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Rapport Racine sur la crĂ©ation : pourquoi les bibliothĂšques devraient davantage s’y intĂ©resser

Par :calimaq
12 mai 2020 Ă  18:11

En janvier dernier, le rapport « L’auteur et l’acte de crĂ©ation Â» a Ă©tĂ© remis par Bruno Racine au MinistĂšre de la Culture. J’avais publiĂ© Ă  ce moment un premier billet de rĂ©action, en me focalisant sur un point prĂ©cis du rapport : le rejet de la proposition du domaine public que j’avais saluĂ©. Mais ce document comporte bien d’autres qui mĂ©ritaient Ă  mon sens de s’y pencher, si possible avec la perspective particuliĂšre du bibliothĂ©caire qui est la mienne.

Je n’avais trouvĂ© l’occasion de le faire depuis janvier, mais cette lacune est rĂ©parĂ©e grĂące Ă  l’IFLA (la FĂ©dĂ©ration Internationale des Associations et Institutions de BibliothĂšques) qui avait repĂ©rĂ© la parution de ce rapport et qui m’a demandĂ© de rĂ©pondre Ă  quelques questions Ă  ce sujet. Il en a rĂ©sultĂ© une interview, publiĂ©e cette semaine sur leur site et traduite en anglais (merci Ă  Camille Françoise pour cela !).

Le rapport Racine n’a pas rĂ©ellement entraĂźnĂ© de rĂ©actions de la la part des principales associations de bibliothĂ©caires en France, ce qui est Ă  mon sens un tort. Ce texte constitue un mon sens un des apports les plus importants que l’on ait vu passer ces derniĂšres annĂ©es sur la question de l’évolution du droit d’auteur. Et je vais mĂȘme aller plus loin : c’est mĂȘme sans doute la proposition la plus forte Ă  avoir Ă©tĂ© faite depuis le projet de rĂ©forme – hĂ©las avortĂ©e – tentĂ©e par Jean Zay en 1936 Ă  l’époque du Front Populaire. Je fais cette comparaison Ă  dessein, car il existe une forme de filiation intellectuelle assez claire entre les deux, notamment sur la question de l’articulation entre la question de la crĂ©ation et celle du travail (sujet que j’ai abordĂ© aussi parfois sur ce blog). A mon sens, Il y a dans le rapport Racine rien de moins que des pistes pour faire advenir un droit d’auteur « post-Beaumarchais Â» et ce n’est pas exactement rien.

Quel rapport avec les bibliothĂšques, me direz-vous ? Il en existe – et de nombreux – et je vous propose de lire le texte de l’interview que j’ai donnĂ©e Ă  l’IFLA dont je colle ci-dessous la version en français. La crise du coronavirus est hĂ©las survenue au moment oĂč le MinistĂšre de la Culture avait commencĂ© Ă  mettre en oeuvre les premiĂšres mesures inspirĂ©es du rapport, mais dans une mesure bien insuffisante pour les syndicats d’auteurs professionnels qui poussaient pour une adoption plus large. Depuis, la situation des artistes auteurs s’est encore dramatiquement aggravĂ©e et l’urgence ne fait une renforcer encore l’importance de la plupart des prĂ©conisations du rapport (voir Ă  ce sujet le site de la Ligue des Auteurs Professionnels).

Il est, à mon sens, impératif que les bibliothÚques soutiennent les auteur dans ce combat et elles laisseraient à mon sens passer une chance historique si elles ne le faisaient pas.

23 recommandations sur les droits des créateurs : Quels enjeux pour les bibliothÚques et comment elles peuvent contribuer à les soutenir ?

Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est le rapport Racine et le contexte de sa production ?

Il s’agit d’un rapport remis au MinistĂšre de la Culture en janvier 2020. IntitulĂ© « L’auteur et l’acte de crĂ©ation », il a Ă©tĂ© prĂ©parĂ© par Bruno Racine, conseiller Ă  la Cour des Comptes, qui a dirigĂ© la BibliothĂšque nationale de France de 2007 Ă  2016. Il comporte 23 recommandations visant Ă  amĂ©liorer la situation des artistes-auteurs en adaptant le cadre rĂ©glementaire aux nouvelles rĂ©alitĂ©s des mĂ©tiers de la crĂ©ation.

