Le crépuscule de la République uninominale à deux tours
Résumé
Le système électoral et son usage qui se sont par glissements successifs installes en France depuis 1962 aboutit à ce que ni l’élection présidentielle ni les élections législatives ne permettent véritablement aux électeurs d’exprimer leurs préférences. L’introduction d’une logique proportionnelle est seule en mesure de permettre enfin aux citoyennes et citoyens de voter POUR. L’avenir de notre République, de ses habitants et de tout ce qui fait que la France compte en Europe et dans le monde est en jeu.
Ceci est un billet que je rumine depuis longtemps. La brutale dissolution de l’Assemblée nationale au soir du 9 juin 2024 m’a conduit à en précipiter l’écriture tout en en accentuant le contenu. Rien ne sera plus comme avant.
1. Le président au centre du jeu
Le 22 août 1962, Charles de Gaulle, nommé premier ministre puis élu président par de grands électeurs dans une situation de crise coloniale et de risque de guerre civile, était la cible d’un attentat de l’OAS auquel il a heureusement échappé ainsi que sa suite. Dans la foulée, il convoquait avec succès, dans des conditions constitutionnelles contestables, un référendum sur l’élection du président de la République au suffrage universel.
Aussi s’inaugure, dans un contexte exceptionnel aujourd’hui dépassé, un régime politique qui, par glissements successifs, va concentrer la vie politique, dans sa pratique et dans l’esprit des citoyens, sur une seule personne, qui tient directement sa légitimité du « peuple » et se situe au-dessus des partis, dont Charles de Gaulle ne cessait de fustiger « le régime »..
Ce phénomène va s’accentuer, au mépris de la Constitution selon laquelle « le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État» et « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la nation. »
C’est d’abord une pratique qui va faire du président l’inspirateur unique de la politique, mouvement tempéré par trois cohabitations (1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002).
En 2000, l’instauration, à l’initiative du Président Jacques Chirac et du Premier ministre Lionel Jospin, du quinquennat, approuvé par référendum, faisait coïncider la durée du mandat du Président et celui des députés. La convocation de l’élection présidentielle avant celle des législatives a accentué la concentration de la mobilisation sur le choix de la personne du Président, faisant des législatives un scrutin secondaire de confirmation déserté par une proportion croissante d’abstentionnistes.
La cinquième République a rétabli en 1958 le scrutin uninominal à deux tours qui avait prévalu lors de cinq périodes discontinues depuis la Révolution de 1848 (1852-1859, 1876-1881, 1889-1914 et 1928-1936). Elle a eu un double effet systémique puissant.
2. Les législatives à 2 tours
Le premier est une bipolarisation gauche-droite favorisant les stratégies d’union et forçant les partis tiers à s’y soumettre sous peine d’être sous-représentés. D’où les ralliements successifs des centristes au parti gaulliste par absorption ou alliance, la scission du vieux parti radical entre droite et gauche et le mouvement vers la gauche des Verts, au départ non situés. Seul le Front national demeurait par son isolement quasiment absent de l’Assemblée nationale ; il fut longtemps le plus grand défenseur du scrutin proportionnel. Celui-ci, instauré à la demande de François Mitterrand sur une base départementale pour les législatives de 1986, disparut aussitôt après.
C’était un fonctionnement « à la bonne franquette ». Les électeurs du second tour jouaient pour la plupart le jeu de la discipline de leur camp et le résultat final pouvait passer comme reflétant les mouvements de l’opinion. « Au premier tour on choisit, au second tour on élimine », disait-on.
Mais, second effet systémique, ce mécanisme a une conséquence politique considérable : on s’habitue à ce que tout le pouvoir appartiennent à un camp ou à l’autre, au besoin alternativement. On est a mille lieues du fonctionnement des autres démocraties européennes fondées sur des coalitions éventuellement changeantes et la recherche de compromis.
Une première alerte interviendra en juin 1988 quand, dans la foulée de sa réélection, François Mitterrand ne peut s’appuyer, certes de peu, que sur une majorité relative dont s’accommoderont tant bien que mal jusqu’en 1993 les gouvernements de Michel Rocard, Edith Cresson et Pierre Bérégovoy.
