Les médiathèques de Villeurbanne ont fermé leurs portes pendant la période de confinement, du 17 mars au 11 mai 2020. Durant ces semaines de fermeture au public, les équipes se sont mobilisées pour vous accompagner et vous proposer un large choix de ressources en ligne, destinées aux enfant et aux ados, depuis la page Facebookdes médiathèques.
Retrouvez toutes ces ressources compilées et plein d’idées pour découvrir, apprendre et s’amuser, depuis la maison :
Mardi dernier, lors de l’annonce du plan de déconfinement à l’Assemblée nationale, le premier Ministre Édouard Philippe a reconnu qu’il « ne savait pas si l’application Stopcovid fonctionnera » et a préféré repousser en conséquence le débat parlementaire à un moment ultérieur en promettant qu’un vote spécifique aurait lieu sur la question. Cette décision fait suite à des semaines d’intense polémique à propos de cette application de traçage numérique. Le même jour, la Commission nationale consultative des droits de l’homme publiait d’ailleurs un avis estimant que « du point de vue des libertés fondamentales, ce système est dangereux » et hier c’est le Conseil de l’Europe qui déclarait à propos de des dispositifs de backtracking: « Compte tenu du manque de preuves au sujet de leur efficacité, les promesses valent-elles les risques sociaux et juridiques ?« …
Dessin par Allan Barte
J’ai déjà eu l’occasion dans un précédent billet de dire tout le mal que je pensais de StopCovid et je ne vais pas en rajouter à nouveau dans ce registre. Je voudrais par contre prendre un moment sur la délibération que la CNIL a rendue en fin de semaine dernière à propos du projet d’application, car elle contient à mon sens des éléments extrêmement intéressants, en particulier sur la place du consentement en matière de protection des données personnelles.
Consentir ou ne pas consentir, telle est la question…
On a pu lire que la CNIL avait validé le projet StopCovid dans sa délibération (n’est-ce pas Cédric O ?), mais les choses sont en réalité beaucoup plus subtiles que cela. Je vous renvoie pour le comprendre à l’excellente analyse que l’avocat Jean-Baptiste Soufron a publiée sur son blog. Il met notamment en avant un point important sur lequel je vais m’attarder : la CNIL s’est prononcée sur ce que l’on appelle la « base légale de traitement » sur laquelle l’application devrait s’appuyer pour exploiter les données collectées à partir des smartphones des utilisateurs. Ce concept est issu du RGPD (Règlement Général de Protection des Données) et il impose aux responsables de traitement de choisir parmi six bases légales différentes lorsqu’ils collectent et utilisent des données personnelles (voir tableau ci-dessous). Ce choix est très important, car selon la base retenue, le cadre juridique applicable varie substantiellement avec plus ou moins de garanties pour les personnes et plus ou moins de marges de manœuvre pour le responsable de traitement.
Source : blog Questio.
Le gouvernement n’avait eu de cesse de répéter pour légitimer son projet que le téléchargement de l’application resterait strictement volontaire et que StopCovid fonctionnerait sur la base du consentement des individus. Pourtant la CNIL écarte cette hypothèse et elle préfère se référer à une nécessité liée à une « mission d’intérêt public » comme base légale pour le fonctionnement de StopCovid :
En l’espèce, le gouvernement s’interroge sur la possibilité de fonder l’application StopCovid sur la base légale du consentement de ses utilisateurs ou, à défaut, sur l’existence d’une mission d’intérêt public de lutte contre l’épidémie de COVID-19.
[…] La Commission relève que la lutte contre l’épidémie de COVID-19 constitue une mission d’intérêt général dont la poursuite incombe en premier lieu aux autorités publiques. En conséquence, elle estime que la mission d’intérêt public […] constitue la base légale la plus appropriée pour le développement par l’autorité publique de l’application StopCovid.
Contrairement à ce que l’on a pu également lire, la CNIL n’a pas dit ici que l’application StopCovid présentait nécessairement un intérêt dans la lutte contre le coronavirus. Elle dit seulement que si le gouvernement décide de la mettre en circulation, alors il devra s’appuyer sur une mission d’intérêt public et il lui faudra démontrer que l’application est bien nécessaire pour l’accomplissement de cette mission. La CNIL le dit explicitement un peu loin en indiquant que : »Le RGPD requiert néanmoins que les finalités du traitement en cause soient nécessaires à la mission d’intérêt public en cause« . Cela revient donc, non pas à valider a priori le projet, mais au contraire à suspendre au-dessus de lui une redoutable épée de Damoclès, car la charge de la preuve pèse à présent sur le gouvernement. Il lui sera sans doute très difficile de prouver que le recours à cette application est réellement nécessaire, alors qu’il n’existe aucun consensus sur ce point, ni parmi la communauté scientifique, ni chez les juristes et encore moins dans la société civile. Autant dire que la CNIL a offert sur un plateau d’argent un argument à tous les opposants à StopCovid qui pourront l’invoquer, devant elle et/ou en justice, sitôt que l’application sera rendue disponible…
StopCovid ou l’impossible consentement ?
Ce choix de la CNIL de se tourner vers la mission d’intérêt public plutôt que vers le consentement individuel pourrait paraître à première vue surprenant.
En effet, même si dans le RGPD les six bases légales ne sont pas hiérarchisées entre elles, la Commission tend quand même à accorder au consentement une certaine priorité, au nom du respect du droit à « l’autodétermination informationnelle ». Ce concept postule que l’individu est le mieux placé pour décider ce que l’on peut faire ou non avec les données le concernant et que c’est à cette échelle « micro » que l’essentiel de la régulation devrait être réalisée. La CNIL est généralement attachée à ce principe et cela tend à lui faire privilégier le consentement comme base de traitement (voir ici par exemple, dans un document à propos des traitements à des fins de recherche : « le consentement des personnes constitue le premier fondement légal à envisager en application du principe général d’autodétermination informationnelle« ).
Néanmoins pour l’application StopCovid, les opposants avaient justement souligné les limites de cette approche en dénonçant une instrumentalisation possible du consentement des personnes, dans un contexte de crise où des pressions de toutes sortes vont nécessairement s’exercer pour pousser les gens à utiliser ce dispositif. Voyez par exemple ce qu’en dit la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme dans une partie de son avis intitulé « Un consentement libre et éclairé sujet à caution » :
La CNCDH s’interroge sur l’authenticité d’un consentement libre dans le contexte actuel. Comme le soulignait la présidente de la CNIL devant les députés, « le refus de consentir ne doit pas exposer la personne à des conséquences négatives ». Le gouvernement ne paraît manifestement pas conditionner le déconfinement des personnes à l’utilisation de l’application. La CNCDH souligne que cela s’oppose également à ce qu’un employeur impose à son salarié de télécharger et d’utiliser l’application, ou que cette dernière conditionne l’accès à l’espace public. D’autres facteurs de contrainte sont néanmoins à craindre, tenant notamment aux risques de pression sociale, tant à titre individuel que familial ou professionnel, pouvant s’exercer dans un contexte de crise sanitaire particulièrement aigüe. L’impératif de santé publique, la lutte contre la propagation du Covid-19, la préservation du personnel soignant, sans doute invoqués à l’appui de la mise en place de l’application, constitueront autant de leitmotivs qui pèseront sur le choix des individus, appelés à agir en citoyens responsables. Par ailleurs, la CNCDH craint des risques de stigmatisation et de harcèlement à l’égard de tout individu qui refuserait d’adhérer à ces mesures de suivi.
Il y a dans ce passage des arguments qui relèvent de deux plans très différents. On nous dit en effet d’un côté que le consentement est valide uniquement si l’on n’attache aucune conséquence négative en cas de refus. C’est la condition fixée par le RGPD pour que le consentement soit considéré comme « libre » et dans ce cas, on est bien dans la dimension protectrice de la base légale du consentement. Cet aspect est important, car dans d’autres pays qui ont déjà déployé des applications de traçage, comme l’Italie, on commence déjà à voir des dérives, avec des pressions mises en place par le gouvernement pour pousser les personnes à utiliser l’appli :
Mais la CNCDH nous dit aussi quelque chose de très différent : même sans mesure de rétorsion plus ou moins appuyée exercée par le gouvernement, le consentement des personnes pourrait rester très ambigu, en raison des pressions sociales que les individus vont subir en cette période de crise sanitaire. Ce point est intéressant, car il tend à montrer que le consentement individuel est en réalité toujours plus ou moins une forme de fiction, l’humain étant un être social, soumis à diverses déterminations exercées par son environnement. Comme toutes les fictions juridiques, le consentement individuel peut être utile, mais on doit aussi lui fixer des limites pour éviter que la fiction perde pied face à la réalité. Or c’est exactement ce qui est en train de se passer dans un contexte de crise comme celui que nous traversons : on voit bien qu’un concept comme celui de « l’auto-détermination informationnelle » touche à ses limites et qu’il pourrait même finir par devenir dangereux si on continuait à le prendre pour argent comptant.
La CNIL ne l’abandonne pas complètement dans sa délibération, mais elle le fait de manière nuancée, en introduisant une distinction subtile, mais importante, entre le consentement et le volontariat. La Commission considère en effet comme essentiel que l’adoption de l’application reste basée uniquement sur le volontariat et elle met même en garde le gouvernement contre toute volonté de l’imposer :
Le volontariat signifie aussi qu’aucune conséquence négative n’est attachée à l’absence de téléchargement ou d’utilisation de l’application. Ainsi, l’accès aux tests et aux soins ne saurait en aucun cas être conditionné à l’installation de l’application. L’utilisation d’une application sur la base du volontariat ne devrait pas conditionner ni la possibilité de se déplacer, dans le cadre de la levée du confinement, ni l’accès à certains services, tels que par exemple les transports en commun. Les utilisateurs de l’application ne devraient pas davantage être contraints de sortir en possession de leurs équipements mobiles. Les institutions publiques ou les employeurs ou toute autre personne ne devraient pas subordonner certains droits ou accès à l’utilisation de cette application. Ceci constituerait en outre, en l’état du droit et selon l’analyse de la Commission, une discrimination.
La CNIL aurait dit exactement la même chose si elle avait retenu la base légale du « consentement libre et éclairé » pour l’application StopCovid. Mais en l’espèce, comme on l’a vu, elle préfère lui donner comme fondement la nécessité liée à une mission d’intérêt public. Cela montre que, même dans un tel cadre, le respect du volontariat des personnes peut être exigé, tout en ne servant pas de base légale au traitement. Cela mérite que l’on s’y arrête et je vais tenter d’interpréter cet aspect du raisonnement de la CNIL en l’articulant avec la question de la subordination.
Subordination hiérarchique et subordination sociale
Le caractère particulier de la relation de subordination est en effet pris en compte dans le RGPD, qui considère que ce type de rapports déséquilibrées empêche normalement de se baser sur le consentement des personnes pour traiter des données personnelles (voir Considérant 43):
Pour garantir que le consentement est donné librement, il convient que celui-ci ne constitue pas un fondement juridique valable pour le traitement de données à caractère personnel dans un cas particulier lorsqu’il existe un déséquilibre manifeste entre la personne concernée et le responsable du traitement, en particulier lorsque le responsable du traitement est une autorité publique et qu’il est improbable que le consentement ait été donné librement au vu de toutes les circonstances de cette situation particulière.