L’origine de ce rapport est Ă  chercher du cĂŽtĂ© d’une forte mobilisation des auteurs en France, qui dure depuis plusieurs annĂ©es, en rĂ©action Ă  une dĂ©gradation continue de leurs conditions d’existence. En 2017, une rĂ©forme fiscale est intervenue, qui a encore fragilisĂ© une large partie des auteurs luttant dĂ©jĂ  contre la prĂ©caritĂ©. Pour faire face, les artistes-auteurs ont choisi d’agir en s’appuyant sur des syndicats, ce qui est assez nouveau en France. Traditionnellement, les intĂ©rĂȘts des auteurs sont en effet plutĂŽt reprĂ©sentĂ©s par des sociĂ©tĂ©s de gestion collective des droits. 

La commande du rapport Racine est intervenue pour essayer de dĂ©nouer une situation qui devenait de plus en plus explosive, avec des appels des auteurs professionnels Ă  boycotter de grands salons pour attirer l’attention sur leur situation. ElaborĂ© au terme d’une large consultation, le rapport Racine Ă©tait trĂšs attendu et il dresse un tableau sombre de la situation des auteurs en France. Dans certains secteurs comme la bande dessinĂ©e, pourtant Ă©conomiquement en progression, prĂšs d’un tiers des auteurs vivent en dessous du seuil de pauvretĂ© et le taux grimpe Ă  50% pour les femmes. La France est souvent prĂ©sentĂ©e comme « le pays du droit d’auteur », mais cette rĂ©putation dissimule une situation de crise profonde pour les crĂ©ateurs. 

Quelle analyse peut-on faire des recommandations de ce rapport ? 

Le plus grand apport de ce rapport est de montrer que la subsistance des auteurs ne dĂ©pend pas uniquement du seul droit d’auteur, mais d’un dispositif institutionnel beaucoup plus complexe, oĂč les questions de fiscalitĂ© et de protection sociale jouent un rĂŽle dĂ©terminant. Il montre aussi que les artistes-auteurs ne disposent pas d’un vĂ©ritable statut professionnel, comme si leur activitĂ© ne constituait pas un mĂ©tier Ă  part entiĂšre. Pour remĂ©dier Ă  cette lacune, Le rapport Racine propose de crĂ©er un tel statut, notamment pour faciliter l’accĂšs des auteurs au bĂ©nĂ©fice de droits sociaux (assurance-maladie, formation, retraite, etc.). 

Plus encore, le rapport Racine dĂ©fend l’idĂ©e que les artistes-auteurs ne devraient pas dĂ©pendre pour vivre uniquement de l’exploitation de leurs Ɠuvres par les industries culturelles, mais aussi ĂȘtre rĂ©munĂ©rĂ©s directement pour leur travail. Il propose pour cela la mise en place d’un « contrat de commande » qui obligerait les intermĂ©diaires, comme les Ă©diteurs ou les producteurs, Ă  payer le travail de crĂ©ation en plus du versement de droits d’auteur. 

Cela constituerait un changement profond en France, car depuis l’époque de Beaumarchais et la RĂ©volution française, la loi considĂšre l’auteur comme un propriĂ©taire tirant ses revenus de l’exploitation de son Ɠuvre. Ce systĂšme permet certes thĂ©oriquement Ă  l’auteur de bĂ©nĂ©ficier d’une rĂ©munĂ©ration, mais on est arrivĂ© aujourd’hui au paradoxe que l’Ɠuvre est mieux protĂ©gĂ©e que l’auteur et c’est elle qui constitue le vĂ©ritable centre de gravitĂ© de la propriĂ©tĂ© intellectuelle


Samantha Bailly, une autrice particuliĂšrement impliquĂ©e dans les syndicats d’artistes-auteurs qui se sont mobilisĂ©s autour du rapport Racine, rĂ©sume ainsi le changement de perspective que ce texte propose d’opĂ©rer : « l’amĂ©lioration de nos droits sociaux est liĂ©e Ă  la reconnaissance des artistes-auteurs Ă  la fois comme des propriĂ©taires d’Ɠuvres, mais aussi comme des travailleurs. Nous sommes bien des individus, et pas seulement des Ɠuvres — nous avons des corps, nous mangeons, nous nous blessons, tombons malades, etc. C’est ce changement de paradigme que propose le rapport de Bruno Racine. » 