3. De la bipolarité au barrage
La bipolarité du paysage politique qui structurait les scrutins législatifs a longtemps caractérisé également les élections présidentielles, si on excepte la parenthèse de 1969 qui, dans l’immédiat après mai 1968, a vu s’opposer le gaulliste Georges Pompidou au centriste Alain Poher.
Déjà s’immisçait une logique de vote conduisant l’électeur à sacrifier sa préférence personnelle afin de qualifier pour le second tout un candidat considéré comme ayant les meilleurs chances de battre au second celui de l’autre camp : c’est le vote utile.
Le « coup de tonnerre », selon l’expression de Lionel Jospin, qui a porté au second tour de l’élection présidentielle de 2002 Jean-Marie Le Pen, a inauguré un geste citoyen nouveau : le vote de barrage. C’est ainsi que Jacques Chirac a été réélu avec plus de 82 % des voix alors qu’il n’« en avait obtenu que 19,88 % au premier tour. Les électeurs de gauche apprenaient à voter pour la droite afin de contrer l’extrême-droite.
Après deux duels droite-gauche Sarkozy-Royal en 2007 et Hollande-Sarkozy en 2012, l’inexorable montée du Front rebaptisé Rassemblement national produisait deux duels Macron-Le Pen en 2017 et 2022. A chaque fois, Emmanuel Macron n’a dû son élection qu’à un important report de voix de gauche.
Jamais les présidents ayant bénéficié de ces reports ne se sont sentis le moins du monde mandatés également par cette partie importante de leurs électeurs ni redevables de leur geste qui n’était en rien un soutien à leur personne ni à leur mouvement.
On se retrouve dans ces années 20 avec un paysage politique qu’on décrit avec une simplification excessive comme tripolaire : gauche, macronisme et extrême-droite. Dès lors, il ne s’agit plus de « choisir », ne serait-ce qu’au premier tour, mais d’émettre un vote stratégique dès celui-ci en anticipant sur le second tour.
En réponse au défi de la perpétuation du scrutin unilatéral à deux tours dans un paysage aussi éclaté s’est répandue la technique du candidat unique dès le premier tour. Celui-ci prive l’électeur de son libre choix, la répartition des candidatures au sein d’une alliance électorale obéissant à des critères aussi hors sujet qu’un précédent scrutin présidentiel ou européen. Jamais un tel scrutin législatif ne pourra désormais laisser respirer la démocratie.
Cette distorsion entre le choix que les électeurs pourraient émettre si on leur donnait ce pouvoir et le vote que le système les amène à effectuer a des conséquences sur le financement public des formations politiques puisque celui-ci tient compte à la fois des résultats du premier tour des élections législatives et de la répartition des sièges de députés.
4. Des alternances à l’essayisme
La culture politique qui s’est progressivement installée dans le personnel politique comme dans la population générale produit un dégagisme quasiment à chaque scrutin ou groupe de scrutins présidentiel-législatif. On attend successivement tout d’une personne qui nécessairement déçoit puis on vote à l’échéance suivant pour une autre.
Il n’est dès lors pas étonnant qu’après une quarantaine d’année d’alternances droite-gauche une force qui apparaît comme une nouvelle venue alors qu’elle vient de loin suscite chez un nombre impressionnant d’électeurs cette réflexion : « On ne les jamais essayés ». Parfois accompagné d’un complément : « On ne risque rien » ou « On pourra toujours voter ensuite pour d’autres s’ils ne font pas l’affaire » ou encore « ils ne feront pas mieux que les autres mais j’exprime ma colère en votant pour eux ». Alors que, bien évidemment, un gouvernement d’extrême-droite peut en trois ans provoquer d’irrémédiables dégâts sur les plans national et international.
En l’espace de 60 ans, le « régime des partis » qu’avait voulu combattre Charles de Gaulle a laissé place à des partis traditionnels affaiblis voire exsangues en laissant surnager trois formations « gazeuses » dominées par un individu sans qu’aucune formalisation démocratique ne soit respectée en leur sein. Si le régime électoral n’y est pas pour tout, il y est évidemment pour beaucoup. L’hyperpersonnalisation débouche sur le vide démocratique.