Il en découle que le consentement ne doit pas être retenu dans les relations de travail, entre un employeur et des employés à cause du lien de subordination, tout comme il doit être écarté dans les relations entre administrations et administrés dès lors que les premières utilisent leurs prérogatives de puissance publique. On comprend que dans de telles circonstances, un consentement « libre » ne peut plus être exprimé par les individus et c’est donc « structurellement » que le consentement est écarté au profit d’une autre base légale.
Sans le dire explicitement, on peut considérer que la CNIL a raisonné d’une manière un peu similaire dans sa délibération sur l’application StopCovid : si l’usage de l’application reste volontaire, les individus ne sont certes pas dans une relation de subordination avec la puissance publique, mais quand bien même, les pressions qu’ils vont nécessairement subir de la part du corps social dans lequel ils sont immergés matérialisent une forme de « subordination sociale » qui rendrait très problématique le fait de retenir la base légale du consentement. La situation rend donc « structurellement » impossible de se placer dans le cadre du libre consentement, tout comme cela doit être exclu dans les rapports plus classiques de subordination au travail.
La question va d’ailleurs sans doute rapidement se poser dans les entreprises, car on commence déjà à voir des acteurs privés qui envisagent de développer leurs propres applications de traçage numérique pour faciliter la reprise d’activité. C’est le cas par exemple du Crédit Agricole qui a fait une annonce en ce sens cette semaine. Ici aussi, ces entreprises ne pourront sans doute pas se baser sur le consentement des personnes, même si le recours à ces outils reste volontaire, eu égard au cadre de subordination hiérarchique dans lequel ce dispositif est déployé. Les conséquences juridiques ne sont pas anodines, car les entreprises devront alors se replier vers une autre base légale figurant dans le RGPD – l’intérêt légitime de l’entreprise – qui est sans doute l’une des plus fragiles, car il ne peut être invoqué que dans la mesure où « les intérêts ou les libertés et droits fondamentaux de la personne ne prévalent [pas] compte tenu des attentes raisonnables des personnes concernées fondées sur leur relation avec le responsable de traitement« . Cela ouvre donc tout un champ de contestation possible pour les salariés, mais aussi (et surtout) pour les syndicats qui pourraient trouver là une excellente manière d’affirmer leur rôle de gardiens des données personnelles des employés.
Le parallèle avec StopCovid est intéressant à souligner, car tout comme les entreprises devront prouver qu’elles ont un intérêt légitime à déployer des applications de traçage (avec le risque que leur soit opposé les libertés et intérêts de leurs salariés), l’État va devoir prouver que StopCovid constitue une nécessité pour exercer une mission d’intérêt public. Et dans les deux cas, c’est l’existence d’un contexte de subordination – directe et hiérarchique dans un cas ; indirecte et sociale dans l’autre – qui justifie que l’on se place sur ce terrain juridique plutôt que sur le consentement individuel et la fiction – devenue insoutenable – de la prétendue « liberté » de choisir.
En finir avec le « Consent Washing »
Une des choses que je retiendrai de cette crise du coronavirus est la manière dont cette question du « consentement » a pu être instrumentalisée jusqu’à l’outrance et complètement intégrée dans les rouages de la gouvernementalité oppressive que nous subissons. Cela permet par exemple au gouvernement d’annoncer, en restant droit dans ses bottes, qu’il envisage de mettre en place un système de bracelet électronique pour les malades du Covid-19 pendant la période de déconfinement, mais rassurez-vous, citoyens, on ne le fera bien entendu qu’avec le consentement des personnes !
Le gouvernement français ne ferme pas la porte à l'éventualité d'une mise en place de bracelets électroniques pour suivre les malades du #covid19 lors du déconfinement https://t.co/JjPmzjepm9
Allons plus loin : le retour à l’école des enfants, qui fait lui aussi tant polémique, se fera également – comme par hasard – sur la base du « volontariat ». Grossière farce que voilà ! Car il est bien clair que ce volontariat sera à géométrie extrêmement variable, selon que les foyers seront nantis ou modestes et que les parents pourront ou pas continuer à bénéficier du télé-travail et de conditions sociales favorables (appartement spacieux ou pas, recours à des gardes d’enfants à domicile, etc.). En surface, tout le monde pourra exercer un « consentement libre » et « s’autodéterminer » pour décider si les enfants doivent retourner à l’école. Mais dans la réalité crue, loin des abstractions juridiques, ce seront comme par hasard les plus pauvres qui devront prendre le risque de contaminer leurs enfants et de se contaminer eux-mêmes, et – histoire de joindre l’insulte à la blessure – on fera en sorte de leur faire porter la responsabilité d’avoir fait ce soit-disant « choix » par le biais duquel ils auront exprimé un « libre consentement » !
Le passage ci-dessus permet, je pense, de montrer assez clairement le fond ignoble de saloperie dans lequel baigne toujours plus ou moins un concept comme celui de « libre consentement » et « d’auto-détermination individuelle ». Ces fictions sont en réalité parfaitement compatibles avec l’idéologie néolibérale, dont le rêve ultime consiste précisément à enrober toutes les relations de domination derrière un voile bien commode de consentement. Dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle« , Gilles Deleuze avait déjà parfaitement anticipé que nous étions en réalité peu à peu sortis des sociétés disciplinaires, dont la gouvernementalité s’exerce à travers la contrainte, pour glisser vers des sociétés de contrôle aux dispositifs beaucoup plus fluides. Leur objectif est de contrôler les individus « de l’intérieur » par des systèmes de pilotage cybernétique, impliquant envois de signaux et rétroactions. Le numérique aura permis de donner complètement corps à cette vision qui n’est, ni plus ni moins, qu’une « gouvernementalité par le consentement ».
[Le RGPD] prouve que nos institutions veulent agir, c’est une marque de bonne volonté. Mais le RGPD ne fait que formaliser le don du consentement […]. Notre société de surveillance émane aussi de notre propre culture, de notre acculturation à l’informatique et donc à la surveillance. Notre consentement, nous l’avons fabriqué.
Le drame est que le « consentement libre » du RGPD est doté d’une certaine efficacité contentieuse, qui pourrait faire croire qu’il s’agit encore d’un moyen sur lequel miser pour parvenir à réguler le système. Il a en effet déjà permis à la CNIL de sanctionner quelques abus, notamment en matière de géolocalisation à des fins publicitaires. Je peux donc comprendre que l’on s’y accroche à des fins tactiques, mais j’ai peur que l’on finisse par confondre le niveau de la tactique avec celui de la stratégie, sans voir que la bataille de libertés ne peut pas être gagnée sur le terrain du « libre consentement », car c’est une notion déjà complètement intégrée aux rouages de l’idéologie néolibérale.
Il faut donc en finir avec le « Consent Washing », à commencer en nous-mêmes, ce qui risque d’être extrêmement complexe… C’est pourtant nécessaire, car que se passera-t-il lorsque les efforts déployés à la fois par la propagande gouvernementale et par les puissances privées du capitalisme de données auront réussi à convaincre la population des bienfaits des technologies de surveillance (« la bien(sur)veillance« , comme dit Cynthia Fleury) ? Les individus finiront par « consentir librement » aux pires menaces à leurs libertés, sans même qu’il soit besoin d’agiter des sanctions, et le levier juridique que l’on aura cru pouvoir saisir pour se protéger aura achevé sa transformation en une arme redoutable retournée contre les personnes pour les faire participer à leur propre asservissement.
"On peut applaudir des lois incroyablement liberticides si elles prétendent sécuriser notre rapport à la mort."https://t.co/m2PMVck3rK
J’ai néanmoins l’impression que cette crise du coronavirus et la surenchère sécuritaire dans laquelle elle nous entraîne sont en train de jouer comme un accélérateur de prise de conscience sur ce rapport trouble que nous entretenons avec la notion de consentement. J’ai noté par exemple cette phrase dans une tribune contre l’application StopCovid publiée par Jean-Baptiste Soufron dans Libé :
Le consentement n’est pas un sésame pour toutes les atteintes aux libertés, et ce encore moins quand il est contraint par la peur de l’épidémie, ou par la coercition directe ou indirecte à travers des sanctions plus ou moins informelles – pense-t-on par exemple à la possibilité que l’application soit imposée aux salariés par des employeurs ou à des étudiants par leurs établissements d’enseignement ?
Autant les coercitions directes ou indirectes sont illégales sur la base du RGPD, parce qu’elles violeraient la condition du « consentement libre » et/ou l’interdiction des discriminations, autant cette notion sera de peu d’intérêt pour nous protéger des effets de la simple peur de l’épidémie ou d’une propagande bien orchestrée du gouvernement qui viendrait habilement « fabriquer un libre consentement »…
Dès lors, je trouve intéressant le raisonnement de la CNIL dans sa délibération, qui a préféré écarter la base légale du consentement en commençant à reconnaître l’incidence des contextes de « subordination sociale ». Car nous pourrons dire : « Opprimez-nous, exploitez-nous, avilissez-nous, Messieurs les dominants, mais au moins, ne prétendez pas le faire avec notre consentement« .
Objectif Prévenir, soigner les maladies respiratoires à virus, à ses débuts, en attendant la découverte d’un médicament ou d’un vaccin Expérimentations Personnelles Ingénieur de formation, j’ai créé mon entreprise et j’ai consacré l’une de mes activités à l’e-santé, activité lauréate de plusieurs prix. **Je suis, de ce fait, habitué à étudier des sujets qui semblent [...]
Les médiathèques de Villeurbanne ont mis en place un service d’appel vidéo pour les familles et les résidents des deux Ehpad municipaux.
Bien avant la crise du Covid-19, les équipes des structures Henri Vincenot et Camille Claudel avaient déjà en tête d’offrir cette possibilité. Mais, pris par les urgences du quotidien, l’absence de matériel et de compétences spécifiques, le projet restait en suspens…
De leur côté, les médiathèques travaillent tout au long de l’année à favoriser la culture digitale et à diminuer la fracture numérique, à travers ses espaces multimédia et ses offres de formation ou d’ateliers.
Un heureux hasard a fait que la rencontre a eu lieu ! Équipes soignantes, agents d’accueil, animateurs, bibliothécaires et informaticiens ont travaillé main dans la main, mais à distance : prêt du matériel, formation des équipes, assistance technique auprès des familles…
Le succès a été immédiat avec les familles : plus d’une vingtaine d’appels, deux jours après le lancement. Force est de constater que certains résidents sont très éloignés de leurs proches, au-delà même des restrictions actuelles. En effet, leurs enfants ou petits-enfants, se trouvent parfois à l’autre bout de la France, dans un autre pays voire un autre continent, comme c’est le cas du fils d’une résidente qui vit en Australie !
