune, Le rapport Racine propose de crĂ©er un tel statut, notamment pour faciliter lâaccĂšs des auteurs au bĂ©nĂ©fice de droits sociaux (assurance-maladie, formation, retraite, etc.).
Plus encore, le rapport Racine dĂ©fend lâidĂ©e que les artistes-auteurs ne devraient pas dĂ©pendre pour vivre uniquement de lâexploitation de leurs Ćuvres par les industries culturelles, mais aussi ĂȘtre rĂ©munĂ©rĂ©s directement pour leur travail. Il propose pour cela la mise en place dâun « contrat de commande » qui obligerait les intermĂ©diaires, comme les Ă©diteurs ou les producteurs, Ă payer le travail de crĂ©ation en plus du versement de droits dâauteur.
Cela constituerait un changement profond en France, car depuis lâĂ©poque de Beaumarchais et la RĂ©volution française, la loi considĂšre lâauteur comme un propriĂ©taire tirant ses revenus de lâexploitation de son Ćuvre. Ce systĂšme permet certes thĂ©oriquement Ă lâauteur de bĂ©nĂ©ficier dâune rĂ©munĂ©ration, mais on est arrivĂ© aujourdâhui au paradoxe que lâĆuvre est mieux protĂ©gĂ©e que lâauteur et câest elle qui constitue le vĂ©ritable centre de gravitĂ© de la propriĂ©tĂ© intellectuelleâŠ
Samantha Bailly, une autrice particuliĂšrement impliquĂ©e dans les syndicats dâartistes-auteurs qui se sont mobilisĂ©s autour du rapport Racine, rĂ©sume ainsi le changement de perspective que ce texte propose dâopĂ©rer : « lâamĂ©lioration de nos droits sociaux est liĂ©e Ă la reconnaissance des artistes-auteurs Ă la fois comme des propriĂ©taires dâĆuvres, mais aussi comme des travailleurs. Nous sommes bien des individus, et pas seulement des Ćuvres â nous avons des corps, nous mangeons, nous nous blessons, tombons malades, etc. Câest ce changement de paradigme que propose le rapport de Bruno Racine. »
Un autre point essentiel concerne les mĂ©canismes de reprĂ©sentation des auteurs. Le rapport souligne de nombreux dysfonctionnements dans la maniĂšre dont les intĂ©rĂȘts des artistes-auteurs sont dĂ©fendus. GĂ©nĂ©ralement, ce sont des sociĂ©tĂ©s de gestion collective que lâon entend beaucoup dans les dĂ©bats publics autour de la crĂ©ation, notamment lorsque le droit dâauteur est concernĂ©. Mais le rapport dĂ©montre que ces sociĂ©tĂ©s et les auteurs nâont pas tout Ă fait les mĂȘmes intĂ©rĂȘts et il demande quâune partie des sommes collectĂ©es par les premiĂšres servent Ă financer les syndicats dâauteurs. Il plaide Ă©galement pour que ces syndicats soient plus largement associĂ©s Ă la dĂ©finition des politiques culturelles, notamment Ă travers les diffĂ©rentes commissions mises en place par le MinistĂšre de la Culture. Ces propositions ont Ă©tĂ© trĂšs mal reçues par les sociĂ©tĂ©s de gestion collective qui sây sont vigoureusement opposĂ©es, ce qui tend Ă montrer que le rapport Racine a plutĂŽt raison de souligner une divergence dâintĂ©rĂȘts !
Les discussions sur le droit dâauteur seraient sans doute diffĂ©rentes si les crĂ©ateurs pouvaient faire entendre leur voix plus directement. En 2018, une affaire a eu lieu en France sâest rĂ©vĂ©lĂ©e trĂšs instructive. Une sociĂ©tĂ© de droits dans le domaine de lâĂ©dition a essayĂ© de faire payer les lectures publiques en bibliothĂšque, y compris les Heures du Conte Ă destination des enfants. Cela a dĂ©clenchĂ© une forte opposition des bibliothĂ©caires, mais aussi dâune partie des auteurs eux-mĂȘmes qui, par le biais de syndicats, ont fait savoir quâils souhaitaient que ces usages en bibliothĂšque restent gratuits. GrĂące Ă cette intervention directe des auteurs dans le dĂ©bat, le projet des Ă©diteurs a Ă©tĂ© abandonnĂ©.
