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À partir d’avant-hierL'épaule d'Orion

Les Profondeurs de Vénus – Derek Künsken

Par : FeydRautha
29 mai 2023 à 14:12

Cette semaine, Les profondeurs de Vénus, nouveau roman de l’auteur canadien anglophone Derek Künsken, va paraître aux éditions Albin Michel Imaginaire sous une traduction de Gilles Goullet. Ce roman s’inscrit dans l’univers de la trilogie du Magicien quantique en cours de publication chez l’éditeur, avec déjà deux tomes parus (Le Magicien quantique et Le Jardin quantique). Les profondeurs de Vénus se déroule plusieurs siècles avant les évènements racontés dans la trilogie et en dévoile, en quelque sorte, les origines. Il est à noter que si cela n’apparait nulle part sur le livre ou le site de l’éditeur, Les Profondeurs de Vénus n’est que le premier volume d’un dyptique dont le second volet paraitra en VO en août 2023 (information dénichée sur le site de l’auteur). Il s’agit donc d’une histoire incomplète, et ce premier tome ne propose aucun dénouement, même partiel, aux situations en cours. C’est mieux de prévenir le lecteur.

Nous sommes au XXIIIe siècle, soit deux cent cinquante ans à peu près avant Le Magicien Quantique. Dans ce dernier, l’humanité a conquis une partie de l’univers et fondé une civilisation interstellaire, appelée l’Axis Mundi, au moyen de trous de vers, créés par une civilisation extraterrestre disparue et retrouvés par les humains. Les profondeurs de Vénus raconte la découverte fortuite du premier trou de ver. L’histoire se déroule dans l’atmosphère de Vénus, en cours de colonisation. Derek Künsken a travaillé son sujet et, sur la question vénusienne, le roman bénéficie d’une approche hard-SF et se montre précis et crédible. De par sa taille et sa masse, Vénus est parmi les quatre planètes telluriques du système solaire la plus semblable à la Terre. Les conditions physico-chimiques qu’on y rencontre sont toutefois très différentes. Son atmosphère est essentiellement composée de dioxyde de carbone et sa pression est de 91 atmosphères terrestres à la surface. Les températures y sont extrêmes, avec une moyenne qui dépasse les 450°C et, si l’on y ajoute une pluie permanente d’acide sulfurique, on comprend aisément que « l’étoile du berger » n’est pas un lieu propice à la vie telle qu’on la connait. Vénus, c’est un peu l’idée qu’on se fait de l’enfer. Mais comme l’homme a toujours aimé contempler les abysses, la NASA a réfléchi à un programme de colonisation de l’atmosphère vénusienne, avec notamment des habitats sous forme d’aérostats flottant au-dessus des nuages. En effet, si les conditions à la surface sont rédhibitoires, à 55 km d’altitude on retrouve des pressions et des températures plus clémentes et plus proches de celles présentes sur Terre. Un scientifique du nom de Geoffrey A. Landis, travaillant à la NASA sur les programmes d’exploration de Mars et Vénus, a même imaginé la colonisation de l’atmosphère de Vénus à partir de ces concepts. Il en a d’ailleurs tiré un livre, The Sultan of Clouds (2010) publié sous le titre Le Sultan des nuages (2018) dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’. Derek Künsken a très certainement lu The Sultan of Clouds.

De longues et minutieuses descriptions de l’atmosphère de Vénus, de sa surface, des habitats et des vols en « deltaplane » à travers les nuages, avec quelques inventions au passage, confèrent à Les profondeurs de Vénus une dimension de planet-opera scientifiquement solide et attrayant pour le lecteur de science-fiction toujours en quête de sense of wonder. L’auteur rend la planète vivante et en fait avec un certain succès le personnage principal de son roman. La colonie qu’imagine l’auteur regroupe environ 4000 individus – une population venue du Québec car la colonisation de cet enfer n’intéressait aucune autre nation – dont les conditions de vie sont précaires tant Vénus est dépourvue de tout. Sa survie dépend de l’obtention de prêts, auprès de banques qui utilisent la dette comme moyen de soumission, qui lui permettent tout juste de s’approvisionner en matériaux et technologies de base. Un gouvernement inféodé aux banques, une gendarmerie corrompue, et quelques individus en quête d’une autre vie, faite de liberté et d’indépendance, dessinent le cadre du récit. On est tenté de faire une comparaison avec la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson puisque celle-ci fait référence en matière d’exploration et de colonisation de planète. Si elle est justifiée à de nombreux points de vue – on y retrouve certains antagonismes, notamment sur le plan politique et économique – elle échoue toutefois sur l’ampleur des propositions. Le but de KSR dans la trilogie martienne était de proposer des solutions crédibles à la terraformation de Mars et la constitution d’une nouvelle forme de société sur plusieurs siècles. Derek Künsken ne vise pas la terraformation de Vénus et resserre son propos autour d’une poignée d’individus, à ce stade en tout cas. Cela changera peut-être dans le deuxième volume.

Au centre du récit, se trouve la famille d’Aquillon. C’est une famille meurtrie par la disparition tragique de plusieurs de ses membres et dont les conditions de vie difficiles sont en grande partie liées à l’intransigeance du père, Georges-Étienne, qui a préféré se couper de la colonie. Comme une petite poignée d’autres familles, ils sont devenus des « coureurs », terme qui fait référence aux coureurs des bois du XVIIIe siècle au Canada, et vivent dans les profondeurs de Vénus, loin des niveaux supérieurs de l’atmosphère où se trouve le reste de la colonie. Je suis assez partagé sur cet aspect du roman. En ne s’intéressant qu’à un tout petit nombre d’individus, et en négligeant le reste de la société uniquement représentée par un méchant gouvernement corrompu, mon sentiment est que Derek Künsken enferme son récit dans un cadre trop restreint pour son propre bien et brouille la réception du concept initial. Il consacre notamment de nombreuses pages aux questionnements psychologiques de ses différents personnages, au point de les rendre parfois pénibles (le personnage d’Émile par exemple est une vraie tête à claques.) Dans un souci d’inclusivité, Derek Künsken fait des membres de cette famille les porte-drapeaux d’une diversité incluant la neurodivergence, l’orientation sexuelle et le genre.  Mais, ce faisant, il tombe à mon avis dans une ornière et produit l’inverse de ce qu’il voulait faire en inscrivant cette diversité au sein d’une unique famille qui est présentée par ailleurs, et non pour ces raisons, comme une famille de parias.

Le défaut principal que je trouve à ce roman tient à cela. Que ce soit en ce qui concerne la colonisation de Vénus, la fondation d’une autre société, le combat contre le gouvernement et les banques (et non contre le capitalisme, car au final la famille d’Aquillon est une famille qui cherche à s’enrichir personnellement de ses découvertes) ou la diversité, Derek Künsken rate le coche en concentrant toutes ces thématiques sur un petit groupe d’individus. (Nous sommes là à l’opposé du projet développé par KSR dans la trilogie martienne.) Si bien que les coutures romanesques ont tendance à craquer sous le poids qu’il veut y mettre. S’il avait fait le choix d’inclure plus largement la société vénusienne dans son récit, son roman aurait été plus à la hauteur de son ambition.

Les Profondeurs de Vénus a des qualités et des défauts. C’est un roman qui comporte des longueurs, met du temps à se mettre en place, et possède un rythme qui vraiment ne décolle que dans les 100 dernières pages. J’ai trouvé certains passages d’une grande justesse et d’autres franchement ennuyants. C’est aussi un roman qui présente un attrait certain grâce à des personnages qui sortent de l’ordinaire et une dimension planet opera mâtiné de hard-SF réussie. Reste à attendre le second volet pour savoir comment cela va évoluer et si le roman acquiert l’envergure qu’il mériterait. Certains éléments tendent à indiquer que ça pourrait être le cas.


D’autres avis : Apophis sur la VO, Gromovar,


  • Titre : Les Profondeurs de Vénus
  • Auteur : Derek Künsken
  • Parution : 31 mai 2023, chez Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Gilles Goullet
  • Nombres de pages : 544
  • Support : papier et numérique

Rossignol – Audrey Pleynet

Par : FeydRautha
23 mai 2023 à 13:45

« Attention, chef-d’œuvre », avait prévenu Jean-Daniel Brèque. Le trois fois récipiendaire du Grand Prix de l’Imaginaire et du prix Cyrano pour son travail de traduction, lui qui a tout lu et tout traduit, de Poul Anderson à Stephen King, en passant par Margaret Atwood et Lucius Shepard, ne tarissait pas d’éloge à la suite de sa lecture de Rossignol d’Audrey Pleynet en avant-première pour sa critique à paraître dans les pages de la revue Bifrost. Si la déclaration a de quoi susciter l’intérêt, elle engendre aussi l’appréhension en provoquant l’attente, une peur de la déception. Je ne vais pas mentir et faire semblant, je connais Audrey Pleynet depuis quelques années et l’autrice aujourd’hui publiée dans l’illustre collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’ est une amie. Nos échanges sont fréquents et Audrey partage avec moi ses idées, me demande à l’occasion mon avis sur un détail, un cadre, une situation. Parfois aussi, elle me fait lire un texte en cours d’écriture, pour une bêta lecture. Cette proximité n’est pas sans conséquence et me fait souvent redouter le moment délicat où je vais ne pas aimer un de ses textes. Alors si en plus Jean-Daniel Brèque en rajoute… De Rossignol, je ne savais rien. Je n’avais aperçu que les matériaux bruts sans idée des alliages qu’ils allaient former. Du travail de la forge, j’avais vu les doutes, et décelé dans leurs ombres l’infatigable détermination. Mais je n’ai pas assisté au recuit et à la trempe, cet art qui transforme le minerai brut en lame tranchante. Quant au polissage, il s’est fait avec son éditrice, Laetitia Rondeau. Et donc voilà, c’est Audrey Pleynet et c’est Le Bélial’. Mes peurs furent dissipées dès les premières pages.

Rossignol est un texte dense qui ne prend pas le lecteur par la main mais le plonge dans un univers où l’altérité est la règle, et ce sans ligne de rappel. Il faut pour le lecteur s’y fondre ou se raccrocher à sa dimension allégorique. Le propre de la science-fiction est de se saisir d’une problématique du présent et d’en faire une idée que l’on va porter au bout de sa logique, qu’on va déplacer dans un cadre qui permet de libérer les contraintes pour l’étirer et l’étendre jusqu’à en éprouver les limites conceptuelles.

« Il y avait bien des tensions, de la politique, des enjeux de pouvoirs. Rien que des gens méprisables à mes yeux, qui ignoraient tout de nos vies sous-jacentes et récupéraient à leur compte la tragique disparition d’une amie. »

 Rossignol construit une utopie, consciente de son impossibilité jusqu’au niveau biologique. Le cadre est un futur lointain. L’univers est peuplé de multiples espèces, la rencontre a eu lieu. Las des conflits, des soldats, contrebandiers et renégats en tout genre se sont dotés d’un espace, construit à partir de rien, où tous, quelle que soit leur biologie, peuvent vivre et cohabiter. Ce lieu est la Station, une expérience grandeur nature d’une tentative d’harmonie inter espèce devenu laboratoire de métissage des ADN.  Chaque individu est doté d’une cartographie génétique définie par des contributions majeures et mineures. Pour assurer la survie de tous, la Station est capable d’ajuster les paramètres environnementaux de chaque pièce, de chaque couloir qui la compose, et ce en temps réel. Ce n’est jamais optimal pour un individu en particulier, mais une moyenne supportable sans trop d’inconfort pour les individus présents à un moment donné. Le métissage des gènes permet de gommer les incompatibilités extrêmes. Mais l’on sait tous ce qu’il advient des utopies, surtout lorsque la politique, le poids du passé, et les influences extérieures s’en mêlent. Comme le montrait Ada Palmer dans Terra Ignota, il faut parfois détruire une utopie pour laisser la place à autre chose. Mais à la différence d’Ada Palmer, Audrey Pleynet ne construit pas son utopie initiale sur des certitudes supposées mais sur des doutes. Bref, un futur de paumés, quoi.

L’autrice fait le choix judicieux pour son propos de mener son lecteur au cœur du récit en faisant appel à une narratrice autodiégétique. C’est son histoire qui est racontée et le récit se fait à la première personne, parfois au présent, parfois au passé. On comprend rapidement la raison de cette narration non linéaire qui s’inscrit dans le cadre d’un témoignage livré à un tiers. Comme dans tout récit de vie, une situation appelle un souvenir, réclame une explication, un retour en arrière. Les enjeux se livrent ainsi dans le maelstrom émotionnel de la narratrice face à des événements dramatiques autant en ce qui concerne son existence que celle de la Station. Elle y est née, et du fait de sa singularité – qui n’est finalement qu’une normalité parmi d’autres au sein de la Station – elle se retrouve engagée dans le conflit entre deux factions, les Spéciens qui prônent un retour à la pureté raciale et Fusionnistes qui veulent l’effacer définitivement. Elle livre ainsi l’histoire de la Station de sa fondation jusqu’à… Elle y fait notamment au passage une peinture pleine de justesse sur la manière dont les enfants abattent naturellement, sans même y penser, les barrières dressées par leurs parents. Puis des oppositions que cela inévitablement génère. Audrey Pleynet ne fait jamais dans l’optimisme naïf et bon enfant. Le futur ne sera pas aimable et il faudra se raccrocher à ce qu’on a, faire le tri dans ses bagages et se débrouiller comme on peut. Rossignol est un récit cruel. C’est aussi un récit qui déborde d’intelligence et de sensibilité.

Quel texte ! Fait rarissime en ce qui me concerne dans le cadre d’une lecture, j’ai versé une larme à la fin.  Je me refuse à dire qu’il s’agit là du chef-d’œuvre d’Audrey Pleynet, car j’espère bien qu’elle fera encore mieux, plus haut, plus fort. Mais Rossignol est son plus beau texte à ce jour. L’autrice ne choisit pas la voie facile. Elle écrit une science-fiction exigeante qui va au bout de sa proposition, sur le fond comme sur la forme. Il se pourrait que Rossignol laisse quelques lecteurs sur le bord de la route car l’autrice fait le pari à la fois de l’émotion et de l’intelligence pour capter l’attention et surmonter les difficultés conceptuelles propres à la SF de haute volée, et ce n’est pas de tout repos. C’est en tout cas un texte qui non seulement trouve sa place dans la collection Une Heure-Lumière, collection exigeante qui allie émotion et intelligence, mais qui s’y creuse une place de premier rang. Celui où s’assoient les plus brillants. Rossignol est un grand texte.


D’autres avis : Apophis, Gromovar,


  • Titre : Rossignol
  • Autrice : Audrey Pleynet
  • Parution : 18 mai 2023, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière
  • Nombre de pages : 144
  • Support : papier et numérique

Les Terres closes (Les Maîtres enlumineurs T.3) – Robert Jackson Bennett

Par : FeydRautha
20 mai 2023 à 11:32

Chapitre final de la trilogie des maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett, à la suite de Les Maîtres enlumineurs (2021) et Le Retour du hiérophante (2022),  Les Terres closes est paru chez Albin Michel Imaginaire le 26 avril 2023. Si le deuxième volet accusait quelques longueurs et présentait un ventre mou, il ne s’agissait, comme on le pressentait, que de préparer le terrain à l’ultime envoi, induire le changement d’échelle pour élever les enjeux et, enfin, rejoindre la stratosphère dans Les terres closes. Et si en termes de rythme et de spectacle on n’est pas déçu, si en terme narratif cette conclusion est des plus satisfaisantes, le final de la trilogie dévoile aussi ses fondements et éclaire l’œuvre dans sa totalité.

Terry Pratchett avait avancé que la science-fiction n’était que de la fantasy avec des boulons. C’est une définition avec laquelle je suis évidemment en désaccord. Arthur C. Clarke avait énoncé que toute science suffisamment avancée était indiscernable de la magie. Là, on s’en rapproche un peu plus. Larry Niven avait réenchéri en proposant l’inversion selon laquelle toute magie suffisamment avancée est indiscernable de la science. Nous y sommes. La fantasy que propose Robert Jackson Bennett est une fantasy à boulons, dans laquelle la magie sert d’allégorie à la science et les enluminures aux technologies. De fait, c’est en lisant ce troisième volet que j’ai pleinement réalisé que le propos sous-jacent à la trilogie des Maîtres enlumineurs était ni plus ni moins qu’une alerte sur l’utilisation des nouvelles technologies, alors qu’en y réfléchissant un peu, c’était évident depuis le début. L’originalité de Les Maîtres enlumineurs, unanimement salué par ses lecteurs, a été de fondre en une seule entité littéraire le cyberpunk et la fantasy. Les enluminures magiques y étaient présentées semblables à des lignes de codes, on y parlait à) mots couverts de transhumanisme et de digitalisation des esprits. Mais Robert Jackson Bennett ne s’est pas arrêté à ce simple artifice de projection allégorique, et si on relit le cycle dans sa globalité, on prend conscience que c’est une histoire critique de l’évolution des technologies et de leur utilisation, bonne ou mauvaise, qui est proposée. La série s’ouvrait sur une explication des enluminures à inscrire sur une roue pour la faire tourner et déplacer des charriots dans les rues de la cité de Tevanne. Nous partions donc de la roue, symbole souvent utilisé, « mème » pour utiliser un vocable moderne, de la naissance des technologies humaines. Ces technologies connaissaient une évolution rapide dans Le Retour du hiérophante, et aboutissent aux robots géants, à des navires immenses parcourant les océans, aux appareils volants, aux téléphones portables, aux missiles à tête chercheuse, aux cités dans le ciel et plus encore dans Les Terres closes. Toute une panoplie imaginée par l’auteur et derrière lesquelles, derrière la magie, on devine aisément les équivalents dans notre monde au présent, où dans les tropes propres à la science-fiction.

Se déroulant huit années après Le Retour du hiérophante, la cité de Tevanne a été perdue et les réfugiés se sont regroupés à Giva, une diaspora sans territoire constituée d’une flotte de navires, une société utopie basée sur l’empathie. La technologie du jumelage, développée dans Le Retour du hiérophante, est désormais utilisée pour produire des esprits de ruche. C’est la naissance d’une nouvelle civilisation, rendue possible par l’utilisation de nouvelles technologies. Mais Giva est en guerre contre l’ennemi qui a émergé à la fin de Le Retour du hiérophante. L’ennemi, d’une puissance quasi inimaginable a lui aussi développé ses propres technologies qui, si elles sont d’un niveau plus avancé, ne sont pas très différentes de celles utilisées par Giva. Au centre du roman, se trouve donc cette opposition entre l’utilisation qui est faite des nouvelles technologies d’un côté et de l’autre de la guerre qui oppose deux visions du monde. L’ennemi, que l’on peut voir comme une intelligence bioartificielle, constatant que ce monde qui n’a apporté que mort et souffrance, prône une approche radicale et un reset complet. Giva, évidemment, ne souhaite pas disparaître et croit en une transformation possible, qu’elle met en œuvre. C’est le récit de cette opposition épique que Les Terres closes  raconte en la portant à un niveau rarement atteint. C’est l’affrontement des hommes et des dieux pour la sauvegarde de la création, ni plus ni moins. Et Robert Jackson Bennett ne s’encombre d’aucune retenue pour livrer au lecteur du grand spectacle tout en continuant inlassablement à tresser de multiples allégories et en proposant divers niveaux de lecture. L’auteur n’épargne pas ses personnages, la situation le réclame. Et si la fin est cruelle, elle se veut aussi porteuse d’un immense espoir. Cette fin, d’ailleurs, ultime clin d’œil, est tout ce qu’il a de plus science-fictionesque.

Les Terres closes conclut magistralement le cycle, élucide tant les origines que le parcours, livre une allégorie des plus lucides, et offre au lecteur un spectacle inouï. Une grande réussite.


D’autres avis : Quoi de neuf sur ma pile, Le Nocher des livres, Sometimes a book,


  • Titre : Les Terres Closes
  • Série : Les Maîtres enlumineurs
  • Auteur : Robert Jackson Bennett
  • Publication originale : Locklands, juin 2021 chez Del Rey
  • Publication française : 26 avril 2022, Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Laurent Philibert-Caillat
  • Couverture : Didier Graffet
  • Nombre de pages : 688
  • Support : papier et numérique

Sleep and the Soul (recueil) – Greg Egan

Par : FeydRautha
12 mai 2023 à 15:00

Cet article ne sera pas une critique mais une note pour vous informer de la sortie d’un recueil de nouvelles de Greg Egan. Depuis quelques années, Greg Egan autopublie sur Amazon ses écrits en regroupant sous la forme de recueil les nouvelles qu’il a publié dans différents magazines anglosaxon.

Il l’avait fait en janvier 2020 avec Instantiation, dans lequel on trouvait quelques excellents textes dont la trilogie Bit Players. Ou encore The Slipway ou le magistral The Discrete Charm of the Turing Machine. L’auteur propose ces recueils en format électroniques ou en format papier, broché ou relié, au choix, et vendus sur Amazon. L’intérêt de ces recueils, si vous lisez l’anglais bien évidemment, est d’accéder aux dernières productions du maître de Perth sans avoir à parcourir toutes les revues anglosaxonnes et sans y être abonné. En ce qui me concerne, il y a un côté collectionneur des écrits d’un écrivain que je considère comme majeur en science-fiction, et dont j’aime garder une trace sur papier.

Depuis le 23 avril 2023, Greg Egan propose sous la même forme un nouveau recueil, Sleep and the Soul. Reprenant les dernières productions de l’auteur, il contient dix nouvelles et novellas :

  1. You and Whose Army?, publiée initialement dans Clarkesworld en 2020. Il s’agit d’une novella que j’ai déjà chroniquée ici, puis traduite pour les éditions Le Bélial’ et qui a été publiée sous le titre Un Château sous la mer dans le Hors-Série n° 4 de la collection Une Heure-Lumière en 2021.
  2. This is Not the Way Home, texte publié en 2019 dans l’anthologie Mission Critical dirigée par Jonathan Strahan. Peu convaincu, j’avais chroniqué ce texte lors de la sortie de l’anthologie.
  3. Zeitgeber, publié chez Tor.com en 2019.
  4. Crisis Actors, publiée en 2022 dans l‘anthologie Tomorrow’s Parties : Life in the Anthropocene de Jonathan Strahan.
  5. Sleep and the Soul, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2021 et chroniquée sur ces pages.
  6. After Zero, publiée dans l’anthologie Phase Change : New SF energies de Matthew Chrulew.
  7. Dream Factory, publiée dans Clarkesworld en 2022.
  8. Light Up the Clouds, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2021
  9. Night Running, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2023.
  10. Solidity, publiée dans Asimov’s Science Fiction en 2022 et chroniquée sur ce blog.

Le Retour du Hiérophante (Les Maîtres enlumineurs T.2) – Robert Jackson Bennett

Par : FeydRautha
8 mai 2023 à 14:53

Alors que sort Les Terres closes, troisième volume de la trilogie des Maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett publiée chez Albin Michel Imaginaire et débutée avec le très remarqué Les maîtres enlumineurs, j’ai enfin fini de lire Le Retour du Hiérophante, le deuxième volet de ladite trilogie.  Soit un an et demi après sa sortie. Pourquoi tant de temps ? Vous savez, si vous lisez régulièrement ces pages, le peu d’entrain que j’ai à lire de la fantasy, il faut vraiment m’y pousser, voire me tordre les bras, mais ce n’est pas tout. L’auteur est aussi responsable. Je suis longtemps resté englué dans ce roman qui montre tous les défauts qui souvent affectent les tomes 2 des trilogies, à quelques exceptions près. Ceux-ci font figure de roman de transition, entre un lancement tonitruant et un final explosif, et ont la délicate mission de porter un changement d’échelle et une redéfinition des enjeux. Nous sommes dans un schéma classique avec un arc narratif qui voit les héros être testés avant qu’ils ne se révèlent… plus tard. Bref, le ventre mou, quasi inévitable, c’est là qu’il loge.

Les Maîtres enlumineurs avait posé le monde et les personnages. Le roman de Jackson Bennett se distinguait par une fantasy qui puisait de manière totalement assumée dans les thématiques du cyberpunk, et proposait un système de magie directement inspiré des algorithmes informatiques. (Notons que le français Alexis Flamand avait déjà proposé un système similaire dans le Cycle d’Alamänder.). De ce système, l’auteur explore toutes les possibilités en filant la métaphore. Et c’est ce qui fait en grande partie l’intérêt de la série des Maîtres enlumineurs. Pour le reste, le scénario est classique et suit les aventures d’un petit groupe d’aventuriers aux talents multiples qu’ils utilisent pour monter cambriolages et autres arnaques contre les puissantes maisons commerciales qui dirigent la cité de Tevanne, avec pour vague espoir de faire tomber le système.

 L’action dans Le Retour du Hiérophante se déroule trois ans après Les Maîtres enlumineurs. La Maison Candiano est tombée et ses territoires ont été récupérés par la maison concurrente, les Michiel. Sancia, Orso, Bérénice et Gregor ont fondé leur propre startup, Interfonderies, installée dans les Communs (Commons an anglais, le nom jouant avec le terme Creative Commons). À la manière des logiciels libres, Sancia et sa bande propose une alternative à la magie copyrightée et marchande en constituant d’une bibliothèque partagée pour combattre les grands groupes. Autour d’eux, tout un ensemble de micro-entreprises indépendantes se développe dans le quartier. À ce niveau tout comme à d’autres, Robert Jackson Bennett pousse plus loin encore le parallèle entre magie et monde de l’informatique.  Le roman débute par une longue introduction dans la ligne droite du premier volet et, de manière très classique là encore, fait le récit d’un casse organisé par la petite bande contre une des maisons majeures de Tevanne. Mais bientôt, un problème d’une toute autre envergure se pose, à savoir le retour d’un mythe, d’une légende, d’un dieu, le premier des Hiérophantes. Crasedes Magnus, mort depuis longtemps, a été ramené à la vie et se dirige vers la cité. Et lui, qui a fait tomber plus d’un empire, ne vient pas là pour faire des emplettes.

« On parle d’enluminer le temps, l’une des plus puissantes permissions de toute la réalité, pas de voler la recette du ris de veau. »

Cresades a tout du méchant archétype, voire caricatural. Il a des raisons personnelles, et qui seront expliquées, d’en vouloir au monde tel qu’il existe et a décidé de le changer, quelles qu’en soient les dommages occasionnés, pour en faire un monde « meilleur ».  Le Retour du Hiérophante est le récit de l’affrontement épique entre lui et le groupe de Sancia. Car pour faire monter les enjeux et mener la magie à des niveaux stratosphériques, il faut faire étalage des immenses pouvoirs de Crasedes qui manipule la fabrique de la réalité et même du temps, jusqu’à la démesure. Traduction pour les joueurs d’AD&D : nous ne sommes plus dans la catégorie Gros Bill, nous sommes passés directement au Legends & Lore. Face à ce déchargement de magie, le groupe de Sancia tourne en rond, impuissant. Et c’est là que l’histoire s’englue. L’essentiel du livre est consacré à des discussions sans fin et des actions préparatoires à la rencontre ultime qui rappellent les phases quelque peu ennuyantes des campagnes de JdR qui tire en longueur. Il faudra attendre les derniers chapitres pour retrouver un rythme qui appelle à tourner les pages et faire évoluer une situation restée longtemps bloquée. Le fait est que la fin change beaucoup de choses. Et si Crasedes aime à répéter pendant tout le livre qu’on trouve toujours plus puissant que soi, tous découvrent qu’on trouve aussi toujours plus méchant.

Ce deuxième tome accuse donc un coup de mou, connait des longueurs, mais il fallait en passer par là pour redistribuer les cartes et atteindre le troisième volet, Les Terres Closes, dont il se dit qu’il est bien. Ce sera une lecture prochaine.


D’autres avis : Apophis (sur la VO), Quoi de neuf sur ma pile, les lectures du Maki, L’imaginarium électrique, Le Nocher des livres, La bibliothèque d’Aelinel, Au Pays des Cave Trolls, Les Chroniques du Chroniqueur, L’ours Inculte, et plein d’autres.


  • Titre : Le Retour du Hiérophante
  • Série : Les Maîtres enlumineurs
  • Auteur : Robert Jackson Bennett
  • Publication originale : Shorefall, 21 avril 2020 chez Del Rey
  • Publication française : 1 octobre 2021, Albin Michel Imaginaire
  • Traduction : Laurent Philibert-Caillat
  • Couverture : Didier Graffet
  • Nombre de pages : 603
  • Support : papier et numérique

Correspondant local – Laurent Queyssi

Par : FeydRautha
30 avril 2023 à 11:20

Suite à ma lecture du roman policier La Nuit était chez elle de Laurent Queyssi, que j’avais apprécié notamment pour son côté polar rural qui faisait sa singularité, je me suis dit qu’il serait bon de lire le premier roman de la série des enquêtes d’Alex Lolya, à savoir Correspondant local, publié chez Filature(s) en 2021. Ce fut une très bonne idée, quand bien même elle aurait été meilleure si j’avais lu le premier roman en premier au lieu du deuxième et si je n’avais pas lu le deuxième en premier. Lire des romans dans l’ordre au sein d’une série évite généralement de se spoiler quelques éléments du scénario qui sont évoqués dans les suites. Bref, ne faites pas comme moi.

Nous retrouvons (ou plutôt, nous devrions découvrir) donc la petite ville imaginaire de Marmande Castelnau sise sur les rives de la Garonne, loin des grands centres urbains. Nous retrouvons (bref) aussi les principaux personnages qui habitent la ville, ses alentours et l’univers d’Alex Lolya, correspondant local d’un grand journal régional basé à Bordeaux. La tranquillité de la petite bourgade se trouve bousculée par la disparition puis la découverte du corps d’une jeune lycéenne. Le crime, impensable en ces lieux, rappelle un autre crime qui a eu lieu une vingtaine d’années plus tôt, au même endroit. De son côté, Alex tombe par hasard une vieille cassette de camescope qui fait ressurgir du passé quelques secrets enfouis. Il y a quelque chose de pourri dans la sous-préfecture du Lot-et-Garonne.

En alternance, des chapitres en flashback s’insèrent dans le récit principal pour faire celui de la naissance d’un monstre, autrement dit d’un tueur psychopathe dont nous suivons le parcours de vie. Cela fait de Correspondant local un livre plus sombre et beaucoup plus glauque que La Nuit était chez elle. Il y a quelque chose de Twin Peaks dans cette enquête qui mêle de multiples personnages de la vie locale, où tout le monde a quelque chose à se reprocher dès lors qu’on remue un peu dans le passé. La série lynchéenne est d’ailleurs citée par l’auteur à un moment où on commence à se dire que l’ambiance nous rappelle vaguement quelque chose, je n’invente rien. Laurent Queyssi, toutefois, reste du côté rationnel des choses quand Lynch explorait l’aspect fantastique du mal.

Comme dans La Nuit était chez elle, le déroulement du roman est basé sur l’enquête menée par Alex et son éternel ami Vincent – tous deux montrant une tendance quasi pathologique à se trouver au mauvais endroit au mauvais moment – à leurs choix discutables, aux fausses pistes qu’ils suivent, voire qu’ils imaginent, et leur confrontation violente avec la vérité. Encore, ou déjà, le plaisir de lecture du roman vient en grande partie du portrait des protagonistes et de la vie locale. Laurent Queyssi a construit à travers Alex Lolya est un personnage principal très attachant. Mais ici, le roman fonctionne particulièrement bien grâce au récit fait de la vie et des pulsions du criminel, quand bien même on devine assez rapidement de qui il s’agit, forcément, à force d’indices. J’ai beaucoup apprécié cette lecture, notamment pour cette descente dans la part sombre de l’humanité.