Si ce projet s’est concrétisé dans les circonstances exceptionnelles du confinement, il est voué à continuer par la suite.
Se balader en ville sans sortir de chez soi ? C’est possible, grâce au jeu vidéo Minecraft !
Les médiathèques de Villeurbanne ont décidé de partager avec vous une reconstitution de la ville à parcourir virtuellement. Vous y retrouverez de nombreux bâtiments emblématiques de Villeurbanne. Plusieurs édifices clés ont déjà été reconstruits, comme l’Hôtel de Ville, le Palais du travail, l’église de la Nativité, ou encore les immeubles des Gratte-ciel. Mais beaucoup d’autres sont encore en chantier… Vous vous sentez l’âme d’un bâtisseur ? L’exploration urbaine vous tente ? Alors, suivez le guide et lancez-vous !
Installer et configurer Minecraft
Si vous ne possédez pas le jeu Minecraft sur PC (Windows), vous devez l’installer. Vous le trouvez en téléchargement
depuis cette adresse si vous disposez déjà d’une licence
ou depuis celle-ci pour l’achat d’une licence payante.
Une fois téléchargé, installez le jeu sur votre ordinateur en suivant les premières étapes de notre guide vidéo
Pour des raisons de compatibilité, vous devrez configurer Minecraft en choisissant la version 1.12.2 du jeu.
Télécharger la carte de Villeurbanne
La carte de Villeurbanne a été générée automatiquement à partir de données géographiques, puis améliorée de manière collaborative lors d’ateliers dans les médiathèques.
Téléchargez-la depuis cette adresse (environ 12 min de téléchargement). Une fois l’archive ZIP téléchargée, procédez à l’extraction du dossier “MINECRAFT CHALLENGE 2020” en le faisant glisser vers l’emplacement de sauvegardes du jeu :
ATTENTION : remplacez « NOM_DE_VOTRE_SESSION » par… le nom de votre session !
Il ne vous reste plus qu’à lancer le jeu depuis votre bureau (n’oubliez pas : en version 1.12.2 !), choisir le mode « Solo », sélectionner la carte “MINECRAFT CHALLENGE 2020” et cliquer sur “Jouer dans ce monde”.
Prêts à jouer ? C’est parti !
Naviguer dans la ville et construire
La carte reproduit intégralement la superficie de Villeurbanne, et disons-le : c’est immense ! Pour ne pas vous perdre, nous vous conseillons de partir d’un point que vous connaissez et de vous déplacer en suivant les rues de la ville.
Pour vous y aider, nous avons repéré les coordonnées de quelques lieux. Utilisez la commande /TP pour vous y téléporter. Pour cela, tapez sur votre clavier “/tp” suivi de l’une de ces lignes de chiffres (en respectant les espaces et les signes “moins”) :
-720 70 -80 (quartier des Gratte-ciel)
120 70 630 (Place Grandclément et église de la Nativité)
-400 70 880 (Collège Jean-Jaurès)
-1130 60 -564 (Cinéma le Zola)
-400 70 640 (Le Rize)
Bien téléportés ? Vous avez maintenant carte blanche ! Promenez-vous, détruisez et reconstruisez les bâtiments selon vos goûts. Mais surtout, défiez vos amis et partagez vos réalisations sur la page Facebook des médiathèques de Villeurbanne.
Si vous ne maîtrisez pas les commandes du jeu (se déplacer, détruire, construire, choisir des matériaux, etc.), de nombreux sites vous permettront d’apprendre :
Vous manquez d’idées ? Pourquoi ne pas reconstruire le bâtiment du cinéma Le Zola, l’équiper de sièges, d’écrans et de projecteurs pour vous offrir une séance malgré le confinement ?!
Encore en mal d’inspirations ? Visitez le site du Rize+ : sa carte interactive et ses documents d’archives vous aideront à construire tout en redécouvrant l’histoire de Villeurbanne !
En 2017, j’ai déjà écrit un billet intitulé : « Les biens communs d’Emmanuel Macron ne sont pas les nôtres !« . Quelques mois après son accession à la fonction présidentielle, Macron s’était en effet essayé à glisser régulièrement des allusions aux « biens communs » dans ses discours, notamment au sujet de sa stratégie en matière de numérique. Mais il le faisait en donnant à cette expression un sens très différent de celui employé par les militants des Communs numériques et j’avais éprouvé alors le besoin de rappeler quelques fondamentaux…
Depuis, les tentatives de récupération politique des Communs se sont multipliées, à tel point que le Commons Washing semble en passe de devenir un nouveau sport national. Au cours de la campagne des municipales, par exemple, une multitude de listes « Par-ci en commun » ou « Par-là en commun » sont apparues en s’essayant, avec plus ou moins d’habileté (et/ou de cynisme), à cette pratique du recyclage opportuniste.
Mais cette semaine, je suis tombé par hasard sur un usage particulièrement osé du terme de « Commun numérique » qui mériterait sans doute un Commons Washing Award, si une telle anti-distinction existait (une idée d’ailleurs à garder de côté…).
Question du journaliste : Un mot sur le traçage des malades : quelles sont les limites que vous fixez à cette stratégie en terme de respect des libertés ? (…) Ces applications existent déjà, je pense notamment à celle utilisée à Singapour (…) qui prévoit non pas de stocker les données de géolocalisation contenues dans les téléphones, mais sur la base du volontariat, d’enregistrer dans son propre appareil, les identifiants des personnes que l’ont a croisées pendant plusieurs semaines et, si on a été en contact avec un malade de recevoir une alerte. Est-ce que ce système vous semble réalisable en France ?
Réponse : C’est effectivement un principe similaire auquel nous pensons, en tenant compte de ce que sont les piliers de la protection des données, dans le cadre européen, mais aussi de la protection des libertés publiques. L’application que nous envisageons ne peut être proposée que sur la base du volontariat et d’une anonymisation des données et de leur conservation temporaire, le temps que cela utile au suivi épidémiologique (…).
Cette application peut constituer un appui, mais aujourd’hui nous n’avons pas le recul suffisant pour savoir avec certitude si elle sera utile d’un point de vue sanitaire. On se met donc en situation de pouvoir chercher, y compris avec des partenaires européens, l’Allemagne, la Suisse ; que ce soit un code ouvert, ce qu’on appelle l’Open Source, qui permettra à chacun de vérifier que ce qui est fait dans l’application est bien réalisé dans l’application, qui permettra aussi d’avoir un Commun numérique, c’est-à-dire que c’est une application qui pourrait être disponible de manière gratuite dans tous les pays qui souhaiteraient l’utiliser.
J’aimerais beaucoup savoir par quels détours la notion de « Communs numériques » est arrivée jusque dans la bouche de Sibeth NDiaye, qui a bien pu lui souffler de l’utiliser dans un tel contexte et quelle réunion sur les « éléments de langage » a pu accoucher de l’idée qu’il était pertinent de présenter cette application de backtracking comme un Commun… Il est vrai que l’équation simpliste « Open Source = Communs » est déjà fort en vogue dans certains cercles qui s’occupent du numérique au niveau de l’État et on a déjà pu voir ce type de réductionnisme sévir à propos d’autres sujets (voir, par exemple, la saga édifiante du Pass Culture, qui devait lui aussi être « formidable-parce-qu’en-Open-Source », et qui a terminé d’une manière particulièrement navrante, à mille lieux de ce que peut être un Commun).
StopCovid, un Commun numérique ? Vraiment ?
Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de critiquer le fait que l’État envisage de développer cette appli en Open Source. C’est même le minimum minimorum à attendre d’un outil qui soulève par ailleurs de lourdes craintes quant à ses répercussions potentielles pour la vie privée et les libertés. Notons d’ailleurs que l’État ne devrait en retirer aucun mérite, car depuis 2016 et la loi République Numérique TOUS les logiciels développés par les administrations devraient être diffusés par défaut en Open Source. Sauf que cette obligation légale est encore très largement ignorée – ou bafouée sciemment – et les administrations continuent donc à choisir ce qu’elles ouvrent ou ce qu’elles ferment, ruinant la capacité de l’Open Source à contribuer au contrôle citoyen de l’action de l’État.
Ce que je conteste, c’est qu’il suffise de diffuser un logiciel en Open Source pour que l’on puisse en parler comme d’un « Commun numérique » et on s’en rend rapidement compte en lisant quelques uns des papiers parus ces derniers jours à propos de StopCovid. Allez lire notamment la déclaration de l’OLN (Observatoire des Libertés et du Numérique, regroupant la Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat de la Magistrature, le Syndicat des Avocats, La Quadrature du Net, etc.) : « La crise sanitaire ne justifie pas d’imposer des technologies de surveillance » :
Concernant les applications de suivi des contacts, elle sont présentées comme peu dangereuses pour la confidentialité des données personnelles puisqu’il y aurait peu de collecte de données, mais essentiellement des connexions par Bluetooth d’un téléphone à un autre. C’est oublier que la notion de consentement libre, au cœur des règles de la protection des données, est incompatible avec la pression patronale ou sociale qui pourrait exister avec une telle application, éventuellement imposée pour continuer de travailler ou pour accéder à certains lieux publics. Ou que l’activation de ce moyen de connexion présente un risque de piratage du téléphone. Il est par ailleurs bien évident que l’efficacité de cette méthode dépend du nombre d’installations (volontaires) par les personnes, à condition bien sûr que le plus grand nombre ait été dépisté. Si pour être efficaces ces applications devaient être rendues obligatoires, « le gouvernement devrait légiférer » selon la présidente de la CNIL. Mais on imagine mal un débat parlementaire sérieux dans la période, un décret ferait bien l’affaire ! Et qui descendra manifester dans la rue pour protester ?
Des débats sans fin ont lieu actuellement pour savoir s’il est possible de produire une application respectant les principes du « Privacy By Design », en utilisant la technologie bluetooth qui évite d’avoir à stocker des données de manière centralisée. C’est un point important, mais j’ai tendance à penser qu’il ne constitue pas le coeur du problème. Hubert Guillaud a parfaitement montré dans un papier paru cette semaine que même une application parfaitement respectueuse de la vie privée soulèverait encore des difficultés redoutables :
Le risque enfin c’est bien sûr de faire évoluer l’application par décrets et modification successive du code… pour finir par lui faire afficher qui a contaminé qui et quand, qui serait le meilleur moyen d’enterrer définitivement nos libertés publiques !
Le risque du glissement, c’est de croire qu’en lançant StopCovid nous pourrons toujours l’améliorer. C’est de croire, comme toujours avec le numérique, qu’il suffit de plus de données pour avoir un meilleur outil. C’est de continuer à croire en la surenchère technologique, sans qu’elle ne produise d’effets autres que la fin des libertés publiques, juste parce que c’est la seule solution qui semble rationnelle et qui s’offre à nous !
Le risque, finalement est de continuer à croire que l’analyse de mauvaises données fera pour moins cher ce que seule la science peut faire : mais avec du temps et de l’argent. Le risque, c’est de croire, comme d’habitude que le numérique permet de faire la même chose pour moins cher, d’être un soin palliatif de la médecine. On sait où cette politique de baisse des coûts nous a menés en matière de masques, de lits et de tests. Doit-on encore continuer ?