Un autre point essentiel concerne les mĂ©canismes de reprĂ©sentation des auteurs. Le rapport souligne de nombreux dysfonctionnements dans la maniĂšre dont les intĂ©rĂȘts des artistes-auteurs sont dĂ©fendus. GĂ©nĂ©ralement, ce sont des sociĂ©tĂ©s de gestion collective que l’on entend beaucoup dans les dĂ©bats publics autour de la crĂ©ation, notamment lorsque le droit d’auteur est concernĂ©. Mais le rapport dĂ©montre que ces sociĂ©tĂ©s et les auteurs n’ont pas tout Ă  fait les mĂȘmes intĂ©rĂȘts et il demande qu’une partie des sommes collectĂ©es par les premiĂšres servent Ă  financer les syndicats d’auteurs. Il plaide Ă©galement pour que ces syndicats soient plus largement associĂ©s Ă  la dĂ©finition des politiques culturelles, notamment Ă  travers les diffĂ©rentes commissions mises en place par le MinistĂšre de la Culture. Ces propositions ont Ă©tĂ© trĂšs mal reçues par les sociĂ©tĂ©s de gestion collective qui s’y sont vigoureusement opposĂ©es, ce qui tend Ă  montrer que le rapport Racine a plutĂŽt raison de souligner une divergence d’intĂ©rĂȘts ! 

Les discussions sur le droit d’auteur seraient sans doute diffĂ©rentes si les crĂ©ateurs pouvaient faire entendre leur voix plus directement. En 2018, une affaire a eu lieu en France s’est rĂ©vĂ©lĂ©e trĂšs instructive. Une sociĂ©tĂ© de droits dans le domaine de l’édition a essayĂ© de faire payer les lectures publiques en bibliothĂšque, y compris les Heures du Conte Ă  destination des enfants. Cela a dĂ©clenchĂ© une forte opposition des bibliothĂ©caires, mais aussi d’une partie des auteurs eux-mĂȘmes qui, par le biais de syndicats, ont fait savoir qu’ils souhaitaient que ces usages en bibliothĂšque restent gratuits. GrĂące Ă  cette intervention directe des auteurs dans le dĂ©bat, le projet des Ă©diteurs a Ă©tĂ© abandonnĂ©. 

Quelles sont les principaux enjeux de ce rapport pour les bibliothĂšques ? 

A premiĂšre vue, ce rapport paraĂźt assez Ă©loignĂ© de l’activitĂ© des bibliothĂšques, mais celles-ci devraient s’y intĂ©resser de prĂšs, car ses recommandations pourraient modifier en profondeur le paysage de la crĂ©ation. 

Depuis plus de 20 ans, les bibliothĂšques sont mobilisĂ©es pour faire Ă©voluer la rĂšglementation sur le droit d’auteur, notamment par la reconnaissance de nouvelles exceptions adaptĂ©es Ă  Internet et aux usages numĂ©riques. Que ce soit au niveau mondial ou international, ces dĂ©bats sont trĂšs difficiles et les progrĂšs restent lents, car les bibliothĂšques se heurtent Ă  une opposition, menĂ©e surtout par des sociĂ©tĂ©s de gestion collective ou des reprĂ©sentants de gouvernement, qui soutiennent que ces exceptions menaceraient les auteurs dans leur capacitĂ© Ă  vivre de la crĂ©ation.

Or le rapport Racine dĂ©montre de maniĂšre trĂšs claire que les vrais problĂšmes des auteurs sont ailleurs : ils rĂ©sident surtout dans le dĂ©sĂ©quilibre du rapport de force avec des intermĂ©diaires comme les Ă©diteurs ou les producteurs, qui conduit Ă  une rĂ©partition inĂ©quitable de la valeur au sein mĂȘme des filiĂšres culturelles. La prĂ©caritĂ© des auteurs dĂ©coule aussi du fait que leur travail n’est pas bien reconnu, et donc pas bien rĂ©munĂ©rĂ©, car il est « invisibilisĂ© » d’une certaine maniĂšre par la propriĂ©tĂ© intellectuelle sur laquelle les lois se focalisent. 