5. La dissolution de 2024, apothéose funèbre d’un régime électoral usé
On a souvent considéré que l’Assemblée nationale élue en 2022 dans la foulée de la réélection d’Emmanuel Macron s’approchait d’une chambre résultant d’un scrutin proportionnel. C’est inexact car les candidatures uniques du premier tour ont été, pour un des champs de l’éventail politique, grosso modo réparties en fonction des résultats de la présidentielle, privant ces électeurs de leur libre choix.
Le point commun avec une assemblée élue à la proportionnelle est qu’aucun groupe politique ne dispose d’une majorité absolue, ce qui est, dans la plupart des pays démocratiques, d’une grande banalité. Mais la culture politique que nous venons de décrire a empêché de toutes parts la recherche d’une coalition. Les responsabilités d’un tel blocage sont largement partagées.
Emmanuel Macron en a tiré la conclusion qu’il ne disposait plus des moyens d’agir à sa guise, comme si le président devait disposer de tout alors que la Constitution de la cinquième République inspirée par Charles de Gaulle lui-même dispose que c’est le gouvernement qui « détermine et conduit la politique de la nation » : il lui suffit de nommer un premier ministre, à charge pour lui de réunir autour de lui une majorité parlementaire.
Au pire moment, en mordant sur la période de vacances estivales et avant les jeux olympiques organisées en France et en brutalisant les formations politiques comme les électeurs, il a contraint ces dernières à une campagne électorale précipitée qui exacerbe les caractéristiques de notre régime politique.
Quel paradoxe ! Le président ayant poussé le plus loin le pouvoir personnel trouve le moyen de faire de ces élections législatives inattendues une occasion de choix politique décisif. Choix malheureusement perverti par le régime électoral et la brièveté du délai accordé aux forces politiques pour les préparer et aux citoyens pour se déterminer.
6. Pour une normalisation du régime politique français
La France connaît en réalité trois modes de scrutin uninominal à deux tours : l’élection présidentielle et les élections législatives et départementales.
Mais on trouve aussi deux scrutins de listes : les européennes à la proportionnelle intégrale (avec seuil de 5 % pour avoir des élus) et les municipales à la proportionnelle corrigée par une prime à la liste majoritaire.
Pour sortir du système dans lequel la démocratie française est encalminée, deux chantiers complémentaires sont envisageables :
- celui de la présidentielle. On pourrait revenir sur son élection au suffrage universel, ce qu’a proposé courageusement le député Erwan Balanant en mars 2023. Cela n’a aucune chance d’arriver tant est ancrée l’idée selon laquelle ce mode d’élection est démocratique. Au demeurant, il existe des cas d’élection à la présidence qui ne s’accompagnent pas d’une pratique exorbitante de l’exercice du pouvoir, par exemple en Autriche, en Finlande, en Irlande, en Islande, au Portugal et en Géorgie. Une mesure minimale serait de convoquer les élections présidentielle et législatives le même jour afin de ne pas mettre les élections législatives à la remorque de la présidentielle ;
- celui des législatives. C’est bien sûr la question de la proportionnelle. L’idéal serait de s’inspirer du régime électoral allemand : chaque électeur dispose de deux voix, l’une pour un scrutin uninominal de circonscription à un tour et l’autre pour un scrutin de liste à l’échelle du Land. Aurons-nous en France la sagesse de combiner la représentation des territoires et celle des opinions ? Il est normal que la proportionnelle intégrale suscite des appréhensions, avec l’exemple de la Knesset israélienne où le pouvoir d’influence des partis semble inversement proportionnel à leur représentativité. Mais on peut au moins aborder la question d’une dose significative de proportionnelle. C’est ce qui a été promis à plusieurs reprises pas des candidats à la présidentielle finalement élus, le dernier étant Emmanuel Macron lui-même. En mars 2024, la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, relançait le sujet en proposant une formule qui peut être débattue mais avait le mérite de rouvrir le dossier. Comme pour beaucoup de démarches et projets en cours, la dissolution de l’Assemblée a fermé brutalement la porte à cette réflexion. Il est urgent d’y revenir, en étudiant soigneusement et tranquillement les différentes formules possibles, après une étude de celles existantes dans d’autres pays démocratiques.a
Bien évidemment, des systèmes davantage parlementaires n’échappent pas à une personnalisation parfois excessive, souvent présentée comme la nécessité de l’incarnation. N’oublions pas que ce concept tiré d’une interprétation commune des Évangiles est associée à la notion de sauveur. Ces systèmes ne protègent pas non plus d’une accession à des pans de pouvoir de mouvements d’extrême-droite, jusqu’ici uniquement au sein de coalitions. Mais le système français pousse ses défauts au paroxysme au point de permette à un tiers des suffrages exprimés de confier tout les pouvoirs à un parti rejeté par un plus grand nombre.