Le risque c’est de croire qu’une application peut faire le travail d’un médecin, d’un humain : diagnostiquer, traiter, enquêter, apaiser… Soigner et prendre soin. Le risque c’est de rendre disponible des informations de santé de quelque nature qu’elles soient en dehors du circuit de santé et de soin !
Il ne peut dès lors être question de parler de « Commun numérique » à propos du délire techno-solutionniste que constitue cette application, parce qu’elle s’attaque aux principes mêmes qui permettent à tous les Communs d’exister. Elinor Ostrom affirmait qu’aucun Commun ne peut émerger sans s’enraciner dans deux éléments capitaux : la confiance et la réciprocité. En nous transformant potentiellement tous en agents de police sanitaire, cette application constituerait une étape supplémentaire vers cette « société de la défiance » généralisée, qu’Emmanuel Macron a déjà appelée de ses voeux en employant les termes plus lisses de « société de vigilance« .
J’ai beaucoup aimé dans cet esprit la tribune publiée par Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net, intitulée « Devenir des robots pour échapper au virus« . Il montre bien les risques de déshumanisation liés au déploiement massif de technologies de surveillance auquel nous sommes en train d’assister à la faveur de cette crise, en soulignant en contrepoint le rôle majeur que devrait continuer à jouer la confiance :
Les enjeux de santé publique exigent de maintenir la confiance de la population, que celle-ci continue d’interagir activement avec les services de santé pour se soigner et partager des informations sur la propagation du virus. Les technologies de surveillance, telle que l’application envisagée par le gouvernement, risquent de rompre cette confiance, d’autant plus profondément qu’elles seront vécues comme imposées.
(…) Pour éviter une telle situation, plutôt que de prendre la voie des robots — tracés et gérés comme du bétail —, nous devons reprendre la voie des humains – solidaires et respectueux. Tisser et promouvoir des réseaux de solidarité avec les livreurs, les étrangers, les sans-abris, les soignants, augmenter le nombre de lits à l’hôpital, de masques pour le public, de tests pour permettre aux personnes malades de savoir qu’elles sont malades, de prendre soin d’elles-mêmes et de leur entourage, en nous faisant confiance les-unes les-autres – voilà une stratégie humaine et efficace.
Vous comprendrez dès lors que je puisse voir rouge en entendant parler de cette application comme d’un potentiel « Commun numérique », juste parce que le code sera mis à disposition. C’est d’ailleurs un problème qui affecte plus généralement l’Open Source et le logiciel libre : ces outils ont été mis en place sur la base d’une certaine philosophie qui ne se préoccupe que du statut juridique du logiciel (certifié par l’apposition d’une licence), mais pas des finalités, et qui, dans une certaine mesure, rend même impossible toute discussion sur les finalités.
J’en avais déjà parlé dans un billet l’an dernier, en soulignant mes doutes à propos de « l’agnosticisme du Libre » :
En réalité, le logiciel libre repose sur une conception libertarienne de la liberté, impliquant une suspension du jugement moral et un agnosticisme strict quant aux fins poursuivies (…). Cela laisse entière la question de savoir à quoi le logiciel est utilisé : servira-t-il à faire marcher un drone de guerre ou un appareil médical destiné à sauver des vies ? Une licence libre s’interdit absolument de porter ce type de jugement.
On voit ici très bien la limite de cette approche et il ne faut pas s’étonner ensuite que l’aveuglement revendiqué vis-à-vis des fins ouvre la porte aux récupérations politiques, en transformant l’Open Source en argument commode pour « commons-washer » quelque chose d’aussi problématique qu’une application de backtracking.
Et pourtant, ils tournent (les Communs numériques !)
Est-ce à dire néanmoins que les Communs numériques n’ont joué aucun rôle dans cette crise du coronavirus et qu’il faut s’interdire de recourir à cette notion pour décrire ce qui s’est passé ? Certainement pas ! Mais ce n’est (hélas) pas vers l’État qu’il faut se tourner pour apercevoir ce que les Communs numériques ont pu apporter pour surmonter les épreuves auxquelles nous sommes confrontés. Depuis le début de la crise, c’est sans doute du côté du mouvement des Makers et des FabLabs qu’il faut aller voir pour comprendre le rôle joué par les Communs numériques dans un tel contexte.
Depuis le début de la crise sanitaire, les Makers français se mobilisent pour lutter contre la propagation du COVID 19 en mettant leurs compétences et leurs outils au service de la société civile.
En quelques jours, notre action, c’est plus de :
– 5 000 bénévoles mobilisés et 100 fablabs en action,
– Des outils collaboratifs de communication (Discord, Facebook, YouTube…),
– 10 000 masques de protection en tissu,
– 100 000 visières antiprojections.
Les Makers appliquent un monde de savoir-faire et de connaissances techniques et scientifiques locales et globalement connectées : les Communs.
Dynamiques itératives et ouvertes de prototypage, recherche et développement collectifs, validation de concepts et de financement sur des temps extrêmement courts, ils sont tous engagés dans l’effort collectif. Ils montrent leur pertinence et leur capacité à déployer cette connaissance ouverte en tous points des territoires.
Si aujourd’hui, ils ont réussi à produire dans l’urgence du matériel médical, c’est grâce à leur culture et à leurs pratiques des Communs. En produisant des modèles Open Source et en les faisant circuler dans le monde entier, ils ont permis de fabriquer très vite des équipements performants et utilisables par le personnel soignant et la société civile.
La manière dont les Makers ont réagi pendant cette crise correspond tout à fait à ce que Michel Bauwens, penseur important du mouvement des Communs, appelle la « Cosmo-localisation ». En appliquant l’adage « Tout ce qui est léger doit monter et tout ce qui est lourd doit descendre« , on pourrait réorganiser notre système de production en mutualisant les connaissances partagées sous licence libre et en relocalisant la production au plus proche, au sein de petites unités agiles dont les FabLabs offrent le modèle. Les réalisations des Makers montrent que cette vision n’est pas seulement une utopie, mais pourrait servir à réorganiser notre économie dans le cadre d’une « Société des Communs ».
Pourtant, il semblerait que cette contribution des « commoners » à la situation de crise reste encore assez largement dans l’angle mort des pouvoirs publics. Un article publié en début de semaine sur le site Makery montre bien l’étendue du problème : « Covid-19 : la mobilisation des makers français est sans précédent, il serait temps que l’État s’en rende compte« . Alors même que l’action des Makers commence à être reconnue par les hôpitaux et que des formes de collaboration s’organisent, comme la plateforme « Covid3D » de l’APHP, les appels lancés aux pouvoirs publics par la communauté pour obtenir du soutien restent pour l’instant sans réponse.
Le fait que d’un côté l’État instrumentalise à son avantage la notion de Communs numériques tout en ignorant de l’autre les acteurs de terrain qui s’inscrivent dans cette démarche est tout à fait cohérent. Le meilleur moyen d’invisibiliser des émergences au sein d’une société consiste précisément, non seulement à ne pas les soutenir matériellement, mais à les dépouiller symboliquement de leur propre langage pour mieux brouiller le sens et semer la confusion. Dit autrement : il ne faut jamais oublier d’ajouter l’injure à la blessure et c’est de cette basse besogne dont Sibeth NDiaye s’est chargée sur FranceInfo, alors que, quelques temps auparavant, une lettres ouverte envoyée par le Réseau des Fablabs au Président Macron recevait une simple réponse-type de « courtoisie »…
C’est pourtant à travers la mise en place de « partenariats Publics-Communs« , équilibrés et réciproques, que l’on pourra réussir à libérer le potentiel des Communs et à en faire un élément de transformation sociale. L’État fait déjà pleuvoir les milliards pour sauver les gros mastodontes du monde industriel et remettre en marche le plus vite possible l’économie en mode « business as usual« . Mais peut-être d’autres acteurs publics, du côté des collectivités locales, par exemple, finiront-ils par comprendre qu’il faut changer de rail et qu’une des manières de le faire passe par la reconfiguration des rapports entre Communs et action publique.
Il faudra aussi un jour s’attaquer frontalement à ce problème de la récupération politique du discours sur les Communs et cela impliquera sans doute une révision très profonde de la manière de les conceptualiser. En simplifiant trop le propos pour le diffuser, nous avons en effet sans doute nous-mêmes ouverts la porte au Commons Washing…
Le tryptique réducteur (Un commun, c’est une ressource, une communauté et une gouvernance) – que j’appelle désormais Vulgate des Communs – est trop pauvre pour rendre compte de la complexité de l’approche par les Communs et il comporte par ailleurs de nombreux sous-entendus problématiques. Dans le monde du logiciel libre et de l’Open Source, l’indifférence aux fins poursuivies est tout simplement devenue insupportable et les Communs numériques ont hérité d’une véritable « tare » dont les licences libres étaient déjà porteuses. Cela devrait nous inciter urgemment à prêter attention à des projets alternatifs comme l’Hypocratic Licence, qui remet la question des fins et de la protection des droits fondamentaux au cœur du dispositif.
Certains en France, comme Geneviève Fontaine avec ses précieux « Communs de capabilités », ont proposé des pistes pour rendre les Communs indissociables de valeurs comme la justice sociale. Et pour ce qui est des rapports entre Communs et Numérique, il faudra également conduire un travail de fond pour faire en sorte que les Communs ne puissent plus être enrégimentés au service de l’idéologie techno-solutionniste, dont l’application StopCovid constitue une incarnation caricaturale. Peut-être que pour ce faire, une notion comme celle des « Communs négatifs » pourrait s’avérer utile, en réinterrogeant de manière critique la possibilité d’utiliser le numérique à des fins d’émancipation ?
Bref, s’il s’agit de penser un « monde d’après », encore faut-il pouvoir disposer de notions qui ne puissent pas si facilement être détournées par ceux qui cherchent, à toute force, à faire revenir le « monde d’avant ». Et il nous faudra donc pour cela arriver à (re)penser les « Communs d’après ». Sans tarder.
Avec Silvère Mercier et Julien Dorra, nous co-signons ce texte, publié ce jour sur le Framablog. Il appelle à titrer les conséquences de cette crise du coronavirus sur les questions de diffusion des connaissances, en demandant la mise en place d’un Plan National pour la Culture Ouverte, l’Education Ouverte et la Santé Ouverte.
Merci à l’équipe de Framasoft pour ses relectures et pour nous avoir accueilli sur le Framablog. Et si vous êtes d’accord avec les idées exprimées dans ce texte, n’hésitez pas à le diffuser autour de vous largement ! Nous vous proposons d’ailleurs à cet effet un kit de repartage du texte (cliquez ici).
Les instruments de la connaissance. Détail du tableau Les Ambassadeurs d’Hans Holbein. Domaine Public. Wikimedia.
Pour un Plan National pour la Culture Ouverte, l’Education Ouverte et la Santé Ouverte !