A aucun moment le rapport Racine ne pointe la question du piratage des Ɠuvres sur Internet comme la cause de la paupĂ©risation des auteurs, pas plus qu’il n’indique que les exceptions au droit d’auteur fragiliseraient leur situation. En revanche, il adresse des critiques au fonctionnement des sociĂ©tĂ©s de gestion collective, en pointant par exemple les salaires trop Ă©levĂ©s de leurs dirigeants ou le fait qu’elles redistribuent l’argent collectĂ© Ă  un trop petit nombre d’auteurs. 

Ces conclusions intĂ©ressent en rĂ©alitĂ© directement les bibliothĂšques, car elles ouvrent la voie Ă  de nouvelles discussions sur la rĂ©forme du systĂšme. Il est significatif qu’aucun des points discutĂ©s dans le rapport Racine n’ait rĂ©ellement Ă©tĂ© dĂ©battu lors de l’élaboration de la nouvelle directive sur le droit d’auteur adoptĂ©e en 2019 par le Parlement europĂ©en. Les dĂ©bats se sont encore une fois focalisĂ©s sur le renforcement de la propriĂ©tĂ© intellectuelle et sur la critique des nouvelles exceptions au droit d’auteur. Mais ce n’est pas ce texte qui permettra de rĂ©Ă©quilibrer les relations entre les auteurs et les intermĂ©diaires, comme le demande le rapport Racine


Un point figure dans le rapport qui illustre trĂšs bien les fausses questions dans lesquelles les dĂ©bats sur le droit d’auteur tombent souvent. En France, revient rĂ©guliĂšrement dans le dĂ©bat public l’idĂ©e d’instaurer un « domaine public payant » pour Ă©tablir une sorte de taxe sur les utilisations commerciales des Ɠuvres appartenant au domaine public. Le domaine public est un mĂ©canisme qui bĂ©nĂ©ficie au premier chef aux bibliothĂšques et Ă  leurs usagers, notamment Ă  travers la numĂ©risation des collections patrimoniales. Or le rapport Racine Ă©carte sans ambiguĂŻtĂ© cette idĂ©e du domaine public payant, en montrant qu’il rapporterait trĂšs peu aux auteurs tout en restreignant les usages et la diffusion de la culture. En revanche, le rapport pointe le fait qu’une part trop faible des aides Ă  la crĂ©ation versĂ©es par le MinistĂšre de la Culture ou les sociĂ©tĂ©s de gestion collective bĂ©nĂ©ficient directement aux artistes-auteurs. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres montrant comment de faux dĂ©bats cachent souvent les vraies questions
 

Quelles sont les premiĂšres Ă©tapes pour les bibliothĂšques pour soutenir ces principes au niveau national et international ?   

Il est assez frappant de constater que les bibliothĂšques sont absentes du rapport Racine, alors pourtant qu’elles constituent aussi une source de revenus pour les auteurs. A travers les acquisitions de supports, les abonnements Ă  des ressources numĂ©riques, mais aussi avec les sommes versĂ©es au titre du droit de prĂȘt, les bibliothĂšques contribuent Ă  la rĂ©munĂ©ration des crĂ©ateurs. En France, il existe mĂȘme un lien direct entre le droit de prĂȘt et les droits sociaux des auteurs, car une partie des sommes versĂ©es par les bibliothĂšques au titre du droit de prĂȘt sert Ă  financer la retraite des auteurs de l’écrit. 

Il est dommage – mais aussi trĂšs significatif – que le rapport Racine n’ait pas pris en compte ce lien, car cela rĂ©vĂšle une certaine forme d’invisibilitĂ© des bibliothĂšques dans l’économie de la crĂ©ation. Trop souvent, les bibliothĂšques sont accusĂ©es de fragiliser le marchĂ© de la Culture en « cannibalisant les ventes », alors qu’aucune Ă©tude Ă©conomique sĂ©rieuse n’a jamais dĂ©montrĂ© un tel phĂ©nomĂšne. Bien au contraire, les bibliothĂšques pourraient contribuer plus largement au financement de la crĂ©ation si elles Ă©taient mieux intĂ©grĂ©es dans les systĂšmes de rĂ©munĂ©ration. Par exemple, le livre numĂ©rique se dĂ©veloppe aujourd’hui de plus en plus en bibliothĂšque, mais sur des bases juridiquement fragiles, puisque la lĂ©gislation sur le prĂȘt du livre papier ne s’applique pas et il a fallu rĂ©organiser le systĂšme autour de nĂ©gociations contractuelles avec les Ă©diteurs. Du coup, l’offre Ă  destination des bibliothĂšques reste lacunaire, mais surtout, le systĂšme lĂ©gal du droit de prĂȘt est mis de cĂŽtĂ©, ce qui ne permet pas de contribuer Ă  financer les droits sociaux des auteurs