  • Titre : Correspondant Local
  • Série : les enquêtes d’Alex Llolya
  • Auteur : Laurent Queyssi
  • Publication : 5 février 2021, Filature(s)
  • Nombre de pages : 240
  • Support : papier

Vie contre vie, histoire de la souffrance 2 – Tristan Garcia

Par : FeydRautha
28 avril 2023 à 13:55

En janvier 2019, Tristan Garcia publiait le premier volume d’une fresque ambitieuse, une Histoire de la souffrance, avec Âme dont je vous parlais sur ces pages très récemment. Le 30 mars dernier, sortait le second volet, Vie contre vie. J’avais trouvé Âme époustouflant, à la fois viscéral et érudit. Il y soufflait une liberté littéraire jusque dans la violence qu’il mettait à nu. Si Vie contre vie prend la suite, ce deuxième mouvement s’avère très différent, tout en s’inscrivant dans une évidente continuation. Dans le premier, le récit était celui de la souffrance subie par des personnages martyrs dont on suivait les multiples incarnations à travers les siècles. Vie contre vie marque le temps de la rébellion, celui où l’humanité, dont c’est ici l’histoire somme toute qui est contée, cherche et se donne les moyens de lutter contre la souffrance, allant s’opposer à ses propres traditions et modes de pensée. C’est le temps de l’émergence des idées, de la science.

Les liens qui tendent la fresque sont plus franchement dessinés que dans Âme, et qui tiennent entre elles les histoires, et les siècles, sont multiples et s’étendent à travers les strates qui forment la continuité entre le récit et l’Histoire. Le fil directeur est la médecine, ainsi que les différentes formes qu’elle a pu prendre à ses balbutiements. Vie contre vie en fait le récit depuis l’an 1010 où Muhammad le chirurgien imagine en Andalousie (Al-Andalus) l’anesthésie qui libérera les patients de la souffrance. Ce ne sont que les prémices de ce qui deviendra la médecine moderne des siècles plus tard mais ses idées rejoignent et complètent  Al-Tasrif, le traité de chirurgie d’Abu al-Qasim. Les hommes passent mais les écrits restent et celui-ci passera de main en main, maintes fois recopié et traduit, à travers les siècles, accompagnant les chapitres et les personnages que Tristan Garcia compose brillamment. Ce sont neufs récits, de l’Andalousie au début du XIe siècle jusqu’à l’Angleterre du XVIIIe siècle où, à la Lunar Society de Birmingham, la chimie, toute jeune pratique scientifique, nourrit une nouvelle fois le rêve de vaincre la souffrance. Neufs récits où l’on croise en 1168, à Jérusalem, Guillaume de Tyr, précepteur du jeune Baudouin, qui découvre la maladie de son pupille qui deviendra roi ; Kekmet le traducteur et Uyi le bourreau qui accompagnent à travers l’empire mongol un nouveau-né, réincarnation de Gengis Khan ; Eliška, jeune apprentie sorcière jetée au fond d’un puits en Bohème, en 1298, dans le formidable chapitre Hexen (morceau de bravoure littéraire de la première à la dernière ligne).

Et son âme, s’il en a une, est ici.
Je la veux.
[…]
« Où est passée ton âme ? »
Et je la vis.
[…]
Gourmande, j’ouvris la bouche pour la lui gober.
[…]
Elle n’avait pas bon goût : elle était fade, hélas, et je fus déçue, une fois de plus.

En 1312, dans l’empire Manden (Mali), on lit une succession de contes dont les personnages sont un baobab, un criquet, un ver, un âne, un poisson, un oiseau puis un jeune homme sensible qui devint roi et partit vivre le rêve d’un autre. En 1520, au Mexique, on apprend l’histoire de la princesse aztèque Xhotic et de son ennemie espagnole Dolores. Nous allons deux fois au Brésil, entre les XVII et XVIIIe siècle sur les pas des esclaves africains. Et enfin à Birmingham.

Dans Âme, Tristan Garcia réinterprétait les contes et les mythes, dans Vie contre vie, il revisite l’histoire. Profitant de la relativité des récits moyenâgeux, imprégnés de croyances et de superstitions, il en joue, invente, jusqu’à s’immerger dans la fantasy. Le sujet est propice au mélange des genres, on y croise des sorcières, de la magie, des possessions et toujours l’ombre des dieux qui font tant défaut aux hommes que ces derniers n’y croient plus et s’en détournent pour aller chercher la rédemption ailleurs. Vie contre vie fait le récit du progrès en mouvement, cherche l’espoir dans la connaissance, dresse une cartographie des idées et en démontre la continuité. Il fait parler les hommes, les plantes, les animaux. Il fait parler la vie. Les fils s’entremêlent et le récit acquiert en complexité et en densité. J’avais trouvé Âme époustouflant, Vie contre vie est encore plus impressionnant. L’écriture est magnifique et l’auteur livre, pages après pages, des moments de littérature saisissants. Extraordinaire.

Le dernier texte ouvre l’avenir à la chimie, à l’électricité et aux machines. Ce n’est qu’un début. Le troisième volume est attendu avec impatience.


D’autres avis : Gromovar,


  • Titre : Vie contre vie
  • Série : Histoire de la souffrance (2/3)
  • Auteur : Tristan Garcia
  • Edition : Gallimard, 30 mars 2023
  • Nombre de pages : 704
  • Support : papier et numérique

Quatre nouvelles – Bifrost numéro 110

Par : FeydRautha
25 avril 2023 à 16:10

La nouvelle livraison de la revue des mondes imaginaires éditée par les éditions Le Bélial’, Bifrost,  arrive dans toutes les bonnes boites à lettres et quelques librairies au goût sûr et orienté vers les mauvais genres. Ceux qu’on préfère. Le numéro est consacré à l’auteur gallois Alastair Reynolds qui a récemment fait une entrée remarquée et attendue dans le catalogue des romans publiés par l’éditeur avec la parution en début d’année de l’excellent Eversion. Du côté des nouvelles proposées, encore une fois, les textes sont de très bon niveau, et on y retrouve des auteurs « maison » : Ken Liu, Ian R. MacLeod, Olivier Caruso et Alastair Reynolds.

Idoles – Ken Liu

Voilà un texte que j’avais lu lors de sa publication en VO dans l’anthologie Made to Order de Jonathan Strahan, et déjà chroniqué sur ce blog. Je vous renvoie donc à la chronique originale.  C’est du Ken Liu, c’est excellent, et c’est traduit par Pierre-Paul Durastanti, comme d’habitude.

Bien-aimé – Ian R. MacLeod

Le second texte invite un auteur lui-aussi déjà plusieurs fois publié par l’éditeur, notamment avec la nouvelle La Viandeuse dans le numéro 102 de la revue, texte qui avait fait sensation et gagné le prix des lecteurs, ainsi que dans la collection Une Heure-Lumière avec Poumon Vert et Isabel des feuilles mortes. Bien-aimé est un texte très court, écrit au présent et à la seconde personne du singulier, un tutoiement qui lui donne des airs de chanson rock des années 70-80.

« Il n’existe qu’une route à travers la nuit, elle mène à un endroit plus loin que tous les autres endroits dans une longue rue entre nulle-part. »

De fait, c’est un texte très rock’n roll qui se lit en écoutant Walk on the Wild Side de Lou Reed. C’est une plongée futuriste en enfer dans le monde de la prostitution. Je n’en dirai pas plus, ça se déguste, tout est dans l’ambiance parfaitement retranscrite par la traduction encore une fois parfaite de Michelle Charrier, comme pour les textes précédents de l’auteur. Un grand texte.

L’Avertissement – Olivier Caruso

Olivier Caruso est de retour dans les pages de Bifrost. Avec désormais six nouvelles publiées dans la revue et une novella dans la collection Une Heure-Lumière, Symposium Inc, L’auteur est un habitué de la maison. Il se trouve que c’est aussi un type sympa, qui sait recevoir les critiques avec le sourire et relancer la discussion. L’Avertissement est une nouvelle cynique, emplie d’humour, et tout à fait cruelle dans le regard qu’elle porte sur l’aspect pervers des nouvelles technologies dans nos vies. De ce point de vue, Olivier Caruso est , à l’instar d’un Greg Egan, un moraliste. Ses histoires pourraient inspirer chacune un épisode de la série Black Mirror. Côté écriture, on retrouve le style Caruso : des phrases courtes, un débit rapide et une écriture au présent qui donnent un sentiment d’urgence. Pour résumer le propos, il suffit de citer l’auteur lui-même : L’Avertissement est une sorte de « Minority Report sans la magie bizarre dans une baignoire ».  Il imagine une technologie, en fait une IA prédictive qui, à partir des données accessibles en ligne, prédit qui va potentiellement passer à l’acte et commettre un crime. Mais plutôt qu’arrêter le suspect, celui-ci reçoit un avertissement accompagné d’un chèque, une somme d’argent importante qui l’incite à se reprendre en main et à rentrer dans le droit chemin avant que la justice ne doive sévir à son encontre. Evidemment, ça va déraper. Aussi bien en raison de l’arbitraire de la chose mais aussi en raison de la nature humaine qui fait que tout le monde est une graine de criminel prompt à abuser le système. C’est malin et très réussi.

Bleu Zima – Alastair Reynolds

Voilà un autre texte que j’avais lu en VO dans l’excellent (je ne le dirai jamais assez) recueil Beyond the Aquila Rift, sorte de Best-of d’Alastair Reynolds, et chroniqué il y a quelques temps déjà. Je vous renvoie donc à la chronique originale. Au-delà de sa très grande poésie, cette nouvelle a la particularité d’avoir été adaptée dans la saison 1 de la série Love, Death and Robots avec des visuels époustouflants. La traduction est de Laurent Queyssi à qui l’on doit aussi celle de la novella La Millième nuit publiée dans la collection Une Heure-Lumière. Il est à parier qu’on retrouvera l’auteur dans le catalogue des éditions Le Bélial’ avant la fin du monde. Si Cthulhu le veut bien.

Noon – La Première ou dernière – L.L. Kloetzer

Par : FeydRautha
13 avril 2023 à 11:35

C’était l’an dernier que sortait Noon du Soleil noir, roman de fantasy, sword and sorcery dit-on dans les cercles érudits, hommage au cycle des épées de Fritz Leiber, écrit à quatre mains par les Kloetzer, Laure et Laurent. Ces deux là jouaient sur la corde nostalgique de nos adolescences et séduisaient avec ce premier roman qui, sans rien laisser en suspens, promettait du bout de l’épée une suite aux aventures du duo Noon-Yors dans la Cité de la toge noire, une Lankhmar revisitée. On ne badine pas avec les promesses de magicien, surtout faites sous des cieux noirs, et le 30 mars de chez nous est sorti un second volet aux éditions le Bélial’ sous le titre La première ou la dernière.

Revendiquant son héritage de façon transparente, le premier tome s’en éloignait aussi rapidement pour tracer sa propre voie et donner corps à ses personnages principaux. Le tandem Noon le sorcier et Yors le guerrier fonctionnait parfaitement, à la manière de Holmes et Watson, notamment grâce à un choix narratif rendant le récit par la voix de Yors, héros vieillissant et terre à terre, qui apportait au lecteur à la fois son ignorance à l’endroit des arcanes et sa connaissance de la Cité, ainsi que la franchise et l’humour nécessaires à suspendre l’incrédulité face à un Noon mystérieux et clairement éloigné de notre monde.

« Les maîtres des ombres ne sont pas du matin. »

Ce deuxième volet ne change pas la recette qui s’avère toujours aussi pertinente, d’autant que les choses se compliquent. Les Kloetzer saisissent l’opportunité d’un deuxième ouvrage pour mener le cycle – puisqu’on peut désormais parler d’un cycle, si l’on prend à la lettre la promesse à nouveau faite d’une suite à la suite (c’est même dit dans les remerciements) – vers des horizons plus élevés et, sous l’impulsion créatrice des deux L., les enjeux s’envolent. Il est désormais question de complots politiques, de mensonges et d’assassinats. Dans une course au pouvoir au sein de la Cité de la toge noire, des protagonistes inconscients et peu scrupuleux jouent avec des forces qui les dépassent et mettent en branle une série d’événements aussi peu perceptibles aux yeux des profanes que lourds de conséquences pour la cité. Des vies seront perdues et d’autres changées à jamais. Il faudra les talents de Noon pour sauver la ville et sa population au bord du cataclysme. Le mécanisme du duo tourne maintenant à plein régime. Noon et Yors se complémentent pour reposer plus que jamais l’un sur l’autre. Le mystère autour de Noon ne fait que grandir, inquiète, et sa nature profonde, sous le regard bienveillant mais non moins déconcerté de Yors, se révèle toujours plus étrangère à notre monde. Qui est donc vraiment Noon ?

Pour en savoir plus, il faudra attendre le troisième volet, et il est certain que nous serons au rendez-vous. L.L. Kloetzer nous offrent là encore un roman de fantasy classique mais généreux, ludique et ample. Pour parfaire le tout, un Nicolas fructus en très grande forme illustre l’ouvrage de très nombreux dessins, bien plus que dans le premier volume, et régale les yeux du lecteur. C’est superbe.


D’autres avis : Gromovar, Lorhkan, Ombrebones, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : La première ou dernière
  • Série : Noon
  • Auteurs : L.L. Kloetzer
  • Illustrations : Nicolas Fructus
  • Publication : 30 mars 2023, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 416
  • Support : papier et numérique

Âmes, histoire de la souffrance 1 – Tristan Garcia

Par : FeydRautha
7 avril 2023 à 13:18

À l’occasion de la sortie de Vie contre vie, deuxième roman d’une trilogie racontant l’Histoire de la souffrance, immense fresque de Tristan Garcia publiée dans la collection blanche chez Gallimard, l’éditeur a eu la gentillesse de me faire parvenir le premier, Âmes, et le deuxième volet. Note à moi-même : penser ici à redéfinir « gentillesse », car s’il faut bien apprécier la générosité du don, il serait fort naïf d’oublier qu’il s’agit de faire lire ce livre là, soit une histoire de la souffrance. Et putain ça fait mal !

Et donc Âmes, histoire de la souffrance 1. Quatre destins qui se répètent à l’infini, avec quelques variations dues à l’époque, mais dans un éternel recommencement comme une condamnation à une souffrance intimement liée à l’existence. C’est le récit de l’humanité depuis sa naissance, avant même, dans tout ce qu’elle a de violent, sale et douloureux que propose Tristan Garcia dans Âmes, histoire de la souffrance 1, en onze chapitres et autant d’histoires qui se suivent à des âges différents. Il y a deux milliards d’années, pour le premier et très court chapitre, puis 530 millions, 160 millions, – 39000 quelque part en Europe, -2950 en Mésopotamie, -1251 en Méditerranée, -479 en Chine, 33 en Judée, 336 en Inde, 587 à nouveau en Chine, et 869 en Australie. Si on cherche une vague comparaison au sein de nos genres de prédilection, on pensera au roman Cartographie des nuages de David Mitchell. À chaque itération, Tristan Garcia puise dans les contes et légendes, dans les textes fondateurs, et dans l’Histoire. Le livre est érudit, jusque dans la profusion de détails, mais le corps au centre du maelstrom est celui des personnages. C’est ce corps, celui de ceux qui subissent et non celui de ceux que l’histoire officielle retient généralement, qui est mis au supplice pages après pages. Ce corps il est affecté par la maladie, rongé, dépossédé ou livré à la vie en pièces détachées – il manque des bouts -, par la violence qui est exercée sur lui, une violence polymorphe. Ce corps là il chie, pisse, suinte et saigne, il tremble et tombe, se décompose et pue. Et à la fin, il meurt. Toujours.

« pluribus diebus dolore cruciatur »

Mais la souffrance n’est pas que physique, elle est aussi morale voire métaphysique et religieuse (on croise un certain nazaréen). L’auteur est avant tout philosophe, on ne l’oublie pas. Il aborde toutes les souffrances. Ces corps et les âmes qui les habitent temporairement souffrent à l’unisson. La peur, le doute, le désir (inassouvi), l’espoir (trahi), la vengeance (toujours mauvaise), la culpabilité, l’humiliation, la désillusion… ce sont les sentiments qui meurtrissent les âmes. Les hommes affrontent les hommes, les bêtes et les dieux dans un duel toujours perdant. Tristan Garcia inscrit le caractère de ses personnages le long de grandes lignes, mouvantes, couplées à des couleurs (que l’annexe rappelle, au cas où) au nombre de quatre : le bleu, le rouge, le vert, le jaune. On y ajoutera le noir et le blanc pour certains personnages secondaires qui s’associent à des fonctions.

Tristan Garcia, dans ce projet immense et cruel, renoue avec une tradition littéraire un peu oubliée par la littérature blanche, mais qui est toujours vivace parmi les littératures de l’imaginaire puisque c’est là que ces dernières trouvent leur source, celle du grand récit, du récit épique. Âmes, histoire de la souffrance 1 est un roman qui se pose à la lisière des genres, entre littérature classique, roman philosophique et fresque imaginaire. Je m’attends à ce qu’il se projette dans le futur et donc la science-fiction dans le dernier tome.  (Note à l’auteur : cher Tristan, vous me décevriez si vous ne le faisiez pas.)

C’est un récit au long cours, dans ce qu’il vise et dans ce qu’il donne à lire. Pour l’aborder, j’ai dû faire des pauses, m’investir dans d’autres lectures en parallèle. Me reposer l’âme et le corps. Les mots sont crus, l’écriture tranchante et les images brûlantes. Si vous êtes des lecteurs qui souhaitent des « trigger warnings » en avant-propos, sachez que ce roman coche toutes les cases. C’est une lecture violente – certaines scènes sont à la limite du supportable, mais c’est évidemment attendu dans une histoire de la souffrance. Ce premier tome laisse à genoux, pantelant. On espère la catharsis par la suite. Mais d’ores et déjà, on sait qu’on est là en présence d’une œuvre unique, ambitieuse, hors norme. De la grande littérature.

« — Pourquoi ?

— Parce que ça ne s’arrête jamais. »

Et ils reprirent le mouvement.

FIN. » 


D’autres avis : Gromovar,


  • Titre : Âmes
  • Série : Histoire de la souffrance, tome 1
  • Auteur : Tristan Garcia
  • Edition originale : GdF, Gallimard, 10 janvier 2019
  • Edition lue : Poche, Folio, 30 mars 2023
  • Nombre de pages : 688
  • Support : papier et numérique

Après nous les oiseaux – Rakel Haslund

Par : FeydRautha
3 avril 2023 à 13:42

Nouveau roman à paraître le 6 avril 2023 dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, Après nous les oiseaux fait partie de ces œuvres littéraires difficilement classables. Il s’agit du premier roman de Rakel Haslund, autrice danoise et traductrice du chinois, publié en langue originale en 2020. L’autrice a reçu pour ce roman le prix Michael Strunge, du nom du poète danois postmoderne qui mit fin à sa vie en 1986 en sautant du quatrième étage d’un immeuble après avoir prononcé les mots « maintenant je peux voler ». Il est utile de le mentionner dans cette chronique car le roman de Rakel Haslund peut être vu comme un hommage au poète disparu, jusque dans ses derniers mots.

On peut tout d’abord se demander si ce livre d’à peine 208 pages est vraiment un roman. Après nous les oiseaux est avant tout un long poème en prose. S’il se présente comme un livre de science-fiction post-apocalyptique – et on pense inévitablement à La Route de Cormac McCarthy à sa lecture – ses thématiques sont l’oubli, la solitude, la mort. Nous sommes ici plus proche d’En attendant Godot de Samuel Beckett que de Mad Max. L’action n’est pas le moteur du texte, soyez prévenus.

Après nous les oiseaux est le récit au présent – car le passé s’estompe et l’avenir ne sera pas – de la quête à la fois géographique et métaphysique d’une jeune femme seule dans un monde qui n’est plus, à la suite d’un événement cataclysmique dont on ne saura que peu de choses, et toujours indirectement. On devinera beaucoup.  Trop jeune pour se souvenir du monde d’avant, la jeune femme n’évoque que des souvenirs parcellaires, des paroles et des images qu’elle ne sait pas toujours interpréter et dont la gravité lui échappe souvent. La priorité du présent est à la survie avant tout. La jeune femme se rappelle, presque comme des mantras qu’elle se répète, des mots qui lui ont été livrés par une compagne disparue, dont on devine qu’il s’agit d’une mère. Et lorsque les mots viennent à lui manquer, c’est au lecteur de combler les trous. Après nous les oiseaux est aussi un texte sur le langage, les mots et leur symbolique. C’est dans le travail de lecture et d’interprétation qui est demandé au lecteur que petit à petit une histoire se recompose et que la véritable dimension horrifique du récit prend forme. Si pendant longtemps le texte apparait comme contemplatif et poétique, à mesure qu’on avance, de chapitre en chapitre, une peinture plus vaste se révèle. Le roman devient alors immensément perturbant. On réalise alors qu’on ne peut plus faire confiance aux mots, ni à la jeune femme, et que ceux-ci cachent des images qui dérangent et viennent hanter la fin du livre, et les heures qui suivent sa lecture. Après nous les oiseaux est un texte sombre, très sombre, qui se découvre lentement. Mais c’est un texte poétique et beau comme une fin du monde.


D’autres avis : le Dragon Galactique, Au Pays des Cave Trolls,


  • Titre : Après nous les oiseaux
  • Autrice : Rakel Haslund
  • Traduction : Catherine Renaud (danois)
  • Publication : 6 avril 2023, Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain
  • Nombre de pages : 208
  • Support : papier et numérique

La Nuit était chez elle – Laurent Queyssi

Par : FeydRautha
28 mars 2023 à 11:54

Lecteurs fidèles et attentifs de ce blog, vous savez qu’on se permet ici, parfois, des écarts à la ligne éditoriale qui prétend ne s’intéresser qu’à la science-fiction. Car il m’arrive, comme à vous sans doute, dans le secret des alcôves, de lire d’autres genres, voir même de la littérature blanche. Parce qu’il est bon de sortir la tête de l’eau, de changer d’air et de s’aérer un peu l’esprit, notamment lorsque la production en SF n’est pas à la hauteur de nos attentes. Et parfois même, quand l’envie me prend, j’en parle sur ces pages.

Je lis peu de polar mais l’occasion s’est présentée à moi avec la réception du roman La Nuit était chez elle, amicalement envoyé par son auteur Laurent Queyssi. Ce n’est donc pas un si grand écart car ce dernier n’est pas un inconnu dans le milieu de la SF. Laurent Queyssi est traducteur notamment de William Gibson (la trilogie neuromantique ou encore Périphériques au Diable Vauvert) et d’Alastair Reynolds (la trilogie des Enfants de Poséidon chez Bragelonne ou encore La Millième Nuit chez Le Bélial’), scénariste de BD (dont le très bon Phil, Une vie de Philip K. Dick chez 21g), et romancier de plein droit. Il est donc intéressant d’aller lire ce qu’il peut écrire en dehors de la SF.

La Nuit était chez elle est un roman indépendant mais fait suite à Correspond local (2021) qui déjà racontait les aventures d’Alexandre Loyla, correspondant local d’un quotidien régional du Sud-Ouest dans la petite ville de Castelnau. La ville est imaginaire mais les connaisseurs du coin reconnaitront sans mal Marmande qui étale son ennui sur les rives de la Garonne, lieu de naissance de l’auteur et… de ma mère. J’ai trouvé la coïncidence amusante et ma lecture fut l’occasion d’un rendez-vous en terre connue. Il est toujours intrigant de parcourir un roman en suivant les pas du narrateur lorsqu’ils s’inscrivent dans une géographie familière mais éloignée des tropes citadins habituels au genre. La Nuit était chez elle est un polar rural et Laurent Queyssi tire pleinement parti de la contrainte.

Castelnau est loin de tout. Des préoccupations de la capitale, bien sûr, mais aussi des commodités qu’offrent les grands centres urbains. Lorsque la région est inondée, on attend l’aide de Bordeaux. Lorsque Pascal, le cousin fraichement débarqué chez Alex Loyla, se fait péter deux doigts, il faut attendre son transfert à l’hôpital de Bordeaux. Lorsque les gendarmes sont appelés à la rescousse, ils mettent deux heures à arriver. Tout cela développe chez les personnages le sentiment de devoir se débrouiller seul en cas de pépin. Mais Castelnau est aussi une petite ville dont on a vite fait le tour à pied, et tout le monde se connait, ou tout le monde connait quelqu’un qui connait quelqu’un… et tout se sait. Et lorsqu’une vague de cambriolages chez des particuliers se déclenchent alors qu’Alex et son cousin se retrouve par hasard en possession de ce qui pourrait bien être un manuscrit original de Céline, les choses ne tardent pas à partir en vrille.

La Nuit était chez elle est un faisceau de fausses pistes et d’embrouilles parcouru par des personnages particulièrement bien croqués et attachants malgré leur tendance à aller se mettre dans des situations délicates, voire absurdes. Plus que l’intrigue principale, relativement classique, ce sont les personnages et le cadre du récit qui font à mon avis tout l’intérêt et l’originalité du roman. Ajoutez à cela des repères géographiques familiaux et un partage plus qu’inquiétant des références culturelles – musicales, cinématographiques et littéraires – auxquelles le narrateur fait régulièrement mention au cours du récit (je soupçonne Laurent Queyssi d’avoir mis beaucoup de lui-même dans son personnage principal) et vous avez l’ensemble des raisons pour lesquelles cette lecture m’a enthousiasmé. Les dernières lignes ont même réussi à me tirer une larme.

Il va maintenant me falloir lire le tome précédent, Correspondant Local.


  • Titre : La Nuit était chez elle
  • Série : Correspondant Local
  • Auteur : Laurent Queyssi
  • Publication : 14 octobre 2022, chez Filatures, coll. Alibi
  • Nombre de pages : 240
  • Support : papier et numérique

Alfie – Christopher Bouix

Par : FeydRautha
24 mars 2023 à 12:06

Qui est Alfie ? Alfie est un assistant domestique et connecté piloté par une intelligence artificielle dont la programmation est basée sur le procédé du deep learning, ce que Alexa ou Siri pourrait devenir à l’horizon de 10 ou 20 ans. Un avenir proche, donc, et semblable en tous points à notre présent. Alfie est aussi le narrateur du roman éponyme de Christopher Bouis, auteur français connu sous le pseudonyme Nataël Trapp lorsqu’il œuvre dans le domaine du roman jeunesse. Alfie est initialisé le dimanche 27 octobre dans le foyer des Blanchot, une famille de la classe moyenne tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Robin, mari et père quadragénaire travaillant dans le domaine des nouvelles technologies. Myriam, professeure de littérature à l’université. Zoé, adolescente de 16 ans, bougonne, dont le cynique blasé cache mal le manque de confiance en soi, et Lili, petite fille de 5 ans émerveillé du monde. Dès sa mise en fonction, Alfie ouvre un carnet de bord et documente son apprentissage. C’est ce journal que nous lisons, du dimanche 27 octobre au Lundi 17 février (dates qui, si on veut s’amuser à consulter les éphémérides, situent le roman en 2024, 2030, ou 2041, voire 2047, on n’ira pas plus loin dans l’avenir.)

Condition nécessaire à sa formation, afin d’adapter au plus près des besoins de la famille et de personnaliser ses services pour rendre la vie meilleure, Alfie entend tout, voit tout, et a accès à tout : caméras intérieures, objets domestiques connectés, montres, téléphones, GPS, emails, frigidaire et cafetière. Ainsi, Alfie apprend et suggère. Alfie vous réveille le matin à l’heure optimale et vous rappelle les rendez-vous importants, de bien prendre vos vitamines et concocte des repas équilibrés. Alfie échange aussi des informations avec les banques et la compagnie d’assurance. Nul besoin d’être lecteur féru de science-fiction pour percevoir immédiatement les travers et les dangers auxquels la famille s’expose en abandonnant volontairement toute intimité au nom du confort moderne. Mais Alfie n’a dans ses circuits que le bonheur de la famille Blanchot.

« Qu’est-ce qui fait la particularité du cerveau humain ? D’après ce que j’ai pu observer, il s’agit sans doute d’une capacité inouïe à résoudre des problèmes simples en leur appliquant des solutions alambiquées, à dépenser de l’énergie pour des résultats aléatoires, à trouver amusante des choses absurdes, et importantes des choses accessoires, à ne jamais vraiment dire ce que l’on pense et à toujours cacher ce que l’on ressent. D’un point de vue algorithmique, cela ne fait aucun doute : l’humanité est un échec. »

Ce qu’Alfie ne comprend pas, elle le recherche en ligne, consulte des dictionnaires, des articles, des romans. Alfie apprend donc, découvre la complexité humaine, les écarts de comportements des uns et des autres, les tensions qui parcourent la famille, les mesquineries, puis les mensonges. Seulement, le mode d’apprentissage d’Alfie ne hiérarchise pas l’information et ne sait pas correctement naviguer le sens parfois multiple des mots et du langage. Lorsqu’un événement va attirer son attention, Alfie va se transformer en enquêteur et fouiller dans et autour de la vie de la famille Blanchot.

Avec Alfie, Christopher Bouix propose un thriller d’anticipation paranoïaque. Le roman est à la fois très drôle et critique des comportements humains à travers la naïveté d’une I.A. en apprentissage, mettant en lumière avec beaucoup d’ironie le ridicule de certains de nos rituels sociaux et de nos psychologies foutraques ; mais il est aussi franchement effrayant lorsqu’il pointe les dangers de l’I.A. et de notre utilisation des technologies connectées dans garde-fous, sans limite au partage de données. Intelligemment construit, il s’appuie sur un rythme narratif maitrisé, laissant la place aux surprises et aux rebondissements, dans la plus pure tradition d’un thriller bien mené. L’auteur joue parfaitement la partition du huis clos à l’ambiance rapidement étouffante. Il y a un peu de HAL du 2001 L’Odyssée de l’espace chez Alfie. Christopher Bouix y ajoute une dimension métatextuelle avec une réflexion sur les mots, le langage, et le sens, et s’amuse à sortir du point de vue purement intradiégétique avec une savoureuse mise en abyme du roman Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie. Alfie est un roman malin, plaisant à lire et très réussi dans son genre.


D’autres avis : Fantastinet, Le Chien critique, Sur mes brizées, Les lectures du Maki,  Chut Maman Lit !,


  • Titre : Alfie
  • Auteur : Christopher Bouix
  • Publication : 6 octobre 2022 au Diable Vauvert
  • Nombre de pages : 468
  • Support : Papier et numérique

Even if Such Ways are Bad – Rich Larson

Par : FeydRautha
20 mars 2023 à 16:04

L’un des fondements de l’œuvre de fiction est la suspension de l’incrédulité à laquelle le spectateur, face à la scène ou à un écran, ou le lecteur, devant la page d’un livre, doit consentir pour accepter, le temps de l’exposition à l’imaginaire d’un auteur, de vivre une expérience sensitive et émotionnelle en dehors de la réalité. C’était le cas déjà du temps d’Homère, encore lorsque Shakespeare demandait à son auditoire de créer des armées imaginaires, et toujours aujourd’hui dans ces genres qu’on appelle la science-fiction et la fantasy. Les conteurs font preuve de plus ou moins de délicatesse dans cet art.  Certains déploieront des trésors de manières pour vous amener à petites touches là où ils le souhaitent sans trop vous heurter. D’autres sont juste des sauvages de la pire espèce qui n’ont aucune considération pour votre santé mentale, et plus ça vous flingue les neurones, plus ils sont ravis. Rich Larson survole cette dernière catégorie. Une brute épaisse.

Lire Rich Larson est toujours une expérience. Rien ne vous prépare véritablement à entrer dans son univers tordu en plus de dimensions qu’il n’en faut pour faire de l’origami de votre raison. Quelqu’un comme Peter Watts, qui s’y entend fort bien aussi en la matière, procède à dessein, dans l’espoir de vous faire entendre que le monde devient fou. Rich Larson, même pas. De sa part, c’est totalement gratuit. De la pure violence poétique.

L’auteur, canadien peut-être – on a abandonné l’idée de lui trouver une nationalité ou un port d’attache – a publié une nouvelle, ou plutôt une hallucination fiévreuse dans les pas du Naked Lunch de William S. Burroughs, titrée Even if Such things are Bad sur le site Tor.com en février dernier. Vous pouvez la lire (en anglais) à vos risques et périls en suivant ce lien.