La crise sanitaire du coronavirus nous oblige à réévaluer ce qui est fondamental pour nos sociétés. Les personnes essentielles sont bien souvent celles qui sont invisibilisées et même peu valorisées socialement en temps normal. Tous les modes de production sont réorganisés, ainsi que nos formes d’interaction sociale, bouleversées par le confinement.
Dans ce moment de crise, nous redécouvrons de manière aigüe l’importance de l’accès au savoir et à la culture. Et nous constatons, avec encore plus d’évidence, les grandes inégalités qui existent parmi la population dans l’accès à la connaissance. Internet, qui semble parfois ne plus être qu’un outil de distraction et de surveillance de masse, retrouve une fonction de source de connaissance active et vivante. Une médiathèque universelle, où le partage et la création collective du savoir se font dans un même mouvement.
Face à cette situation exceptionnelle des institutions culturelles ou de recherche, rejointes parfois par des entreprises privées, font le choix d’ouvrir plus largement leurs contenus. On a pu ainsi voir des éditeurs donner un accès direct en ligne à une partie des livres de leur catalogue. En France, plusieurs associations de bibliothèques et d’institutions de recherche ont demandé aux éditeurs scientifiques de libérer l’intégralité des revues qu’ils diffusent pour favoriser au maximum la circulation des savoirs et la recherche. Aux États-Unis, l’ONG Internet Archive a annoncé le lancement d’une National Emergency Library libérée de toutes les limitations habituelles, qui met à disposition pour du prêt numérique 1,4 millions d’ouvrages numérisés.
« Personne ne doit être privé d’accès au savoir en ces temps de crise », entend-on. « Abaissons les barrières au maximum ». L’accès libre et ouvert au savoir, en continu, la collaboration scientifique et sociale qu’il favorise, ne représente plus seulement un enjeu abstrait mais une ardente nécessité et une évidence immédiate, avec des conséquences vitales à la clé.
Il aura fallu attendre cette crise historique pour que cette prise de conscience s’opère de manière aussi large. Mais cet épisode aura aussi, hélas, révélé certaines aberrations criantes du système actuel.
Ainsi, le portail FUN a décidé de réouvrir l’accès aux nombreux MOOC (Massive Online Open Courses) qui avaient été fermés après leur période d’activité. Ces MOOC « à la française » n’avaient donc, dès le départ, qu’une simple étiquette d’ouverture et vivent selon le bon vouloir de leurs propriétaires.
Pire encore, le Centre National d’Enseignement à Distance (CNED) s’est opposé à la diffusion de ses contenus en dehors de son propre site au nom de la « propriété intellectuelle ». L’institution nationale a adressé des menaces à ceux qui donnaient accès à ses contenus, alors que ses serveurs étaient inaccessibles faute de soutenir l’affluence des visiteurs. Voici donc mise en lumière l’absurdité de ne pas diffuser sous licence libres ces contenus pourtant produit avec de l’argent public !
Quelques semaines avant le développement de cette crise, le syndicat CGT-Culture publiait une tribune… contre la libre diffusion des œuvres numérisées par la Réunion des Musées Nationaux. On voit au contraire à la lumière de cette crise toute l’importance de l’accès libre au patrimoine culturel ! Il faut que notre patrimoine et nos savoirs circulent et ne soient pas sous la dépendance d’un acteur ou d’un autre !
Ces exemples montrent, qu’au minimum, une équation simple devrait être inscrite en dur dans notre droit sans possibilité de dérogation :
Ce qui est financé par l’argent public doit être diffusé en accès libre, immédiat, irréversible, sans barrière technique ou tarifaire et avec une liberté complète de réutilisation.
Cela devrait, déjà, s’appliquer aux données publiques : l’ouverture par défaut est une obligation en France, depuis 2016 et la Loi République Numérique. Cette obligation est hélas largement ignorée par les administrations, qui privent ainsi des moyens nécessaires ceux qui doivent la mettre en œuvre dans les institutions publiques.
Mais toutes les productions sont concernées : les logiciels, les contenus, les créations, les ressources pédagogiques, les résultats, données et publications issues de la recherches et plus généralement tout ce que les agents publics produisent dans le cadre de l’accomplissement de leurs missions de service public.
Le domaine de la santé pourrait lui aussi grandement bénéficier de cette démarche d’ouverture. Le manque actuel de respirateurs aurait pu être amoindri si les techniques de fabrications professionnelles et des plans librement réutilisables avaient été diffusés depuis longtemps, et non pas en plein milieu de la crise, par un seul fabricant pour le moment, pour un seul modèle.
Image colorisée d’une cellule infectée (en vert) par le SARS-COV-2 (en violet) – CC BY NIAID Integrated Research Facility (IRF), Fort Detrick, Maryland
Ceci n’est pas un fantasme, et nous en avons un exemple immédiat : en 2006, le docteur suisse Didier Pittet est catastrophé par le coût des gels hydro-alcooliques aux formules propriétaires, qui limite leurs diffusions dans les milieux hospitaliers qui en ont le plus besoin. Il développe pour l’Organisation Mondiale de la Santé une formule de gel hydro-alcoolique libre de tout brevet, qui a été associée à un guide de production locale complet pour favoriser sa libre diffusion. Le résultat est qu’aujourd’hui, des dizaines de lieux de production de gel hydro-alcoolique ont pu démarrer en quelques semaines, sans autorisation préalable et sans longues négociations.
Beaucoup des barrières encore imposées à la libre diffusion des contenus publics ont pour origine des modèles économiques aberrants et inefficaces imposés à des institutions publiques, forcées de s’auto-financer en commercialisant des informations et des connaissances qui devraient être librement diffusées.
Beaucoup d’obstacles viennent aussi d’une interprétation maximaliste de la propriété intellectuelle, qui fait l’impasse sur sa raison d’être : favoriser le bien social en offrant un monopole temporaire. Se focaliser sur le moyen – le monopole – en oubliant l’objectif – le bien social – paralyse trop souvent les initiatives pour des motifs purement idéologiques.
La défense des monopoles et le propriétarisme paraissent aujourd’hui bien dérisoires à la lumière de cette crise. Mais il y a un grand risque de retour aux vieilles habitudes de fermeture une fois que nous serons sortis de la phase la plus aigüe et que le confinement sera levé.
Quand l’apogée de cette crise sera passé en France, devrons-nous revenir en arrière et oublier l’importance de l’accès libre et ouvert au savoir ? Aux données de la recherche ? Aux enseignements et aux manuels ? Aux collections numérisées des musées et des bibliothèques ?
Il y a toujours une crise quelque part, toujours une jeune chercheuse au Kazakhstan qui ne peut pas payer pour accéder aux articles nécessaires pour sa thèse, un médecin qui n’a pas accès aux revues sous abonnement, un pays touché par une catastrophe où l’accès aux lieux physiques de diffusion du savoir s’interrompt brusquement.
Si l’accès au savoir sans restriction est essentiel, ici et maintenant, il le sera encore plus demain, quand il nous faudra réactiver l’apprentissage, le soutien aux autres, l’activité humaine et les échanges de biens et services. Il ne s’agit pas seulement de réagir dans l’urgence, mais aussi de préparer l’avenir, car cette crise ne sera pas la dernière qui secouera le monde et nous entrons dans un temps de grandes menaces qui nécessite de pouvoir anticiper au maximum, en mobilisant constamment toutes les connaissances disponibles.
Accepterons-nous alors le rétablissement des paywalls qui sont tombés ? Ou exigerons nous que ce qui a été ouvert ne soit jamais refermé et que l’on systématise la démarche d’ouverture aujourd’hui initiée ?
Pour avancer concrètement vers une société de l’accès libre au savoir, nous faisons la proposition suivante :
Dans le champ académique, l’État a mis en place depuis 2018 un Plan National Pour la Science Ouverte, qui a déjà commencé à produire des effets concrets pour favoriser le libre accès aux résultats de la recherche.
Nous proposons que la même démarche soit engagée par l’État dans d’autres champs, avec un Plan National pour la Culture Ouverte, un Plan National pour l’Éducation Ouverte, un Plan National pour la Santé Ouverte, portés par le ministère de la Culture, le ministère de l’Education Nationale et le ministère de la Santé.
N’attendons pas de nouvelles crises pour faire de la connaissance un bien commun.
Silvère Mercier, engagé pour la transformation de l’action publique et les communs de capabilités ;
Julien Dorra, Cofondateur de Museomix.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui le peuvent à le republier de la manière qu’elles et ils le souhaitent, afin d’interpeller les personnes qui peuvent aujourd’hui décider de lancer ces plans nationaux : ministres, députés, directrices et directeurs d’institutions. Le site de votre laboratoire, votre blog, votre Twitter, auprès de vos contacts Facebook ou Mastodon : tout partage est une manière de faire prendre conscience que le choix de l’accès et de la diffusion du savoir se fait dès maintenant.
Ce billet va faire suite à un premier que j’ai publié la semaine dernière à propos de la crise du coronavirus, dans lequel j’ai essayé de mettre en perspective cet événement en l’interprétant à l’aune de la remise en question de la séparation entre Nature et Culture, dans le sillage d’auteurs comme Bruno Latour, Philippe Descola, Isabelle Stengers, Anna Tsing ou Donna Haraway.
Depuis le début du confinement, il y a quinze jours, les réactions se sont multipliées et je suis assez frappé de voir à quel point de nombreux points de vue qui s’expriment restent comme « prisonniers » du paradigme dualiste, conduisant souvent à des visions caricaturales et/ou problématiques.
Complot humain…
Prenons pour commencer les résultats d’un sondage qui ont beaucoup tourné ces derniers jours, selon lesquels plus d’un quart des français penseraient que le coronavirus a été créé en laboratoire (plus exactement, 17% estiment qu’il a été développé intentionnellement et 9% par accident). Il est assez logique qu’un événement dramatique comme la crise du coronavirus avive les tendances complotistes déjà largement présentes dans la population. Mais ce penchant à croire dans un scénario « à la X-Files » me paraît aussi typiquement une manifestation du paradigme de la séparation entre Nature et Culture, que l’on pourrait nommer « artificialisme » ou « créationnisme ». Il procède non seulement du dualisme, mais aussi d’une hiérarchisation entre Nature et Culture, qui place la seconde au-dessus de la première.
Une caricature parue dans Jeune Afrique.