On pourrait imaginer une refonte du systĂšme, de maniĂšre Ă  ce que les bibliothĂšques puissent mettre Ă  disposition plus facilement des contenus pour leurs utilisateurs, comme le propose par exemple le traitĂ© sur les bibliothĂšques dĂ©fendu par l’IFLA auprĂšs de l’OMPI. En contrepartie, de nouvelles rĂ©munĂ©rations seraient logiquement versĂ©es aux ayants droit. Mais si l’on suit le rapport Racine, il faudrait ĂȘtre trĂšs attentif Ă  ce que ces sommes aillent bien aux auteurs et qu’une partie soit utilisĂ©e pour financer leurs droits sociaux et leurs organisations syndicales.

Ce rapport ouvre en rĂ©alitĂ© la voie Ă  de nouvelles discussions entre les auteurs et les bibliothĂšques. Pour cela, il faudrait mieux faire connaĂźtre le rĂŽle que les bibliothĂšques jouent dĂ©jĂ  pour soutenir la crĂ©ation et rĂ©flĂ©chir Ă  de nouvelles maniĂšres dont les activitĂ©s des bibliothĂšques pourraient directement soutenir les crĂ©ateurs dans l’exercice de leurs droits. On a trop souvent opposĂ© les droits des auteurs et ceux des utilisateurs, comme s’ils Ă©taient incompatibles. Le temps est venu Ă  prĂ©sent de trouver des articulations qui permettront de les renforcer mutuellement. 

StopCovid, la subordination sociale et les limites au « Consent Washing »

Par :calimaq
1 mai 2020 Ă  10:23

Mardi dernier, lors de l’annonce du plan de dĂ©confinement Ă  l’AssemblĂ©e nationale, le premier Ministre Édouard Philippe a reconnu qu’il « ne savait pas si l’application Stopcovid fonctionnera Â» et a prĂ©fĂ©rĂ© repousser en consĂ©quence le dĂ©bat parlementaire Ă  un moment ultĂ©rieur en promettant qu’un vote spĂ©cifique aurait lieu sur la question. Cette dĂ©cision fait suite Ă  des semaines d’intense polĂ©mique Ă  propos de cette application de traçage numĂ©rique. Le mĂȘme jour, la Commission nationale consultative des droits de l’homme publiait d’ailleurs un avis estimant que « du point de vue des libertĂ©s fondamentales, ce systĂšme est dangereux Â» et hier c’est le Conseil de l’Europe qui dĂ©clarait Ă  propos de des dispositifs de backtracking: « Compte tenu du manque de preuves au sujet de leur efficacitĂ©, les promesses valent-elles les risques sociaux et juridiques ?« â€Š

Dessin par Allan Barte

J’ai dĂ©jĂ  eu l’occasion dans un prĂ©cĂ©dent billet de dire tout le mal que je pensais de StopCovid et je ne vais pas en rajouter Ă  nouveau dans ce registre. Je voudrais par contre prendre un moment sur la dĂ©libĂ©ration que la CNIL a rendue en fin de semaine derniĂšre Ă  propos du projet d’application, car elle contient Ă  mon sens des Ă©lĂ©ments extrĂȘmement intĂ©ressants, en particulier sur la place du consentement en matiĂšre de protection des donnĂ©es personnelles.

Consentir ou ne pas consentir, telle est la question


On a pu lire que la CNIL avait validĂ© le projet StopCovid dans sa dĂ©libĂ©ration (n’est-ce pas CĂ©dric O ?), mais les choses sont en rĂ©alitĂ© beaucoup plus subtiles que cela. Je vous renvoie pour le comprendre Ă  l’excellente analyse que l’avocat Jean-Baptiste Soufron a publiĂ©e sur son blog. Il met notamment en avant un point important sur lequel je vais m’attarder : la CNIL s’est prononcĂ©e sur ce que l’on appelle la « base lĂ©gale de traitement Â» sur laquelle l’application devrait s’appuyer pour exploiter les donnĂ©es collectĂ©es Ă  partir des smartphones des utilisateurs. Ce concept est issu du RGPD (RĂšglement GĂ©nĂ©ral de Protection des DonnĂ©es) et il impose aux responsables de traitement de choisir parmi six bases lĂ©gales diffĂ©rentes lorsqu’ils collectent et utilisent des donnĂ©es personnelles (voir tableau ci-dessous). Ce choix est trĂšs important, car selon la base retenue, le cadre juridique applicable varie substantiellement avec plus ou moins de garanties pour les personnes et plus ou moins de marges de manƓuvre pour le responsable de traitement.