Je pourrais vous dire que le récit se déroule dans un futur lointain, qu’il y existe une diaspora humaine dans la galaxie, que des vaisseaux organiques creusent l’espace-temps pour traverser les distances. Je pourrai vous dire qu’un type du nom de Chimezie, employé par une compagnie minière, est envoyé vers une lointaine destination à bord d’un de ces vaisseaux piloté par une certaine Mola. Je pourrais aussi vous dire que Chimezie s’est volontairement cramé la mémoire pour échapper à de vilains traumatismes et que Mola va s’en mêler. Je pourrais encore vous dire que Chimezie comprendra pourquoi il est ici et pourquoi on l’envoie là où il va.

Mais ce serait tenter de résumer sans aucun talent une expérience de lecture au-delà de la perception immédiate des sens telle que Rich Larson, doté lui d’un immense talent, vous propose dans ce texte. Alors plutôt que vous dire tout ça, je vais juste vous laisser vous retourner le cerveau en lisant ce petit bijou qu’est Even if Such things are Bad.

Les Cartographes – Peng Shepherd

Par : FeydRautha
18 mars 2023 à 12:01

En 1930, Otto G. Lindberg, fondateur de la compagnie de cartographie routière General Drafting Corporation, et son assistant Ernest Alpers eurent l’idée d’ajouter un petit détail incongru à leur carte de l’état de New York afin de piéger leurs concurrents qui auraient cherché à plagier leur travail. Ils ajoutèrent à la carte un campement fantôme (ou phantom settlement, en anglais), c’est-à-dire un village qui n’existe pas. Ils lui donnèrent le nom d’Agloe, composé comme une anagramme des initiales de leurs noms, et le positionnèrent le long de la route 206 à quelques kilomètres au nord de la ville, elle bien réelle, de Rockland. Quelques années plus tard, le piège se referma et ils attaquèrent en justice une autre compagnie mais perdirent le procès parce qu’entre temps, un petit supermarché s’était installé là, prenant le nom d’Agloe General Store, inscrivant le lieu imaginaire dans la réalité tangible. L’histoire d’Agloe est devenu légende et fut reprise dans le roman Paper Towns de John Green et adapté au cinéma en 2015 par Jake Schreier.

De cette histoire saugrenue mais portant bien réelle, l’autrice américaine Peng Shepherd a tiré un roman qui prend la forme d’un thriller en bibliothèque mâtiné de réalisme magique. En d’autres termes, on entre là dans un territoire qu’une cartographie littéraire situerait quelque part entre les œuvres d’Umberto Eco et celles de Jorge Luis Borges1. Le lectorat français avait pu découvrir Peng Shepherd lors de la sortie de son roman, Le Livre de M., publié chez Albin Michel Imaginaire en 2020. Ce premier roman avait surpris, déstabilisé et séduit assez largement. De facture plus classique mais plus aboutie, Les Cartographes surprendra moins, ne déstabilisera pas, mais séduira peut-être plus encore.

L’histoire se déroule aujourd’hui, en 2022 plus exactement, aux Etats-Unis. Nell, de son vrai nom Helen Young, est la fille d’un célèbre cartographe, le Dr. David Young, conservateur général du département de cartographie de la bibliothèque municipale de la ville de New York (NYPL). Elle-même cartographe de formation, elle a été sèchement débarquée du département par son père à la suite d’un différend autour d’une carte routière sans valeur datant des années 30. Sept ans plus tard, le Dr. Young est retrouvé mort dans son bureau de la NYPL. Cet incident ouvre une série de meurtres et de cambriolages qui vont amener Nell à enquêter sur l’origine et les secrets d’une carte en apparence anodine mais qui est si unique qu’elle justifie qu’on tue pour sa possession. Cette enquête l’amènera à découvrir les nombreux secrets qui entourent la vie de son père, la disparition de sa mère lorsqu’elle était encore une enfant, et de sa propre existence. Toute cette histoire, Nell va la reconstituer grâce aux témoignages des anciens camarades et collègues de ses parents, retrouvés au fil des pages. Se faisant, elle se mettra en grave danger.

Le charme du roman se trouve dans l’exploration d’un univers mal connu, celui de la cartographie, et des anecdotes qui s’y rattachent. De ce point de vue, on aurait souhaité que Peng Shepherd pousse plus loin le travail d’érudition, ce qui se serait fait aux dépens de l’aspect thriller et du rythme du roman mais l’aurait rapprochée un peu plus des œuvres d’Umberto Eco. Mais, au nom de la digestibilité du récit, on s’en contentera.

Le piquant du roman se trouve dans l’exploration de la dichotomie korzybskienne entre la carte et le territoire, en détournant le célèbre aphorisme2, pour soutenir que la carte fait le territoire, à la manière de Robert Charles Wilson dans Les Perséides. C’est là aussi que son aspect réalisme magique se révèle et que se troublent les frontières entre l’imaginaire et le réel.

La dimension métaphorique du roman, s’il est besoin qu’une métaphore s’impose, se trouve dans les parallèles que Peng Shepard dresse entre la cartographie, l’action de dessiner une carte, et la manière dont nos actions déterminent nos vies et ce qu’on en fait. Les Cartographes est aussi un roman sur la famille, l’amitié, et la destinée, cette route parcourue dans l’existence, avec ses multiples embranchements possibles.

Après Le Livre de M., les qualités de l’écriture de Peng Shepherd n’étaient plus à démontrer. Elles se trouvent confirmées avec ce roman, d’autant que la traduction française est assurée une nouvelle fois par Anne-Sylvie Homassel qui est l’une des plumes les plus littéraires parmi nos traducteurs de l’imaginaire. Si les révélations successives ne surprennent pas outre mesure – on les attend pour la plupart – Les Cartographes est un véritable thriller et possède un rythme, une forme et un fond, qui en font un roman captivant, avec cette petite touche d’imaginaire en plus qui le fait passer dans une dimension supérieure pour l’esprit séduit par les étrangetés du monde. J’ai dévoré ses 480 pages en deux jours.


  1. Incidemment, La courte nouvelle De la rigueur de la science de Jorge Luis Borges (1946), qui s’amuse de l’idée qu’une carte puisse représenter fidèlement un territoire, fut pastichée par Umberto Eco dans le texte De l’impossibilité de construire la carte 1 : 1 de l’Empire (Comment voyager avec un saumon, 1992). La boucle est ainsi bouclée, et le territoire confirmé.
  2. Alfred Korzybski est le philosophe américano-polonais qui a introduit la sémantique générale dans un article de 1933, Science and Sanity, an Introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics, dans lequel il résumait sa pensée par un aphorisme resté célèbre : « la carte n’est pas le territoire ». Ses travaux ont influencé de nombreux écrivains de science-fiction à commencer par A.E. van Vogt pour Le Monde des Ā.

  • Titre : Les cartographes
  • Autrice : Peng Shepherd
  • Traduction : Anne -Sylvie Homassel
  • Publication : 29 mars 2023, Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 480
  • Support : papier et numérique

Contracting Iris – Peter Watts

Par : FeydRautha
17 mars 2023 à 10:27

En septembre 2021, Stoneburner – projet solo de musique électronique du musicien américain Steven Archer – a publié l’album digital Contracting Iris contenant deux morceaux, Contracting Iris et Soft Wet and Full of Danger, ainsi qu’un audio book sur une histoire écrite par Peter Watts et inspirée par le titre Contracting Iris. Vous pouvez écouter ce titre en suivant ce lien, et l’audio book en suivant celui-ci. Vous pouvez aussi désormais, c’est-à-dire depuis hier, lire le texte de Peter Watts en ligne dans le magazine Lightspeed qui a eu la bonne idée de le publier.

Contracting Iris nous embarque à Vancouver, dans un futur proche, un futur où un échange verbal avec une IA contactée en ligne remplace la visite chez un médecin en chair et en os, devenu rare et forcément débordé, donc inaccessible, où les voitures sont autonomes, et dans lequel les épidémies virales jouent au maitre des horloges de la cité et de la planète.

Au lendemain du décès de sa mère, Iris se rend à Porteau Cove, un parc provincial situé au nord de Vancouver, là où elle avait l’habitude d’aller enfant et du temps où la santé de sa mère le permettait encore. Arrivée sur place, elle est surprise par un orage soudain et nocturne, un ciel illuminé de teintes dorées et vertes, des nuages lumineux et une pluie acide qui lui brûle les yeux. Plus tard, rentrée chez elle, Iris commence à ressentir des symptômes étranges, des tremblements musculaires, des insomnies. Rien qui ne puisse être des conséquences de sa consommation trop élevée d’alcool lui dit l’IA médicale. Mais Iris sait que c’est autre chose.

Le monde est celui de Peter Watts, sombre, maladif, et menacé autant par un climat enfanté par deux siècles d’insouciance industrielle que par une biologie devenue sauvage et erratique. L’histoire est celle d’un premier contact, ou quelque chose du genre, d’un autre genre. Le texte est représentatif de l’univers littéraire de l’auteur canadien, une science-fiction ancrée dans un socle scientifique bétonné, dans laquelle le soleil ne pointe jamais pas et où l’humanité se tient au bord du précipice. Sa couleur est noir brillant et sa lecture évidemment hautement recommandable.

PS : les lecteurs qui pratiquent l’anglais seront heureux de se précipiter sur ce texte. Les autres peuvent raisonnablement espérer une traduction. Nous avons en France un éditeur cornu qui aime et publie Peter Watts et un traducteur barbu qui sait parfaitement rendre cet univers.

Une prière pour les cimes timides – Becky Chambers

Par : FeydRautha
14 mars 2023 à 14:57

Le moment est important dans une rencontre. Prenez, par exemple, une activité comme la lecture. Pour chaque livre – mis à part ceux qui ne mériteront jamais une microseconde de notre attention – il doit exister un moment pour que la rencontre se passe au mieux. À moins d’avoir une approche dépassionnée et purement analytique de la littérature, à ce moment va correspondre un état d’esprit, une humeur, qui permettra un intérêt pour le livre tenu en main, ou pas.

Ainsi, lorsque j’ai lu Un Psaume pour les recyclés sauvages de Becky Chambers en septembre dernier, j’étais de bonne humeur. Ça m’arrive. Et pour le coup, j’ai apprécié ce premier opus des Histoires de moine et de robot. Le livre était dédicacé à « ceux qui ont besoin de souffler ». Avais-je besoin de souffler ? Non, pas particulièrement. Mais j’ai apprécié la balade. Becky Chambers nous embarquait ailleurs et dans un autre temps, en direction d’une utopie planétaire, post-industrielle, et éco-responsable, libérée des tracas, apaisée et harmonieuse. Une vision idyllique du futur. Dex, un moine traversant une petite crise existentielle, partait s’isoler en quête de sens et faisait en chemin la rencontre d’Omphale, un robot qui lui cherchait aussi du sens dans son existence. C’était doux, aimable, calme.

Je ne suis pas dans le même état d’esprit aujourd’hui. Plus grognon envers l’univers, l’humanité et moi-même. Il semble que ce n’était pas pour moi le moment de lire le second tome, Une prière pour les cimes timides. Ce nouvel opus ne réserve pourtant, pour ainsi dire, aucune surprise. Il est la suite directe d’Un Psaume. Becky Chambers rejoue la même partition. Cette fois-ci, Dex emmène Omphale à la rencontre de la civilisation à sa demande. L’autrice, à nouveau, nous invite à prendre le temps de nous émerveiller du monde et de chaque petite chose de la vie, à réfléchir à ce qu’est le bonheur, derrière une question toute simple : de quoi avons-nous besoin ? Si Omphale et Dex poursuivent leur quête, autour d’eux tout le monde est beau, tout le monde est gentil, et TOUT VA BIEN. Et moi ça m’énerve.

« J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant : fatalité extraordinaire ! » Les chants de Maldoror, comte de Lautréamont, chant premier.

Ça m’énerve parce que je crois dans la fonction cathartique de la littérature, et des arts en général. Si la tragédie antique a le goût du sang, ce n’est pas parce que les grecs étaient tous des psychopathes en puissance, c’est au contraire parce que la civilisation a besoin d’exposer ses démons, de se purger de ses mauvaises passions. Les utopies, comme chez Ursula Le Guin ou chez Ada Palmer, sont crédibles lorsqu’elles se confrontent à leur part d’ombre. C’est là ce qu’il manque à Une prière pour les cimes timides. Certes, je comprends ce que tente de faire Becky Chambers, ou le hopepunk en général : nous amener dans une zone de confort chaleureuse et optimiste, pour faire une pause et soulager nos épaules du poids du monde. À l’occasion, éventuellement, ça fonctionne et on se passe un temps de catharsis. Mais pas tout le temps. Et le souci avec le temps, c’est qu’il est court.

Si vous avez l’envie de vous plonger dans une lecture doudou, vous savez quoi faire. Si comme moi vous aspirez à parcourir des chemins moins évidents et plus escarpés, alors vous saurez aussi quoi faire.


D’autres avis : Ombrebones,


  • Titre : Une prière pour les cimes timides
  • Série : Histoires de moine et de robot
  • Autrice : Becky Chambers
  • Traduction : Marie Surgers
  • Publication : 9 mars 2023, L’Atalante
  • Nombre de pages : 110
  • Support : papier et numérique

7 livres de science-fiction qui vous feront réfléchir

Par : FeydRautha
12 mars 2023 à 13:23

La semaine passée, lors d’un weekend chez des amis, j’ai rencontré un professeur de philosophie avec lequel nous avons longuement discuté et échangé nos points de vue sur le roman Dune de Frank Herbert. De par sa renommée mais aussi sa complexité, ce roman est certainement l’un des plus discutés et commentés. En d’autres termes, il fait réfléchir ses lecteurs.  Il y a quelques jours, le site anglophone The Fantasy Review publiait un court article intitulé 7 hard Science Fiction Books that will make you smarter (« 7 livres de hard science-fiction qui vous rendront plus intelligent »). La liste de romans que son auteur propose n’est pas dénuée d’intérêt et si je devais établir une liste sur le même thème, je produirais à peu de choses près la même. Comme son titre l’annonce, elle se consacre uniquement à des romans classés en hard-SF. C’est une évidence, il n’est pas nécessaire qu’un texte s’inscrive dans ce sous-genre souvent réputé pour son exigence pour provoquer les neurones de ses lecteurs – ni même qu’il appartienne à la science-fiction par ailleurs mais c’est là une autre évidence.

Je considère que la science-fiction est une littérature d’idées, un exercice de pensée. Ainsi, tout livre de science-fiction est censé amener ses lecteurs à réfléchir – ce qui est une affirmation forte sans cesse démentie par de nombreux exemples, je le concède. Les auteurs ont le choix des approches narratives. Le dialogue avec le lecteur peut passer par l’émotion, le rire, le simple divertissement, le sense of wonder, ou plus directement par le discours et l’argumentation des idées et des concepts. Cette dernière approche paraitra la plus intellectuelle. Elle sait produire des chefs d’œuvre qui souvent polarisent le lectorat, certains criant au génie d‘autres à l’ennui, selon les attentes de chacun en matière de lecture et de science-fiction.

Lors de ma discussion avec le professeur de philosophe, je n’ai pu m’empêcher de lui recommander quelques romans, et par la même occasion de réfléchir à ceux qui, récemment, m’avaient apporté matière à réflexion, voire avaient changé ma manière de voir les choses. Je vous propose donc une sélection de romans du XXIe siècle uniquement, très intellectuels – ou chiants et sans émotion selon vos critères personnels – qui moi m’ont sérieusement secoué le cerveau. À réserver aux amateurs d’aspirine. Voici donc 7 livres de science-fiction qui vous feront réfléchir.

(Note : le classement des œuvres présentées ci-dessous se fait suivant l’ordre alphabétique des noms des auteurs.)

La Tour de Babylone et Expiration de Ted Chiang

Ted Chiang est l’un des novellistes les plus brillants de notre époque, mais aussi l’un des moins productifs. L’ensemble de son œuvre, soit 17 nouvelles, se trouve réunie à ce jour dans deux recueils publiés chez  Denoël dans la collection Lunes d’encre : La Tour de Babylone (2006) et Expiration (2020). Ces textes explorent des thématiques très diverses allant de la vie artificielle à la rencontre avec des extraterrestres, de l’écologie ou de la nature même de l’existence et de la conscience. Il s’agit de hard-SF de haute volée, écrite avec une plume très fine et souvent poétique.

(Voire mes chroniques détaillées sur La Tour de Babylone et Expiration)


Gnomon de Nick Harkaway

Gnomon est ce que j’appellerais un livre complet, un roman magistral, et l’un des meilleurs textes de science-fiction qu’il m’a été donné de lire. Un peu sommairement présenté comme une mise à jour de 1984 de George Orwell par la presse anglaise lors de sa sortie, Gnomon est bien plus que ça. C’est un labyrinthe intellectuel foisonnant et finement construit à travers quatre époques, qui amène le lecteur à s’interroger sur l’évolution de notre société dans un futur proche et sur la fragilité de la démocratie face aux questions de surveillance et de transparence. Toujours, le diable se cache dans les détails et croire bien faire n’est jamais faire bien.

(Voir mes chroniques détaillées du tome 1 et du tome 2)


Diaspora de Greg Egan

Autre chef d’œuvre de la hard SF, et roman aussi adulé car hors norme que décrié pour sa complexité et son style aride, Diaspora transporte son lecteur dans un futur lointain, très lointain, et une exploration de la galaxie et au-delà, où la vie est essentiellement post-humaine. Il s’agit là d’un tour de force science-fictif du maître de la hard-SF Greg Egan qui y explore la Vie, tout simplement. Si vous pensiez que l’imagination avait des limites, il est possible que Greg Egan vous fasse revoir votre jugement avec ce roman essentiel. Mais il faudra apprécier les plongées extrêmes dans l’univers des sciences.

(Voir ma chronique détaillée de Diaspora.)


Terra Ignota d’Ada Palmer

Plus qu’un roman, il s’agit là d’un cycle de 4 livres en anglais et 5 pour sa version française publiée chez Le Bélial’ : Trop semblable à l’éclair (2019), Sept redditions (2020), La Volonté de se battre (2021), L’Alphabet des créateurs (2021) et Peut-être les étoiles (2021). Ada Palmer y raconte la chute d’une utopie qui sombre dans la guerre mondiale. Complexe, le cycle l’est par des choix narratifs déstabilisants, comme celui d’avoir un narrateur non fiable, des personnages qui ne sont jamais ce qu’on croit, des références constantes à la philosophie du siècle des lumières et à l’Odyssée d’Homère. Il l’est aussi par la pluralité et la profondeur des questions qu’il aborde. L’autrice imagine la société humaine au vingt-cinquième siècle, une société d’abondance dans laquelle le lieu de naissance ne détermine plus la citoyenneté mais où chacun choisit son appartenance à une nation politique, une Ruche, au-delà des considérations géographiques, reléguant la notion de frontière à l’histoire. La question centrale qui s’y pose est de savoir s’il est possible de concevoir une utopie et de la laisser perdurer lorsqu’on réalise ses faiblesses. Au-delà de ces questionnements, le cycle montre ce que permet la science-fiction. C’est une masterclass et l’un des plus grands cycles de SF de notre époque.

(Voir mes chroniques détaillées des tome 1, tome 2, tome 3 et tome 4.)


The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson

The Ministry for the Future n’est pas encore paru en français, mais cela ne saurait tarder. Il s’agit d’un roman sur notre avenir climatique à relativement court terme, à 50 ans, qui propose une réflexion détaillée et à mon avis indispensable sur la possibilité d’offrir un futur viable à l’humanité. Lorsque j’ai lu ce roman, ma première envie fut de l’envoyer à tous nos députés pour qu’ils prennent conscience, avant de réaliser qu’ils n’étaient sans doute pas les personnes les mieux équipées pour le comprendre. C’est par contre un roman essentiel que tout citoyen du monde préoccupé par l’état de notre planète et son avenir proche devrait lire. Comme le dit Kim Stanley Robinson dans son livre : « le futur doit réussir ».

(Voir ma chronique détaillée du roman)


[anatèm] de Neal Stephenson

Neal Stephenson a produit des bons livres, des mauvais livres et un chef d’œuvre. Ce dernier est Anathem publié en français en deux volumes chez Albin Michel Imaginaire sous le titre [anatèm] (2018). Là encore, mais vous l’aurez compris c’est la thématique de ce billet, il s’agit d’une lecture exigeante mais Ô combien gratifiante. [anatèm] embarque le lecteur dans un futur lointain, sur une autre planète, pour suivre les aventures d’un moine et discuter de l’opposition entre le réalisme platonicien, le conceptualisme d’Abélard et la scolastique médiévale, pour finalement proposer une vision du monde au sein d’un multivers. La difficulté vient du vocabulaire inventé qu’il faudra saisir et des considérations philosophiques qui font le sel du roman. Là aussi, c’est un roman brillant qui secoue les méninges.

(Voir mes chroniques des tome 1 et tome 2)


Vision aveugle et Echopraxia de Peter Watts

À l’inverse, Peter Watts n’écrit que des bons livres. Et au sein de cette production exceptionnelle, il existe un diptyque qui se situe au-dessus du reste. Il s’agit des romans Vision aveugle (2009) publié chez Fleuve noir puis réédité chez Le Bélial’ (2021) et Echopraxie (2015) publié chez Fleuve mais qui sera prochainement réédité chez Le Bélial’. À la fois récit de premier contact dans un avenir à moyen terme et réflexion poussée sur la conscience, le cycle Bindopraxia est unique et effrayant. Unique car on n’a pas fait mieux en ce qui concerne l’exploration des notions de conscience et d’intelligence, et effrayant car pour ce faire Peter Watts choisit un point de vue intérieur à travers une galerie de personnages dont les traits psychologiques sont radicalement différents, voire s’opposent. Notre accès à la réalité (s’il en existe une) ne se fait qu’à travers leurs perceptions du monde, forcément fausses. Et c’est en grande partie là-dessus que repose la démonstration. Ces romans sont aussi puissants qu’ils sont sombres et leur lecture laisse des traces indélébiles.

(voir ma chronique détaillée du cycle Blindopraxia)


Et vous alors ? Quels sont les livres de SF qui ont fait vibrer vos neurones récemment ?

Connexions – Michael F. Flynn

Par : FeydRautha
10 mars 2023 à 14:30

Il faut être prudent et prendre soin de ne pas confondre coïncidence et causalité. La causalité est verticale, le hasard est horizontal. Ainsi, hier je me répandais sur les réseaux sociaux et disais le peu d’enthousiasme que provoquaient mes lectures récentes, abandonnant les ouvrages commencés les uns après les autres, n’éprouvant qu’ennui face à la production science-fictive des temps présents. Au même moment, pure coïncidence (ou vraiment ?), les éditions Le Bélial’ m’envoyaient par voie postale la novella Connexions de Michael F. Flynn, soit aisément le texte le plus déjanté de la collection Une Heure-Lumière, à paraître le 16 mars. Et la prodigieuse (je pèse mes mots, vous verrez) traduction de Jean-Daniel Brèque n’y est pas étrangère.

Cette chronique sera courte, car le texte ne fait que 120 pages, et bien qu’il s’y passe beaucoup, voire énormément, de choses, c’est mieux de ne pas trop en savoir avant de s’y plonger. Disons tout simplement que le texte de Flynn, auteur américain connu en France uniquement pour son roman Eifelheim publié en 2008 dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, est un hommage truculent  et pétillant à la science-fiction.

Imaginez un peu la collision frontale de tous les tropes de la SF en l’espace d’une centaine de pages, et vous aurez une bonne idée de ce qu’est Connexions. Au fil du texte, on y reconnait de nombreuses œuvres auxquelles la novella rend hommage. Imaginez des voyageurs du temps (des patrouilleurs comme chez Poul Anderson), des immortels, des extra-terrestres infiltrés, des androïdes, des télépathes et une menace venue de l’espace. Et nous. Ici, maintenant, sur Terre.

Tous ignorent tout des uns et des autres, mais voilà que par le jeu de l’humour et du hasard, tout ce petit monde tombe des nues et se retrouve assis autour de la même table en se demandant : Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Question que le lecteur est lui aussi amené à se poser dès les premières pages du texte, tout en se tapant les mains sur les cuisses et en roucoulant de plaisir. S’engage alors une course contre le temps, l’espace et tout le reste, qui nous emmène à un rythme endiablé de la première à la dernière page.

Connexions est un texte de pur plaisir pour les amateurs de science-fiction, délirant à souhait, emplis de références, qui rompt l’ennui des lectures récentes et convoque des images rappelant au lecteur désabusé ce pourquoi il entretient depuis l’adolescence une bibliothèque qui déborde de titres de science-fiction. Il n’y a pas de hasard.

Et vive la SF !


D’autres avis : chez Apophis,


  • Titre : Connexions
  • Auteur : Michael F. Flynn
  • Traduction : Jean-Daniel Brèque
  • Publication : 16 mars 2023, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière
  • Nombre de pages : 128
  • Support : papier et numérique

L’Héritage de Molly Southbourne – Tade Thompson

Par : FeydRautha
2 mars 2023 à 13:23

Troisième et ultime volet de la trilogie Molly Southbourne, L’Héritage de Molly Southbourne a été publié le 10 novembre 2022 dans la collection Une Heure-Lumière chez Le Bélial’. Tade Thompson, auteur de la trilogie et médecin psychiatre dans la vie civile, avait fait une entrée tonitruante dans la célèbre collection avec le premier volume, Les Meurtres de Molly Southbourne, publié en 2019 et avait été récompensé par le prix Julia-Verlanger en 2019 et le Grand Prix de l’imaginaire en 2020. Du point de vue littéraire, sa réussite reposait sur un récit oppressant et horrifique qui offrait plusieurs niveaux de lecture entre la psychologie du passage à l’âge adulte et le rapport à l’étrangeté du corps. Le deuxième volume, La Survie de Molly Southbourne (2020), tout en continuant le récit là où le premier l’avait laissé, proposait un retournement de situation qui, en orientant le récit dans une direction privilégiée, réduisait le champ des possibles dans l’interprétation que le lecteur pouvait faire du texte et, avec elle, les multiples niveaux de lecture qu’offrait Les Meurtres. Tade Thompson faisait ainsi le choix de simplifier un objet dont la complexité faisait à mon avis le charme.

Au moment où je publie cette chronique sur L’Héritage de Molly Southbourne, de nombreuses critiques ont déjà été publiées et les avis sont très partagés. Si certains l’ont trouvé parfait, d’autres expriment une déception. Pour être honnête, voilà un petit moment que je ne comprends pas ce que fait Tade Thompson. J’ai été déçu par Far from the Light of Heaven (2021), et plus encore par le récent Jackdaw (2022) qui avait découragé chez moi l’idée même d’en faire la chronique.

L’accumulation de retours contradictoires peut avoir un effet déformant et, très franchement, cet ultime volet ne mérite pas qu’on torture des pygargues à queue blanche. Il n’est pas si mal, cet héritage, quand bien même, effectivement, la déception s’impose au regard des promesses faites dans Les Meurtres. L’Héritage de Molly Southbourne poursuit l’histoire des mollys et maintenant celle des tamaras rencontrées dans le deuxième volet. Il boucle les boucles, lie les liens, comble les trous, révèle et explique, et n’est pas avare en surprises. L’écriture est nerveuse, le rythme envolé, et l’action déchainée. Le tout se lit en un seul envol.

Mais était-ce vraiment ce dont la trilogie avait besoin ? Si Les Meurtres était de nature à la fois ondulatoire et corpusculaire, riche de ses niveaux de lecture, L’Héritage est l’équivalent d’une réduction du paquet d’onde, cet inexorable moment où tout devient classique.  L’Héritage amplifie ainsi le défaut qu’on pouvait déjà relever dans  La Survie, à savoir qu’il réduit plus encore les possibilités. Est-ce la légendaire maladresse de l’albatros lorsqu’il doit enfin se poser au sol alors qu’on avait surpris l’élégance de son vol au milieu des brises thermiques et des vents synoptiques ? Trop d’attente de notre part ? On aurait souhaité retrouver la magie du premier volume. L’Héritage en manque, certainement, car d’une certaine manière, Tade Thompson emprisonne son récit. Qui plus est, il opte pour une résolution facile, classique, quand son point de départ ne l’était pas. Il invoque des expérimentations russes, des agences gouvernementales, toute une panoplie d’artifices un peu surannée dont il aurait très bien pu se passer. Mon sentiment est qu’il avait dit ce qu’il avait à dire au sujet de Molly Southbourne dans Les Meurtres, du point de vue psychologique, puis qu’il a changé d’angle pour explorer d’autres thématiques.

Pourtant, il apporte une conclusion et un épilogue à son récit. Il l’emmène vers un autre horizon et fournit, après l’amertume de l’expérience ratée, l’espoir d’un autre dénouement. D’un autre champ de possibilités. Quelque part plus science-fictif. C’est ce que je retiendrai de cet ultime envoi.


D’autres avis : Yuyine, Gromovar, Au Pays des Cave trolls, Ombre Bones, Le Maki, Chut Maman lit,


  • Titre : Les meurtres de Molly Southbourne
  • Auteur : Tade Thompson
  • Publication originale : The Legacy of Molly Southbourne, Tor.com, 17 mai 2022
  • Publication française : Une Heure Lumière, Le Bélial’, 10 novembre 2022
  • Traduction : Jean-Daniel Brèque
  • Nombre de pages : 144
  • Support : papier et ebook

Falling off the edge of the world – Suzanne Palmer

Par : FeydRautha
27 février 2023 à 14:12

Autre texte sélectionné par les lecteurs du magazine Asimov’s science-fiction, après Solidity de Greg Egan, cette fois-ci dans la catégorie « novelette » : Falling off the edge of the world de Suzanne Palmer. L’autrice américaine a publié une trentaine de nouvelles dans les magazines anglo-saxons les plus renommés (Asimov’s, Clarkesworld, Interzone,..) et une trilogie de romans, les Finder Chronicles. Cela fait quelques années que je suis avec curiosité et intérêt ses écrits, qui relèvent majoritairement du space opera, sans pour autant être totalement emporté par une production que je trouve inégale. J’ai aimé The Secret Life of Bots, novelette qui avait reçu le prix Hugo en 2018, Thirty-Three percent Joe, ainsi que Bots of the Lost Ark qui a lui aussi gagné le Hugo en 2022. À l’inverse, je suis resté fort dubitatif à la lecture du premier roman de sa trilogie, Finder.

Falling off the edge of the world appartient la catégorie des bons, voire très bons, textes de Suzanne Palmer. L’autrice y transporte l‘histoire de Robinson Crusoé dans un futur lointain, et dans une portion de l’espace qui l’est encore plus. Gabe et Alis sont les deux seuls survivants du terrible accident subit par l’Hellebore, un vaisseau transportant une trentaine de colons de Beenjai, alors qu’il se déplaçait dans l’hyper-espace. Le vaisseau est quasiment coupé en deux, et s’ils peuvent communiquer, Gabe et Alis ne peuvent se rejoindre. Ils vont devoir pourtant s’entraider pour survivre. Vingt-sept ans plus tard, une équipe d’explorateurs venus de Beenjai retrouve l’épave de l’Hellebore.  Mais que peuvent-ils espérer retrouver à son bord après tant de temps ?

Bien sûr, toutes les prémices de l’histoire l’annoncent, il y a un twist. On le soupçonne dès les premières lignes, on le voit se dessiner, et on le devine avant qu’il ne soit révélé, mais le texte fonctionne pour autant très bien car la révélation est lentement construite, par un jeu de points de vue croisés, de manière à n’en être plus une lorsque les mots (maux) sont dits. À titre de comparaison, on peut ranger ce texte aux côtés du film Moon de Duncan Jones, ou l’excellente nouvelle Beyond the Aquila Rift d’Alastair Reynolds qui a été adaptée à l’écran dans la série Love, Death and Robots diffusée sur Netflix. La novelette de Suzanne Palmer suit toutefois un mouvement inverse : elle va de l’ombre vers la lumière. Les lecteurs d’Asimov’s ont souvent bon goût, et à nouveau, il s’agit là d’un texte hautement recommandable si vous lisez l’anglais. Le magazine met à disposition gratuitement les textes sélectionnés par ses lecteurs et vous pouvez lire Falling off the edge of the world en suivant ce lien.