Au prisme de cette ontologie, le coronavirus devient un « artefact », parce que les éléments naturels sont censés rester un « environnement », c’est-à-dire quelque chose d’extérieur à la sphère humaine et sociale. Si notre société est bouleversé par un phénomène, alors celui-ci ne peut être un simple virus : il faut qu’il ait été créé par des humains, puisque les choses humaines sont affectées seulement par d’autres choses humaines. La croyance complotiste en une création du virus en laboratoire agit donc comme ce que Bruno Latour appelle « un processus de purification », qui rétablit la distinction entre Nature et Culture lorsque celle-ci menace d’être brouillée. En un sens, on est face à la même logique que celle du climatoscepticisme niant l’implication des activités humaines dans le réchauffement climatique et il n’est pas étonnant que Donald Trump, pape mondial du climatoscepticisme, ait d’abord fait courir le bruit que le coronavirus était une « fake news » des Démocrates destinée à perturber les élections présidentielles…
On est ici un peu dans le même genre de délire « créationniste » que celui dans lequel Ridley Scott est tombé dans son préquel à Alien (Prometheus/Covenant), qui l’a poussé à imaginer que sa mythique créature – dont toute l’aura tenait au mystère de ses origines -, avait en réalité été produite comme une expérience par un androïde, lui-même construit par un milliardaire fou…
Châtiment naturel
A l’inverse, je vais citer un autre type de réactions, se raccrochant également selon moi au paradigme dualiste, mais qui constitue le reflet inversé de « l’artificialisme », hiérarchisant cette fois la Nature au-dessus de la Culture tout en maintenant la distinction. Caractéristique de cette veine, Nicolas Hulot a été interviewé ces derniers jours à propos de la pandémie et il a déclaré à ce sujet : « Je crois que nous recevons une sorte d’ultimatum de la Nature« .
Je veux rester rationnel, mais je pense que la Nature nous envoie un message. Elle nous teste sur notre détermination. Quand je parle d’un ultimatum, je pense que c’est un ultimatum au sens propre comme au sens figuré. On a eu beaucoup de signaux, mais tant que nous n’avons pas le danger palpable, on ajourne, on reporte.
Vous noterez que Nicolas Hulot commence cette tirade un brin étrange en disant « Je veux rester rationnel », pour poursuivre en présentant le virus comme un messager envoyé par « La Nature » qui nous mettrait à l’épreuve en nous sommant – une dernière fois – de changer nos comportements. Il y a évidemment de la figure de style et de la métaphore employée ici pour frapper les esprits lors d’un passage au JT. Mais à mon sens, pas seulement.
Là où le complotisme réduit le coronavirus à un artefact humain, nous avons ici un « naturalisme » qui érige la Nature en une entité anthropomorphisée et dotée d’intentions. Le complot humain de la thèse précédente fait ici place à une sorte de « complot non-humain » et, une nouvelle fois, l’effet symbolique produit est celui de rétablir la grande séparation entre Nature et Culture. C’est une impasse dans laquelle une certaine écologie – disons-là « environnementaliste » – s’est souvent perdue et il n’est pas très étonnant de voir Nicolas Hulot s’illustrer dans ce registre…
On trouve d’autres manifestations encore plus caricaturales de cette rémanence du « Grand Partage », même chez des militants écologistes pourtant souvent présentés comme les plus radicaux. Pablo Servigne, connu pour avoir popularisé en France les thèses sur l’effondrement et la collapsologie, a publié, il y a quelques jours, une sorte de « fable » qui a beaucoup fait réagir sur les réseaux. Elle met en scène un dialogue où le coronavirus, présenté comme un personnage, se rend auprès de « l’Univers » pour le questionner et lui demander pourquoi il l’a envoyé aux humains.
Le statut Facebook de Paolo Servigne sur le #Coronavirus est l'illustration caricaturale de ce @Gemenne et quelques autres craignaient à propos des conséquences de la pandémie sur la sensibilisation à la cause écologiste… pic.twitter.com/vEtRamLlTM
Corona : tu es dur Univers, tu aurais pu alerter avant de taper aussi fort…
Univers : mais corona, avant toi j’ai envoyé plein d’autres petits … mais justement c’était trop localisé et pas assez fort…
Corona : tu es sûr que les hommes vont comprendre cette fois alors ?
Univers : je ne sais pas corona… je l’espère… mère terre est en danger… si cela ne suffit pas, je ferai tout pour la sauver, il y a d’autres petits qui attendent … mais j’ai confiance en toi Corona… et puis les effets se feront vite sentir … tu verras la pollution diminuera et ça fera réfléchir, les hommes sont très intelligents, j’ai aussi confiance en leur potentiel d’éveil… en leur potentiel de création de nouveaux possibles … ils verront que la pollution aura chuté de manière exceptionnelle, que les risques de pénurie sont réels à force d’avoir trop délocalisé, que le vrai luxe ce n’est plus l’argent mais le temps… il faut un burn out mondial petit car l’humanité n’en peut plus de ce système mais est trop dans l’engrenage pour en prendre conscience… à toi de jouer…
Univers : merci Univers… alors j’y vais …
Dans cette vision, le coronavirus n’est plus seulement un signe ou un message (ultimatum) que la Nature nous envoie, il devient une forme de « châtiment naturel », calqué sur un châtiment divin. Certes, on est ici à nouveau devant une figure de style – la prosopopée – dont l’emploi est immémorial. Mais cette anthropomorphisation de l’Univers et du Virus me paraît tout sauf innocente, car elle reste profondément tributaire du paradigme de la séparation entre Nature et Culture. Que l’on soit dans la thèse de l’artefact humain ou du châtiment naturel, on stagne en définitive d’un côté ou de l’autre du Grand Partage, mais jamais on ne le dépasse pour essayer de penser l’événement au-delà.
Le concept andin de communauté se distingue lui-même de l’acception occidentale. Alors que la communauté est appréhendée en Occident comme une catégorie sociale, qui figure un groupe de personnes ayant des relations étroites les unes avec les autres, ou encore qui se sentent liées à un même territoire, la conception andine est bien plus vaste. Elle englobe en effet les personnes, mais aussi les êtres vivants non humains, tels que les animaux ou les plantes, ainsi que certains éléments non vivants, en particulier les monts et montagnes ou encore les esprits des défunts. Ces communautés sont en outre propres à un territoire donné, qui les définit et auquel il est accordé des attributs spécifiques. Ainsi, les conceptions originelles de la Pacha Mama permettent de la représenter comme une manière de se penser comme faisant partie d’une vaste communauté sociale et écologique, elle-même insérée dans un contexte environnemental et territorial. La Pacha Mama n’est donc pas un simple synonyme, ou une idée analogue à la conception occidentale de la nature : il s’agit d’une vision plus ample et plus complexe.
Dans mon billet précédent, j’avais inséré comme illustration ce schéma, tiré du livre « Nous n’avons jamais été modernes » de Bruno Latour, qui représente la séparation entre Nature et Culture, et ce qui lui est opposé, à savoir le réseau des relations entre humains et Non-Humains, formant des « réseaux hybrides » :
Penser la crise du coronavirus au-delà de la séparation entre Nature et Culture, c’est se donner la possibilité de sortir des deux thèses absurdes (et jumelles) du complot et du châtiment, pour arriver à se situer dans la partie inférieure du schéma, c’est-à-dire dans ce que Donna Haraway appelle les « enchevêtrements » (entanglements).
Parce que nous sommes immergés dans l’ontologiste dualiste qui a forgé notre conception du monde, il nous est très difficile de nous tenir mentalement dans cette zone des enchevêtrements et le dualisme finit souvent par nous rattraper même quand nous essayons d’en sortir. J’en ai eu une preuve intéressante dimanche soir en écoutant « Les Informés » de France Info, dont les éditorialistes commentaient la disparition de Patrick Devedjian, emporté ce week-end par le coronavirus. L’un des invités expliquait que pour lui, cette mort d’un homme politique démontrait que le virus n’avait pas la carte d’un parti politique en particulier et qu’il pouvait frapper à gauche comme à droite toutes les classes de la société, personne ne pouvant se dire à l’abri.
Cela peut paraître juste lorsqu’on considère un cas isolemment, mais c’est en réalité faux statistiquement car, comme toujours, la létalité du virus va jouer à travers des facteurs économiques et sociaux. Les couches les plus pauvres et les travailleurs précaires sont déjà ceux qui sont les plus exposés au risque de la contamination et ce déséquilibre va être encore accentué dans un pays comme les États-Unis où les inégalités d’accès au système de santé vont avoir un effet amplificateur dramatique. Sans parler des pays les plus défavorisés, notamment en Afrique ou en Inde, où le coronavirus risque de constituer un fléau terrible vu les conditions de vie des populations les plus pauvres.
Il est donc tout à fait faux d’affirmer que le coronavirus ignorerait les classes sociales. Ce qui tue, ce n’est pas le virus lui-même, mais précisément un « enchevêtrement » ou une « association » dans lequel ce Non-Humain se lie à des facteurs humains, comme les niveaux d’inégalité sociale.
Redistribuer l’agentivité
Pour penser ces « associations » ou « agencements », nous disposons de certains outils et concepts, notamment ceux forgés dans le sillage de Madeleine Akrich, Bruno Latour et Michel Callon par la sociologie de la traduction et la théorie de l’acteur-réseau. Son but est précisément de faire de la sociologie en dépassant la séparation entre Nature et Culture pour se donner la possibilité de penser des « collectifs hybrides » en tant qu’acteurs :
Le social est appréhendé comme étant un effet causé par les interactions successives d’actants hétérogènes, c’est-à-dire de l’acteur-réseau. Tout acteur est un réseau et inversement. L’action d’une entité du réseau entraîne la modification de ce dernier ; toute action impliquant l’ensemble du réseau a une incidence sur les composantes du réseau
La pensée dualiste partage le monde entre des sujets, toujours humains, et des non-humains, toujours objets. Les premiers sont les seuls regardés comme des « acteurs », c’est-à-dire à être dotés d’une puissance d’agir. Dans cette perspective, les Non-Humains restent passifs et forment comme un décor de théâtre, extérieur à la situation que seules des actions humaines font avancer. C’est la raison pour laquelle, lorsque des Non-Humains font irruption sur la scène sociale (où ils ne sont pas censés apparaître) – comme le fait actuellement le coronavirus -, la tendance est de les dépeindre caricaturalement comme des sujets anthropomorphisé doués d’intentions (ce que fait Servigne dans sa Fable) ou de les présenter comme des artefacts produits par des humains (comme le pensent les complotistes). Dans les deux cas, ces visions traduisent une incapacité à considérer que l' »acteur », c’est toujours un agencement d’Humains et de Non-humains, au sens d’une combinaison de puissances d’agir.
Sur le média AOC, Bruno Latour a publié un court texte excellent, dans lequel il dresse en quelques lignes le portrait du collectif hybride agissant qui s’est enchevêtré à la faveur de la crise du coronavirus et qui constitue un acteur-réseau :
[…] il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là !
Arriver à tenir cette ligne, au-delà du dualisme, est très difficile et nous sommes constamment confrontés au risque d’y retomber. Dans Les Echos par exemple, Inès Leonarduzzi, PDG de « Digital for the Planet » (tout un programme…), publie une tribune intitulée « Coronavirus : les pangolins n’y sont pour rien« , dans laquelle elle souligne les responsabilités humaines dans le drame qui est en train de se dérouler. Elle explique notamment comment la déforestation des habitats naturels pousse des animaux à entrer en contact avec des humains, avec un risque accru de transmission de maladies infectieuses.