Source : blog Questio.

Le gouvernement n’avait eu de cesse de rĂ©pĂ©ter pour lĂ©gitimer son projet que le tĂ©lĂ©chargement de l’application resterait strictement volontaire et que StopCovid fonctionnerait sur la base du consentement des individus. Pourtant la CNIL Ă©carte cette hypothĂšse et elle prĂ©fĂšre se rĂ©fĂ©rer Ă  une nĂ©cessitĂ© liĂ©e Ă  une « mission d’intĂ©rĂȘt public Â» comme base lĂ©gale pour le fonctionnement de StopCovid :

En l’espĂšce, le gouvernement s’interroge sur la possibilitĂ© de fonder l’application StopCovid sur la base lĂ©gale du consentement de ses utilisateurs ou, Ă  dĂ©faut, sur l’existence d’une mission d’intĂ©rĂȘt public de lutte contre l’épidĂ©mie de COVID-19.

[
] La Commission relĂšve que la lutte contre l’épidĂ©mie de COVID-19 constitue une mission d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral dont la poursuite incombe en premier lieu aux autoritĂ©s publiques. En consĂ©quence, elle estime que la mission d’intĂ©rĂȘt public [
] constitue la base lĂ©gale la plus appropriĂ©e pour le dĂ©veloppement par l’autoritĂ© publique de l’application StopCovid.

Contrairement Ă  ce que l’on a pu Ă©galement lire, la CNIL n’a pas dit ici que l’application StopCovid prĂ©sentait nĂ©cessairement un intĂ©rĂȘt dans la lutte contre le coronavirus. Elle dit seulement que si le gouvernement dĂ©cide de la mettre en circulation, alors il devra s’appuyer sur une mission d’intĂ©rĂȘt public et il lui faudra dĂ©montrer que l’application est bien nĂ©cessaire pour l’accomplissement de cette mission. La CNIL le dit explicitement un peu loin en indiquant que : Â»Le RGPD requiert nĂ©anmoins que les finalitĂ©s du traitement en cause soient nĂ©cessaires Ă  la mission d’intĂ©rĂȘt public en cause« . Cela revient donc, non pas Ă  valider a priori le projet, mais au contraire Ă  suspendre au-dessus de lui une redoutable Ă©pĂ©e de DamoclĂšs, car la charge de la preuve pĂšse Ă  prĂ©sent sur le gouvernement. Il lui sera sans doute trĂšs difficile de prouver que le recours Ă  cette application est rĂ©ellement nĂ©cessaire, alors qu’il n’existe aucun consensus sur ce point, ni parmi la communautĂ© scientifique, ni chez les juristes et encore moins dans la sociĂ©tĂ© civile. Autant dire que la CNIL a offert sur un plateau d’argent un argument Ă  tous les opposants Ă  StopCovid qui pourront l’invoquer, devant elle et/ou en justice, sitĂŽt que l’application sera rendue disponible


StopCovid ou l’impossible consentement ?

Ce choix de la CNIL de se tourner vers la mission d’intĂ©rĂȘt public plutĂŽt que vers le consentement individuel pourrait paraĂźtre Ă  premiĂšre vue surprenant.

En effet, mĂȘme si dans le RGPD les six bases lĂ©gales ne sont pas hiĂ©rarchisĂ©es entre elles, la Commission tend quand mĂȘme Ă  accorder au consentement une certaine prioritĂ©, au nom du respect du droit Ă  « l’autodĂ©termination informationnelle Â». Ce concept postule que l’individu est le mieux placĂ© pour dĂ©cider ce que l’on peut faire ou non avec les donnĂ©es le concernant et que c’est Ă  cette Ă©chelle « micro Â» que l’essentiel de la rĂ©gulation devrait ĂȘtre rĂ©alisĂ©e. La CNIL est gĂ©nĂ©ralement attachĂ©e Ă  ce principe et cela tend Ă  lui faire privilĂ©gier le consentement comme base de traitement (voir ici par exemple, dans un document Ă  propos des traitements Ă  des fins de recherche : « le consentement des personnes constitue le premier fondement lĂ©gal Ă  envisager en application du principe gĂ©nĂ©ral d’autodĂ©termination informationnelle« ).

