Les Profondeurs de Vénus – Derek Künsken
Cette semaine, Les profondeurs de Vénus, nouveau roman de l’auteur canadien anglophone Derek Künsken, va paraître aux éditions Albin Michel Imaginaire sous une traduction de Gilles Goullet. Ce roman s’inscrit dans l’univers de la trilogie du Magicien quantique en cours de publication chez l’éditeur, avec déjà deux tomes parus (Le Magicien quantique et Le Jardin quantique). Les profondeurs de Vénus se déroule plusieurs siècles avant les évènements racontés dans la trilogie et en dévoile, en quelque sorte, les origines. Il est à noter que si cela n’apparait nulle part sur le livre ou le site de l’éditeur, Les Profondeurs de Vénus n’est que le premier volume d’un dyptique dont le second volet paraitra en VO en août 2023 (information dénichée sur le site de l’auteur). Il s’agit donc d’une histoire incomplète, et ce premier tome ne propose aucun dénouement, même partiel, aux situations en cours. C’est mieux de prévenir le lecteur.
Nous sommes au XXIIIe siècle, soit deux cent cinquante ans à peu près avant Le Magicien Quantique. Dans ce dernier, l’humanité a conquis une partie de l’univers et fondé une civilisation interstellaire, appelée l’Axis Mundi, au moyen de trous de vers, créés par une civilisation extraterrestre disparue et retrouvés par les humains. Les profondeurs de Vénus raconte la découverte fortuite du premier trou de ver. L’histoire se déroule dans l’atmosphère de Vénus, en cours de colonisation. Derek Künsken a travaillé son sujet et, sur la question vénusienne, le roman bénéficie d’une approche hard-SF et se montre précis et crédible. De par sa taille et sa masse, Vénus est parmi les quatre planètes telluriques du système solaire la plus semblable à la Terre. Les conditions physico-chimiques qu’on y rencontre sont toutefois très différentes. Son atmosphère est essentiellement composée de dioxyde de carbone et sa pression est de 91 atmosphères terrestres à la surface. Les températures y sont extrêmes, avec une moyenne qui dépasse les 450°C et, si l’on y ajoute une pluie permanente d’acide sulfurique, on comprend aisément que « l’étoile du berger » n’est pas un lieu propice à la vie telle qu’on la connait. Vénus, c’est un peu l’idée qu’on se fait de l’enfer. Mais comme l’homme a toujours aimé contempler les abysses, la NASA a réfléchi à un programme de colonisation de l’atmosphère vénusienne, avec notamment des habitats sous forme d’aérostats flottant au-dessus des nuages. En effet, si les conditions à la surface sont rédhibitoires, à 55 km d’altitude on retrouve des pressions et des températures plus clémentes et plus proches de celles présentes sur Terre. Un scientifique du nom de Geoffrey A. Landis, travaillant à la NASA sur les programmes d’exploration de Mars et Vénus, a même imaginé la colonisation de l’atmosphère de Vénus à partir de ces concepts. Il en a d’ailleurs tiré un livre, The Sultan of Clouds (2010) publié sous le titre Le Sultan des nuages (2018) dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’. Derek Künsken a très certainement lu The Sultan of Clouds.
De longues et minutieuses descriptions de l’atmosphère de Vénus, de sa surface, des habitats et des vols en « deltaplane » à travers les nuages, avec quelques inventions au passage, confèrent à Les profondeurs de Vénus une dimension de planet-opera scientifiquement solide et attrayant pour le lecteur de science-fiction toujours en quête de sense of wonder. L’auteur rend la planète vivante et en fait avec un certain succès le personnage principal de son roman. La colonie qu’imagine l’auteur regroupe environ 4000 individus – une population venue du Québec car la colonisation de cet enfer n’intéressait aucune autre nation – dont les conditions de vie sont précaires tant Vénus est dépourvue de tout. Sa survie dépend de l’obtention de prêts, auprès de banques qui utilisent la dette comme moyen de soumission, qui lui permettent tout juste de s’approvisionner en matériaux et technologies de base. Un gouvernement inféodé aux banques, une gendarmerie corrompue, et quelques individus en quête d’une autre vie, faite de liberté et d’indépendance, dessinent le cadre du récit. On est tenté de faire une comparaison avec la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson puisque celle-ci fait référence en matière d’exploration et de colonisation de planète. Si elle est justifiée à de nombreux points de vue – on y retrouve certains antagonismes, notamment sur le plan politique et économique – elle échoue toutefois sur l’ampleur des propositions. Le but de KSR dans la trilogie martienne était de proposer des solutions crédibles à la terraformation de Mars et la constitution d’une nouvelle forme de société sur plusieurs siècles. Derek Künsken ne vise pas la terraformation de Vénus et resserre son propos autour d’une poignée d’individus, à ce stade en tout cas. Cela changera peut-être dans le deuxième volume.