Si l’on en croît les scientifiques, c’est parfaitement vrai, mais pour autant, les pangolins et les chauve-souris n’y sont pas « pour rien » : ces animaux ont été des acteurs à part entière de la situation et la décrire correctement, c’est aussi leur restituer leur rôle « d’actants » ou « d’animés », qualité que Bruno Latour reconnaît à tous les « Terrestres ». Pointer les responsabilités humaines est bien entendu crucial, mais à condition de ne pas tomber dans des processus de purification qui re-séparent bien proprement les Humains des Non-humains. Dans une situation comme celle-ci, nous avons besoin de penser les enchevêtrements, ce qui implique de parvenir à « distribuer l’agentivité », de part et d’autre de la distinction.
Déchirure du réel
Dans son ouvrage « La Pensée Écologique », le philosophe Timothy Morton emploie une image intéressante pour donner à voir ce que serait une sortie de l’ontologie dualiste pour aller vers son opposé, à savoir une ontologie relationnelle. Il parle à ce sujet du « Maillage » (The Mesh), c’est-à-dire du réseau infini des relations unissant tous les êtres les uns aux autres, en soulignant qu’il est particulièrement dérangeant pour l’esprit de l’appréhender :
Le maillage consiste en des connexions infinies (…). Chaque être du maillage interagit avec les autres. Le maillage n’est pas statique. Nous ne pouvons arbitrairement qualifier telle ou telle chose de peu pertinente. S’il n’y a pas d’arrière-plan et par conséquent pas de premier plan, où sommes-nous alors ? Nous nous orientions au gré des arrière-plans sur lesquels nous nous tenons. Il y a un mot pour désigner un état qui ne distingue pas l’arrière-plan du premier plan : la folie.
[…] La conscience du maillage ne révèle pas le meilleur des gens. Il y a une joie terrifiante à prendre conscience de ce que H.P. Lovecraft appelle le fait de « n’être plus un être déterminé distinct des autres ». Il est important de ne pas paniquer et, chose étrange à dire, de ne pas surréagir à la déchirure du réel […] La schizophrénie est une défense, une tentative désespérée de restaurer un sentiment de cohérence et de solidité.
Les thèses du complot (avec leur virus-artefact), tout comme les thèses du châtiment (où le virus devient un message ou une punition envoyés par « La Nature ») sont toutes les deux des « surréactions » liées à la peur panique saisissant les esprits dualistes face à ce qui nous arrive : des tentatives désespérées de rétablir une orthodoxie ontologique dont nous devrions précisément nous débarrasser pour oser plonger dans la trame infinie des relations.
L’ouvrage Nous n’avons jamais été modernesde Bruno Latour est connu pour avoir mis en lumière le Grand Partage entre Nature et Culture qui traverse la pensée occidentale depuis l’avènement de la Modernité. On y trouve ce passage consacré à ce que l’auteur appelle les processus de « traduction » et de « purification » qui résonne d’une manière toute particulière aujourd’hui :
Le mot « moderne » désigne deux ensembles de pratiques entièrement différents qui, pour rester efficaces, doivent demeurer distinctes mais qui ont cessé récemment de l’être.
Le premier ensemble de pratiques crée, par « traduction », des mélanges d’êtres entièrement nouveaux, hybrides de nature et de culture. Le second crée, par « purification », deux zones ontologiques entièrement distinctes, celle des humains d’une part, celle des non-humains de l’autre […] Le premier [ensemble] lierait en une chaîne continue la chimie de la haute atmosphère, les stratégies savantes et industrielles, les préoccupations des chefs d’État, les angoisses des écologistes ; le second établirait une partition entre un monde naturel qui a toujours été là [et] une société aux intérêts et aux enjeux prévisibles […].
C’est là tout le paradoxe des modernes : si nous considérons les hybrides, nous n’avons affaire qu’à des mixtes de nature et de culture ; si nous considérons le travail de purification, nous sommes en face d’une séparation totale entre la nature et la culture […]
Tant que nous considérons séparément ces deux pratiques, nous sommes modernes pour de vrai, c’est-à-dire que nous adhérons de bon coeur au projet de la purification critique, bien que celui-ci ne se développe que par la prolifération des hybrides. Dès que nous faisons porter notre attention à la fois sur le travail de traduction et sur celui d’hybridation, nous cessons aussitôt d’être tout à fait modernes, notre avenir se met à changer.
Drôle de guerre…
Depuis une semaine, notre avenir a en effet radicalement changé, puisqu’il paraît – si l’on en croit Emmanuel Macron – que « Nous sommes en guerre ! ». Le président n’a pas prononcé le mot confinement pendant son allocution de lundi dernier, mais il martelé cette expression six fois dans son discours, comme si c’était le cœur du message qu’il voulait faire passer :
Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale. Nous sommes en guerre.
Même si les sondages ont montré que les français avaient sur le coup majoritairement adhéré à ce discours, de nombreuses voix se sont élevées depuis pour dénoncer le recours à cette rhétorique militaire, et j’ai particulièrement apprécié le court texte publié par la médecin urgentiste Sophie Mainguy :
Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas à l’être.
Il n’y a pas besoin d’une idée systématique de lutte pour être performant. L’ambition ferme d’un service à la vie suffit. Il n’y a pas d’ennemi. Il y a un autre organisme vivant en plein flux migratoire et nous devons nous arrêter afin que nos courants respectifs ne s’entrechoquent pas trop […]
Les formes de vie qui ne servent pas nos intérêts (et qui peut le dire ?) ne sont pas nos ennemis. Il s’agit d’une énième occasion de réaliser que l’humain n’est pas la seule force de cette planète et qu’il doit – ô combien- parfois faire de la place aux autres. Il n’y a aucun intérêt à le vivre sur un mode conflictuel ou concurrentiel.
Notre corps et notre immunité aiment la vérité et la PAIX. Nous ne sommes pas en guerre et nous n’avons pas à l’être pour être efficaces. Nous ne sommes pas mobilisés par les armes mais par l’Intelligence du vivant qui nous contraint à la pause.
Exceptionnellement nous sommes obligés de nous pousser de coté, de laisser la place. Ce n’est pas une guerre, c’est une éducation, celle de l’humilité, de l’interrelation et de la solidarité.
Je me sens tout à fait en phase avec cette vision des choses et nous aurions tout intérêt aujourd’hui à nous rappeler ce que disait Jean-Luc Godard à propos de la guerre : « La Guerre, c’est simple : c’est faire rentrer un morceau de fer dans un morceau de chair ». Il ne s’agit pas de nier les souffrance des malades et des familles des victimes, ni le courage des soignants qui leur portent secours en mettant en péril leur vie, mais l’expérience que nous traversons n’a rien à voir avec celle, par exemple, qu’endure le peuple syrien dont le pays connaît la guerre – la vraie – depuis presque dix ans. Et si vous vous pensez en guerre, allez donc feuilleter quelques gravures des Désastres de la guerre de Goya pour vous rendre compte à quel point nous en sommes loin !
Parler de guerre à propos de cette pandémie, c’est employer une métaphore particulièrement trompeuse, dont il faut néanmoins essayer de comprendre la signification qui dépasse un simple effet de manche d’un pouvoir politique poussé dans les cordes par la situation et pour qui la guerre constitue – comme toujours ! – son ultime « panic button » lorsqu’il se sent menacé.
Conflit d’ontologies
Entre la vision de la « guerre au virus » et celle formulée par Sophie Mainguy, il y a en réalité plus qu’un désaccord. Ce qui les oppose, c’est un conflit d’ontologies, au sens où l’anthropologue Philippe Descola entend cette expression comme les « manières de composer le monde », à travers des conceptions différentes des rapports entre les humains et les non-humains. A côté de l’ontologie dualiste ou naturaliste des occidentaux, qui sépare Nature et Culture, il existe des ontologies relationnelles capables de penser ce que Bruno Latour appelle des « collectifs hybrides ».
L’épisode tout à fait exceptionnel que nous traversons constitue une occasion unique de prendre conscience de ces réseaux denses de relations associant inextricablement humains et non-humains. C’est ce qu’explique de manière saisissante Frédéric Keck, anthropologue lui-aussi, dans cette interview donnée jeudi à Médiapart, intitulée : « Les chauve-souris et les pangolins se révoltent » :
Qu’on en arrive à confiner les populations humaines et à arrêter toute l’économie pour se protéger d’un virus respiratoire dit beaucoup du capitalisme avancé contemporain. On n’est plus dans la même situation que dans les années 1990, où un capitalisme encore très confiant pensait que les maladies animales pouvaient être traitées comme des défauts de marchandises qu’on pouvait envoyer à la casse, comme ce fut le cas lors des abattages massifs de bovins ou de volailles pendant les crises de la vache folle ou la grippe aviaire.
Aujourd’hui, les chauves-souris et les pangolins se révoltent et c’est nous qui risquons de partir à la casse […] Les animaux nous donnent des biens : nourriture, cuir, force de labeur… Mais, si nous les traitons mal, ils nous donnent aussi des virus et des bactéries. […]
La question essentielle est aujourd’hui de savoir comment penser une solidarité internationale, entre humains, et entre humains et non-humains, alors que chaque État est en train de se calfeutrer derrière ses frontières en affirmant que le voisin n’en fait pas assez. Cette logique de la surenchère dans les mesures de confinement est insupportable. Le confinement ne doit être vu que comme une étape, avant de discuter comment réorganiser en profondeur les collectifs d’humains et de non-humains.
Bruno Latour montre bien qu’il y a quelque chose qui relève du refoulement dans la manière dont fonctionne la modernité. Nos possibilités technologiques et organisationnelles nous ont permis en effet de former, par « traduction », des réseaux d’hybrides de nature et de culture de plus en plus longs, jusqu’à embrasser la planète entière au terme de la dynamique de mondialisation. Mais dans le même temps, les modernes ont maintenu, par « purification », la fiction du Grand Partage et fait « comme si » humains et non-humains relevaient de deux sphères séparées. Ces deux mouvements sont au coeur de ce que Latour appelle « La Constitution des Modernes ».
Dans un moment comme celui que nous traversons, l’ontologie dualiste qui fonde notre conception du monde est prise de panique, car la fiction sur laquelle elle repose se retrouve brutalement éventée et c’est soudain tout le réseau de ces relations dissimulées en temps normal qui apparaît au grand jour. Cette irruption de ce-qui-devait-rester-caché est insupportable et tel est le véritable sens de cette « guerre au virus » qui a été déclarée par l’appareil institutionnel la semaine dernière. Désigner le virus comme l’ennemi constitue une tentative désespérée du système dualiste pour rétablir le Grand Partage, en rangeant d’un côté tous les humains face à ce non-humain qui a investi notre monde social, en déstructurant tous nos repères sur son passage.
Rien ne correspond plus à cet appel à la mobilisation générale que la figure duLéviathan de Thomas Hobbes : l’État, dans sa version la plus autoritaire, nous demande de faire bloc ensemble pour rétablir le contrat social qui le fonde et qui, bien davantage que sur la volonté des humains, repose sur la fiction d’une séparation avec les non-humains.