Quelles sont les principaux enjeux de ce rapport pour les bibliothĂšques ?
A premiĂšre vue, ce rapport paraĂźt assez Ă©loignĂ© de lâactivitĂ© des bibliothĂšques, mais celles-ci devraient sây intĂ©resser de prĂšs, car ses recommandations pourraient modifier en profondeur le paysage de la crĂ©ation.
Depuis plus de 20 ans, les bibliothĂšques sont mobilisĂ©es pour faire Ă©voluer la rĂšglementation sur le droit dâauteur, notamment par la reconnaissance de nouvelles exceptions adaptĂ©es Ă Internet et aux usages numĂ©riques. Que ce soit au niveau mondial ou international, ces dĂ©bats sont trĂšs difficiles et les progrĂšs restent lents, car les bibliothĂšques se heurtent Ă une opposition, menĂ©e surtout par des sociĂ©tĂ©s de gestion collective ou des reprĂ©sentants de gouvernement, qui soutiennent que ces exceptions menaceraient les auteurs dans leur capacitĂ© Ă vivre de la crĂ©ation.
Or le rapport Racine dĂ©montre de maniĂšre trĂšs claire que les vrais problĂšmes des auteurs sont ailleurs : ils rĂ©sident surtout dans le dĂ©sĂ©quilibre du rapport de force avec des intermĂ©diaires comme les Ă©diteurs ou les producteurs, qui conduit Ă une rĂ©partition inĂ©quitable de la valeur au sein mĂȘme des filiĂšres culturelles. La prĂ©caritĂ© des auteurs dĂ©coule aussi du fait que leur travail nâest pas bien reconnu, et donc pas bien rĂ©munĂ©rĂ©, car il est « invisibilisĂ© » dâune certaine maniĂšre par la propriĂ©tĂ© intellectuelle sur laquelle les lois se focalisent.
A aucun moment le rapport Racine ne pointe la question du piratage des Ćuvres sur Internet comme la cause de la paupĂ©risation des auteurs, pas plus quâil nâindique que les exceptions au droit dâauteur fragiliseraient leur situation. En revanche, il adresse des critiques au fonctionnement des sociĂ©tĂ©s de gestion collective, en pointant par exemple les salaires trop Ă©levĂ©s de leurs dirigeants ou le fait quâelles redistribuent lâargent collectĂ© Ă un trop petit nombre dâauteurs.
Ces conclusions intĂ©ressent en rĂ©alitĂ© directement les bibliothĂšques, car elles ouvrent la voie Ă de nouvelles discussions sur la rĂ©forme du systĂšme. Il est significatif quâaucun des points discutĂ©s dans le rapport Racine nâait rĂ©ellement Ă©tĂ© dĂ©battu lors de lâĂ©laboration de la nouvelle directive sur le droit dâauteur adoptĂ©e en 2019 par le Parlement europĂ©en. Les dĂ©bats se sont encore une fois focalisĂ©s sur le renforcement de la propriĂ©tĂ© intellectuelle et sur la critique des nouvelles exceptions au droit dâauteur. Mais ce nâest pas ce texte qui permettra de rĂ©Ă©quilibrer les relations entre les auteurs et les intermĂ©diaires, comme le demande le rapport RacineâŠ
Un point figure dans le rapport qui illustre trĂšs bien les fausses questions dans lesquelles les dĂ©bats sur le droit dâauteur tombent souvent. En France, revient rĂ©guliĂšrement dans le dĂ©bat public lâidĂ©e dâinstaurer un « domaine public payant » pour Ă©tablir une sorte de taxe sur les utilisations commerciales des Ćuvres appartenant au domaine public. Le domaine public est un mĂ©canisme qui bĂ©nĂ©ficie au premier chef aux bibliothĂšques et Ă leurs usagers, notamment Ă travers la numĂ©risation des collections patrimoniales. Or le rapport Racine Ă©carte sans ambiguĂŻtĂ© cette idĂ©e du domaine public payant, en montrant quâil rapporterait trĂšs peu aux auteurs tout en restreignant les usages et la diffusion de la culture. En revanche, le rapport pointe le fait quâune part trop faible des aides Ă la crĂ©ation versĂ©es par le MinistĂšre de la Culture ou les sociĂ©tĂ©s de gestion collective bĂ©nĂ©ficient directement aux artistes-auteurs. Ce nâest quâun exemple parmi dâautres montrant comment de faux dĂ©bats cachent souvent les vraies questionsâŠ
Quelles sont les premiĂšres Ă©tapes pour les bibliothĂšques pour soutenir ces principes au niveau national et international ?