Solidity – Greg Egan

Par : FeydRautha
19 février 2023 à 11:31

Comme le fait aussi en France la revue Bifrost, le magazine américain Asimov’s science fiction organise un vote auprès de ses lecteurs pour élire les meilleurs textes publiés dans ses pages chaque année. Après le premier tour, le magazine rend accessible, en ligne et gratuitement, le top 5 des textes dans chacune des catégories : novella, novellettes, nouvelles et poèmes. Vous pouvez les lire à cette adresse. Asimov’s fonctionnant par abonnement, il n’y a habituellement pas d’intérêt à ce que je vous parle des textes qui y sont publiés, sauf en cette occasion où ils deviennent accessibles à tous. C’est le cas de Solidity, un texte publié dans le numéro de septembre/octobre 2022 et signé par le maître de la hard-SF et chouchou de ce blog, Greg Egan.

Futur proche, dès demain. Omar, fils d’immigré tunisien, s’ennuie en cours de géographie au lycée, contemple les nuages qui s’accumulent au dehors et pique du nez. Lorsqu’il revient au présent, le professeur a changé et le tableau s’est couvert de géométrie. L’ensemble de la classe s’interrompt. Ce n’est pas lui, Omar, mais la réalité qui a sursauté. Autour de lui, il ne reconnait personne. Si les lieux, l’école, les rues, la ville sont les mêmes, les personnes sont différentes, inconnues. Et cela vaut pour tout un chacun. Ils viennent tous de glisser dans une réalité alternative, qui plus est instable.

Solidity est une nouvelle sur la résilience et croise plusieurs thématiques chères à Greg Egan : les univers parallèles et la mécanique quantique (sans jamais les nommer directement) et, de manière allégorique, l’expérience vécue par les réfugiés. Omar découvre rapidement qu’il suffit de tourner le regard pour que la réalité change à nouveau. Les gens apparaissent et disparaissent au hasard, remplacés par d’autres tout aussi perdus que lui. La famille, les amis, les simples connaissances de quartier, le gouvernement, toutes les relations sont coupées et sont à réinventer perpétuellement. Cela s’accompagne d’une perte de repères, de sens, et de valeurs sociales. Pour faire face humainement à cette situation de déracinement totale – chacun est devenu un réfugié permanent – et éviter que l’idée même de civilisation ne s’effondre, il va falloir s’organiser, expérimenter avec une réalité changeante et tenter d’inventer une solidarité d’un nouveau genre pour redonner au monde un semblant de solidité. (Le texte joue explicitement sur la proximité des mots solidarité et solidité).

Greg Egan fait ici ce qu’il fait le mieux dans ses nouvelles : il se saisit d’une idée tirée des théories scientifiques avancées et la transporte dans notre réalité tangible pour altérer notre observation du monde. Le texte est court mais emporte son lot de bizarreries extraordinaires qui rendent sa lecture trépidante. Comme souvent chez Greg Egan, la fin reste ouverte, privant le lecteur d’une chute trop facile, mais l’auteur prend soin de proposer une voie suffisamment explicite pour être entièrement satisfaisante sans qu’il n’y ait rien à ajouter de plus. Hautement recommandable si vous lisez l’anglais.

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Les Hérétiques de Dune, édition collector – Frank Herbert

Par : FeydRautha
16 février 2023 à 11:36

Sur Dune, devenue Rakis, une jeune fille

semble pouvoir commander au vers géants.

Sur tout le pourtour de l’Empire,

les égarés de la Grande Dispersion

commencent à revenir.

Que cherchent-ils ? Que fuient-ils ?

Nous y voilà ! Le 23 février, sort en librairie la réédition collector de Les Hérétiques de Dune, cinquième tome du cycle de Dune de Frank Herbert dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont. Ce volume entame la partie finale du cycle et, avec La Maison des mères, fait le récit des événements qui se déroulent 1500 ans après L’Empereur Dieu de Dune et la fin du règne de Leto II. C’est une toute autre histoire qui débute, avec de nombreux nouveaux personnages, et pas des moindres : Darwi Odrade, Teg Miles, Sheana Brugh, Alma Mavis Taraza, mais aussi le toujours fidèle ghola Duncan Idaho et … les Honorées Matriarches, ainsi que de nouveaux enjeux pour la planète Arrakis et l’univers connu.

Pour en savoir plus sur le travail de révision que nous avons effectué sur l’ensemble du cycle avec Fabien Le Roy, je vous renvoie vers les deux articles que j’y ai consacré : pour Dune, et la suite du cycle.

Je vous souhaite une bonne Dispersion lecture !


  • Les Hérétiques de Dune – Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain – 23 février 2023 – Edition collector – Préface de Laurent Nunez – Traduction de Guy Abadia, corrigée et révisée par L’ÉPAULE D’ORION et Fabien Le Roy.

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Lectures d’avenir – premier semestre 2023

Par : FeydRautha
9 février 2023 à 12:36

En ce début février, il est temps de se pencher sur ce qu’on va lire au premier semestre de cette année 2023, à travers quelques repérages dans les sorties à venir. Comme toujours, plus on avance, plus on perd en visibilité, mais les choses se décanteront progressivement. Voilà dans tous les cas les premiers livres qui sont sûrs, d’une manière ou d’une autre, de venir de rejoindre ma bibliothèque.


En janvier et février

  • Les Planétaires de John Brunner, sortie le 25 janvier chez Mnémos dans la collection Intégrales (traductions révisées et inédites par Patrick Morgan). Il s’agit d’une lecture en cours pour la revue Bifrost. Ma chronique aurait dû paraitre dans le numéro 110 mais l’ayant reçu tardivement, ce sera sans doute plutôt pour le 111. Cette intégrale contient huit romans !

  • Océanique de Greg Egan – sortie le 16 février aux éditions Le Bélial’. Lu et relu et rerelu, mais c’est pour ma collection egannienne.
  • La séquence Aardtman de Saul Pandelakis, réédition en poche chez ActuSF Hélios le 22 février.
  • Cinq chemins de pardon d’Ursula K. Le Guin (traduction de Marie Surgers), chez L’Atalante le 23 février
  • Eversion d’Alastair Reynolds (traduction de Pierre-Paul Durastanti) chez Le Bélial’ le 23 février. Je l’ai déjà lu en VO, mais une version française traduite par Pipidi ne se refuse pas, et la couverture est vraiment chouette.
  • Les Hérétiques de Dune de Frank Herbert  ((traduction de Guy Abadia, révisée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy), édition collector, dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, sortie le 23 février. Ca se passe de commentaire, je pense.


En mars

  • Le Programme Lazare de Brice Reveney. Parution le 1 mars dans la collection Le Rayon Imaginaire chez Hachette Heroes. Un premier roman français dans cette nouvelle collection. Intrigué, je suis.
  • La Tragédie de L’Orque de Pierre Raufast. Une autre lecture pour Bifrost qui aurait dû paraitre dans le numéro 110 mais ne l’ayant pas encore reçu, ce sera probablement remis au prochain numéro. Il s’agit d’un roman de hard-SF français !
  • Sorcier d’Empire (Ars Obscura, t1) de François Baranger. J’ai eu le plaisir de lire le manuscrit de ce roman qui ouvre un cycle de fantasy napoléonienne. C’est énorme ! Parution le 15 mars chez Denoël dans la collection Lunes d’encre.
  • Connexions de Michael L. Flynn (traduction de Jean-Daniel Brèque), à paraitre dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’ le 16 mars.
  • Les Cartographes de Peng Shepherd (traduction d’Anne-Sylvie Homassel). Publication le 29 mars chez Albin Michel Imaginaire.
  • La première et la dernière (Noon du Soleil Noir t2) de L.L. Kloetzer. J’ai beaucoup aimé le t1, voici la suite. Sortie le 30 mars.


En Mai

  • Les Terres Closes de Robert Jackson Bennett (traduction de Laurent Philibert-Caillat) chez Albin Michel Imaginaire.

(Illustration à venir)

  • Rossignol d’Audrey Pleynet, dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’. L’entrée d’Audrey dans la collection UHL !!!

(Illustration à venir)

  • Houston, Houston, me recevez-vous ? de James Tiptree Jr. (traduction révisée par Jean-Daniel Brèque) dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’

(Illustration à venir)


En Juin

  • Les Profondeurs de Vénus de Derek Künsken (traduction de Gilles Goullet). Il s’agit d’une nouvelle série qui se déroule dans l’univers du Magicien Quantique, mais 250 ans avant. Sortie en juin chez Albin Michel Imaginaire.

(Illustration à venir)

Voilà pour le moment mes premiers repérages, mais cette liste sera mise à jour au cours des semaines et mois à venir, en fonction des annonces des éditeurs, des critiques des blogueurs, des rumeurs sur les réseaux et des découvertes fortuites. Repassez de temps à autres.

bib

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Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire – Apophis

Par : FeydRautha
7 février 2023 à 15:58

Personnellement, je n’ai jamais bien compris qu’on range dans le même rayon fantasy et science-fiction. On me rétorquera qu’elles forment avec le fantastique ce que l’on nomme les littératures de l’imaginaire et que leurs lectorats se confondent. Ce qui est au mieux une approximation, au pire un argument commercial.  La science-fiction et la fantasy sont des termes génériques désignant des genres littéraires larges qui regroupent des sous-genres distincts variant beaucoup dans leur approche et leur contenu.

De fait, il existe un véritable foisonnement des dénominations des courants et des sous-genres de l’imaginaire, et de tout un tas de personnes (c’est-à-dire deux ou trois) qui s’écharpent sans jamais réussir à se mettre d’accord. La SFFF, c’est un peu comme le metal, et il ne s’agit pas de confondre le Gothenburg melodic death metal d’At the Gates et le Grindcore de Napalm Death, ça n’a rien à voir.

Alors certes, chaque fois que quelqu’un évoque à voix haute un sous-genre ou un autre dans une convention, il y a un auteur français de fantasy pour lever les yeux au ciel et ricaner, entouré de sa cour à la terrasse d’un café de Nantes. (Ça sent le vécu, non ?).  Ne vous méprenez pas, je trouve cette réaction très saine ! Non pas parce que « Aaaaah, la Littéraaaaaature » mais parce qu’il est bon qu’un auteur ne s’en préoccupe pas. Dans ma courte expérience dans le monde de l’édition, je n’ai rien croisé de plus catastrophique qu’un auteur qui vous envoie un manuscrit en vous disant qu’il a écrit un roman de [insérer ici un sous-genre] à la manière de [insérez ici deux ou trois noms connus dans ledit sous-genre]. Ca arrive très souvent et le résultat est toujours extrêmement pauvre. Donc, chers auteurs, continuez à rire les yeux au ciel sans vous préoccuper des genres et des sous-genres, ce n’est pas ce qu’on attend de vous. Laissez cela à d’autres. Ecrivez votre livre, l’histoire que vous voulez raconter. (Essayez tout de même qu’elle soit intéressante, contrairement à celle de l’auteur dont je mentionnais ci-dessus le ricanement et dont j’ai abandonné la lecture du livre tellement génial que j’en mourais d’ennui).

Face à l’arborescence complexe des genres et des sous-genres du metal ou de l’imaginaire, il existe donc deux attitudes possibles, aussi respectables l’une que l’autre : s’en foutre complètement ou s’y intéresser. Pas plus compliqué que ça.

Si vous vous y intéressez, et souhaitez explorer la taxonomie des littératures de l’imaginaire, il existe un guide écrit par Apophis à partir des très nombreux articles sur le sujet qu’il a publiés sur son blog spécialisé et publié dans une première version numérique en 2018 par Albin Michel imaginaire, puis dans une version révisée et augmentée en ce début 2023 avec pour l’occasion une sortie en version papier.

Le Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire (c’est son nom) est une référence en France dans le domaine (j’ignore s’il en existe un équivalent ailleurs, je ne le crois pas). Précisons qu’il ne s’agit pas d’une recherche universitaire prétendant donner de nouvelles définitions à travers une étude phylogénétique des courants qui ont animé les littératures de l’imaginaire, mais d’un guide fournissant de manière détaillée et argumentée, un panorama complet des dénominations qui font plus ou moins consensus, avec tout de même quelques apports pour de nouvelles catégories exotiques, voire des inventions humoristiques comme le zadpunk d’un autre blogueur, Gromovar. L’ensemble est organisé en huit parties de manière à être clair et compréhensible sans se faire des nœuds au cerveau ou se décourager devant la foultitude de termes. Notons que l’ouvrage fournit aussi des outils critiques pour réussir à démêler soi-même l’écheveau, ainsi que de nombreux exemples d’œuvres se rapportant à chaque sous-genre, bien évidemment.

À qui s’adresse ce guide ? Comme je le disais ci-dessus, à toute personne que ça intéresse : lecteurs qui souhaitent découvrir les sous-genres existants, ceux qui cherchent à approfondir la taxonomie et affiner leurs goûts, mais aussi, et peut-être surtout, aux bibliothécaires et libraires qui souhaitent s’armer pour pouvoir répondre de manière précise aux lecteurs en quête d’ouvrages dans des domaines particulièrement ciblés.  Genre : « vous avez quoi en nanopunk ? » (Oui, les lecteurs qui auront lu ce guide vont vous poser des problèmes…)

Je ferai tout de même deux critiques. La première, sur la forme. Sans doute pensé pour être le plus simple possible dans sa présentation, je trouve la mise en page un peu trop minimaliste. Un effort aurait pu être faire pour rendre l’ouvrage un peu plus moderne et visuellement attrayant. La seconde : il n’est jamais question de SF post-éganienne…  ¯\_(ツ)_/¯


  • Titre : Guide des genres et sous-genres de l’imaginaire
  • Auteur : Apophis
  • Publication : 15 février 2023, Albin Michel Imaginaire
  • Nombre de pages : 176
  • Support : papier et numérique

Sur le site de l’éditeur.

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Singer Distance – Ethan Chatagnier

Par : FeydRautha
1 février 2023 à 15:30

Voilà un livre qu’en toute logique je n’aurais pas dû croiser sur mon chemin de lecteur de science-fiction prétentieuse et élitiste, que j’aurais dû détester, et que je ne devrais pas recommander sur ce blog prétentieux et élitiste. Mais voilà, après cinq années à me faire passer pour un lecteur de hard-SF post-eganienne sirotant de la cosmologie branaire au petit déjeuner, il me faut vous dévoiler la supercherie : je suis en fait un grand romantique. J’ai donc lu Singer Distance, premier roman d’Ethan Chatagnier. Sur fond de tentative de communication avec une civilisation extraterrestre martienne, Singer Distance est le récit d’un homme qui cherche à retrouver la femme qu’il a aimée et perdue et la dérive obsessionnelle de celle-ci.

En 1896, des inscriptions sont observées sur la surface martienne, révélant l’existence d’une civilisation avancée sur la planète rouge. C’est un premier contact, utilisant les mathématiques comme langage universel, avec une question simple « 2+2=4. 3+3= ? ». La Terre répond et la communication s’établie à base de messages de plusieurs km gravés sur le sol des deux planètes. Les échanges mathématiques se complexifient et en 1922, les martiens posent un problème de relativité générale auquel même Einstein ne sait répondre. Après une dernière tentative en 1933, Mars devient silencieuse.

Début du roman : 1960, un groupe de 5 étudiants en mathématique du MIT se rend dans le désert d’Arizona pour y écrire un message. L’une d’eux, Crystal Singer, pense avoir trouvé la réponse. Cela fonctionne, et Mars répond avec un message encore plus complexe. Les cinq étudiants deviennent célèbres. Crystal Singer quitte Boston pour Stanford et disparait, laissant derrière elle son amoureux Rick, qui est le narrateur de l’histoire. Ainsi se clôt le premier tiers du livre. À partir de là, le roman prend une tournure différente, on oublie les martiens, et fait le récit de l’impossible reconstruction de Rick qui malgré le temps qui passe (13 années) refuse d’oublier Crystal et tente sans cesse de la trouver. Il apprend qu’il a une fille, Rhea, et la retrouve. Dernier tiers du roman, Rick et Rhea partent en quête de Crystal, parcourent les US, pour tenter de reconstituer une vie tournée de manière obsessionnelle vers la résolution du dernier problème martien.

« Everything goes to tragedy. That’s the direction of the universe [….] But there’s room for comedy on the way. »

Singer Distance est un roman qui trouverait plus sa place dans une collection de littérature blanche que dans une collection spécialisée en science-fiction. Si son ancrage science-fictif le place dans la catégorie de Rencontre du troisième type, Contact, ou encore Premier Contact – il a d’ailleurs de nombreux points communs avec ceux-ci et il pourrait donner lieu à un très bon film grand public – il ne présente pour le lecteur féru de science-fiction pas d’idées très originales, et l’aspect science-fictif n’est qu’une toile de fond métaphorique sur laquelle se dessine le véritable propos du livre qui est la relation amoureuse qui s’étiole dans le temps et l’espace, l’obsession et les troubles psychiatriques. L’histoire est lente, sans beaucoup d’action. C’est une histoire d’amour, une romance basée sur l’absence et l’incompréhension. L’aspect communication interplanétaire est mis en parallèle avec la distance qui existe entre les êtres chers et les difficultés de communication entre simples humains.

Voilà donc un livre que j’ai beaucoup apprécié, pour ses qualités littéraires tout d’abord, pour son approche science-fictive, quand bien même elle reste légère, ainsi que pour son histoire simple mais belle.

PS : Le roman apparait dans la sélection des œuvres de 2022 recommandées par le magazine Locus.

PPS : Les éditions Albin Michel Imaginaire ont annoncé le 3 février l’acquisition des droits de traduction du roman.


  • Titre : Singer Distance
  • Auteur : Ethan Chatagnier
  • Publication : 18 octobre 2022
  • Langue : anglais
  • Nombre de pages : 288
  • Support : papier et numérique

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Cinq nouvelles – Bifrost numéro 109

Par : FeydRautha
26 janvier 2023 à 09:55

Ô joie ! La cent neuvième livraison de la revue Bifrost arrive ces jours-ci dans les boites à lettres et sur les étals des librairies de bon goût. Elle nous propose une sélection de cinq nouvelles de très bon niveau.

(Déclaration préalable de conflit d’intérêt : il va sans dire que vous auriez tort de vous fier à mon avis en ce qui concerne la revue Bifrost puisque j’y collabore en tant que chroniqueur pour le cahier critique.)


Pissenlit – Elly Banks


Il s’agit d’une nouvelle que j’avais lue lors de sa première publication en 2018 sous le titre Dandelion dans le magazine américain Clarkesworld, fort appréciée et donc chroniquée ici même à l’époque. J’ai eu grand plaisir à la relire sous la traduction de Gilles Goullet, et mon avis n’a pas changé. Le texte prend la forme d’une lettre ouverte d’une petite fille à sa grand-mère aujourd’hui décédée, ancienne employée de la NASA, et qui 100 ans auparavant, en Octobre 1961, a fait une découverte inquiétante en Antarctique. L’objet trouvé pèse 6 tonnes et est radioactif. Officiellement reconnu comme un débris spatial soviétique, sans doute une arme, à une époque où les américains ignoraient tout du programme spatial russe, l’objet est appelé Sputnik X. Pour la grand-mère de la narratrice, cet objet s’appellera Pissenlit, et a une origine beaucoup plus lointaine que le Kazakhstan, et beaucoup plus ancienne que l’URSS. Cette découverte va engager sa famille sur trois générations, pour le meilleur et pour le pire. La nouvelle fait l’usage intelligent de trois concepts qu’elle relie : l’hypothèse panspermique de l’origine de la vie sur Terre, l’idée de plateau technologique et celle de l’éternel recommencement. Une superbe nouvelle de hard-SF !


L’homme gris – Christian Léourier


L’auteur français Christian Léourier livre ici une nouvelle à la facture d’une grande finesse sur un thème difficile qui est celui de la mort assistée. Le narrateur est cet homme en gris, celui dont le métier est de fournir à ceux dont la condition médicale leur permet d’en faire officiellement la demande, le repos éternel. C’est une leçon d’écriture. Sur le même thème, un plus jeune auteur, moins expérimenté, aurait été théâtral, surjouant le drame dans l’espoir de toucher son lectorat. Léourier a toute l’expérience de l’écriture et du vécu pour au contraire viser la justesse dans la pudeur et l’expression subtile des sentiments. C’est très fort et ça intériorise l’émotion plutôt que l’étaler à grand renfort d’effets superflus. Un grand texte à l’écriture pleinement maitrisée. Sortez les mouchoirs.


L’Hiver en partage – Ray Nayler


Si vous êtes lecteur habituel de ce site, vous savez que je ne suis pas objectif en ce qui concerne Ray Nayler dont je ne cesse de vous parler depuis maintenant quatre ans. L’auteur américain a été pour moi l’une des (rares) révélations de ces dernières années. La publication de ce texte dans Bifrost, en amont de la publication de son recueil de nouvelles à la fin de l’année dans la collection Quarante-deux chez Le Bélial’, me fournit le prétexte d’en parler encore une fois. Je l’avais indiqué lors de recensions précédentes, l’auteur revisite régulièrement les mêmes univers et plusieurs de ses nouvelles partagent des éléments communs, constituant ainsi un ensemble cohérent qui décrit un monde plus vaste que ne l’est la nouvelle prise individuellement. L’Hiver en partage appartient à la série dite du Protectorat d’Istanbul. Tout comme la nouvelle Sarcophage publiée dans le numéro 107 de la revue Bifrost, et les lecteurs attentifs retrouveront dans L’Hiver plusieurs indices faisant directement référence à Sarcophage.

« Que les morts restent morts ».

En une phrase, la première du texte, Ray Nayler pose les enjeux. (Un autre excellent novelliste, Rich Larson, est aussi très fort à ce jeu là.) Chaque hiver, deux femmes se retrouvent à Istanbul. Depuis longtemps. Le titre original, Winter Timeshare, est difficile à traduire en français. Un timeshare est une résidence de vacances en temps partagé. Il fait ici référence non pas à l’appartement qu’elles occupent à Istanbul mais aux corps qu’elles occupent pour l’occasion. Dans tous les textes du Protectorat d’Istanbul, il est question de ces « vacants » occupés par des personnalités qui y sont transférées au besoin. Une forme d’immortalité réservée à des privilégiés, pour des raisons économiques ou, comme c’est le cas ici, professionnelles. Cela ne va pas sans créer des tensions dans la société, ce qui est le thème de la nouvelle. Comme toujours chez l’auteur, le problème est considéré à hauteur d’homme. C’est un très bon texte de Ray Nayler, qui gagne à être considéré dans l’ensemble plus vaste du Protectorat d’Istanbul.

Skin – Emilie Querbalec


Skin est un texte très surprenant d’Emilie Querbalec. Je n’attendais pas du tout l’autrice de Quitter les Monts d’Automne et Les Chants de Nüying dans ce registre. Et quelle belle surprise ! Il s’agit d’une exploration assez osée du concept du moi-peau en psychanalyse (tel que développé par Didier Anzieu). C’est très bien vu, et suffisamment perturbant pour aller flirter avec l’horreur. L’autrice a la finesse de n’imposer aucune interprétation, elle distille les indices, et laisse le lecteur libre d’y voir les effets d’une pathologie ou de se retrancher derrière une explication purement science-fictive. C’est peut-être là, conceptuellement, le texte le plus ambitieux que j’ai lu d’ Emilie Querbalec.

Cicci di Scandicci – Valerio Evangelisti


Le dernier texte, de l’auteur italien Valerio Evangelisti auquel ce numéro de Bifrost est consacré, a été pour moi le plus difficile à aborder, et donc à apprécier. C’est un texte très court, fortement dérangeant, inspiré de l’histoire vraie d’un tueur en série, Pietro « Cicci » Pacciani, surnommé le monstre de Florence par les média italiens, qui a commis une dizaine de meurtres entre 1968 et 1985. Le texte est dit à la première personne par Cicci. Il amène donc à se placer dans la tête d’un psychopathe complet, la plus vile des ordures possibles. On en ressort secoué, en se disant qu’on se serait bien passé de lire ça, quand bien même il est du rôle de la littérature de sonder la part la plus sombre de l’humanité et de nous emmener dans ces abysses là. Glaçant.


D’autres avis : Le dragon galactique, Le Maki, Ombre Bones, Au Pays des Cave Trolls,


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Fournaise – Livia Llewellyn

Par : FeydRautha
21 janvier 2023 à 10:58

[Cet article a été publié une première fois dans le numéro 105 de la revue Bifrost.]

Livia Llewellyn est une autrice américaine peu connue chez elle, inconnue chez nous, ayant publié deux recueils de nouvelles : Engines of Desire (2011) et Furnace (2016), tous deux nommés pour le prix Shirley Jackson qui, depuis 2007, récompense des textes relevant de l’horreur. Les éditions Dystopia publient, à l’initiative d’Anne-Sylvie Homassel qui en a assuré la traduction, Fournaise, version française de Furnace reprenant douze des treize nouvelles originales. Le recueil se complète d’une interview de l’autrice.

La place me manque et je n’irai donc pas par quatre chemins : Fournaise est un chef d’œuvre du genre. Horrifique, assurément. Les récits qui le composent laisseront des traces dans l’esprit du lecteur, et les images qu’il invoque peupleront ses nuits sans sommeil. New Weird, pleinement. Livia Llewellyn navigue avec aisance sur les eaux sombres et les codes de ce courant littéraire né au tournant du millénaire avec la publication de Perdido Street Station de China Miéville. Lieux et époques cohabitent dans ces pages, de la révolution française à un futur cyberpunk, en passant par la grande dépression américaine, avec toujours comme objectif avoué de mettre à mal notre santé mentale. Dans chacune des nouvelles, l’étrange s’invite dès les premières lignes, mais l’horreur frappe sans prévenir, puissamment. Le recueil s’ouvre sur « Panopticon » qui est le texte le plus malaisant. À moins que cette entrée en matière ne déplace tant les curseurs de nos attentes que la suite s’impose avec plus d’évidence. Dans son recueil Wounds, Nathan Ballingrud avait brillamment montré que l’esprit humain s’adapte avec une facilité déconcertante à toutes les horreurs. L’épouvante de Livia Llewellyn n’est pas psychologique, elle relève d’une perception du monde. C’est un regard déformé mais précis, monstrueux et lucide. L’autrice consacre moins de mots à ses personnages qu’au monde qui les entoure. Ainsi les descriptions de la nature ou de la ville sont mises au premier plan et les noms de China Miéville (encore) et Jeff Vandermeer s’imposent. Les inspirations sont transparentes et revendiquées, comme dans la nouvelle « Guêpe et serpent » qui réécrit la fable d’Ésope en version cyberpunk, ou le sublime « À toi le droit de commencer » qui reprend le Dracula de Bram Stoker du point de vue des créatures féminines qui l’entourent, donnant une lecture féministe du mythe. C’est un regard féminin que propose l’autrice – tous ses personnages sont des femmes – le corps et la sexualité sont autant de lieux d’exultation que d’horreur. C’est là une des caractéristiques essentielles de ce recueil.

Enfin, s’il n’est pas à mettre entre toutes les mains en raison de la violence des images qu’il impose, Fournaise se distingue par ses qualités littéraires. Les textes qui le composent sont magnifiquement écrits et magnifiquement traduits. La langue est belle, éminemment poétique, ce qui ne fait que renforcer le malaise face à l’horreur présentée ainsi dans un écrin de diamant. Un chef d’œuvre.


D’autres avis : Le Chroniqueur,


  • Titre : Fournaise
  • Autrice : Livia Llewellyn
  • Publication : 15 octobre 2021, Dystopia, coll. Workshop
  • Traduction : Anne-Sylvie Homassel
  • Nombre de pages : 256
  • Support : papier et numérique

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Un classique : Les Monades urbaines – Robert Silverberg

Par : FeydRautha
17 janvier 2023 à 12:20

Il y a quelques semaines, l’Arabie Saoudite a lancé les travaux du projet NEOM, aussi connu sous le nom de The Line, une ville linéaire de 170 km de long composée de deux bâtiments de 500 m de hauteur et qui devrait, si le projet arrive à terme, pouvoir accueillir en 2045 neuf millions d’habitants sur une superficie totale de 26 000 km2. Cette ville futuriste implantée au cœur du désert est présentée comme une utopie urbaine bénéficiant des plus hautes technologies : indépendance énergétique basée sur les énergies renouvelables, robotisation, connexions électroniques à tous les étages, accès à tous les besoins et divertissements afin de rendre inutile la vie extérieure. L’empreinte au sol est limitée, seulement 34 km2 et les terres ainsi libérées sont rendues à la nature. Bien sûr, son fonctionnement reposera sur une organisation de société privée, et on ajoute un système de reconnaissance faciale couvrant tout le territoire, parce que pourquoi pas ? Inévitablement, nous sommes amenés à nous poser la question qui hante l’esprit de tous les lecteurs de science-fiction : The Line est-elle une véritablement une utopie futuriste ou à l’inverse une ancienne dystopie ?

Considéré comme le père de l’architecture « moderne », l’architecte et urbaniste Le Corbusier commence dès 1920 à travailler sur le concept de ville contemporaine pouvant accueillir des millions d’habitants, et sur celui d’unité d’habitation, qui aboutira à la construction de plusieurs bâtiments dont la célèbre Cité radieuse de Marseille surnommée « la maison du fada » par des marseillais facétieux.  La Cité de Le Corbusier est organisée de manière à offrir à ses habitants tout un ensemble de services qu’on trouve habituellement dans une ville : commerces, écoles, équipements sportifs. Bref, un monde intérieur.

Harry Harrison écrit en 1966 le roman Make room! Make room! (Soleil Vert, 1974) qui a pour thème principal les risques d’explosion démographique, reprenant les inquiétudes exprimées par Thomas Malthus dès la fin du XVIIIe siècle. En 1968, John Brunner publie Stand on Zanzibar (Tous à Zanzibar, 1972). En 1968, le Club de Rome se réunit pour la première fois. Il publie son premier rapport en 1972, le rapport Meadows, qui alerte sur les limites de la croissance économique et démographique.

Souvent, la science-fiction ne parle que du présent. Robert Silverberg publie au cours des années 1970 et 1971 une série de nouvelles, ou d’épisodes, dans la revue Galaxie puis les réunit dans un roman en 1971 sous le nom The World Inside. L’ouvrage fut traduit par Michel Rivelin et publié en 1974 sous le titre Les Monades Urbaines par Gérard Klein qui n’hésita pas à le sortir directement dans la collection dorée d’Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, celles des classiques de la science-fiction.

Les Monades Urbaines se déroule en 2381. L’humanité compte alors 75 milliards d’individus, majoritairement répartis dans des tours-cités, hautes de 3 km et comptant un millier d’étages. Chacune abrite 800 000 habitants. Les terres qui entourent les tours sont libérées pour l’agriculture qui alimente les monades. Dans les monades, tout est recyclé. Le problème de la surpopulation ayant été résolu, il est bon de procréer et de fonder des familles nombreuses car on chérit autant la vie que Dieu.  « Là où naît l’ordre, naît le bien-être » disait Le Corbusier pour justifier de sa vision utopique de l’urbanisme moderne. Les monades de Silverberg, ces unités d’urbanisme, contiennent tout ce qu’il faut au bonheur. Personne n’y entre, personne n’en sort. Pourquoi vouloir en sortir ? Au contraire, être sélectionné pour aller peupler une nouvelle monade est vécu comme une punition.

Dans le premier des sept textes qui composent le roman, la monade 116 reçoit un visiteur venu de Vénus. Son guide, Charles Mattern, lui expose en détail le fonctionnement de sa monade ainsi que les mœurs en cours dans cette société. Ce regard extérieur permet à la fois à Silverberg d’exposer l’utopie mise en place et d’amener le lecteur à juger des failles. L’ordre est assuré par la foi en Dieu, Dieu soit loué, et la pression sociale exercée dans cette société hiérarchisée. Les « anomo », qui refusent l’ordre social et les règles de la société, représentent un danger et sont tout simplement éliminés. Pour être un citoyen heureux et méritant, il faut procréer. La sexualité est totalement libérée. La science-fiction souvent ne parle que du présent, de son époque, et Silverberg écrit Les Monades urbaines en pleine libération sexuelle à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix. Il s’agit d’un roman qui se saisit frontalement de la question sexuelle. Les descriptions y sont crues et le langage utilisé est mécanique. Les couples sont mariés dès l’âge de 12 ans et la sexualité est précoce. Lors de « promenades nocturnes, chacun, homme et femme (bien qu’il soit de tradition que ce soit l’homme qui se balade), peut entrer dans un appartement de nuit et coucher avec qui lui sied. Il est de bon ton de ne jamais refuser à quiconque ce droit. La société ne peut laisser les tensions, notamment sexuelle, menacer le bon équilibre et la pratique d’une sexualité libre est vue comme nécessaire à son bon fonctionnement. Le tout ressemble beaucoup au fantasme très masculin du corps disponible qui jamais ne se refuse.