NĂ©anmoins pour l’application StopCovid, les opposants avaient justement soulignĂ© les limites de cette approche en dĂ©nonçant une instrumentalisation possible du consentement des personnes, dans un contexte de crise oĂč des pressions de toutes sortes vont nĂ©cessairement s’exercer pour pousser les gens Ă  utiliser ce dispositif. Voyez par exemple ce qu’en dit la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme dans une partie de son avis intitulĂ© « Un consentement libre et Ă©clairĂ© sujet Ă  caution Â» :

La CNCDH s’interroge sur l’authenticitĂ© d’un consentement libre dans le contexte actuel. Comme le soulignait la prĂ©sidente de la CNIL devant les dĂ©putĂ©s, « le refus de consentir ne doit pas exposer la personne Ă  des consĂ©quences nĂ©gatives ». Le gouvernement ne paraĂźt manifestement pas conditionner le dĂ©confinement des personnes Ă  l’utilisation de l’application. La CNCDH souligne que cela s’oppose Ă©galement Ă  ce qu’un employeur impose Ă  son salariĂ© de tĂ©lĂ©charger et d’utiliser l’application, ou que cette derniĂšre conditionne l’accĂšs Ă  l’espace public. D’autres facteurs de contrainte sont nĂ©anmoins Ă  craindre, tenant notamment aux risques de pression sociale, tant Ă  titre individuel que familial ou professionnel, pouvant s’exercer dans un contexte de crise sanitaire particuliĂšrement aigĂŒe. L’impĂ©ratif de santĂ© publique, la lutte contre la propagation du Covid-19, la prĂ©servation du personnel soignant, sans doute invoquĂ©s Ă  l’appui de la mise en place de l’application, constitueront autant de leitmotivs qui pĂšseront sur le choix des individus, appelĂ©s Ă  agir en citoyens responsables. Par ailleurs, la CNCDH craint des risques de stigmatisation et de harcĂšlement Ă  l’égard de tout individu qui refuserait d’adhĂ©rer Ă  ces mesures de suivi.

Il y a dans ce passage des arguments qui relĂšvent de deux plans trĂšs diffĂ©rents. On nous dit en effet d’un cĂŽtĂ© que le consentement est valide uniquement si l’on n’attache aucune consĂ©quence nĂ©gative en cas de refus. C’est la condition fixĂ©e par le RGPD pour que le consentement soit considĂ©rĂ© comme « libre Â» et dans ce cas, on est bien dans la dimension protectrice de la base lĂ©gale du consentement. Cet aspect est important, car dans d’autres pays qui ont dĂ©jĂ  dĂ©ployĂ© des applications de traçage, comme l’Italie, on commence dĂ©jĂ  Ă  voir des dĂ©rives, avec des pressions mises en place par le gouvernement pour pousser les personnes Ă  utiliser l’appli :

Mais la CNCDH nous dit aussi quelque chose de trĂšs diffĂ©rent : mĂȘme sans mesure de rĂ©torsion plus ou moins appuyĂ©e exercĂ©e par le gouvernement, le consentement des personnes pourrait rester trĂšs ambigu, en raison des pressions sociales que les individus vont subir en cette pĂ©riode de crise sanitaire. Ce point est intĂ©ressant, car il tend Ă  montrer que le consentement individuel est en rĂ©alitĂ© toujours plus ou moins une forme de fiction, l’humain Ă©tant un ĂȘtre social, soumis Ă  diverses dĂ©terminations exercĂ©es par son environnement. Comme toutes les fictions juridiques, le consentement individuel peut ĂȘtre utile, mais on doit aussi lui fixer des limites pour Ă©viter que la fiction perde pied face Ă  la rĂ©alitĂ©. Or c’est exactement ce qui est en train de se passer dans un contexte de crise comme celui que nous traversons : on voit bien qu’un concept comme celui de « l’auto-dĂ©termination informationnelle Â» touche Ă  ses limites et qu’il pourrait mĂȘme finir par devenir dangereux si on continuait Ă  le prendre pour argent comptant.