Il est assez frappant de constater que les bibliothĂšques sont absentes du rapport Racine, alors pourtant quâelles constituent aussi une source de revenus pour les auteurs. A travers les acquisitions de supports, les abonnements Ă des ressources numĂ©riques, mais aussi avec les sommes versĂ©es au titre du droit de prĂȘt, les bibliothĂšques contribuent Ă la rĂ©munĂ©ration des crĂ©ateurs. En France, il existe mĂȘme un lien direct entre le droit de prĂȘt et les droits sociaux des auteurs, car une partie des sommes versĂ©es par les bibliothĂšques au titre du droit de prĂȘt sert Ă financer la retraite des auteurs de lâĂ©crit.
Il est dommage â mais aussi trĂšs significatif â que le rapport Racine nâait pas pris en compte ce lien, car cela rĂ©vĂšle une certaine forme dâinvisibilitĂ© des bibliothĂšques dans lâĂ©conomie de la crĂ©ation. Trop souvent, les bibliothĂšques sont accusĂ©es de fragiliser le marchĂ© de la Culture en « cannibalisant les ventes », alors quâaucune Ă©tude Ă©conomique sĂ©rieuse nâa jamais dĂ©montrĂ© un tel phĂ©nomĂšne. Bien au contraire, les bibliothĂšques pourraient contribuer plus largement au financement de la crĂ©ation si elles Ă©taient mieux intĂ©grĂ©es dans les systĂšmes de rĂ©munĂ©ration. Par exemple, le livre numĂ©rique se dĂ©veloppe aujourdâhui de plus en plus en bibliothĂšque, mais sur des bases juridiquement fragiles, puisque la lĂ©gislation sur le prĂȘt du livre papier ne sâapplique pas et il a fallu rĂ©organiser le systĂšme autour de nĂ©gociations contractuelles avec les Ă©diteurs. Du coup, lâoffre Ă destination des bibliothĂšques reste lacunaire, mais surtout, le systĂšme lĂ©gal du droit de prĂȘt est mis de cĂŽtĂ©, ce qui ne permet pas de contribuer Ă financer les droits sociaux des auteursâŠ
On pourrait imaginer une refonte du systĂšme, de maniĂšre Ă ce que les bibliothĂšques puissent mettre Ă disposition plus facilement des contenus pour leurs utilisateurs, comme le propose par exemple le traitĂ© sur les bibliothĂšques dĂ©fendu par lâIFLA auprĂšs de lâOMPI. En contrepartie, de nouvelles rĂ©munĂ©rations seraient logiquement versĂ©es aux ayants droit. Mais si lâon suit le rapport Racine, il faudrait ĂȘtre trĂšs attentif Ă ce que ces sommes aillent bien aux auteurs et quâune partie soit utilisĂ©e pour financer leurs droits sociaux et leurs organisations syndicales.
Ce rapport ouvre en rĂ©alitĂ© la voie Ă de nouvelles discussions entre les auteurs et les bibliothĂšques. Pour cela, il faudrait mieux faire connaĂźtre le rĂŽle que les bibliothĂšques jouent dĂ©jĂ pour soutenir la crĂ©ation et rĂ©flĂ©chir Ă de nouvelles maniĂšres dont les activitĂ©s des bibliothĂšques pourraient directement soutenir les crĂ©ateurs dans lâexercice de leurs droits. On a trop souvent opposĂ© les droits des auteurs et ceux des utilisateurs, comme sâils Ă©taient incompatibles. Le temps est venu Ă prĂ©sent de trouver des articulations qui permettront de les renforcer mutuellement.