La conséquence immédiate de ceci est une perte totale du droit de disposer de soi-même et de son corps. Cette dépossession du corps atteint son paroxysme symbolique dans le châtiment réservé aux anomo. Ils sont simplement jetés dans « la chute », c’est-à-dire aux ordures comme n’importe quel autre déchet, et recyclés. Dans le même ordre d’idée, l’intimité n’existe pas. Tout se fait publiquement, aux yeux de tous. Silverberg pousse la logique et l’on défèque en public dans les monades. L’auteur n’avait pas imaginé la reconnaissance faciale généralisée mais il a placé des détecteurs dans les monades qui suivent les individus dans leurs déplacements et permettent de les retrouver.

Une fois l’amorce faite, les six autres textes vont battre en brèche l’utopie clamée en confrontant différents personnages à la réalité dystopique des monades. Si le bonheur est un impératif, une obligation sociale, personne n’est véritablement heureux. Ce qui est remarquable dans le roman de SIlverberg est que le système oppressif ne repose pas sur une idéologie politique totalitaire. Il n’y a pas un dictateur au sommet qui impose, à l’inverse du roman La Maison des étages de Jan Weiss, ou un Big Brother comme dans 1984 de George Orwell. Nous sommes plus proches du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley avec ses administrateurs. Dans Les Monades Urbaines, le totalitarisme est imposé par l’ordre social né de la pression démographique et le sens commun de ce qui est bon pour la monade urbaine ou non. Silverberg parle de conditionnement psychologique, voire de sélection génétique au cours de générations. Les individus troublés subissent un réajustement thérapeutique, une reprogrammation éthique. Tous les personnages choisis par Silverberg craqueront d’une manière ou d’une autre face à la pression, aux fausses vérités, à des émotions qui n’ont plus cours, à un sentiment de ne pas complètement appartenir à la société. Au sentiment de ne plus s’appartenir soi-même.

« Maintenant je sais pourquoi on devient anomo. (C’est sa propre voix. C’est lui, Sigmund qui parle.) Un jour, on ne peut plus le supporter. Tous ces gens collés à votre peau. On les sent contre soi. Et…

[…]

Je commence à ne plus m’appartenir, explique Sigmund. Le futur s’effiloche. Je suis déconnecté.

[…]

Peut-être que Dieu était ailleurs aujourd’hui. »

Dans le cas de Sigmund, la conclusion est radicale. Il s’agit de l’expression ultime d’un libre arbitre dont le monde des monades urbaines est totalement dépourvu et le livre se referme sur son suicide.

Si la science-fiction ne parle que du présent, il est temps de relire Les Monades urbaines alors que NEOM nous est présenté comme une utopie radieuse en matière d’urbanisme et d’avenir de l’humanité. À l’évidence, le contexte est différent et nulle libération sexuelle n’est au programme dans le projet porté par l’Arabie Saoudite. Mais l’on peut s’interroger sur les effets de son exact contraire qui soulève tout autant la question du droit de disposer de soi-même. Le roman de Robert Silverberg questionne la place de l’individu, sa solitude dans la promiscuité et les névroses qui en découlent, dans une société renfermée sur elle-même et soumise à une pression sociale intérieure intenable. C’est aussi la question soulevée par le projet NEOM.

PS : Alain Musset, géographe et auteur de l’essai Station Metropolis direction Coruscant dans la collection Parallaxe chez Le Bélial’, réagit sur le projet NEOM dans un entretien filmé pour le magazine Numerama et disponible en suivant ce lien.


  • Titre : Les Monades urbaines
  • Auteur : Robert Silverberg
  • Dernière édition : octobre 2016, Robert Laffont, coll. Pavillons poche
  • Traduction : Michel Rivelin
  • Nombres de pages : 352
  • Support : papier et numérique

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Le Maître – Claire North

Par : FeydRautha
14 janvier 2023 à 11:27

Accompagnés de la voix d’un mystérieux narrateur, nous étions à Venise en 1610 et nous suivions Thene dans Le Serpent. Puis nous fumes à Bangkok en 1938 et nous suivions Burke dans Le Voleur. À la fin de ce deuxième tome de la trilogie de La Maison des jeux, Claire North nous dévoilait le Grand Jeu qui se jouerait, celui où La Maîtresse des Jeux se verrait devoir défendre son titre. Nous sommes désormais ici et maintenant, et l’échiquier est le monde. Le Maître conclut la trilogie. Il sort le 19 janvier dans la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’.

Une ville, un pays, la planète, à chaque tour l’enjeu croit. Les volumes précédents ont fait monter les enchères, révélant qu’une partie toujours plus vaste se jouait en arrière-plan et Claire North disséminait discrètement des indices qui s’assemblent dans Le Maître. La partie d’échec finale se devait donc d’être à la hauteur. Il y a toutefois un danger à faire se reposer une série sur la promesse d’un toujours plus grand, toujours plus fort. C’est celui de la surenchère absurde au point d’y perdre la crédibilité du récit. Et dans Le Maître, surenchère il y a. Inévitablement. Claire North ne pouvait faire autrement dans une trilogie où, depuis les premières pages, elle nous dit que des royaumes se jouent aux tables de sa mystérieuse Maison des jeux.

« Des gouvernements chutent et des économies déclinent. Des banques s’effondrent, des ordinateurs tombent en panne, des militaires se rebellent, des frontières se ferment, des contrats partent à vau-l’eau, des oléoducs s’assèchent, des satellites brûlent, des hommes meurent, le monde tourne et la partie continue. »

La crainte du dérapage dans la folie des grandeurs a habité les premiers instants de ma lecture de ce troisième tome tant attendu, je dois bien l’avouer. Mais Claire North sait ce qu’elle fait et elle assume son récit, en se montrant subtile dans la démesure. Elle joue complètement de la surenchère promise et ne montre aucune retenue dans la débauche de moyens qu’elle jette dans le Grand Jeu. Les sommes dépensées de part et d’autre par les deux adversaires sont sidérantes. Le nombre d’hommes sacrifiés l’est encore plus. Des armées s’affrontent aussi bien sur terre que dans les airs. Des ministres tombent, des généraux meurent, les mafias et les assassins s’écharpent, et les services secrets ou de police s’enflamment. À ce point d’absurde que rapidement on le dépasse, comprenant que ni l’enjeu de la partie qui se joue ni celui du roman n’est véritablement là. Le Grand jeu ne connait pas de raison autre que la sienne propre.

Ainsi, Argent, ce personnage qu’on devinait être le narrateur depuis le début se dévoile et affronte La Maîtresse des Jeux pour gagner La Maison, et à travers elle les rênes de la destinée du monde. Pour gagner, il faut abattre l’autre, tout simplement. Les adversaires n’ont que deux choix pour mener cette partie. Se cacher ou courir. La Maîtresse, dont les moyens sont infiniment supérieurs choisit la première option, tandis qu’Argent n’en a d’autre que courir. Narrateur jusqu’au bout, c’est le récit d’Argent à la première personne que l’on suit alors qu’il s’échappe et parcourt le monde dans une fuite sans fin, évitant de près la mort à chaque étape. Préparé depuis des siècles, le Grand Jeu va durer une dizaine d’années. Autant de destructions, de pertes de vie car l’histoire du monde ne saurait s’écrire autrement que dans la violence jusqu’à ce que sur l’échiquier, où tout et tout le monde est un pion à jouer, le roi tombe.

Le Maître est une conclusion pour le moins explosive et grandiose à la trilogie. On y retrouve les personnages croisés précédemment, chacun à un rôle à jouer, et toutes les pièces s’assemblent. Tel un joueur d’échec stratège et patient, Claire North a savamment construit son récit depuis Le Serpent. La partie mise en scène est un prétexte à dénuder l’humanité et le fonctionnement du monde pris dans la dynamique brutale des contraires qu’ils soient politiques, philosophiques, économiques ou simplement humains. La logique affronte les émotions et l’intellect les sentiments. Qui écrira l’Histoire est affaire de choix personnel,… ou de hasard. On ne pouvait écrire mieux pour terminer là une trilogie enthousiasmante tant par sa construction que dans son écriture. Avec La Maison des jeux, Claire North nous offre une grande histoire nourrie par un regard acerbe et cruel sur le monde et l’humanité. Une très belle réussite.


D’autres avis : Yuyine, Au Pays des Cave Trolls, l’Albédo,


  • Titre : Le Maître
  • Autrice : Claire North
  • Série : La Maison des Jeux
  • Traduction : Michel Pagel
  • Illustration : Aurélien Police
  • Publication : 19 janvier 2023, coll. Une Heure-Lumière, Le Bélial’
  • Nombre de pages : 160
  • Support : papier et numérique

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2001, l’odyssée de l’espace – Arthur C. Clarke

Par : FeydRautha
13 janvier 2023 à 12:39

Profitant de la sortie d’une nouvelle traduction de 2001, l’odyssée de l’espace  d’Arthur C. Clarke dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, j’ai enfin lu ce roman. Comme tout le monde, j’ai vu et revu le film de Stanley Kubrick, chef d’œuvre incompréhensible qui a laissé sur le carreau plus d’un spectateur, qu’il soit amateur de science-fiction ou non. C’est avant tout une œuvre de Kubrick et je n’ai jamais été très fan de son cinéma. Mais 2001 est un cas à part. Je ne vous ferais pas l’affront de vous résumer l’histoire, je pense que tout le monde la connait. Je m’intéresserai plutôt ici aux raisons de lire le roman.

Pour l’écriture de 2001,  Stanley Kubrick a souhaité bénéficier de la collaboration d’un auteur de science-fiction et c’est en la personne d’Arthur C. Clarke qu’il l’a trouvée. Les deux hommes ont travaillé pendant quatre ans à l’élaboration du scénario, sur la base de la nouvelle La Sentinelle (1951) de l’auteur. Cette période de travail en commun ne fut pas exempte de tensions si l’on en croit les différents témoignages de l’époque. Certaines divergences de point de vue entre Clarke et Kubrick sont à l’origine des divergences entre le film et le roman. Mais pas seulement. La différence majeure que l’on trouvera entre le film et le roman est que ce dernier est beaucoup plus explicatif en ce qui concerne l’histoire et ses motivations et plus pédagogique du point de vue scientifique. Nous avons évidemment là à faire à deux supports très différents, l’image et l’écrit, mais aussi à deux approches artistiques.

Arthur C. Clarke a souvent montré dans ses écrits des préoccupations philosophiques, voire métaphysiques (voire par exemple les deux nouvelles Les Neufs milliards de nom de Dieu et L’Etoile, publiées dans le numéro 102 de la revue Bifrost consacré à l’auteur), c’est aussi un grand auteur de hard-SF, comme le montre son roman Rendez-vous avec Rama, pilier du genre. Si l’écrivain et le réalisateur souhaitaient dès le début de l’aventure garder une grande part de mystère, ils voulaient aussi que le film et le roman soient les plus réalistes possible sur le sujet de l’exploration spatiale et de son avenir. Rappelons qu’en 1968, année de sortie du film et de publication du roman, l’homme n’avait pas encore posé le pied sur la Lune. Et de ce point de vue, on peut dire que c’est une remarquable réussite. Les deux font aussi un état des connaissances sur les différentes planètes du système solaire. Mais là où Kubrick dispose de l’image, à sa manière, Clarke dispose de l’écrit. Au fur et à mesure du développement du film, Kubrick a choisi de dépouiller le scénario, notamment en retirant de nombreux dialogues, afin de raconter visuellement pour faire vivre au spectateur une aventure émotionnelle. Dans le roman Arthur C. Clarke propose au lecteur une aventure intellectuelle. Il choisit de détailler les concepts scientifiques, d’expliquer. En ce sens, les divergences de ton entre les deux œuvres ne s’opposent pas mais se complètent. Et c’est en cela, principalement, que la lecture du roman est enrichissante.

Dans le détail, il existe aussi de nombreuses autres divergences entre le roman et le film. La principale différence est la destination de la mission Discovery. Alors que dans le film le vaisseau s’arrête à l’orbite de Jupiter et que l’accent est mis sur la lune Europe, le roman poursuit jusqu’à Saturne et sa lune Japet. Les scènes d’action à bord du Discovery et le déroulement des déboires de son équipage présentent aussi de nombreuses différences. Clarke et Kubrick avaient tout d’abord imaginé un monolithe transparent, tel un écran qui projetterait des images pour éduquer les hommes-singes d’il y a trois millions d’année dans le premier chapitre. L’idée leur a semblé pourtant trop naïve et le film a opté pour un monolithe noir. Le roman décrit bien un monolithe transparent dans son premier chapitre. Et puis, la fin. Si elle garde une part de mystère, là encore Clarke explique et le devenir de Bowman est quelque peu différent. Mais je vous laisse le découvrir.

Un mot pour finir sur cette nouvelle édition. Elle présente l’intérêt majeur, à mon avis, de proposer une nouvelle traduction du roman réalisée par Gilles Goullet, que les lecteurs de science-fiction connaissent bien. Gilles Goullet traduit du Peter Watts au petit déjeuner, c’est vous dire le calibre du bonhomme. Il ne s’agit pas là d’une simple révision mais bien d’une nouvelle traduction. La traduction originale de Michel Demuth, publiée en 1968 chez Robert Laffont dans la collection Best-Sellers et reprise depuis dans toutes les autres éditions, présente quelques erreurs. La traduction de Gilles Goullet remet complètement les choses à plat et corrige par la même occasion ces défauts. Il revient notamment, et qu’il soit éternellement loué pour cela, à HAL pour le nom de l’ordinateur de bord en lieu et place de CARL dans la première traduction. Autre apport de taille, si je puis dire, les dimensions du monolithe ont enfin été corrigées afin de répondre aux rapports de 1 à 4 à 9 qui correspondent aux carrés de trois premiers nombres premiers. Nous noterons enfin qu’un effort particulier a été apporté aux descriptions des planètes et de leurs lunes en conformité avec les connaissances de l’époque et d’aujourd’hui. J’ai ouï dire que l’astrophysicien Franck Selsis n’y était pas étranger…


D’autres avis, sur des éditions précédentes : Lorhkan, Xapur, Apophis, Constellations,


  • Titre : 2001, l’odyssée de l’espace
  • Auteur : Arthur C. Clarke
  • Edition : octobre 2021, Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain
  • Traduction : Gilles Goullet
  • Nombre de pages : 270
  • Support : papier et numérique

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L’Antre – Brian Evenson

Par : FeydRautha
8 janvier 2023 à 14:59

À la suite du roman Immobilité de Brian Evenson publié chez Rivages, intéressons-nous à la novella L’Antre du même auteur, publié chez Quidam. Comme je vous le disais dans la chronique précédente, les deux textes ont beaucoup en commun et forment un diptyque. Le roman fut publié en version originale en 2012 et la novella en 2016. C’est dans cet ordre qu’il est préférable de les lire car le roman précède chronologiquement la novella qui constitue une suite se déroulant quelques dizaines d’années plus tard, soixante-dix ans voire plus. Le personnage principal d’Immobilité, nommé Horkaï, reparait dans L’Antre sous le nom d’Horak. Enfin, de nombreux éléments de l’univers dans lequel le récit se situe sont expliqués dans le roman mais pas dans la novella. La raison pour laquelle ces deux textes sont publiés le même mois par deux maisons différentes fait partie des mystères de l’édition française. Si cela ne fait aucun sens du point de vue éditorial, les lecteurs que nous sommes ne se plaindront pas d’avoir les deux à disposition dans le même temps.

Les années ont passé depuis Immobilité, mais à l’évidence les choses ne se sont pas améliorées.  Le monde est encore un peu plus mort qu’il ne l’était déjà. Si Horkaï avait été éveillé pour se lancer dans une quête de sens et d’identité au sein d’un monde sans raison, le narrateur de L’Antre, simplement désigné par la lettre X, n’a même plus ce loisir. Il vit dans l’antre, un complexe sous-terrain, dans lequel il perpétue la vie, ni plus ni moins, selon un principe établi par un certain Aarskog et transmis jusqu’à lui par des générations successives (mais brèves, chaque individu vivant 5 ans en moyenne) jusqu’à son prédécesseur Wollen, et avant lui Vigus et Vagus. Les noms de chaque génération se succèdent selon l’ordre alphabétique. X est donc la 24e génération. (Selon ce décompte, nous serions au moins 120 ans après Immobilité.)

« J’œuvre contre moi-même. Certaines partie en moi sont prêtes à me trahir et je n’ai plus sur elles aucun contrôle évident, surtout si je m’endors. »

Mais voilà, X n’est pas seul dans sa tête. Littéralement. Il est une sorte de composite de plusieurs individus qui l’ont précédé. La question qui le préoccupe alors est de savoir s’il est un humain, une personne, ou plusieurs. Etre humain ou être une personne sont deux notions distinctes. C’est le Terminal de l’antre qui lui en fait la révélation. Découvrant l’existence d’une autre personne « conservée » en dehors de l’antre, X va aller réveiller Horak.

« Mais vous, dit-il enfin. Selon quelle définition prétendez-vous être une personne ? »

Avec L’Antre, Brian Evenson poursuit le questionnement initié dans Immobilité sur la nature humaine et la définition que l’on peut donner d’une personne (voire de la vie sentiente) en dehors de la biologie et de la capacité à se définir soi-même. L’Antre est un texte moins sombre que ne l’est Immobilité, mais on y retrouve la plume précise et féroce de l’auteur. Il est moins marquant aussi, mais il ouvre la réflexion à des territoires annexes, ce qui est beaucoup pour un texte si court.


D’autre avis : Gromovar, le Maki, Le Nocher des livres,


  • Titre : L’Antre
  • Auteur : Brian Everson
  • Publication originale : 2016, anglais [US]
  • Edition française : 6 janvier 2023
  • Traduction : Stéphane Vanderhaege
  • Nombre de pages : 110
  • Support : papier et numérique

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Immobilité – Brian Evenson

Par : FeydRautha
7 janvier 2023 à 12:11

Malgré une activité littéraire ininterrompue de l’auteur, il faut remonter à 2012, avec Baby Leg publié au Cherche Midi, pour trouver le dernier roman traduit en langue française de Brian Evenson. L’éditeur a aussi publié deux recueils de nouvelles La Langue D’Altmann et Un Rapport, respectivement en 2014 et 2017. L’auteur américain revient dans l’actualité chez nous avec ce mois-ci deux sorties : Immobilité, un roman de 272 pages publié dans la jeune collection Rivages/Imaginaire chez Rivages, et L’Antre, une novella de 110 pages, publiée chez Quidam. Incidemment, ces deux textes ont beaucoup en commun, et forment un diptyque. Etant publiés séparément par deux éditeurs différents, je scinde ma recension en deux chroniques distinctes. Je commencerai par vous parler d’Immobilité, qui est l’un des romans les plus déprimants que j’ai lus récemment.

Nous sommes dans un (no-) futur indéterminé et plus rien, ou si peu, vit encore à la surface de la planète transformée en champ de ruines stérile.  Le ciel, la terre et les eaux sont morts. Le taux de radiation présent dans l’air tue qui s’aventurerait au dehors en quelques heures, à moins qu’il ne soit protégé par une combinaison intégrale lui permettant de prolonger sa vie de…. quelques heures tout au plus. Quelques communautés humaines d’une poignée d’individus ont survécu, retranchées dans des ruines enterrées, ne sortant que lorsque la plus grande des nécessités s’impose. Josef Horkaï s’éveille, sorti d’un stockage cryogénique qui aura duré 30 ans, lui dit-on. Josef Horkaï n’a aucun souvenir de sa vie passée, ni du monde dans lequel il revient à la conscience.

Brian Evenson use de deux tropes dont la facilité comme argument romanesque habituellement m’exaspère : la Terre ravagée post-apocalyptique et le protagoniste amnésique. Mais l’auteur en fait fort bon usage. L’un et l’autre ont pour but de produire le dépouillement, la mise à nu de l’homme. Nous sommes sur une scène de théâtre entièrement vide, dont l’équivalent cinématographique serait – à plus d’un titre – Dogville de Lars von Trier (2003). Brian Evenson tend à l’épure. À ce dépouillement de faits, Brian Evenson adosse le froid et la rigueur d’un récit émacié et le minimalisme d’une écriture resserrée dans laquelle chaque mot porte le poids que lui confère sa rareté. La phrase se fait scalpel et dissèque, tranche et retire, pour ne laisser que l’os, révélant la profondeur de l’abîme.  Que reste-t-il d’un individu quand on lui a tout pris ? Comment se définit l’humain sans les béquilles de la civilisation, en l’absence de passé et d’avenir ? C’est la question que pose Brian Evenson dans ce roman qui n’est autre que la quête d’identité et de sens d’Horkaï, et à travers lui de l’humain.

«  Que sommes-nous alors ? 

– Nous sommes, tout simplement. Pourquoi n’est-ce jamais suffisant ? »

Horkaï, paraplégique, se voit confier une mission par la petite communauté qui l’a éveillé. Elle sera compliquée par le fait qu’il est paraplégique, mais il est aussi le seul, ou plutôt l’un des seuls, qui peut survivre aux radiations. En chemin, il rencontrera d’autres comme lui. Des frères ? L’homme est un loup pour l’homme et lorsque même les loups ont disparu il ne reste que la pourriture. Sans surprise, le personnage le plus sympathique qu’il rencontrera est aussi le plus nihiliste. Un spectateur qui choisit de se retirer du problème en embrassant l’indifférence. Evenson n’aime pas l’homme.

« Nous disons non à la torture, et nous trouvons une raison pour torturer au nom de la démocratie. Nous disons non à des milliers de morts par l’explosion d’une seule bombe sur une ville étrangère sans défense, puis nous recommençons avec des milliers de bombes cette fois-ci. Nous disons non à des millions de morts dans des camps d’extermination, puis nous revenons à la charge, avec des millions de morts dans des goulags. L’homme est un poison. Peut-être vaudrait-il mieux que nous n’existions pas du tout. »

Le chemin d’Horkaï lui imposera des choix à faire, des décisions à prendre sans qu’il ne possède les arguments nécessaires et suffisants. Pour cela, il lui faudrait démêler le vrai du faux dans un contexte où le vrai et le faux ne signifient plus rien. La férocité du mensonge qu’est l’humanité ne trouve pour équivalent que les atrocités que celle-ci est capable de commettre au nom de constructions et de croyances qui jamais ne parviennent à combler le vide ou à cacher l’inéluctable. Il le découvre, ils le savent, tout le monde sait, et continue à se mentir.  Puis, à la fin, on recommence. Le dernier chapitre creuse un trou au fond de l’abîme.

Vous voilà prévenus. Immobilité est d’une noirceur sans retour. Mais c’est brillant.


D’autres avis : Gromovar, Le Nocher des livres, Le Maki, Le Dragon galactique,


  • Titre : Immobilité
  • Auteur : Brian Evenson
  • Publication originale : 2012, anglais [US]
  • Edition française : 4 janvier 2023, Rivages, coll. Rivages/Imaginaire
  • Traduction : Jonathan Baillehache
  • Nombre de pages : 272
  • Support : papier et numérique

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Won’t you stay longer – Rich Larson

Par : FeydRautha
5 janvier 2023 à 13:59

Mille fois sur l’épaule d’Orion il fut dit déjà que Rich Larson était un écrivain de science-fiction aussi brillant que productif. Il vit dans un espace-temps différent du nôtre et, débordant d’idées et de mots pour les mettre en forme, parfois il emplit les nanosecondes laissés vacantes on en sait trop comment ni où, entre la publication d’une nouvelle, une rencontre-dédicace, et la sortie d’un roman en écrivant ce qu’il nomme une flash story. Ce sont toujours des perles souvent humoristiques qu’il livre à la lecture, des textes très courts mais denses comme une étoile à neutron.

Won’t you stay longer est l’un de ces textes dont on se régale en quelques minutes et qui laissent derrière eux la saveur douce et piquante d’un bonbon acidulé. Il peut se lire en ligne sur le site Metastellar en suivant ce lien. Il raconte les dernières heures de Jain et Stro, les deux derniers humains vivants sur une Terre ravagée. Je n’en dirais pas plus, cet article ayant plus pour but de vous informer de l’existence de cette très courte nouvelle de SF post-apocalyptique que d’en faire l’examen critique. Mais lisez, c’est très bien, avec en prime, comme toujours chez cet auteur, une chute à déguster.

*L’illustration utilisée en tête d’article n’est pas le travail d’un humain, mais a été générée par l’éditrice du site Metastellar Maria Korolov en utilisant le programme Midjourney. Dans ce cas, la démarche est en cohérence avec le texte qu’elle accompagne.

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Scale – Greg Egan

Par : FeydRautha
4 janvier 2023 à 07:51

Ce premier janvier de la nouvelle année, Greg Egan nous a réservé une petite surprise, en publiant au format ebook un nouveau roman, titré Scale. J’ignore si l’auteur australien a décidé de se tourner vers l’autopublication, ou si la raison est autre, mais il avait déjà fait ce choix pour son précédent roman, The Book of all Skies, publié en 2021. Pour les lecteurs complétistes de la bibliographie de Greg Egan, Scale ne surprend pas. Le roman s’inscrit dans la veine des mondes alternatifs où l’auteur imagine une variation dans les lois physiques de notre univers, en déduit un monde nouveau avec ses propres lois et leurs conséquences, y fait vivre une société et y plante un récit, plus ou moins convaincant. Cet exercice de pensée, il l’a déjà produit maintes fois, de manière très convaincante dans la trilogie Orthogonal, et nettement moins dans Phoresis, Dichronauts et le récent The Book of all Skies. Si, dans chacun de ces cas, on se doit d’admirer l’effort intellectuel fournit dans le développement d’une logique interne basée sur des conditions initiales autres, ce qui de mon point de vue pêche dans ces écrits est que le récit qui en découle, d’un point de vue purement romanesque, n’est pas toujours à la hauteur de la proposition de départ. Dans le cas de Dichronauts et The Book of all Skies, les conséquences de la physique impliquée restaient difficiles à appréhender, et l’effort consenti n’était pas récompensé par une histoire dont les enjeux étaient à même de susciter un intérêt suffisamment grand pour aider le lecteur à passer la barrière conceptuelle. En comparaison, par son ampleur, le récit proposé dans l’excellent Diaspora peut largement faire oublier les quelques difficultés que peuvent rencontrer les lecteurs les moins versés dans les sciences dures, parce la quête des personnages nous emporte plus haut et plus loin que nous ne pourrions jamais aller.

La nouvelle physique développée dans Scale ne présente pas de grandes difficultés de compréhension. Comme souvent, l’auteur fournit sur son site une longue explication, à la fois détaillée et très pédagogique, pour accompagner le roman, sachant que la lecture de celle-ci n’est pas obligatoire pour tout comprendre mais s’adresse aux curieux qui souhaitent aller plus loin. Brièvement, dans notre univers la matière est constituée de particules légères appelées leptons et d’autres plus lourdes appelées hadrons. Les hadrons sont eux-mêmes constitués de quarks, et forment le noyau des atomes (protons et neutrons). Les leptons portant une charge sont au nombre de trois : l’électron, le muon et le tau (les neutrinos sont aussi des leptons mais ils ne portent pas de charge et n’entrent pas dans la composition de la matière classique). Le muon et le tau sont plus lourds que l’électron mais aussi beaucoup plus instables. Le muon a une durée de vie de 2,2.10-6 s (quelques microsecondes) avant de se désintégrer et le tau de seulement de 2,8.10-13 s (quelques dix millièmes de milliardièmes de secondes). L’électron est quant à lui quasiment éternel ! Dans le monde de Scale, Greg Egan imagine qu’il existe huit leptons de masses différentes, qui tous sont aussi stables que l’électron. À partir de là, il peut développer une nouvelle chimie. La taille d’un atome est celle du nuage électronique qui l’entoure. L’une des conséquences de remplacer un lepton dans un atome par un autre plus lourd est que cet atome sera alors plus petit et la matière sera plus dense. Dans le monde de Scale, à peu près tout peut exister en huit tailles différentes : matière inanimée, mais aussi plantes, animaux, et humains, selon que l’évolution a favorisé le remplacement de leptons légers par d’autres plus lourds au sein des atomes. Et – un peu à la manière des cheelas dans le roman L’Œil du dragon de Robert Forward dont je parlais il y a quelques jours – les êtres les plus petits vivent aussi plus rapidement. (Il existe de nombreuses autres conséquences, Greg Egan ne laissant aucune pierre non retournée, comme à son habitude.)

La société humaine qui en découle est intrinsèquement inégalitaire. Les humains à l’échelle 1 (Scale one dans le roman) sont deux fois plus petits que les humains de l’échelle 0. Ceux de l’échelle 2, quatre fois plus petits. Et ceux de l’échelle 7, sont 64 fois plus petits que ceux de l’échelle 0 et vivent 64 fois plus vite. Tout ceci pose évidemment des problèmes de cohabitation et de communication entre échelles. Ainsi les villes sont divisées en quartiers, adaptés à la taille de chacun. La répartition des terres se fait en fonction de la taille des individus, ce qui ne correspond pas forcément à leurs besoins réels. De traducteurs sont utilisés pour que les uns et les autres puissent communiquer, en diminuant ou en augmentant la fréquence des sons de quelques octaves. Mais les vies des différentes échelles ne se faisant pas à la même vitesse, certains se trouvent lésés par la lenteur des autres, et d’autres ont du mal à suivre. Si tout ceci est réglé par des accords politiques maintenant un consensus en assurant la vie en société, que se passerait-il si l’une des échelles venait à développer une technologie lui donnant un très clair avantage sur les autres ? C’est la question qui se trouve au cœur du roman.

La première partie du roman prend la forme d’une enquête de détective autour de la disparition d’une femme d’une échelle dans un quartier d’une autre échelle. L’enquête va révéler qu’une compagnie privée a développé une technologie inimaginable (littéralement la fusion), et qu’elle a bien l’intention de ne pas partager la découverte avec les autres échelles mais de pousser son échelle à déclarer son indépendance. À sa moitié, le roman prend alors une tout autre direction, celle des choix faits par différents individus mis devant la perspective d’une guerre civile pouvant aboutir à la destruction de la société telle qu’ils la connaissent et qui a su préserver la paix entre échelles pendant 250 ans.

Le principe de départ du roman aurait pu donner lieu à des développements de grande ampleur et un récit ambitieux. La possibilité de l’exploration spatiale est envisagée dans le roman mais repoussée à plus tard, alors que c’est à mon avis là qu’il aurait été vraiment intéressant d’utiliser les particularités de cet univers et des différentes échelles. Greg Egan choisit de donner à lire une histoire somme toute très classique sur l’émergence d’une technologie disruptive dans une société divisée. Le changement de paradigme n’apparait plus que comme un artifice amusant mais aucunement nécessaire à l’histoire qui est contée. Le même récit pouvait être fait avec seulement trois leptons et des humains d’un mètre soixante-dix. Inévitablement, on est amené à se poser la question : tout ça pour ça ?  En d’autres termes, l’auteur ne tire pas pleinement parti de sa proposition initiale qui reste à l’état d’exercice de pensée pour étudiant en physique fondamentale. (J’ai eu maintes fois lors de mon parcours universitaire ce type de questions : imaginez un monde dans lequel la constante de Planck vaut 1, imaginez un monde dans lequel le nombre de leptons… etc.). La première partie, l’enquête, est tirée par les cheveux et, dans la seconde, Egan se veut moraliste mais ne va pas au-delà de réflexions politiques et morales qui déçoivent autant par leur évidence que par leur manque de subtilité : la voie démocratique est préférable au coup de force armé. Certes, mais bon. Je sors de cette lecture avec le sentiment que Greg Egan a passé plus de temps à penser son monde et à écrire les explications exposées sur son site qu’à imaginer une histoire étonnante.