Sombres vertiges
La panique qui monte peu à peu dans le pays n’est pas uniquement l’effet des circonstances alarmantes que nous traversons : elle est aussi la traduction d’un véritable « vertige ontologique » qui nous a saisi et qui gagne nos institutions. Pour rendre compte de ce vacillement, on peut se référer à ce que le philosophe Timothy Morton appelle la Dark Ecology – l’écologie sombre. Pour lui, la pensée écologique doit aller jusqu’à remettre en question nos systèmes de représentation et lorsqu’elle parvient à le faire, elle nous expose à une expérience particulièrement dérangeante.
Sortir de l’ontologie dualiste, c’est se confronter à ce que Morton appelle « l’étrange étrangeté » : de nouvelles relations avec les non-humains qui brouillent profondément nos identités. L’épreuve d’une contamination de masse par un virus constitue sans doute une des expériences les plus extrêmes qui soient de Dark Ecology, avec ce risque de voir nos corps envahis, la rupture de nos relations sociales provoquées par le confinement et la destructuration violente des institutions qui confèrent en temps normal une stabilité à notre monde.
Pourtant, ce vertige ontologique devrait constamment nous habiter, et pas seulement dans ce moment exceptionnel. Comme le montre l’épisode ci-dessous de l’excellente série « Une espèce à part » (qui vise à remettre en question l’anthropocentrisme), nous sommes en effet continuellement en relation avec des virus et des bactéries, qui font intégralement partie de notre monde, et c’est vrai au point où notre corps en contient davantage que de cellules. Plus encore, notre ADN comporte des fragments de séquences génétiques issues de virus qui voyagent avec nous et en nous, au coeur de notre intimité, en participant au codage de notre identité. Nous sommes virus et les virus sont nous, même s’il est extrêmement désagréable pour nous de l’admettre.
Ce type de révélations peut provoquer la peur ou susciter du dégoût, un peu comme le ferait la lecture d’une nouvelle de H.P. Lovecraft, avec son cortège d’horreurs cosmiques innommables défiant la raison. Elles provoquent le trouble, mais comme l’explique Donna Haraway, il faut justement être capable de « rester avec le trouble » (titre d’un de ses ouvrages : Staying With The Trouble) et elle propose d’ailleurs de rebaptiser « Chthulucène » ce que d’autres appellent l’Anthropocène, pour insister, comme le fait Timothy Morton avec son concept de Dark Ecology, sur cette épreuve du vertige ontologique que nous devons accepter de traverser pour être en mesure de changer notre système de représentation.
Avec ses allures de « Couleur tombée du Ciel », l’épidémie de coronavirus peut être regardée comme la première expérience de masse d’entrée dans le Chthulucène et on comprend dès lors que les institutions aient entrepris de mettre en branle un grand rituel de purification pour tenter en catastrophe de rétablir l’orthodoxie ontologique. Mais après un choc symbolique d’une telle ampleur, il n’est pas certain que les consciences puissent rentrer si facilement dans le rang dualiste et l’épisode marquera sans doute profondément la manière de voir le monde d’une partie substantielle de la population. Une fois que Cthulhu a été invoqué, on sait qu’il est extrêmement difficile de le renvoyer dans sa dimension hors du monde…
Know your ennemy
En cela, le coronavirus, malgré ses conséquences dramatiques, n’est pas notre ennemi, et il pourrait même s’avérer être un allié extrêmement précieux. Il est déjà parvenu à faire une chose à peine pensable, que beaucoup d’humains ont cherché à accomplir sans y parvenir ces dernières années : bloquer la machine folle de l’économie. Ce que ni Nuit Debout, ni le mouvement d’opposition à la loi Travail, ni le cortège de tête des autonomes, ni les zadistes, ni les Gilets Jaunes, ni les grèves contre la réforme des retraites, ni eXtinction Rebellion n’ont réussi à faire, le coronavirus nous l’a offert.
Comme le dit Benoît Borrits, il aura fallu qu’un virus nous mette au pied du mur pour que nous nous apercevions que c’était seulement possible :
Cette pandémie, dont on ne connaît pas encore le dénouement, a ceci d’extraordinaire qu’elle réalise ce que tout le monde savait. Le confinement et les ruptures de chaînes d’approvisionnement provoquent une baisse brutale de la production. Voilà que nous découvrons avec cette récession que Venise retrouve ses eaux claires et ses poissons, que les émissions de gaz à effet de serre ont été réduites de 25 % en Chine au début de l’année), que l’air devient plus respirable. Il est terrible d’avoir attendu cette crise sanitaire et cette succession dramatique de décès pour prendre conscience de ces évidences.
Dans cette affaire, notre véritable ennemi n’est pas le virus, mais ce que Bruno Latour appelle dans Où Atterir ? le « système de production », celui-là même qui a besoin pour fonctionner que les non-humains soient réduits à l’état d’objets et de ressources et qu’il oppose au « système d’engendrement, qui « ne s’intéresse pas à produire pour les humains des biens à partir de ressources, mais à engendrer les terrestres – tous les terrestres et pas seulement les humains. » C’est ce « système de production » qui a cherché à transformer les hôpitaux en entreprises et les infirmières en « bed managers » ; c’est lui qui est responsable aujourd’hui des morts que nous comptons chaque jour. Et c’est pour protéger ce « système de production » à tout prix que les dirigeants, en Angleterre, aux Etats-Unis, mais aussi en France, ont parié pendant longtemps sur la stratégie irresponsable de l’immunisation collective pour éviter d’avoir à ralentir l’activité économique.
Ce système de production est tellement grotesquement éloigné d’un système d’engendrement que, dans le même temps où il s’avère incapable de produire en nombre suffisant les masques qui sont devenus si essentiels, il reste en mesure de fabriquer et de faire livrer à domicile par un coursier un Kinder Bueno ! Et il arrive encore – et surtout – à produire l’individu indigne qui a passé cette commande de la honte !
La sous-merde intégrale, faire risquer la vie d'un être humain juste pour ce faire livrer un kinder bueno, c'est ça la fameuse solidarité tant vanté par notre chère président. https://t.co/Ipf58Hex4U
— En marche ou grève, travail, famine, pâte riz. (@nainssoumis) March 20, 2020
Le coronavirus est parvenu à réaliser l’impensable, tel un Hercule accomplissant un de ses légendaires travaux : arrêter la mégamachine décrite par Günther Anders de manière si glaçante – le monde devenu machine et la machine devenue monde, dont nous étions les rouages. Le Comité Invisible nous avait appris que « le pouvoir est logistique » et que pour déclencher une véritable insurrection, il fallait « tout bloquer ». La belle affaire ! Car jusqu’à présent, les humains s’étaient avérés incapables de le faire par eux-mêmes et le Grand Soir paraissait indéfiniment relégué dans les limbes des illusions romantiques. Maintenant, grâce au virus, tout est bloqué et la question cruciale n’est pas de relancer la machine infernale, comme s’y emploient tous les gouvernements, mais de faire en sorte au contraire qu’elle ne reparte surtout pas.
C’est ce qu’invitent à envisager les rédacteurs de la belle pétition « Covid-entraide » qui refusent eux-aussi de faire la guerre au virus en nous appelant à « retourner la stratégie du choc en déferlante de solidarité » :
Ne restons pas sidéré.e.s face à cette situation qui nous bouleverse, nous enrage et nous fait trembler. Lorsque la pandémie sera finie, d’autres crises viendront. Entre temps, il y aura des responsables à aller chercher, des comptes à rendre, des plaies à réparer et un monde à construire. À nous de faire en sorte que l’onde de choc mondiale du Covid-19 soit la « crise » de trop et marque un coup d’arrêt au régime actuel d’exploitation et de destruction des conditions d’existence sur Terre. Il n’y aura pas de « sortie de crise » sans un bouleversement majeur de l’organisation sociale et économique actuelle.
Activons cet enchevêtrement !
Regarder le virus comme un allié pourra sans doute en choquer certains. Mais cette perspective correspond à ce que l’anthropologue Anna Tsing veut dire lorsqu’elle parle dans son ouvrage Le Champignon de la fin du monde« d’activer politiquement les enchevêtrements » (entanglements). Cette expression peut paraître sibylline, mais elle prend tout son sens dans une période comme celle-ci. La lutte implique aujourd’hui de mobiliser au-delà des seuls humains en comptant avec les puissances d’agir des non-humains, pour former des collectifs politiques hybrides pouvant prendre la forme de « Communs latents » :
Les assemblages, dans leur diversité, font apparaître ce que je vais appeler des « communs latents », c’est-à-dire des enchevêtrements qui pourraient être mobilisés dans des causes communes. Parce que la collaboration est toujours avec nous, nous pouvons manœuvrer au sein de ses possibilités. Nous aurons besoin d’une politique dotée de la force de coalitions diverses et mobiles et pas seulement entre humains.
Il y a un mois il était encore plus simple de concevoir la fin du monde que la fin du capitalisme et aujourd’hui, des pangolins et des chauve-souris ont mis sur pause une grande partie de l’économie mondiale. Tel est l’enchevêtrement qui reste encore à « activer » politiquement !
Ces derniers jours, j’ai relu certains passages du livre La Condition Ouvrière écrit par la philosophe Simone Weil à propos des grandes grèves de 1936, survenues au moment de l’avènement du Front populaire. Il est très troublant de voir comment la pandémie et le confinement généralisé qui l’accompagne constituent une sorte de miroir inversé de cet épisode historique. En 1936, les travailleurs occupaient les usines et les bloquaient. Simone Weil raconte leur joie « d’habiter » enfin leur lieu de travail, de pouvoir y emmener leur famille et de s’y assembler pour refaire le monde. Aujourd’hui, nous sommes confinés à domicile, empêchés en très grand nombre de rejoindre notre lieu de travail et réduits à des échanges virtuels pour maintenir nos liens sociaux. En 1936, l’espace public avait débordé partout et pénétré par effraction dans les usines. Aujourd’hui, nous avons au contraire perdu l’espace public et nous sommes enfermés dans nos espaces privés et c’est le travail, pour beaucoup, qui a envahi le lieu d’habitation.
Mais la plus grande différence, c’est qu’en 1936, il s’agissait d’un mouvement social au sens propre du terme, c’est-à-dire exclusivement humain, preuve que cette grève générale se déroulait encore dans l’Holocène, avec une société proprement séparée de son environnement. Nous vivons aujourd’hui, à l’âge de l’Anthopocène, quelque chose de complètement singulier, qui traduit l’effondrement du Grand Partage, et que nous pourrions transformer en une « grève plus qu’humaine » pour faire naître le premier « mouvement bio-social » de l’histoire.
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Une telle opportunité politique ne s’est pas présentée depuis des décennies et, en refusant de nous prêter au grand rituel de purification de la « guerre au virus », nous aurons peut-être une chance de la saisir pour la transformer en une expérience révolutionnaire d’un nouveau genre.
L’hypothèse, également trop énorme, est qu’il va falloir ralentir, infléchir et régler la prolifération des monstres en représentant officiellement leur existence. Une autre démocratie deviendrait-elle nécessaire ? Une démocratie étendue aux choses ?