Naturellement, les causes de la montée de ces mouvements sont multiples. Elles sont d’ailleurs suffisamment documentées pour que les formations politiques les prennent en compte plus sérieusement qu’elles ne l’ont fait jusqu’ici et en tirent des conséquences programmatiques plus approfondies ainsi qu’un autre rapport à la population. Cependant, notre régime électoral actuel apparaît à la fois comme une composante de ces causes et comme un élément facilitateur d’une victoire aussi crainte qu’annoncée.
L’objectif de ce billet est de montrer qu’une structure a des effets par elle-même, indépendamment de la volonté des acteurs. C’est tout le sens du mot « systémique ». Quand le système est modifiable par des acteurs, il n’est plus une fatalité. On a trop souvent présenté la culture politique actuelle comme une caractéristique indépassable de la France alors qu’elle ne s’est installée progressivement que depuis 1962.
Il se trouve que le scrutin législatif n’est pas prescrit par la Constitution et peut être modifié par une simple loi. Le système est modifiable par la volonté. J’espère en tant que citoyen apporter ma modeste contribution à une réforme qui pourra, peut-être progressivement, modifier les pratiques politiques comme le comportement des électeurs qui pourraient enfin pleinement voter POUR et non plus CONTRE.
Les questions institutionnelles ne passionnent pas les foules ? Ni les éditorialistes, à part rares et notables exception ? Elles sont pourtant au cœur de la crise de régime que nous vivons. Cessons de les remettre sans cesse au-dessous de la pile. L’avenir de notre République, de ses habitants et de tout de qui fait que la France compte en Europe et dans le monde est en jeu.
Nous sommes en plein crépuscule de la République uninominale à deux tours. Mais le crépuscule peut durer longtemps.
Epilogue
L’entre deux tours des élections législatives aura été dominé par ce thème du barrage qu’on disait dépassé. Il s’est d’ailleurs s’agit de trois barrages, deux simples (contre le RN ou LFI) et un double (contre le RN et LFI). On peut espérer qu’il s’agissait d’un dernier tour de piste de cette notion qui inspire de plus en plus de la lassitude et de l’exaspération.
La floraison de triangulaires et son cortège de désistements, dont on comprend qu’ils aient pu être considérés comme d’admirables sacrifices civiques de la part des candidats comme des électeurs les ayant suivis, n’en constituent pas moins une privation du droit à la manifestation du choix de chacun.
Le fracassant résultat du second tour de la présidentielle marque le refus massif d’un gouvernement du RN et de ses alliés. Cet heureux triomphe du front républicain aboutit à une nouvelle Assemblée aux allures de proportionnelle. Encore une fois, il n’en est rien.
On a eu raison de reprocher à Jacques Chirac puis à Emmanuel Macron de ne pas se sentir comptables des nombreuses voix qui ne s’étaient portées sur leur personne que par refus de Le Pen père puis fille.
Écrire cela c’est écrire aujourd’hui que chaque parlementaire bénéficiaire des désistements du second tour doit se sentir comptable des voix qui se sont portées sur lui. Le voilà donc dépositaire d’un mandat complexe dont il doit tenir compte.
Après ce massif et magnifique vote CONTRE, il est urgent de permettre enfin aux électeurs de voter POUR.
Replaçons la question du système électoral au-dessus de la pile avant que ne se remette en marche la machine à transformer un tiers en la moitié. Bientôt, il sera trop tard.
Dominique Lahary, citoyen français écrivant en son nom propre, 23 juin-9 juillet 2024
https://lahary.wordpress.com/2024/07/02/le-crepuscule-de-la-republique-uninominale-a-deux-tours/