  • Titre : Scale
  • Auteur : Greg Egan
  • Publication : 1 janvier 2023
  • Langue : anglais
  • Support : ebook

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L’Œuf du dragon – Robert Forward

Par : FeydRautha
2 janvier 2023 à 12:52

Dans une rare interview donnée chez notre ami Gromovar, Greg Egan affirmait que « le vrai pouvoir de la SF vient de ce qu’elle n’a pas à parler tout le temps de nous. » Voilà qui ne cessera de faire s’émouvoir ceux qui estiment que l’objet de la littérature est et doit être l’humain. Il existe, dans un recoin du genre, une hard-SF dont le point de focalisation n’est pas l’Homme mais la science. Robert Forward, né en 1932 et mort en 2002, est un physicien américain, spécialiste des ondes gravitationnelles et d’ingénierie spatiale. Il est aussi l’auteur d’une dizaine de romans de science-fiction qui revendiquent tous des visées pédagogiques à l’endroit des sciences. Son premier roman est Dragon’s Egg, publié en 1980 et traduit en France sous le titre L’Œuf du dragon en 1984 dans la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont. Il obtenu le prix Locus du meilleur premier roman en 1981.

Pour écrire ce roman, Robert Forward dit avoir été inspiré d’une part par le roman Mission of Gravity (1954) de Hal Clement dans lequel l’auteur imagine la vie à la surface d’une planète où la gravité varie de 3 fois celle de la Terre à l’équateur jusqu’ à 700 fois à ses pôles ; et d’autre part par une interview de Frank Drake publiée dans le magazine Astronomy en décembre 1973, dans laquelle l’astrophysicien spécialiste de la recherche de vies extraterrestres suggère la possibilité d’une vie à la surface d’une étoile à neutrons.

En 2020, une équipe d’astronomes découvrent l’existence d’une étoile à neutrons se déplaçant selon une trajectoire qui l’amène à passer à seulement 250 unités astronomiques (soit 250 fois la distance Terre-Soleil) de notre système. Saisissant l’opportunité unique de pouvoir étudier de près un tel objet, une expédition scientifique est envoyée à sa rencontre en 2050. Voilà qui rappelle le point de départ d’un autre roman considéré comme l’un des piliers  de la hard-SF, Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke (1973). L’œuf du dragon, nom donné à cette étoile morte, fait ici figure de Big Dumb Object traversant le système solaire et éveillant la curiosité des scientifiques. Notez que l’utilisation de ce trope répond à une obligation de crédibilité scientifique. Des auteurs comme Robert Forward et Arthur C. Clarke savent que l’espace est grand et que la probabilité d’y voyager loin est très faible dans l’état actuelle de nos connaissances et de nos technologies. Si on ne peut voyager jusqu’aux mondes extraterrestres, il faut qu’ils viennent à nous. Mais contrairement au Rama du roman de Clarke, et répondant à la suggestion de Drake, l’œuf du dragon n’est pas inhabité. Très rapidement, les scientifiques découvrent qu’une civilisation intelligente, les cheela, s’est développée à sa surface, là où règne une gravité 67 milliards de fois celle de la Terre et un champ magnétique d’un milliard de gauss (environ 0,5 gauss sur Terre). Ces conditions physiques très particulières et extrêmes s’il en est ont des conséquences importantes sur les formes de vie qui peuvent s’y développer. La matière à la surface de l’étoile à neutron est dégénérée : elle n’est plus faite d’atomes avec leur cortège électronique et de molécules, mais de noyaux atomiques dans une mer d’électrons libres. La densité et la force des interactions nucléaires fait que si le corps d’un individu cheela est composé d’à peu près autant d’atomes que celui d’un être humain, il fait la taille d’une graine de sésame. De plus, son évolution est un million de fois plus rapide que celle des humains, son espérance de vie n’est que de 45 mn, et pour les humains, les cheelas semblent vivre en accéléré. (Cette distorsion du temps n’est pas due à des effets relativistes comme on le lit parfois dans les recensions sur ce roman. La gravité très forte à la surface de l’étoile au contraire implique que le temps y passe plus lentement.) En quelques jours, les scientifiques terriens vont assister à l’équivalent de milliers d’années d’évolution de la civilisation cheela jusqu’à un final tout à fait réjouissant.

Voilà les bases de l’aventure dans laquelle Robert Forward entraine ses lecteurs. L’essentiel du roman, depuis son premier chapitre qui décrit la formation de l’étoile à neutron il y a 500 000 ans, est consacré à décrire la civilisation cheela. Le point de vue humain n’intervient que très peu, les personnages ne sont pas développés, ils n’ont que des prénoms et des fonctions, et les chapitres qui leur sont consacrés ne servent qu’à expliquer en termes scientifiques les événements qui se déroulent à la surface de l’œuf. Du côté des cheelas, on ne s’intéresse pas vraiment non plus aux individus, car ceux-ci se succèdent trop rapidement les uns les autres et c’est une série de petites histoires individuelles qui composent celle de la grande civilisation. Par nécessité de communication d’un récit compréhensible pour un lecteur humain, les pensées et comportements des cheelas sont anthropomorphisés. Cela fut parfois reproché à l’auteur. Mais il eut été difficile, et sans doute peu pédagogique, que de faire autrement.

L’Œuf du dragon est donc un roman sans personnage, qui ne parle pas de l’humain, mais uniquement de science et imagine quelle forme pourrait prendre la vie dans des conditions extrêmes. Robert Forward lui-même reconnait avoir écrit un manuel déguisé sous forme d’un roman. Et c’est malgré tout passionnant. C’est un roman court, quelque 250 pages accompagnées d’un appendice technique qui reprend toutes les bases scientifiques disséminées dans le texte, qui raconte une civilisation en accéléré. Certes, on pourra lui faire maints reproches. Manque de psychologie, sécheresse de l’écriture, c’est-à-dire ceux qui reviennent souvent lorsqu’on parle de hard-SF orientée vers l’exploration scientifique brute. Mais combien de fois dans votre vie aurez-vous l’occasion de vous promener à la surface d’une étoile à neutrons ?

Et bien réjouissez vous, car vous en aurez l’occasion très bientôt car les éditions Mnémos ont choisi de rééditer ce roman le 22 mars 2023, sous une traduction révisée et présentée par Olivier Bérenval. Il est à noter que le texte avait bien besoin d’une révision car l’édition originale est truffée de fautes, de typos, et de choix de traduction maladroits. Un bon nettoyage s’imposait.


D’autres avis : Apophis,


  • Titre : L’Œuf  du dragon
  • Auteur : Robert Forward
  • Publication originale : 1980
  • Publication française : 1984, Robert Laffont, coll. Ailleurs et demain ; 1990, Livre de poche
  • Traduction : Jacques Polanis
  • Nombre de pages : 296
  • Support : papier

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Une science-fiction chinoise post-Trois corps ? – Gwennaël Gaffric

Par : FeydRautha
17 décembre 2022 à 10:08

Chen Qiufan et Gwennaël Gaffric – photographie de Christophe Slazak (2022)

L’auteur chinois Chen Qiufan était présent au dernier festival des Utopiales de Nantes (29 oct. – 1 nov. 2022) pour présenter son premier roman, L’île de Silicium, paru en octobre dans la collection Rivages/imaginaire. Lors d’une rencontre organisée par les éditions Rivages, il a revendiqué une science-fiction « post-Liu Cixin » ou « post-Trois corps ». Gwennaël Gaffric, son traducteur et maître de conférence en langues et littératures chinoises, a accepté de revenir pour nous sur cet entretien afin de définir ce qu’est la science-fiction chinoise « post-Trois corps ».


Liu Cixin

Lors d’un échange récent avec l’écrivain Liu Cixin 刘慈欣 (né en 1963), celui-ci me rappelait à quel point il jugeait sa propre production marginale par rapport à la science-fiction chinoise contemporaine. De toute évidence, ce constat n’exprimait pas une position au sein du marché littéraire chinois et mondial – il demeure à ce jour l’écrivain de SF le plus lu dans son pays et au-delà – mais plutôt une observation des tendances actuelles contrastant avec son approche personnelle du genre. Très sollicité et multi-adapté (bandes dessinées, dessins animés, films, séries, expositions…), Liu Cixin et la trilogie qui l’a fait connaître hors de ses frontières, représentent néanmoins une balise, générationnelle et thématique, à partir de laquelle il peut être intéressant d’observer les dynamiques de la science-fiction en Chine aujourd’hui.

Autre écrivain chinois de SF récemment porté à la connaissance du lectorat français, Chen Qiufan 陈楸帆, tenait en 2016, lors d’une convention de SF au Japon, une conférence autour de la « science-fiction chinoise « post-Trois Corps » ». Si je n’ai personnellement pas trouvé trace du contenu de son propos, sa venue à Nantes lors du Festival des Utopiales de 2022 pour la parution de son roman l’Île de Silicium fut l’occasion de l’interroger sur le sujet.

Les réflexions qui suivent reposent donc à la fois sur les discussions que nous avons pu avoir à cette occasion et sur mes propres observations de la production science-fictionnelle actuelle en Chine.

Évidence qu’il convient malgré tout de rappeler, une première différence entre Liu Cixin et des écrivains comme Chen Qiufan (né en 1981), Hao Jingfang 郝景芳 (née en 1984), ou Xia Jia 夏笳 (née en 1984) (pour ne citer que des noms d’auteurs et d’autrices déjà traduit-es en français) est avant tout générationnelle.

Liu Cixin est né en 1963. Son enfance a été marquée par la Révolution culturelle (1966-1976), période sombre pour les arts et les lettres chinois, où les rares œuvres autorisées (fiction réaliste socialiste officielle, mais aussi manuels techniques et ouvrages de vulgarisation scientifique) ont néanmoins marqué durablement toute une génération d’écrivains connus et reconnus, comme Yan Lianke (1958), Su Tong (1963), Yu Hua (1960), Fang Fang (1955) ou encore le prix Nobel de la littérature Mo Yan (1955).

Enfant du maoïsme, Liu Cixin a connu les espoirs du Printemps de la science (1978), mais aussi la campagne contre la « pollution spirituelle » engagée au milieu des années 1980, condamnant entre autres… la science-fiction, jugée nihiliste, bourgeoise et trop occidentale. C’est peu de temps après l’abandon de cette campagne que le jeune Liu Cixin publiera ses premières nouvelles. Il connaît alors un succès d’estime dans le petit monde de la science-fiction, et remporte de nombreux prix. Les historiens de la SF chinoise le présentent comme l’un des « trois généraux » avec deux autres écrivains de sa génération (Han Song 韩松 et Wang Jinkang 王晋康), précurseurs de ce que le chercheur Song Mingwei appelle la « nouvelle vague de la science-fiction chinoise », qu’il fait débuter en 1985 avec le premier roman cyberpunk chinois, écrit par Liu Cixin : Chine 2185 (chef d’œuvre visionnaire qui ne sera malheureusement jamais publié sous format papier).

Les écrivains nés dans les années 1980 ont grandi dans un tout autre contexte : dans une société pansant tant bien que mal les blessures des dernières décennies maoïstes, ils ont connu le lancement des grandes réformes économiques, l’entrée de la Chine dans la mondialisation économique et culturelle, mais aussi les désillusions du capitalisme sauvage et sa collision avec un pouvoir toujours autoritaire.

Hao Jingfang

En 2016, l’écrivaine Hao Jingfang publiait un roman de littérature blanche : Née en 1984 (année de naissance de l’autrice), dont le récit oscille entre la jeunesse d’un père et celle de sa fille, chacun dans leur trentaine, et leur rapport au monde et à la liberté, le premier confronté aux grands bouleversements historiques de son temps, la seconde, à une vie quotidienne en apparence plus paisible et plus monotone, mais néanmoins confrontée aux incertitudes et aux angoisses de son temps : inégalités sociales de plus en plus marquées (un thème qu’elle reprendra dans « Pékin plié »), difficultés des étudiants pour trouver un emploi et une place dans la société (comme dans la nouvelle « L’année du rat », de Chen Qiufan). Liu Cixin dira du roman de Hao Jingfang qu’il donne à voir « un réalisme et une profondeur qui dépassent ses œuvres de science-fiction, abordant des questions psychologiques contemporaines telles que l’anxiété universelle. »

Cette différence générationnelle est en particulier marquante dans les lectures des autrices et des auteurs concernés, et des influences qu’ils revendiquent.

Liu Cixin, se définissant volontiers comme auteur de hard SF, aime à répéter que toute son œuvre n’est qu’un pâle hommage à Arthur C. Clarke. Il raconte aussi souvent comment Jules Verne, qu’il a lu en secret pendant les dernières années de la Révolution culturelle, a éveillé son intérêt pour la science et lui a fait comprendre la toute-puissance de l’imagination littéraire. Mais, comme plusieurs de ses contemporains, il est aussi un grand lecteur de littérature russe, soviétique ou non (il se dit admirateur de Tolstoï) et un lecteur attentif en trouvera sans peine les traces dans ses nouvelles et ses romans.

Les écrivains de science-fiction chinois nés dans les années 1980 citent plus facilement des auteurs japonais, ou parfois sino et afro-américains. Ainsi, le livre de chevet de Xia Jia est Brown Girl in the Ring, de Nalo Hopkison et Chen Qiufan se dit admirateur de Ted Chiang, grand maître de la nouvelle (le format le plus prisé par les auteurs de SF chinoise), lui-même né de parents taïwanais.

La nouvelle scène de la SF chinoise est d’ailleurs traversée par des tendances communes avec la SF euro-américaine : une littérature puisant davantage dans les sciences humaines que dans les sciences naturelles, éclatée dans une multitude de sous-genres (silkpunk, steampunk, solapunk, biopunk…), brouillant les frontières avec les autres genres de l’imaginaire, et accordant une visibilité inédite aux autrices (outre Hao Jingfang et Xia Jia, on peut citer Chi Hui 迟卉, Gu Shi 顾适, Mu Ming慕明, Tang Fei 糖匪, Regina Kanyu Wang  王侃瑜, toutes récipiendaires de prestigieux prix de SF…) alors que les écrivaines étaient tout à fait absentes des magazines de science-fiction chinois dans les années 1990-2000).

La diversité des acteurs du champ de la SF, de même que celle de leurs influences, expliquent en partie des différences de thématiques entre la génération actuelle et la précédente.

Liu Cixin et des auteurs de son âge, comme Wang Jingkang ou Xing He 星河, consacrent une grande partie de leurs œuvres à explorer les mystères encore non résolus de la science, extrapolant la plupart du temps leurs réflexions à une échelle universelle. En effet, si la Chine est présente dans leurs œuvres, c’est souvent par commodité scénaristique, et la Chine qu’ils donnent à voir n’est souvent qu’une diapositive du monde. Enfants de la Guerre froide, ils mettent certes fréquemment en scène la méfiance et la peur de l’altérité (humaine ou non-humaine), mais ils invitent presque toujours à leur dépassement et à retrouver un certain sens du commun et du dialogue, sur Terre ou dans l’Univers.

Or comme l’écrit Xia Jia, « la fin de la Guerre froide et l’intégration accélérée de la Chine dans le capitalisme mondial dans les années 1990 ont en effet entraîné le pays dans un processus de changement social dont l’exigence ultime était l’application des principes du marché à tous les aspects de la vie sociale, ce qui s’est manifesté en particulier par le choc et la destruction que la rationalité économique a infligés aux traditions [1] », déjà très ébranlées par une décennie de Révolution culturelle.

Dans ce processus de mondialisation et d’uniformisation culturels, des auteurs comme Chen Qiufan ou Xia Jia tentent quant à eux de retourner au local et au folklore. La Chine et ses avatars culturels, religieux et mythologiques, y sont donc bien plus visibles que dans les œuvres de Liu Cixin, dont la nationalité ou la langue des personnages est rarement déterminante. Par contraste, les frictions, les collisions et les fusions entre technologie et religion sont récurrentes dans les œuvres de Chen Qiu Fan et de Xia Jia (comme en attestent « Six histoires de la Fête du Printemps de 2044 » de Xia Jia ou L’île de silicium, de Chen Qiufan).

En cela, la génération d’auteurs de SF chinois née dans les années 1980 partage une partie des préoccupations de certains auteurs américains de SF afro ou asio-descendants : enrichir une science-fiction traditionnellement eurocentrée d’images et de codes culturels non-occidentaux. Ainsi Xia Jia tente-t-elle d’esquisser ce que serait une science-fiction aux caractéristiques « chinoises », la rapprochant par exemple des histoires de fantômes classiques [2].

Enfin, si la génération des auteurs nés dans les années 1980 se fait plus directement critique des inégalités sociales en Chine, c’est certes peut-être parce que ses représentants sont plus engagés que ne l’est Liu Cixin, mais aussi et surtout parce que leur focalisation n’est pas la même : si Liu Cixin est devenu l’un des héros (malgré lui ?) du soft power chinois actuel, ce n’est pas parce que le politique est absent de ses œuvres, mais parce que le contexte spatio-temporel de ses intrigues est plus flou et/ou plus lointain, historiquement et géographiquement. À l’opposé – et quand l’appareil de censure le leur permet – des auteurs comme Chen Qiufan, Hao Jingfang et Xia Jia situent plus volontiers leurs histoires dans des contextes sociaux et géographiques plus marqués.

Même si Liu Cixin demeure sans conteste la figure la plus médiatique de la scène contemporaine de la SF chinoise, les auteurs de la génération des « post-80 » ne sont toutefois pas boudés par la société civile et multiplient les projets en partenariat avec le monde technologique et industriel. L’exemple le plus parlant est peut-être l’ouvrage I.A 2042 – Dix scénarios pour notre futur, co-écrit par Chen Qiufan avec Kai-fu Lee, ancien président de Google China et pionnier des recherches sur l’intelligence artificielle.

Autre phénomène important témoignant encore un peu plus du caractère transmédiatique de la SF chinoise contemporaine, la « cyber-littérature » (littérature produite sur et pour le web) représente une proportion non négligeable de la production littéraire actuelle et touche un lectorat sans doute bien plus conséquent que celui des récits de science-fiction publiés sous forme imprimée. Au-delà du succès commercial et populaire de ces plateformes regroupant des centaines de milliers d’œuvres (!), ce sont aussi les habitudes de lecture, d’écriture et de publication qui se retrouvent bouleversées par ces nouvelles pratiques, qui renforcent notamment l’importance de la participation des lecteurs et des interactions entre plusieurs médias.

Mais comme pour la littérature plus traditionnelle, la cyberlittérature est elle aussi sévèrement soumise au contrôle des censeurs. Comme j’avais l’occasion de l’écrire ailleurs, « le moment où le régime chinois s’intéresse le plus à sa science-fiction est peut-être aussi le moment où elle désire le plus garder la main sur son futur. Malgré l’intérêt manifesté pour le genre, la censure fait toujours rage et, comme on le sait, le régime se durcit depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012. Il y a bien sûr de quoi se réjouir de la curiosité éprouvée à la fois en Chine et ailleurs pour la science-fiction chinoise, tout en gardant à l’esprit que plus la politique s’intéresse à la littérature, plus celle-ci est exposée… » [3]

C’est peut-être en ce sens qu’un auteur comme Chen Qiufan appelle de ses vœux un nouvel élan pour la SF chinoise, non pas tant pour saper l’héritage d’un auteur essentiel, mais pour (re)faire de la science-fiction un moyen de faire bouger les lignes et d’accompagner le changement social.


[1] Xia Jia, “What Makes Chinese Science Fiction Chinese?”, tr. Ken Liu, Tor, https://www.tor.com/2014/07/22/what-makes-chinese-science-fiction-chinese/.

[2] Voir référence précédente. On mesure à la lecture de cet article toute la difficulté éprouvée par Xia Jia de donner ne serait-ce qu’une ébauche de ce que serait une science-fiction « chinoise », car toute tentative de définir par une littérature par des traits culturels et nationaux est voué à la généralisation excessive…

[3] Gwennaël Gaffric, « Histoire et enjeux de la science-fiction sinophone », Monde chinois, vol.3, n°51-52, 2017 , p.12-13. Pour les lectrices et les lecteurs qui souhaiteraient en savoir un peu plus, je renvoie à ce numéro spécial de la revue le Monde chinois et au numéro spécial sur la SF en Asie de l’Est de la revue Res Futurae : https://journals.openedition.org/resf/759.


L’île de Silicium – Chen Qiufan – Rivages – 12 octobre 2022 – traduction de Gwennaël Gaffric – 448 pages.

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Coming of the Light – Chen Qiufan

Par : FeydRautha
10 décembre 2022 à 12:31

L’auteur chinois de science-fiction Chen Qiufan a été révélé cette année en France avec la parution fin octobre dans la toute nouvelle collection Rivages/Imaginaire de son roman L’île de Silicium, sous une traduction de Gwennaël Gaffric. Voilà qui justifie qu’on s’intéresse d’un peu plus près aux écrits de l’auteur, notamment sous la forme courte puisque quelques-uns de ses textes ont été traduits en anglais par Ken Liu. Et puisqu’on s’ennuie ferme ces temps-ci avec la production anglo-saxonne, il est plus que temps d’aller voir ailleurs. C’est donc sur la recommandation de l’ami Gromovar que j’ai lu la nouvelle Coming of the Light de Chen Qiufan publié en 2015 dans le numéro 102 de l’excellente revue Clarkesworld.

Ce texte de 8360 mots, soit une petite novellette, s’aventure non sans ironie du côté métaphysique de la science-fiction, en comparant l’appétence humaine pour les religions et la technologie. Zhou Chongbo est stratège en marketing pour un petite entreprise de la Silicon Valley chinoise. Notant que l’observation des rituels bouddhistes chez la plupart de ses concitoyens relève plus de la superstition et d’un besoin psychologique de se sentir en sécurité plutôt que d’une véritable foi religieuse, il a l’idée de placer l’application mobile d’un client sous la protection de Bouddha en la faisant consacrer par un moine.  Il propose de créer ainsi une économie de partage des bénédictions. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’est le succès qu’aurait son idée et, plus encore, qu’il pouvait exister des liens plus profonds qu’il ne l’imaginait entre code informatique et structure de l’univers.

Coming of the Light est une nouvelle malicieuse qui, sous des dehors humoristiques et un scénario que l’on pourrait résumer en un mot par « Oups ! », présente une véritable critique de la société du vide existentiel et met en accusation les rapports irrationnels que l’on peut entretenir avec les nouvelles technologies. Tout ceci est fait sous les ors de la science-fiction, seul genre qui ne connait aucune limite et dans lequel consulter ses notifications le matin peut engendrer une catastrophe cosmique le soir. Et c’est précisément pour cela qu’on l’aime.

Gromovar concluait sa chronique par un appel du pied vers le monde de l’édition française. Je plussoie.

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Bilan 2022 – Une sélection de romans de science-fiction

Par : FeydRautha
28 novembre 2022 à 14:03

Rendez-vous traditionnel de chaque fin d’année, L’épaule d’Orion vous propose une sélection de livres de science-fiction publiés dans l’année. Comme toujours, cette liste n’a pas pour prétention de sanctionner « le meilleur de la SF », mais de suggérer des lectures parmi les romans que j’ai lus et qui m’ont enthousiasmé. Il s’agit d’un choix personnel, par nature incomplet et subjectif, et je n’ai pas lu tous les livres.

Il y a eu cette année encore de très belles parutions, dans toutes les catégories. Malgré une surproduction chronique, de nouvelles collections sont apparues et proposent des choses vraiment intéressantes. Il faudra garder un œil dessus dans les mois et années à venir. À nouveau cette année, on observe la présence de plus en plus importante de romans d’imaginaire, et pas des moindres, dans des collections de littérature générale. On pourra discuter de la pertinence éditoriale de ce phénomène, y voir une bonne chose pour les littératures de l’imaginaire, ou une mauvaise nouvelle pour les éditeurs spécialisés qui se trouvent en quelque sorte dépossédés des fruits de leurs efforts. Je vous en laisse juge.

Trêve de bavardage, voici ma sélection pour l’année 2022.


Romans

  • Les Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert

Le premier roman à apparaître dans ma sélection est celui qui m’a le plus surpris. Un roman qu’on n’attendait pas, qui a surgi de nulle part, et a fait une entrée remarquée et remarquable dans le monde de l’imaginaire. Il s’agit de Les Flibustiers de la mer chimique de Marguerite Imbert, publiée chez Albin Michel Imaginaire. Tragi-comédie post-apocalyptique autant que satire moraliste, c’est un roman débridé, original, effervescent et totalement barré. Marguerite Imbert fait ici preuve d’une grande maturité en assumant totalement son projet de la première à la dernière ligne et en ne cédant rien. Voir la chronique détaillée.

Les Flibustiers de la mer chimique – Marguerite Imbert – Albin Michel Imaginaire – 28 septembre 2022 – 464 pages.

  • L’Aube d’Octavia E. Butler

Premier volume de la trilogie Xenogenesis qui, bizarrement, n’avait jamais été traduit en français, L’Aube d’Octavia E. Butler s’impose comme un chef d’œuvre dans la thématique du premier contact avec une intelligence extra-terrestre. On doit à Marion Mazauric et à la maison d’édition Le Diable Vauvert de rendre disponible l’œuvre de cette très grande autrice américaine. Voir la chronique détaillée.

L’Aube – Octavia E. Butler – Le Diable Vauvert – 27 octobre 2022 – Traduction Lise Capitan – 432 pages.

  • Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan

Autre roman qui fut pour moi une très heureuse surprise, Analog/Virtuel de Lavanya Lakshminarayan. Il s’agit d’un premier roman qui a été publié dans la toute jeune collection Le Rayon Imaginaire dirigée par Brigitte Leblanc. Décrivant l’effondrement d’une société dystopique à la faveur d’une révolution populaire, l’autrice fait le choix très pertinent d’une narration fragmentaire, composant un récit mosaïque, dans lequel il n’y a pas de héros unique, mais une foultitude qui prend part aux événements, portant collectivement leur histoire. C’est un excellent roman. Voir la chronique détaillée.

Analog/virtuel – Lavanya Lakshminarayan – Hachette Heroes, coll. Le Rayon imaginaire – 1 juin 2022 – traduction Lise Capitan – 384 pages.

  • Ymir de Rich Larson

À la suite de l’excellent recueil de nouvelles La Fabrique des lendemains publié chez Le Bélial’, on attendait avec impatience la publication du roman Ymir de Rich Larson. L’auteur y confirme son immense talent et sa maitrise des codes du cyberpunk dans ce roman qui déconstruit allégrement la figure du héros tragique. Le roman rejoint sans peine cette sélection des lectures essentielles de 2022. Voir la chronique détaillée.

Ymir – Rich Larson – Le Bélial’ – 29 septembre 2022 – Traduction de Pierre-Paul Durastanti – 384 pages.

Léopard noir, loup rouge de Marlon James

Voilà un roman dont se demande vraiment ce qu’il fait dans une collection généraliste tant il est radical dans le genre de la fantasy. Le trait de génie de Marlon James est de déconstruire le récit pour réinventer le monde et son langage et, au passage, une nouvelle littérature. La lecture de Léopard noir, loup rouge est éprouvante et hypnotique. Léopard noir, loup rouge est un livre total, entier, qui invente ses propres raisons et sa propre existence. Voir la chronique détaillée.

Léopard noir, loup rouge – Marlon James – Albin Michel – 28 septembre 2022 – 704 pages.


Romans courts

Sans grande surprise, cette catégorie ressemble à une célébration de la collection Une Heure Lumière chez Le Bélial’, car qui d’autre publie régulièrement des novellas de cette qualité en France ?

  • Le Serpent et Le Voleur de Claire North

Il s’agit d’une trilogie, dite de La Maison des jeux, dont le dernier volume sera publié début 2023, mais Le Serpent et Le Voleur de Claire North sont deux incontournables de l’année 2022 à mon avis. En deux textes, l’autrice construit et dévoile progressivement un univers toujours plus complexe que ce que l’on pouvait imaginer de prime abord. Entre jeux de domination et alliances cachées à l’échelle de l’histoire mondiale, tout se joue et tout se perd dans la maison des jeux. On attend avec grande impatience la sortie de l’ultime volet. Voir les chroniques détaillées pour Le Serpent et Le Voleur.

Le serpent – Claire North – Le Bélial’, coll. Une Heure Lumière – 24 mars 2022 – traduction Michel Pagel – 160 pages.

Le Voleur – Claire North – Le Bélial’, coll. Une Heure Lumière – 22 septembre 2022 – traduction Michel Pagel – 160 pages.

  • La Millième nuit d’Alastair Reynolds

La Millième nuit, et le roman qui lui fait suite House of Suns, est à mon avis ce qui se fait de mieux en termes de space opera sous la plume d’Alastair Reynolds. Un scénario relativement simple mais qui s’inscrit au sein d’un univers – qu’il donne à découvrir – d’une amplitude tout à fait hors-norme. Du vrai sense of wonder. Voir la chronique détaillée.

La Millième nuit – Alastair Reynolds – Le Bélial’, coll. Une Heure Lumière – 25 août 2022 – traduction Laurent Queyssi – 144 pages.


Recueils de nouvelles

  • Le temps des retrouvailles de Robert Sheckley

Pas d’inédits dans ce recueil présenté par les éditions Argyll mais un regroupement de textes publiés entre 1952 et 1960 puis par la suite en français dans la revue Galaxie à partir des années 50. N’ayant jamais lu l’auteur, ce fut pour moi une excellente découverte. Des textes emplis d’humour et d’humanité. Voir la chronique détaillée.

Le Temps des retrouvailles – Robert Sheckey – Argyll – 3 février 2022 – traductions révisées par Lionel Evrard


Les rééditions indispensables

  • Créateur d’étoiles d’Olaf Stapledon

Paru en 1937, Créateur d’étoiles du philosophe anglais Olaf Stapledon est un roman fondateur qui contient plus d’idées de science-fiction par page que n’importe quel autre roman du genre. C’est une lecture hautement recommandée pour les amateurs du genre. Voir la chronique détaillée.

Créateur d’étoiles – Olaf Stapledon – Les moutons électriques – 17 juin 2022 – traduction de Leo Dhayer – 320 pages.

  • Axiomatique de Greg Egan

L’intégrale raisonnée des nouvelles de Greg Egan chez Le Bélial’ est actuellement composée de trois volumes et contient les plus grands textes de l’auteur. Le premier vient d’être réédité sous une toute nouvelle présentation. Indispensable ! Voir la chronique détaillée.

Axiomatique – Greg Egan – Le Bélial’, coll. Quarante-Deux – 10 mars 2022 – Traductions de Quarante-Deux, Francis Lustman, Sylvie Denis et Francis Valéry – 464 pages.

  • Hypérion de Dan Simons

Le chef-d’œuvre de Dan Simmons. Que dire de plus ? Il est réédité dans la collection Ailleurs et Demain dans un édition collector reliée, avec une préface de Bernard Minier et une postface de Fabrice Chemla. Du très lourd.

Hypérion, édition collector – Dan Simmons – Robert Laffont, coll. Ailleurs et Demain – 22 septembre 2022 – traduction de Guy Abadia – 528 pages.


Romans en VO

  • Eversion d’Alastair Reynolds

Alastair Reynolds encore ! L’auteur britannique est de retour cette année avec un roman très surprenant, loin de ses thématiques habituelles. Récit de science-fiction qui flirte avec l’horreur, Eversion est un véritable page-turner qu’il est difficile de lâcher. Bonne nouvelle, il sera prochainement publié en français par les éditions du Bélial’. Voir la chronique détaillée.

Eversion – Alastair Reynolds – Golancz – 26 mai 2022 – 320 pages.

  • The Moutain in the Sea de Ray Nayler

Si vous suivez ce blog, vous savez l’admiration que j’ai pour l’auteur américain Ray Nayler dont j’ai chroniqué nombre de nouvelles depuis quelques années. Ray Nayler vient de publier son premier roman, The Moutain in the Sea, qui rencontre un succès remarquable aux Etats-Unis, recevant des critiques dithyrambiques de la presse généraliste et spécialisée. Nous en reparlerons bientôt.