Au centre du récit, se trouve la famille d’Aquillon. C’est une famille meurtrie par la disparition tragique de plusieurs de ses membres et dont les conditions de vie difficiles sont en grande partie liées à l’intransigeance du père, Georges-Étienne, qui a préféré se couper de la colonie. Comme une petite poignée d’autres familles, ils sont devenus des « coureurs », terme qui fait référence aux coureurs des bois du XVIIIe siècle au Canada, et vivent dans les profondeurs de Vénus, loin des niveaux supérieurs de l’atmosphère où se trouve le reste de la colonie. Je suis assez partagé sur cet aspect du roman. En ne s’intéressant qu’à un tout petit nombre d’individus, et en négligeant le reste de la société uniquement représentée par un méchant gouvernement corrompu, mon sentiment est que Derek Künsken enferme son récit dans un cadre trop restreint pour son propre bien et brouille la réception du concept initial. Il consacre notamment de nombreuses pages aux questionnements psychologiques de ses différents personnages, au point de les rendre parfois pénibles (le personnage d’Émile par exemple est une vraie tête à claques.) Dans un souci d’inclusivité, Derek Künsken fait des membres de cette famille les porte-drapeaux d’une diversité incluant la neurodivergence, l’orientation sexuelle et le genre. Mais, ce faisant, il tombe à mon avis dans une ornière et produit l’inverse de ce qu’il voulait faire en inscrivant cette diversité au sein d’une unique famille qui est présentée par ailleurs, et non pour ces raisons, comme une famille de parias.
Le défaut principal que je trouve à ce roman tient à cela. Que ce soit en ce qui concerne la colonisation de Vénus, la fondation d’une autre société, le combat contre le gouvernement et les banques (et non contre le capitalisme, car au final la famille d’Aquillon est une famille qui cherche à s’enrichir personnellement de ses découvertes) ou la diversité, Derek Künsken rate le coche en concentrant toutes ces thématiques sur un petit groupe d’individus. (Nous sommes là à l’opposé du projet développé par KSR dans la trilogie martienne.) Si bien que les coutures romanesques ont tendance à craquer sous le poids qu’il veut y mettre. S’il avait fait le choix d’inclure plus largement la société vénusienne dans son récit, son roman aurait été plus à la hauteur de son ambition.
Les Profondeurs de Vénus a des qualités et des défauts. C’est un roman qui comporte des longueurs, met du temps à se mettre en place, et possède un rythme qui vraiment ne décolle que dans les 100 dernières pages. J’ai trouvé certains passages d’une grande justesse et d’autres franchement ennuyants. C’est aussi un roman qui présente un attrait certain grâce à des personnages qui sortent de l’ordinaire et une dimension planet opera mâtiné de hard-SF réussie. Reste à attendre le second volet pour savoir comment cela va évoluer et si le roman acquiert l’envergure qu’il mériterait. Certains éléments tendent à indiquer que ça pourrait être le cas.
D’autres avis : Apophis sur la VO, Gromovar,
- Titre : Les Profondeurs de Vénus
- Auteur : Derek Künsken
- Parution : 31 mai 2023, chez Albin Michel Imaginaire
- Traduction : Gilles Goullet
- Nombres de pages : 544
- Support : papier et numérique