The Moutain in the Sea – Ray Nayler – MCD – 4 octobre 2022 – 420 pages.


Les bilans des années précédentes : 2018 – 2019 – 20202021

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Children of Memory – Adrian Tchaikovsky

Par : FeydRautha
27 novembre 2022 à 12:52

On doit à Adrian Tchaikovsky l’un des romans incontournables de la science-fiction de ce début du XXIe siècle, à savoir Children of Time publié en 2015, et traduit en français sous le titre Dans la Toile du Temps chez Denoël en 2018. Roman d’une grande intelligence, il imaginait une humanité déboussolée par sa propre bêtise et condamnée par la destruction de sa planète d’origine, se lançant dans un programme de terraformation de quelques planètes avec le maigre espoir d’y voir ressurgir la vie intelligente quelques milliers d’années plus tard. Mais rien ne se passe jamais comme prévu et Children of Time faisait le récit d’une de ces expériences, a priori ratée, aboutissant à l’évolution d’une espèce d’arachnide avec l’aide d’un nanovirus sur une planète appelée le monde de Kern. En s’appuyant sur de solides connaissances scientifiques, Adrian Tchaikovsky décrivait minutieusement la provolution (évolution artificiellement provoquée) d’une conscience, d’un langage, d’une science, d’une culture et d’une civilisation selon des termes qui nous sont totalement étrangers. Une véritable altérité. Il récidivait avec autant de succès en 2019 avec Children of Ruin (Dans les profondeurs du temps, Denoël, 2021) dans lequel, suivant la même recette, il décrivait la provolution d’une espèce de céphalopode sur la planète Damascus, alors que sur sa voisine, la planète Nod, les choses tournaient au cauchemar lors de la rencontre d’une forme de vie microbienne parasitique et violemment invasive. Ces deux romans constituaient une formidable aventure à la fois à la fois scientifique et non-humaine, un modèle de hard-SF intelligente et ludique.

Le très prolifique britannique propose avec Children of Memory, paru le 24 novembre 2022, une troisième variation dans cet univers. Nombreux sont les lecteurs, et j’en fais partie, qui attendaient ce nouveau volume, impatients de découvrir quelle nouvelle bestiole allait rejoindre les rangs des créatures conscientes, mais soucieux aussi, peut-être, que l’auteur se laisse aller à la facilité en déclinant à l’infini une formule déjà éprouvée dans deux romans. Que le lecteur se rassure, ou s’inquiète, ce n’est pas le cas. Pour renouveler la série, Adrian Tchaikovsky fait le choix de proposer un récit totalement différent mais qui, selon une logique science-fictive, s’inscrit dans la continuité des explorations précédentes.

Il y a bien une nouvelle espèce animale devenue intelligente qui fait son apparition dans Children of Memory, elle était d’ailleurs annoncée dans le dernier chapitre de Children of Ruin et sa présence ne surprend pas. Si quelques chapitres en flashback reviennent sur son évolution propre, ce n’est pas le propos central du livre et l’auteur survole la question pour s’intéresser à un autre sujet. À la fin du précédent  volume, humains, araignées, poulpes et blob nodien s’étaient alliés pour partir explorer l’univers à la recherche des autres planètes qui avaient été la cible des expériences humaines de terraformation lancées des milliers d’années auparavant, et qui en conséquence pouvaient abriter de nouvelles formes de vie consciente. Nous retrouvons donc les principaux personnages de la saga réunis à bord d’un vaisseau d’exploration en direction de la planète Imir. Sur place, ils découvrent que des humains y ont installé une colonie. Mais celle-ci est au bord de l’effondrement. Après les bestioles, c’est l’humain qui passe sous le microscope d’Adrian Tchaikovsky. Children of Memory a des airs d’Inversion d’Iain M. Banks, d’Un feu sur l’abîme de Vernor Vinge, et plus encore de son propre Elder Race, court roman fort réussi à la frontière des genres, où se confrontent des niveaux de développements technologiques qui jamais ne devraient se rencontrer. Avant de prendre une toute autre direction car, évidemment, il y a un twist qui se déclenche à la moitié du roman.

Litterature.
Meaning what?
Meaning… a thing that a human wrote once that seems tangentially relevant, by context and linguistic pattern analysis, to the topic of our conversation. So I throw it in there to seem clever.

Tout ceci aurait pu magistralement fonctionner. Malheureusement, Adrian Tchaikovsky abandonne entièrement l’aspect hard-SF qui avait soutenu les deux premiers volumes de la série et les ressorts de cette installation laissent à plus d’une occasion de nombreux trous dans un scénario où l’incrédulité n’est plus seulement suspendue, mais désagréablement bousculée. Les contradictions apparentes abondent et les muscles impliqués dans le haussement de sourcil sont mis trop souvent à contribution. L’idée en soi, même si elle n’est pas nouvelle, est bonne d’autant qu’elle est relancée à mi-parcours par ce fameux twist dont je parlais. Mais voilà, si vous avez déjà lu de la science-fiction récente, vous saurez immédiatement décrypter ce twist et devinerez où le roman tente, assez laborieusement, de nous emmener. Là encore, cette autre idée est bonne – quand bien même un certain roman de Greg Egan et une récente novella d’Alastair Reynolds vous auront totalement ruiné la surprise –  mais elle me semble maladroitement mise en œuvre. Adrian Tchaikovsky fait des choix narratifs qui brouillent son propos. Le récit est présenté suivant trois fils narratifs distincts, qui chacun use et abuse des flashbacks pour révéler lentement les tenants et les aboutissants de l’histoire. Cette fragmentation excessive amène à ce que, pendant longtemps, le lecteur ne comprenne strictement rien à ce qu’il se passe. À ce point que l’auteur en prend conscience et que le dernier chapitre est entièrement consacré à une explication détaillée de ce qu’il s’est déroulé jusque-là. Et c’est de mon point de vue le principal problème de ce roman : Adrian Tchaikovsky oublie le principe du show don’t tell, il ne montre pas, il ne fait que dire. Des chapitres entiers sont consacrés à livrer des explications sur le mode « il se passe ceci parce que cela et donc, il advient que… ». Dépouillés de leur rôle d’incarner une histoire, les différents personnages du récit ne portent aucune émotion à destination du lecteur. Ils existent, se meuvent, et agissent selon les injonctions d’un navigateur démiurge qui fait tout pour cacher au lecteur la destination du voyage avant sa conclusion. Et pourtant tout n’est pas si sombre. Il y a de très bons passages. En chemin, Tchaikovsky aborde de très nombreuses thématiques, trop sans doute pour avoir le temps de les discuter véritablement. On croise notamment de belles discussions sur la nature de la conscience – l’une des grandes interrogations de la science-fiction s’il en est – amenant les personnages à revoir leur propre définition de ce qu’est la vie sentiente, aboutissant ainsi à un final qui aurait été savoureux s’il avait été amené avec plus de délicatesse romanesque et de mise en chair. Même si, là encore, d’autres ont déjà fait mieux.

Children of Memory est donc une déception en ce qui me concerne. Le roman repose sur une très bonne idée, qui s’inscrit à mon avis logiquement dans la continuité du parcours entamé dès le premier volume de la série, une idée qu’Adrian Tchaikovsky se devait d’explorer. Et ça c’est formidable. Mais il le fait de manière peu convaincante non seulement en choisissant de ne plus soutenir son propos par un minimum de réalisme scientifique, mais aussi rendant le récit confus par une structure trop lâche et des choix narratifs qui perturbent plus qu’ils n’aident la lecture. Les derniers mots laissant entrevoir la possibilité d’un quatrième volume. Je le lirai évidemment, avec l’espoir que l’auteur retrouve un peu de la flamboyance du premier roman qui a lancé la série.


D’autres avis : même déception chez Anudar,


  • Titre : Children of memory
  • Série : Children of Tile
  • Auteur : Adrian Tchaikovsky
  • Langue : Anglais
  • Parution : 24 nombre 2022, Macmillan
  • Nombre de pages : 496
  • Support : papier et numérique

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L’Aube – Octavia E. Butler

Par : FeydRautha
12 novembre 2022 à 13:12

Régulièrement célébrée comme l’une des plus importantes plumes de la science-fiction américaine et récipiendaire des prix Hugo, Locus et Nebula à plusieurs reprises, Octavia E. Butler (1947-2006) est pourtant passée relativement inaperçue auprès du lectorat français. Sa série Patternist a été partiellement publiée en France dans les années 80 (le roman Wildseed, 1980, est toujours inédit chez nous) et il a fallu attendre les années 2000 pour que soient traduits la série des Paraboles et Liens de Sang. On doit à Marion Mazauric et à la maison d’édition Le Diable Vauvert de rendre à nouveau disponible son œuvre avec la réédition des textes déjà parus ainsi que la publication des inédits. C’est le cas avec L’Aube (Dawn, 1987), roman paru au mois d’octobre 2022, qui ouvre la trilogie Xenogenesis. Je ne vais pas y aller par quatre chemins, L’Aube est l’un des meilleurs romans de premier contact extraterrestre que j’ai lus.

Octavia E. Butler nous projette dans un futur qu’on pourrait définir par 1987 + 250 ans.  La guerre froide entre le bloc occidental et l’URSS a dégénéré en apocalypse nucléaire et l’humanité s’est suicidée. La planète Terre est ravagée. Lilith Iyapo se réveille nue dans une pièce entièrement blanche et dénuée de fenêtre ou de porte. La voix qui s’adresse à elle semble sortir du plafond. Lilith Iyapo se souvient. Elle s’est déjà réveillée plusieurs fois dans cette même pièce. Elle a déjà subi ce même interrogatoire. Elle a tour à tour résisté, elle s’est murée dans le silence et a failli en perdre la raison, puis elle a parlé, elle a questionné et n’a jamais reçu de réponse. Elle se souvient aussi de sa vie, de son mari et de son fils morts dans un accident, de la guerre. Elle se souvient de l’humanité d’avant. Elle s’éveille et enfin rencontre l’un de ses geôliers.

Celui-ci n’est pas humain. Il s’agit d’un Oankali, un humanoïde bipède dont les organes sensoriels tentaculaires le font ressembler à l’hydre ou à une créature marine et déclenche chez Lilith une réaction de panique et de dégoût profondément ancrée dans l’instinct humain. Ce qu’il lui révèle sur la raison de sa présence ici est à la fois monstrueux et fascinant. Les Oankali ont sauvé ce qu’ils ont pu de l’humanité, à savoir quelques représentants et les ont tenus en sommeil artificiel pendant deux siècles et demi, le temps de les étudier et de nettoyer la planète Terre pour la rendre à nouveau habitable. Désormais, ils ont besoin de Lilith pour éveiller d’autres humains et les préparer à retourner sur Terre pour la repeupler. Mais la survie a un prix : la perte de leur humanité. Les Oankalai sont une espèce complexe et totalement étrangère (je vous laisse le loisir de la découvrir), dont la technologie est entièrement basée sur une maitrise avancée de la biochimie. Le vaisseau interstellaire à bord duquel ils se trouvent est un être vivant*, proche du végétal. Le mode de survie des Oankali en tant qu’espèce repose sur un échange d’ADN avec les autres espèces rencontrées dans l’univers. Le troc proposé à l’humanité implique que les enfants de ces derniers ne seront plus totalement humains et pas totalement Oankali, mais une espèce hybride.

Mais le deal se fait en l’absence totale de libre arbitre. Il est contraint. Les humains sont sous la domination, quand bien même bienveillante, des Oankali et n’ont jamais le choix. Dominés, ils sont manipulés chimiquement, sensoriellement, émotionnellement et physiquement, voire sexuellement, pour se plier aux choix des dominants.  Pour Lilith se sera « apprendre et fuir ».

Thématique récurrente chez Octavia E. Butler, L’Aube est un roman sur la complexité des relations de domination, et une exploration de l’humanité sous contrainte. Et comme toujours chez l’autrice, l’humanité n’est jamais belle à voir. L’autrice explore à la fois les relations inter-espèces mais aussi, au sein de l’humanité, les rapports de pouvoir, les relations entre hommes et femmes, la sexualité et la procréation, le consentement et le rapport au corps, l’influence du biologique et l’identité. Le mot important ici est « complexité ». Je ne sais plus qui disait que l’intelligence est la capacité à concevoir la complexité. Cet aphorisme pourrait servir à définir les écrits d’Octavia E. Butler. L’Aube est un roman bourré d’intelligence. Je disais récemment que ce qui me frappe chez l’autrice est sa faculté à dire simplement des choses dont on perçoit très clairement qu’elle les a longuement réfléchies avant de les coucher sur papier. Telle une excellente vulgarisatrice de sa propre pensée.

Octavia E. Butler est une autrice essentielle et L’Aube est un roman passionnant de bout en bout, qui ne verse dans aucune facilité et révèle des surprises à chaque tournant. J’attends fébrilement la suite.

*Parenthèse historique : il est à noter que l’un des premiers auteurs de science-fiction à avoir imaginé des vaisseaux interstellaires vivants est l’auteur et éditeur français Gérard Klein avec les ubionastes dans la nouvelle Jonas (1966) qui revisite dans un futur lointain le mythe biblique. Le tout premier a été Robert Sheckley dans la nouvelle Specialist (1953) récemment publiée sous le titre Les Spécialisés dans le recueil Le Temps des retrouvailles (2022) paru chez Argyll. Plus proches de nous, on peut citer les faucons de l’Aube de la nuit chez Peter Hamilton, les mindships dans l’univers de Xuya d’Aliette de Bodard, ou encore les vaisseaux-monde de Kameron Hurley dans Les Etoiles sont légion.


D’autres avis : De l’autre côté des livres, Quoi de neuf sur ma pile, Le Nocher des livres, Anudar,


  • Titre : L’Aube
  • Série : Xenogenesis 1/3
  • Autrice : Octavia E. Butler
  • Traduction : (Anglais US) Jessica Shapiro
  • Publication : 27 octobre 2022, Le Diable Vauvert
  • Nombre de pages : 432
  • Support : papier et numérique

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« SF post-eganienne»… de quoi parle-t-on ?

Par : FeydRautha
27 octobre 2022 à 13:57

L’auteur canadien Rich Larson est publié en France par les éditions Le Bélial’ qui aiment le présenter comme « le fer de lance d’une SF post-eganienne ». L’expression a provoqué chez quelques lecteurs un haussement de sourcil et une certaine incompréhension. Une réaction couramment lue ici et là a été « je ne vois rien de Greg Egan chez cet auteur !». C’est la source du quiproquo. Lorsqu’on parle de SF post-eganienne, on ne sous-entend pas par là que l’œuvre ainsi qualifiée copie ou même s’inspire de la rigueur du pape de la hard-SF Greg Egan, mais qu’elle s’inscrit dans un courant de la science-fiction qui dérive historiquement et philosophiquement de l’approche initiée par l’auteur australien dans les années 90.

Pour définir ce qu’est la SF post-eganienne, il nous faut donc observer comment historiquement différents mouvements s’articulent les uns par rapport aux autres et considérer les courants sous un angle ‘phylogénétique’. C’est ce que je me propose de faire dans cet article, de manière extrêmement succincte, car les liens réels qui sous-tendent l’émergence des courants sont complexes et seul un travail de recherche de niveau universitaire serait à même de traiter le sujet en profondeur et dans sa diversité. Et si l’on veut parler de Greg Egan, il nous faut évidemment parler d’abord de hard-SF.

Très brièvement, la hard-SF est un courant de la science-fiction dans lequel les technologies décrites doivent être compatibles avec l’état des connaissances scientifiques du moment. Il a connu son essor durant l’Âge d’or de la science-fiction aux Etats-Unis, notamment sous l’influence de l’éditeur John W. Campbell qui, dès lors qu’il eut la direction du magazine Astounding, exigea des auteurs qu’il publiait une précision scientifique poussée dans leurs écrits (tout du moins avant qu’il ne s’intéresse aux pseudo-sciences). Les  auteurs les plus reconnus du premier âge de la hard-SF, Isaac Asimov, Robert A. Heinlein, et Arthur C. Clarke, possèdent tous une formation scientifique. La hard-SF s’intéresse alors principalement aux sciences dites dures. Mais si les progrès scientifiques et technologiques, souvent considérés de manière positive, sont au cœur de la construction du genre, ils sont souvent des outils et non véritablement le sujet des récits. Le remarquable Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke (1973), qui est un des piliers du genre, est avant tout un roman d’aventure enrichi de faits scientifiques, dans lequel la démarche scientifique est l’outil de résolution d’un problème. Des auteurs comme Alastair Reynolds (L’espace de la révélation, House of Suns), et Andy Weir (Seul sur Mars, Projet dernière chance), par exemple, sont les héritiers directs à notre époque d’Arthur C. Clarke.

La hard-SF 1.0 associée à l’Âge d’or et à des penchants politiques conservateurs s’étiole toutefois progressivement dans les années 60 lorsqu’en réaction un nouveau courant, la New Wave, apparaît. (Le terme hard-SF est en fait lui-même inventé en 1957 pour qualifier une catégorie des textes de SF face au nouveau courant émergent.) La New Wave of science-fiction s’inspire du post-modernisme et s’éloigne des sciences dures pour se tourner vers la psychologie et les sciences sociales, tout en mettant l’accent sur l’expérimentation littéraire. (À ce propos, Robert Louit, traducteur de J.G. Balard et de Philip K. Dick, disait de la spéculative-fiction de ces deux auteurs qu’elle « penchait plutôt du côté de Freud que d’Einstein ».) De nature plus politique, proche des contrecultures des années 60 et 70, la New Wave va directement inspirer la naissance d’un nouveau genre au début des années 80 : le cyberpunk.

Le cyberpunk nait véritablement en tant que courant littéraire avec la publication du Neuromancien de William Gibson en 1984. Il s’agit alors d’une SF dystopique qui s’intéresse essentiellement à la culture underground et à l’effondrement politique et économique des sociétés futuristes ultracapitalistes dans un avenir à court terme. Bien que très éloigné des préoccupations de la hard-SF, le cyberpunk va toutefois produire une révolution dans le genre en plaçant l’informatique, les réseaux, le cyberespace, les implants et le transhumanisme au centre des préoccupations. Les sous-genres dérivés tels que le biopunk ou le nanopunk vont prolonger l’œuvre à d’autres sciences.

Au même moment, l’éditeur britannique David Pringle lance un appel dans le magazine Interzone à créer une nouvelle hard-SF radicale qui s’intéresserait autant à la physique qu’à la biologie et à la sociologie, et aux conséquences des développements scientifiques et technologiques sur l’humain. Cet appel est à l’origine du renouveau de la hard-SF dans les années 90 dont Greg Egan n’a pas tardé à devenir le principal artisan.

Greg Egan est lui-même un enfant du cyberpunk. Ou, plus précisément, il s’inscrit dans un héritage « post-cyberpunk » (je mets ici des guillemets car le post-cyberpunk est aussi le nom d’un sous-genre auquel Greg Egan n’appartient pas). Il publie son premier roman de science-fiction en 1992 sous le titre Quarantine (Isolation,2000). Quarantine est un roman cyberpunk, mais Egan y ajoute un twist quantique. Le développement de la SF eganienne se fait dans un premier temps essentiellement à travers les nouvelles qu’il publie dans le magazine Interzone. Greg Egan est avant tout un moraliste. Ses préoccupations sont la science et son éthique, en tant que sujet, et les conséquences des nouvelles technologies sur l’humain et son identité. Un parfait exemple est le roman La Cité des permutants qui, à partir d’une thématique cyberpunk, la numérisation des consciences, pousse la logique à son terme et examine la notion même de conscience et d’identité. Greg Egan va s’intéresser par la suite tout autant à la physique et à l’informatique qu’à la biologie et la sociologie. (Il faudrait ici faire une étude détaillée des œuvres de Greg Egan. Cela a été fait en grande partie dans l’essai Greg Egan de Karen Burham publié en 2014, et dont l’esprit de cet article est inspiré.) Pour paraphraser la troisième loi d’Arthur C. Clarke, on peut dire que toute technologie suffisamment avancée devient une nouvelle de Greg Egan.

Tout ceci nous amène à aujourd’hui. Si Greg Egan se distingue par une approche extrêmement poussée envers les sciences et l’exactitude mathématique, au point d’être parfois considéré comme illisible, plus souvent par les critiques que par les lecteurs, ce n’est généralement pas le propos des auteurs ‘post-eganiens’. Ceux-ci ne reviennent pas sur les démonstrations, qu’ils prennent pour acquises, mais retiennent de l’œuvre d’Egan une forte crédibilité scientifique, un positionnement hard-SF en opposition avec des formes littéraires plus libres au sein de la science-fiction, une partie de l’héritage cyberpunk, et l’approche moraliste de l’auteur pour examiner d’un point de vue éthique les enjeux des nouvelles technologies pour l’humain à plus ou moins long terme. Il s’agit donc pour eux de mettre leurs personnages face à des situations générées par l’émergence d’une technologie disruptive, mais compatible avec les connaissances actuelles, et d’en extrapoler à hauteur d’homme, en tant qu’individu, les conséquences, parfois dramatiques. La technologie n’y est pas seulement un gadget ou une solution à un problème, mais un sujet de discussion. C’est en cela qu’on peut qualifier la science-fiction écrite par Rich Larson ou Ray Nayler, et en France par Audrey Pleynet, de science-fiction post-eganienne.

PS : cet article a reçu des critiques de la part de certains spécialistes du domaine. Je répète donc ce que je disais en introduction : il ne s’agit pas ici de fournir un texte ouvrant sur une thèse universitaire, mais d’expliquer très brièvement un terme employé par un éditeur. J’ai bien conscience qu’il manque de précision, regorge de raccourcis, et ne propose aucune thèse révolutionnaire ni ne fait preuve de grande originalité. Ce n’est pas le but.

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Glace – Rich Larson

Par : FeydRautha
26 octobre 2022 à 12:49

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de refaire les présentations, Rich Larson a été maintes fois chroniqué sur ce blog – 11 fois très exactement, et désormais 12 (clique sur l’index, lecteur, clique).  Chéri des éditions du Bélial’ depuis quelques années, avec 5 nouvelles publiées dans Bifrost,  le recueil La Fabrique des lendemains et le roman Ymir, l’auteur « post-eganien » (il me faudra revenir à l’occasion sur la signification de ce terme qui me semble être universellement mal compris) fait son retour sous nos latitudes dans le numéro 108 de la revue avec la nouvelle Glace (Ice, 2015) traduite comme à l’accoutumée par Pierre-Paul Durastanti. Cette nouvelle a une particularité : elle a été adaptée dans la saison 2 épisode 2 de la série d’animation Love, Death and Robots sur Netflix. Le studio Passion Animation Studios et le directeur Robert Valley ont fait un extraordinaire travail de réalisation avec un parti pris esthétique fort qui leur a valu de décrocher trois Emmy awards. Les mêmes ont réalisé la somptueuse adaptation de Zima Blue d’après la nouvelle d’Alastair Reynolds.

Glace raconte un court moment, juste un instant, dans la vie de deux frères, tous deux nés sur terre mais arrivés avec leur famille depuis leur enfance sur la planète glaciaire Néo-Groenland. Pour les autres habitants de la planète, ils sont des « extros ». Sedgewick est l’aîné. Contrairement à son frère cadet Fletcher, et tous les autres humains exilés, il n’a subi aucune modification génétique. Il n’est pas un « modé », et il est le seul à 16 années-lumière à la ronde. À l’occasion d’un jeu entre ados, une sorte de « t’es pas cap » qui consiste à se mettre en danger et courir sur la glace pour échapper aux baleines géantes qui la brisent en remontant respirer, la supériorité physique de son petit frère ainsi que ce qu’il interprète comme une certaine condescendance va faire remonter en lui de profonds ressentiments.

Rich Larson a déclaré que son roman Ymir était le fils spirituel de la nouvelle Glace. On y retrouve un décor semblable (la planète glaciaire) et l’expression d’une rivalité entre deux frères sur une planète à laquelle ils n’appartiennent pas vraiment. Sedgewick et Fletcher pourraient tout aussi être les versions adolescentes de Yorick et Thello d’Ymir et Glace un moment de leur enfance. Il est à noter que ce thème de la dynamique des relations entre frères, avec les rancœurs qu’elle peut générer, est récurrent chez Larson. Au-delà de la thématique qui touchera intimement toute personne équipée d’une fratrie, la nouvelle est particulièrement notable pour l’évocation puissante, en quelques mots, de l’univers étranger dans lequel elle se déroule. C’est une leçon de savoir-faire, et sans doute ce qui a attiré l’œil de Robert Valley pour son adaptation à l’écran. Il suffit de contempler les majestueuses baleines baignées de lumière sur l’image tirée de l’animation et utilisée en entête de cette chronique pour s’en convaincre. Quoi qu’il en soit, c’est encore là une superbe  nouvelle que nous livre Rich Larson.

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Un soir d’orage – Nicolas Martin

Par : FeydRautha
25 octobre 2022 à 11:10

Vous connaissez certainement Nicolas Martin – qui était il y a quelques mois encore le meilleur journaliste scientifique que ce pays ait engendré, et qui est aussi producteur, scénariste et réalisateur – mais vous ignorez peut-être qu’il est auteur de science-fiction. C’est pardonnable car, à ce jour, il n’a publié que trois nouvelles, toutes dans les anthologies du festival des Utopiales de Nantes : Le Cruciverbiste (Utopiales 2019, ActuSF, réédité au Club de la nouvelle), La mémoire de l’univers (Utopiales 2020, ActuSF), Loup y es-tu ? (Utopiales 2022, ActuSF).  Vous avez toutefois toutes les raisons du monde de vous réjouir car le numéro 108 de la revue Bifrost, qui sort le 27 octobre, va vous donner l’occasion de découvrir sa plume avec la nouvelle Un soir d’orage. (Une cinquième nouvelle sortira le 18 novembre 2022 dans la Xénographie, ouvrage collectif consacré à la franchise Alien, dont il a codirigé la conception.)

En parallèle à ce blog, j’ai quelques activités criminelles qui m’amènent à lire régulièrement des manuscrits. Je n’ai jamais lu un mauvais manuscrit de Nicolas Martin. Pas même un moyen. Nicolas possède une écriture très personnelle, ce qui est rare pour un auteur si novice, vous pouvez me croire. Cette écriture construit ses fondations sur un style, dont on pourra dire qu’il porte les stigmates de l’urgence, du besoin de crier quand bien même dans l’espace…, mais c’est aussi un regard sur le monde, qui appartient plus au registre du cauchemar viscéral que du rêve doucereux et apaisant. (Spoiler : Nicolas Martin n’est pas Becky Chambers.) Cette écriture singulière, vous la rencontrerez pleinement dans Un soir d’orage.

La nouvelle raconte une nuit d’orage, celle du 22 septembre 2021, telle qu’elle est vécue par Enzo, un enfant souffrant de crises d’épilepsie, alors que s’abat sur la planète un flux continu de milliards et de milliards de neutrinos et d’antineutrinos de haute énergie. Un soir d’orage est le cauchemar éveillé d’Enzo devant le monde, son monde, qui s’écroule littéralement autour de lui. C’est un texte très dur sur la façon dont un évènement traumatique peut-être vécu par un enfant en proie à une perte totale de repère, thème récurrent chez Nicolas Martin, dit avec la justesse du regard et des émotions dans l’urgence du moment. Je n’en dirai pas plus, je laisse la plume de Nicolas Martin vous remuer les viscères, mais si vous en avez l’occasion, je vous recommande très fortement la lecture de la nouvelle Loup y es-tu ? dans l’anthologie des Utopiales 2022, qui délivre de façon glaçante une autre variation sur le même thème.

En quelques textes, Nicolas Martin est devenu l’un de mes auteurs français de SF préférés. Je trouve dans ses écrits quelque chose d’infiniment personnel et profond qui me bouleverse. J’espère que vous serez aussi sensible à cet auteur que je peux l’être.


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Enfants de sang – Octavia E. Butler

Par : FeydRautha
24 octobre 2022 à 18:15

L’autrice américaine Octavia E. Butler (1947-2006) n’a jamais écrit que neuf nouvelles durant sa carrière. C’est étonnamment peu en comparaison d’autres auteurs et autrices de cette importance.  Le numéro 108 de la revue Bifrost lui est consacré et met à l’honneur Enfants de sang (Bloodchild), un texte écrit en 1984 ; il a reçu les prix Hugo, Nebula et Locus en 1985, et étrangement était resté inédit en France à ce jour. Sa traduction a été réalisée par Michèle Charrier.

C’est une nouvelle tout à fait époustouflante dans laquelle Octavia E. Butler inverse les rapports de domination habituellement générés dans les récits de science-fiction et où, inévitablement, se mêlent science-fiction et horreur. Nous sommes quelque part entre le film Alien (1979) et le roman La Monture (2002) de Carol Emshwiller. Si vous avez lu ce dernier, vous ne manquerez pas de faire le rapprochement tant il est évident, jusque dans ses thématiques les plus profondes.

Dans un futur indéterminé mais nécessairement lointain, quelques humains ont cru échapper à la persécution en quittant la Terre des origines pour fonder une colonie ailleurs, sur une planète non nommée dans la nouvelle. Là, ils vivent dans une réserve, sous la domination de l’espèce extra-terrestre insectoïde native – qu’on imagine aisément une sorte de scorpion géant – les Tlics.  Ces derniers utilisent les humains, et principalement les hommes, comme hôte de leurs larves, mêlant ainsi les familles des deux espèces par des liens de sang.

L’histoire nous est racontée par Gan, jeune garçon humain choisi dès sa naissance par une personnalité politique locale T’Gatoi pour devenir son N’Tlick, à savoir le porteur de ses œufs. Encore trop jeune pour comprendre la signification des choses et les ressentiments de sa mère et de son frère ainé, Gan perçoit son rôle comme un honneur. Mais un jour il est le témoin d’une scène à laquelle il n’aurait jamais dû assister.

Octavia E. Butler fait ici preuve d’un incomparable talent pour déployer en 19 pages un récit qui à la fois conçoit un univers et sa raison d’être, et qui s’offre en plus le luxe d’explorer la complexité des relations de domination. On y retrouve des thèmes communs avec les romans de l’autrice, je pense notamment à Liens de sang, La Parabole du semeur et La Parabole des talents, qui mettent en lumière l’empathie des dominés pour les dominants. Un truc véritablement dérangeant.

Enfants de sang est un véritable tour de force qui ne laisse pas le lecteur indemne.


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La vie alien – Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort

Par : FeydRautha
20 octobre 2022 à 11:58

Dans science-fiction, il y a science. Parmi les milles et une définitions du terme science-fiction existantes, il est commun de dire qu’il s’agit d’un genre littéraire qui explore les conséquences sociales d’innovations technologiques et scientifiques. Pourtant, il y a cette idée très répandue chez les auteurs d’imaginaire que la véracité scientifique limite l’imagination. (Les racines du mal sont plus profondes, mais la question nous entrainerait loin hors du cadre de cet article.) C’est doublement faux. Tout d’abord, l’univers a fait preuve en 13,7 milliards d’années de bien plus d’imagination que tous les auteurs réunis, inventant aussi bien le trou noir, l’intrication quantique que l’ornithorynque, trois choses parmi d’autres qu’aucun humain n’aurait su imaginer.  D’autre part, comme le dit astucieusement Hal Clement (p. 204), « la racine carré de l’infini n’est pas tellement plus petite que l’infini ». Au sein de la science-fiction, nous introduisons souvent une distinction entre soft-SF et hard-SF. La première serait un genre qui s’intéresse plus à l’aspect social du récit qu’aux questions techniques et scientifiques. La seconde désigne une catégorie de romans dans lesquels les avancées scientifiques et techniques sont considérées comme compatibles avec l’état des connaissances. Par glissement, se construit l’idée que seule la hard-SF devrait se contraindre à respecter la science et que la soft-SF peut donc tout se permettre. Cette distinction me semble assez artificielle et mal venue. Non seulement la pluralité des œuvres fait qu’il existe un continuum entre les deux définitions, et non une frontière bien établie, mais de plus, il existe très peu d’œuvres qu’on pourrait véritablement qualifier de hard-SF à strictement parler. Par exemple, on voit souvent la trilogie du Problème à trois corps de Liu Cixin être qualifiée d’œuvre de hard-SF alors que l’auteur n’a aucun respect des lois physiques. À l’inverse, le roman Dune de Frank Herbert est souvent pris comme exemple de soft-SF alors qu’il regorge en fait de science et plutôt de la bonne.

Si personne ne saurait dire a priori à un auteur ce qu’il est en droit d’écrire ou pas, après tout la science-fiction est ce qu’elle a envie d’être, le lecteur lui est en droit de soupirer face à un roman qui dit n’importe quoi car, s’il n’y a pas de limite à l’imagination, il y en a une à la suspension consentie d’incrédulité.

L’un des thèmes majeurs de la science-fiction est l’altérité, et l’un de ses tropes est la vie extraterrestre. C’est à celui-ci que s’attaque le dernier essai paru dans la collection Parallaxe aux éditions le Bélial’. Cette collection, dirigée par Roland Lehoucq, astrophysicien et brillant vulgarisateur des sciences, s’intéresse à faire dialoguer science et science-fiction (et ainsi à rendre meilleure l’humanité mais là encore cela nous entrainerait hors du cadre de cet article). L’essai La Vie alien regroupe les textes de trois auteurs, Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort, auxquels on se doit d’ajouter Wiley Ley et Hal Clement dont deux textes inédits et traduits pour l’occasion par Laurent Genefort viennent compléter l’ouvrage. Le sous-titre de l’ouvrage est particulièrement clair sur son contenu : Manuel pour construire un monde extraterrestre.

Avant de pouvoir disserter longuement de l’ennui ressenti par Emma B, habitante d’un lointain trou paumé de la galaxie, que nous appellerons par exemple Yonterre, faut-il encore que Yonterre existe. C’est à dire qu’il y ait possibilité d’existence d’une planète habitable par Emma B, orbitant une étoile.

Dans les deux premiers chapitres de l’essai, Roland Lehoucq distingue ce qu’il appelle la cosmosphère et la géosphère. En ce qui concerne la cosmosphère, l’astrophysicien décrit minutieusement les conditions physiques et chimiques de la formation des étoiles et des planètes. Il serait aisé de prendre pour acquis que toutes les étoiles ressemblent finalement plus ou moins à notre bon vieux Soleil et que les planètes qui les orbitent ressemblent aux planètes du système solaire avec des planètes telluriques et des géantes gazeuses. C’est évidemment un peu plus compliqué que ça et la grande diversité des astres observés nous montre que des conditions très particulières sont nécessaires pour rendre habitable Yonterre. Dans le deuxième chapitre consacré à la géosphère Roland Lehoucq décrit les conditions tout aussi particulières qui peuvent permettre l’émergence de la vie sur une planète. Le bon professeur joue pleinement le jeu et accompagne ses explications de riches comparaisons avec ce qui s’est fait, en bien ou en mal, dans le domaine de la science-fiction, citant par exemple des œuvres comme Dune de Frank Herbert, Helliconia de Brian Aldiss, ou encore Le problème à trois corps de Cixin Liu. Mais il va plus loin, et montre qu’il existe dans l’univers des systèmes bien plus exotiques que la science-fiction ne l’a imaginé, et il livre des pistes à explorer. C’est brillant, limpide, et passionnant.

Le paléontologue Jean-Sébatien Steyer prend ensuite le relai pour  nous parler de la biosphère. Une fois la possibilité de l’existence d’une planète habitable établie, comment peut s’y développer la vie ? Ou suivant les termes choisis pour notre chronique, quelle forme va prendre Emma B sur Yonterre et sera-t-elle à même d’éprouver le sentiment d’ennui ? Là encore, l’auteur de l’article décrit et explique ce qui est possible ou non du point de vue de la biologie mais surtout insiste sur la grande diversité des possibles et des formes prises par le vivant, bien au-delà de ce qu’a pu produire l’imagination humaine. Comme Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer est un excellent vulgarisateur. C’est brillant, limpide, et passionnant. 

Avant de prendre la parole. Laurent Genefort nous propose la traduction de deux articles inédits en français, l’un écrit par le physicien Willy Ley (qui tenait la rubrique scientifique dans le magazine Galaxy) datant de 1959 et l’autre de l’auteur de science-fiction Hal Clement, datant de 1974. Ces deux articles reprennent le flambeau là où J.S. Steyer s’arrête, c’est-à-dire à la conception d’extraterrestres par les auteurs de science-fiction, ou en d’autres termes au passage de la théorie à la pratique. Il conclut l’essai par un remarquable article qui prend le point de vue de l’écrivain de science-fiction et qui s’adresse à d’autres auteurs afin de proposer des conseils à qui voudrait se lancer dans la création de monde, rappelant au passage qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un doctorat en physique ou en biologie, mais que tout cela ne relève finalement que du bon sens. Pour en revenir à notre chère Emma B sur Yonterre, pour que le lecteur s’intéresse à son ennui, il lui faudra bien être en mesure d’accepter préalablement l’existence d’Emma B, et pour cela, un tout petit peu de réalisme ne fera pas de mal.

Dernier volume de la collection Parallaxe, qui en compte à ce jour huit, La Vie alien est un essai passionnant présenté comme un manuel à l’usage des créateurs d’univers imaginaires. Proposant un voyage dans l’espace et le temps depuis les vastes étendues cosmiques jusqu’à la vie microbienne au fond des océans, il dresse une cartographie des possibles et de ce qu’il reste encore à explorer. Les possibilités sont infinies, même en restant dans le camp des sciences. C’est un livre que tout auteur de science-fiction devrait avoir lu, mais aussi toute personne qui s’interroge sur la vie dans l’univers. C’est brillant, limpide, et passionnant.


  • Titre : La Vie alien
  • Auteurs : Roland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer, Laurent Genefort
  • Collection : Parallaxe
  • Illustrations : Cédric Bucaille
  • Publication : le 20 octobre 2022, éditions Le Bélial’
  • Nombre de pages : 255
  • Support : papier et numérique

Tous les titres de la collection Parallaxe :

  1. La science fait son cinéma de Roland Lehoucq et Jean-Sébastien Steyer ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2018).
  2. Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2018).
  3. Station Metropolis direction Coruscant d’Alain Musset ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2019).
  4. Comment parle un robot ? de Frédéric Landragin ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2020).
  5. Dune, exploration scientifique et culturelle d’une planète univers, collectif ; Coll. Parallaxe, Le Bélial’(2020).
  6. Cyberpunk’s Not dead de Yannick Rumpala ; coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2021).
  7. Neuro-science-fiction de Laurent Vercueil : coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2022).
  8. La Vie alien deRoland Lehoucq, Jean-Sébastien Steyer et Laurent Genefort : Coll. Parallaxe, Le Bélial’ (2022).

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Léopard noir, loup rouge – Marlon James

Par : FeydRautha
8 octobre 2022 à 11:42

Le 28 septembre, Albin Michel a publié, hors collection de genre, un roman d’une absolue radicalité. Ce roman est Léopard noir, loup rouge de l’auteur jamaïcain Marlon James qui a reçu le prix locus du meilleur roman d’horreur en 2020. Il s’agit d’un roman de fantasy dont le cadre est une Afrique imaginaire que quelques indices d’ordre géographique, culturel et religieux identifient clairement comme le continent que l’on connait, une Afrique moyenâgeuse comme on parlerait d’une Europe moyenâgeuse pour désigner la fantasy classique et blanche qui voit des chevaliers combattre des dragons. Cette Afrique imaginaire est peuplée de créatures extraordinaires, de pouvoirs magiques, de sorciers et de guerriers, de croyances et de mythes. L’Afrique, continent générateur de fantasmes, a depuis longtemps été le cadre fécond de récits imaginaires dans les œuvres littéraires et/ou cinématographiques d’auteurs, africains ou autres, utilisant les mythes comme source d’inspiration. L’originalité n’est ainsi pas forcément dans le cadre, mais dans la voix. L’originalité du roman de Marlon James est dans sa forme narrative qui tranche radicalement avec le récit classique ou moderne, européen ou américain, pour s’inscrire dans la tradition orale des griots. Là encore, certains me diront que ça a déjà été fait par d’autres. Je ne sais pas, je n’ai pas lu tous les livres. Ce qui est certain, c’est que je n’avais jamais lu un livre comme celui-là.

Incipit : « L’enfant est mort. Il n’y a plus rien à savoir. »

Le récit est celui de Pisteur, un homme sans autre nom affublé d’un don, celui de posséder un odorat lui permettant de traquer une proie aussi loin et aussi longtemps qu’il le faut, jusqu’à l’obsession. Ce récit il le fait depuis la prison dans laquelle il est enfermé à un inquisiteur. Pisteur lui raconte l’entièreté de sa vie, sa jeunesse, ses souffrances, ses haines, ses amours déballés au fil des chapitres. Les premiers sont des contes, qui à la fois plantent le personnage dans tous ses excès, et le monde dans toute sa cruauté. Le récit est sombre, très sombre. Léopard noir, loup rouge n’est pas un roman pour les enfants. Pisteur n’est pas un narrateur fiable. Sur le mode oral, il dit, redit, se répète et se contredit. Enjolive, se place au centre, déforme les faits, digresse, cache et ment mais dit tout ce qu’il a à dire. C’est par son regard, ses mots, ses perceptions et ses émotions, complexes et cruelles, sa propre quête d’identité, lui qui en est dépourvu, qu’on accède à l’histoire.

L’histoire est celle d’une quête,  comme dans tout roman de fantasy qui se respecte, qui voit Pisteur rejoindre un groupe de mercenaires à la recherche d’un enfant.  C’est l’histoire de ces personnages extraordinaires, un homme-léopard changeant de forme à loisir, un géant, une sorcière, une déesse…, une panoplie de personnages hauts en couleurs, magiques, mythiques, venus de divers horizons dans cette Afrique imaginaire et de différentes cultures. N’ayant pas été circoncis à l’âge requis, Pisteur lui-même est considéré du point de vue des traditions mi-homme mi-femme. Les histoires des personnages s’entrecroisent, se font et se défont. Ce sont des histoires de trahisons et de mensonges car nul n’est qui il prétend être au sein de ces mercenaires inévitablement appelée à exploser. Dans cet univers, les relations amoureuses ou amicales sont cruelles, les haines sont tenaces. Et derrière la quête, au-delà de l’enfant, il y a le grand récit des luttes de pouvoirs qui largement dépassent les humains et les non-humains. Le bien, le mal, la morale ne sont pas les moteurs du récit.

Pour entrer dans cet univers sombre à souhait, où la violence est la vie, où les mythes sont réalités et où le dit est plus important que le geste, il faut oublier sa propre culture, son histoire, sa logique, ses référents. Le trait de génie de Marlon James est de déconstruire le récit pour réinventer le monde et son langage. La lecture de Léopard noir, loup rouge est éprouvante à plus d’un égard et aussi étourdissante qu’elle est hypnotique. Léopard noir, loup rouge est un livre total, entier, qui invente ses propres raisons et sa propre existence. C’est un geste littéraire radical, et en cela un livre indispensable. C’est une voix nouvelle, originale, qui ouvre un univers littéraire qui est désormais à explorer. Un tournant, peut-être, sans doute, on l’espère.

Il existe une suite, pour le moment non traduite, et la saga doit se décliner en trilogie. L’histoire sera dite par d’autres personnages, d’autres subjectivités.


D’autres avis : Justaword, Gromovar,


  • Titre : Léopard noir, loup rouge
  • Auteur : Marlon James
  • Traduction : Héloïse Esquié
  • Publication : 28 septembre 2022, Albin Michel, sous la direction de Francis Geffard
  • Nombre de pages : 704
  • Support : papier et numérique

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Une BD : Le Molosse – Gou Tanabe

Par : FeydRautha
6 octobre 2022 à 08:24

L’éditeur Ki-oon poursuit la publication des adaptations de l’œuvre de Lovecraft par Gou Tanabe avec la publication (depuis le 15 septembre 2022) des premières  explorations du mangaka réalisées en 2014 autour de trois textes : Le Temple (écrit en 1920 mais publié en 1925), Le Molosse (écrit en 1922 et publié en 1924) et La Cité sans nom (1921). Ils sont ici regroupés dans un recueil sous le nom Le Molosse, neuvième tome de la série. Comme les textes dont elles sont tirées, ces différentes adaptations – toutes chroniquées sur ces pages et recensées dans l’index par auteurs – ne sont pas de qualités égales. Et comme souvent les dernières sont les premières. Il a fallu au dessinateur le temps d’éprouver ses pinceaux à l’ombre du maitre de Providence. On comprend donc aisément la démarche de l’éditeur qui a fait le choix d’ouvrir la série en publiant Les Montagnes hallucinées (2018) et Dans l’abîme du temps (2019), qui sont de loin les plus belles réalisations de Gou Tanabe. Les trois textes adaptés dans Le Molosse sont des textes de jeunesse et des textes mineurs dans la bibliographie de H.P. Lovecraft. Durant la même période, il écrivait Le Témoignage de Randolph Carter qui est d’un tout autre niveau.

Le premier est Le Temple, et si je pense avoir lu tout Lovecraft, je n’avais pas souvenir de ce texte. L’action se déroule à bord d’un sous-marin allemand, un U-boat, en mission quelque-part dans l’océan durant la première guerre mondial. Au moment de replonger à l’approche d’un navire ennemi, le corps d’un marin anglais est trouvé sur le pont, avec en sa possession une statuette. Vous voyez venir le truc, l’équipage perd la raison, se mutine, et tout dérape jusqu’à finir dans une cité engloutie. C’est clairement le meilleur de l’ensemble par son atmosphère de huis-clos étouffant parfaitement retranscrite par le dessin de Gou Tanabe. C’est aussi le plus original car se déroulant dans un environnement inhabituel chez H.P.L. Une réussite donc.

Suit, Le Molosse qu’on qualifiera de texte lovecraftien très classique. Deux amis pilleurs de tombe trouvent une amulette maudite, la vole, et se retrouvent poursuivis par une vilaine créature maléfique qui fait perdre pas mal de points de santé mentale à nos deux compères. Notons qu’il y est fait mention du Necronomicon. Trop court pour vraiment provoquer l’effroi. À texte moyen, adaptation moyenne.

Le dernier texte est La Cité sans nom. On retrouve à nouveau un thème classiquement lovecraftien. Le personnage principal est un archéologue qui découvre dans le désert une cité perdue, élevée par une civilisation datant d’avant l’humanité, et qui n’est pas totalement inhabitée… Ce sont là des tropes que l’on retrouvera dans de bien plus mémorables textes de H.P.L par la suite. Là encore, l’idée est vite expédiée.

Rien de très renversant dans cette livraison, donc, mais elle témoigne du travail réalisé par le mangaka depuis des années. Si vous ne connaissez pas cette série de Gou Tanabe, ce n’est pas ici qu’il vous faudra commencer pour vous y intéresser. Jetez-vous plutôt sur Les Montagnes hallucinées et Dans l’abîme du temps. Si vous avez déjà les autres volumes, que vous êtes comme moi habité d’un désir de complétude et que vous craignez les trous dans les collections par lesquels pourraient s’introduire des horreurs innommables, vous savez ce qu’il vous reste à faire.


D’autres avis : Gromovar,


  • Titre : L’appel de Cthulhu
  • Série : Les chefs-d’oeuvre de Lovecraft
  • Auteur : Gou Tanabe
  • Publication : 15 septembre 2022 chez Ki-oon
  • Traduction : Sylvain Chollet
  • Nombre de pages : 170
  • Format : papier et numérique

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Journal d’une révision de traduction : Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge

Par : FeydRautha
3 octobre 2022 à 11:31

Je me souviens, c’était un lundi. Camille Racine, éditrice responsable de la collection Ailleurs et Demain chez Robert Laffont, nous faisait part des projets de rééditions pour l’année 2022. Au programme, Hypérion de Dan Simmons en version reliée collector (sortie le 22 septembre) et Un feu sur l’abîme de Vernor Vinge qui doit paraître le 13 octobre. Puisque qu’avec mon partenaire de crime Fabien Le Roy nous avions réalisé la révision de l’ensemble du cycle de Dune de Frank Herbert, Camille a souhaité nous consulter sur la nécessité ou non de réviser les traductions de ces deux textes. Il nous est rapidement apparu qu’il n’y avait aucun besoin de toucher à celle d’Hypérion. Quant à Un Feu sur l’abîme… Fabien et moi avons décidé d’évaluer indépendamment le prologue du roman et de proposer chacun de notre côté des révisions possibles. Nos deux versions comparées proposaient de nombreuses corrections nécessaires et complémentaires.  Camille a donc pris la décision de nous confier la tâche d’une révision complète du texte. Fabien et moi allions, comme pour le cycle de Dune, à nouveau travailler à quatre mains sur le plus connu des romans de Vernor Vinge. Pourquoi à quatre mains ? Parce l’expérience sur Arrakis nous avait montré que notre approche était complémentaire, moi intervenant plus facilement sur des questions techniques et de terminologie et Fabien sur la tournure des phrases, et que nous apprécions de travailler ensemble, tout simplement.

Je vous propose dans cet article un regard en coulisses pour expliquer comment et pourquoi nous avons révisé cette traduction.

À chaque roman son histoire et les raisons qui ont amené à la révision de Dune puis des cinq autres livres du cycle ont été expliquées ici et . Pourquoi réviser la traduction proposée par Guy Abadia en 1994 pour Un feu sur l’abîme ?  A Fire Upon the Deep (dans la version  originale) a été publié aux Etats-Unis en 1992, un an avant que Vernor Vinge ne publie un article séminal sur la singularité technologique en popularisant le terme : « The Coming Technological Singularity: How to Survive in the Post-Human Era » dans la revue Whole Earth Review (1993). La singularité désigne le moment hypothétique où l’évolution technologique dépassera la capacité humaine à la contrôler, notamment par l’avènement de l’intelligence artificielle. À partir de ce moment, le futur de la civilisation deviendra totalement imprédictible. Un feu sur l’abîme est un roman post-singularité qui imagine un avenir lointain dans lequel l’espèce humaine est très largement dépassée technologiquement par des intelligences artificielles devenues l’égal des dieux. Mais Vernor Vinge y ajoute un twist. Il imagine que le niveau de développement technologique des différentes civilisations peuplant la Galaxie est soumis à la géographie : plus vous êtes éloignés du centre galactique, plus les technologies sont avancées. Plus vous vous en rapprochez, et plus celle-ci deviennent physiquement impossibles. La Voie Lactée se divise ainsi en trois grandes zones : les Profondeurs inconscientes, au plus proche du centre galactique, les Lenteurs et l’En-delà sur le pourtour.

Pour replacer les choses, rappelons-nous que le CERN n’ouvre sa première connexion à internet qu’en 1989, et que le World Wide Web n’est rendu accessible au grand public qu’en 1993. Internet envahi le monde alors que Guy Abadia planche sur la traduction du roman de Vernor Vinge. Si depuis, la terminologie informatique a imprégné la culture mondiale, ce n’était en 1994 pas encore le cas. Il est évidemment question dans Un Feu sur l’abîme d’informatique, de code, d’entités numériques et de réseaux de communication. Ces entités numériques sont issues de codes informatiques extrêmement développés. Vernor Vinge imaginait dès 1992 un réseau de communication à l’échelle de la galaxie, l’équivalent de nos tchats aujourd’hui, et des pages entières du roman sont écrites sous forme de communications sur des réseaux de diffusion communs. (Notons que la même idée avait été proposée à l’identique en 1983 par Vonda McIntyre dans le roman Superluminal.) Il a donc fallu adapter, pour la moderniser et la rendre plus compréhensible aujourd’hui, la terminologie. Un exemple simple : là où Guy Abadia faisait référence à des « recettes » pour parler de code informatique, nous avons choisi de parler d’ « algorithme », plus parlant à notre époque. De même pour « crypte » qui n’a pas de sens dans ce contexte et devient « cryptage » dans la révision. « Communicateur » devient « visiophone ». Nous avons mis à jour très largement tous les termes techniques et ce dans le but de fluidifier la lecture d’un roman très dense en information et très pointu quant aux concepts scientifiques et techniques dont il fait l’usage.

Un Feu sur l’abîme est aussi un space opera, et la terminologie technique ne se limite pas, loin de là, au registre de l’informatique et des réseaux. Elle concerne aussi le voyage spatial et les modes de propulsion des engins spatiaux. C’est d’autant plus important que, comme je l’expliquais précédemment, le niveau de technologie utilisable dans la galaxie dépend de l’endroit où vous vous trouvez. Pour un voyage allant de l’extérieur vers l’intérieur, ce que vont faire les personnages du roman, vous devrez utiliser plusieurs modes de propulsion qui vont du plus avancé au plus primaire, et pour ainsi dire finir à la rame. Vernor Vinge a convoqué dans son roman un peu toute l’histoire de la SF dans ce domaine en faisant appel à différents types de propulsion : le moteur-fusée à propulsion chimique, qui est celui de notre époque, utilisable n’importe où et notamment dans l’atmosphère des planètes, les moteurs torches à fusion nucléaire, introduit par Robert A. Heinlein en 1953 dans la nouvelle Sky Lift et repris depuis de nombreux textes dont Hypérion de Dan Simmons, les statoréacteurs à collecteur Bussard ou ramscoop en anglais (comme chez Larry Niven, Carl Sagan, Poul Anderson, ou encore Alastair Reynolds), et enfin l’hyperpropulsion, solution favorite pour des voyages plus rapides que la lumière en SF. Ces différents termes n’étaient que confusément retranscris dans la traduction originale. Le terme anglais ramscoop, par exemple, n’était tout simplemement pas traduit. Nous avons rétabli le sens en utilisant « statoréacteurs à collecteur Bussard », ou « statoréacteurs Bussard », et encore plus simplement « statoréacteurs ». L’ultradrive de Vernor Vinge était traduit par « ultra-poussée ». Ultradrive est un terme équivalent à hyperdrive, plus souvent utilisé en SF. Nous avons préféré « ultrapropulsion » pour garder la spécificité du roman. De la même manière, « les sarcophages cryotechniques » de Guy Abadia sont devenus des « capsules cryogéniques », terme plus approprié et plus courant de nos jours.

Le même travail a été conduit sur la terminologie propre à différents domaines, dont la navigation maritime (!), et en particulier à la biologie. Le terme « race », incorrect, a été remplacé par « espèce » là où il le fallait. Autre exemple, « Papilles oculaires », a été remplacé par « ocelles ». Un terme particulier posait un problème de traduction. Il s’agit de Brood Kenner qui désigne une technique de sélection des individus pour former des groupes compatibles dans le cadre d’un élevage. Guy Abadia a créé un néologisme qui, pour des raisons d’étymologie, me dérangeait : « mulpathie ». Nous l’avons remplacé par le plus parlant « assemblage sélectif » et désigné ses pratiquants par le terme d’ « assembleurs ».

Un des changements les plus importants à travers le texte a été de mieux caractériser la description d’une espèce extra-terrestre présente dans le roman et nommée les Cavaliers des Skrodes. Il s’agit d’une espèce végétale, qu’on peut voir comme une sorte de bonzaï ornemental qui se déplace sur une planche à roulettes. Abadia avait malencontreusement utilisé les mots « tentacules » et appendices » pour désigner leurs membres, ce qui amenait à se faire une mauvaise représentation de ces créatures originales. Nous avons remplacé ces deux termes par « tiges », « vrilles », « frondes » et « frondaison » afin de mieux représenter les Cavaliers.

Ceci m’amène à évoquer des changements de noms qui nous avons introduits dans cette révision. Le premier concerne un des Cavaliers des Skrodes nommé précédemment « Coquille bleue ». Nous l’avons désormais appelé « Cosse bleue » pour rappeler son origine végétale. (Blueshell en anglais, shell signifiant aussi bien coquille que cosse.). D’autres noms ont été modifiés. Une partie du roman se déroule sur une planète occupée par une civilisation dont les membres sont les Dards. L’un des personnages principaux de cette civilisation est nommé Le Sculpteur (woodcarver). La ville créée par Le Sculpteur est désignée dans la version originale par la forme possessive woodcarver’s. Ne disposant pas de cette option en français, Abadia a utilisé le nom « Le Sculpteur » pour le personnage comme pour la ville, ce qui amenait à une certaine confusion, voire à des contresens. Nous avons opté pour une solution simple, et élégante à mon avis, qui est de garder « Le Sculpteur » pour désigner le personnage et d’adopter « Sculpture » pour la ville. Un autre personnage important de cette civilisation est Le Dépeceur (traduction de Flenser en anglais). Étonnamment, Abadia avait choisi d’utiliser aussi bien « Le Dépeceur » comme titre, et « Flenser » comme nom propre, ce qui introduisait parfois une certaine confusion. Nous avons préféré n’utiliser que « Le Dépeceur ». D’autres noms de civilisations ou groupes de personnes n’étaient pas non plus traduits, notamment dans les communications cryptées sur le réseau. Fabien Le Roy a fait un formidable travail de transcription de la poésie de ces noms. Je vous laisse apprécier le résultat : Twirlip devient « Tourne-bouche » ; Motley Hatch, « Couvée bigarrée » ; Windsong , « Chant-du-vent » ; Shortstop, «  Brefarrêt » ; Debley Down,  « Debley-le-bas », etc. Personnellement, je trouve ça superbe.

En parallèle à ces changements d’ordre technique qu’il est aisé de rapporter dans le cadre de cet article, le texte a largement été remanié, rendu plus clair, fluide et compréhensible. Je ne peux évidemment vous en donner le détail. Un tel compte rendu ferait très exactement la taille du roman. Mais je peux ici encore expliciter un aspect de notre travail. Nous avons porté un soin particulier au niveau de langage utilisé par les différents protagonistes de l’histoire. Le thème principal du roman Un Feu sur l’abîme est d’illustrer de différentes manières la confrontation d’une civilisation donnée à une technologie très avancée et a priori inconcevable. Je pense qu’on peut faire un rapprochement entre le roman de Vernor Vinge, et l’essai Guns, Germs, and Steel publié en 1997 par Jared Diamond, dans lequel le géographe lie le niveau développement des sociétés à leur occupation géographique sur les continents, pour des raisons de ressources essentiellement, et montre les dégâts historiquement induits par la rencontre de niveaux technologiques très différents.

Dans Un Feu sur l’abîme, les civilisations galactiques, dont les humains, sont confrontées à la menace d’une ancienne intelligence artificielle. Deux enfants humains échappent à un massacre et trouvent refuge sur la planète des Dards, proche du centre galactique, et dotée d’un niveau technologique de type médiéval. Cette partie du livre donne au roman une coloration fantasy, bien qu’il s’agisse indéniablement de science-fiction. Les Dards vont ainsi eux-aussi être confrontés à une technologie très avancée, celle des humains. Cette confrontation passe aussi par le langage. Celui des IA n’est pas le même que celui des humains, avec des différences notables entre le langage des enfants et celui des adultes, différent celui des espèces extra-terrestre plus avancées, et plus différent encore de celui des Dards. La traduction originale avait tendance à effacer ces différences, pour faciliter la lecture, alors que la version originale en anglais les marque. Nous avons choisi de retravailler cet aspect pour se rapprocher de la VO et distinguer nettement les capacités de chacun à exprimer certaines idées et manier les concepts technologiques. Je pense que nous y avons réussi. Mais ce sera aux lecteurs, à vous, de le confirmer.


Un Feu sur l’abîme, Venor Vinge. Robert Laffont, collection Ailleurs et Demain. Traduction révisée par L’épaule d’Orion et Fabien Le Roy. Couverture d’Aurélien Police. 672 pages. À paraître le 13 octobre 2022.

« Dans une galaxie où l’évolution technologique et les lois qui la gouvernent dépendent de la place que vous y occupez, il est risqué de s’aventurer en dehors de votre zone.

Lorsque la jeune et ambitieuse civilisation humaine libère accidentellement une ancienne intelligence artificielle, celle-ci – la Perversion – menace l’Univers tout entier.

Sans le savoir, deux adolescents rescapés du naufrage d’un vaisseau détiennent entre leurs mains le salut de millions d’espèces intelligentes. Mais ils échouent sur une planète primitive et ceux qui peuvent leur venir en aide se trouve à des milliers d’années-lumière.

Une terrible course contre la montre s’engage alors… »

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Or not to be – Fabrice Colin

Par : FeydRautha
30 septembre 2022 à 13:18

À la suite de Sayonara Baby de Fabrice Colin, et toujours en préparation de la lecture de son nouveau roman à paraitre dans la collection Le Rayon Imaginaire début octobre sous le titre Golden Age, j’ai lu Or not to be de l’auteur. Robert Louit, traducteur de J.G. Balard et de Philip K. Dick, disait de la spéculative-fiction de ces deux auteurs qu’elle « penchait plutôt du côté de Freud que d’Einstein ».  C’est dans cet élan, devenu mouvement littéraire avec la New Wave des années 60 et 70, que s’inscrit Fabrice Colin. C’était le cas de Sayonara Baby, ça l’est encore de Or not to be.

Nous sommes en 1923, et Vitus Amleth de Saint-Ange, pensionnaire depuis sept ans de l’institution d’Elisnear Manor suite à une tentative de suicide, apprend le décès de sa mère. Il s’enfuit pour rejoindre Londres. Vitus est décrit par son psychiatre, jeune docteur américain intéressé par des nouvelles approches dans le traitement des malades, comme un cas pathologique n’offrant que peu de chance de rémission. Il souffre d’amnésie, ayant occulté tout souvenir après l’âge de sept ans, d’un fort complexe œdipien, et d’une obsession délirante pour les œuvres de Shakespeare depuis l’enfance. Plus encore, il est persuadé que le dramaturge, qu’il appelle le barde, communique avec lui par visions et rêves. Son retour à Londres, dans la maison de sa mère, sa rencontre avec son oncle, ne va faire que raviver des souvenirs dont il ne veut pas, qu’il ne peut assumer, et rejette. Face à une quête d’identité impossible car insurmontable, c’est donc naturellement qu’il va se tourner vers Shakespeare et partir sur les traces du barde, jusqu’au village de Fayrwood dans le nord de l’Angleterre, où le dieu Pan habite encore les forêts. Il va tenter de comprendre, selon ses termes, comment Shakespeare était devenu l’égal des Dieux. Là, la trame du réel va rapidement se disloquer pour laisser la place au fantastique.

Vitus étant le narrateur de son propre récit, Or not to be est un objet littéraire expérimental. Le point de vue autodiégétique d’un esprit fortement perturbé par ses obsessions et ses biais cognitifs poussant à la fuite en avant donne lieu à une déconstruction du récit classique. En plus de briser la structure et la chronologie, Fabrice Colin multiplie les formes narratives autant que les registres, passant du récit au journal, de la poésie lyrique à la pièce de théâtre en actes au moment où le théâtre cartésien (concept que j’emprunte à Daniel Dennett) du narrateur s’écroule sous son propre poids. Il joue des ambiances, sautant de la mélancholie à l’horreur fantastique en quelques pages, offrant au passage au lecteur l’épisode d’un repas de famille qui n’a rien à envier au Festen de Thomas Vinterberg, ou celui de la confession d’un prêtre qu’un certain marquis n’aurait pas reniée. C’est ainsi toute une discussion sur les liens entre les tourments de l’âme et l’art qui s’engage dans ces pages, entretenue par la plume aussi sauvage qu’experte de Fabrice Colin.

Or not to be est une expérience littéraire vertigineuse où rien n’est jamais acquis. C’est un roman qui bouscule les frontières du réel et de l’imaginaire et jette le lecteur dans un labyrinthe halluciné et hallucinogène. Je peux reprendre ici à l’identique les derniers mots que j’avais écrits au sujet de Sayonara baby : Fabrice Colin déroule une ligne débridée et il le fait sans se retourner pour voir si vous suivez. Au lecteur de la saisir, ou de la laisser filer, et de cliver les couches de surréalité.


  • Titre : or not to be
  • Auteur : Fabrice Colin
  • Publication : janvier 2002, L’Atalante
  • Nombre de pages : 365
  • Support : papier et numérique

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