La CNIL ne l’abandonne pas complĂštement dans sa dĂ©libĂ©ration, mais elle le fait de maniĂšre nuancĂ©e, en introduisant une distinction subtile, mais importante, entre le consentement et le volontariat. La Commission considĂšre en effet comme essentiel que l’adoption de l’application reste basĂ©e uniquement sur le volontariat et elle met mĂȘme en garde le gouvernement contre toute volontĂ© de l’imposer :

Le volontariat signifie aussi qu’aucune consĂ©quence nĂ©gative n’est attachĂ©e Ă  l’absence de tĂ©lĂ©chargement ou d’utilisation de l’application. Ainsi, l’accĂšs aux tests et aux soins ne saurait en aucun cas ĂȘtre conditionnĂ© Ă  l’installation de l’application. L’utilisation d’une application sur la base du volontariat ne devrait pas conditionner ni la possibilitĂ© de se dĂ©placer, dans le cadre de la levĂ©e du confinement, ni l’accĂšs Ă  certains services, tels que par exemple les transports en commun. Les utilisateurs de l’application ne devraient pas davantage ĂȘtre contraints de sortir en possession de leurs Ă©quipements mobiles. Les institutions publiques ou les employeurs ou toute autre personne ne devraient pas subordonner certains droits ou accĂšs Ă  l’utilisation de cette application. Ceci constituerait en outre, en l’état du droit et selon l’analyse de la Commission, une discrimination.

La CNIL aurait dit exactement la mĂȘme chose si elle avait retenu la base lĂ©gale du « consentement libre et Ă©clairĂ© Â» pour l’application StopCovid. Mais en l’espĂšce, comme on l’a vu, elle prĂ©fĂšre lui donner comme fondement la nĂ©cessitĂ© liĂ©e Ă  une mission d’intĂ©rĂȘt public. Cela montre que, mĂȘme dans un tel cadre, le respect du volontariat des personnes peut ĂȘtre exigĂ©, tout en ne servant pas de base lĂ©gale au traitement. Cela mĂ©rite que l’on s’y arrĂȘte et je vais tenter d’interprĂ©ter cet aspect du raisonnement de la CNIL en l’articulant avec la question de la subordination.

Subordination hiérarchique et subordination sociale

Le caractĂšre particulier de la relation de subordination est en effet pris en compte dans le RGPD, qui considĂšre que ce type de rapports dĂ©sĂ©quilibrĂ©es empĂȘche normalement de se baser sur le consentement des personnes pour traiter des donnĂ©es personnelles (voir ConsidĂ©rant 43):

Pour garantir que le consentement est donnĂ© librement, il convient que celui-ci ne constitue pas un fondement juridique valable pour le traitement de donnĂ©es Ă  caractĂšre personnel dans un cas particulier lorsqu’il existe un dĂ©sĂ©quilibre manifeste entre la personne concernĂ©e et le responsable du traitement, en particulier lorsque le responsable du traitement est une autoritĂ© publique et qu’il est improbable que le consentement ait Ă©tĂ© donnĂ© librement au vu de toutes les circonstances de cette situation particuliĂšre.

Il en dĂ©coule que le consentement ne doit pas ĂȘtre retenu dans les relations de travail, entre un employeur et des employĂ©s Ă  cause du lien de subordination, tout comme il doit ĂȘtre Ă©cartĂ© dans les relations entre administrations et administrĂ©s dĂšs lors que les premiĂšres utilisent leurs prĂ©rogatives de puissance publique. On comprend que dans de telles circonstances, un consentement « libre Â» ne peut plus ĂȘtre exprimĂ© par les individus et c’est donc « structurellement Â» que le consentement est Ă©cartĂ© au profit d’une autre base lĂ©gale.

Sans le dire explicitement, on peut considĂ©rer que la CNIL a raisonnĂ© d’une maniĂšre un peu similaire dans sa dĂ©libĂ©ration sur l’application StopCovid : si l’usage de l’application reste volontaire, les individus ne sont certes pas dans une relation de subordination avec la puissance publique, mais quand bien mĂȘme, les pressions qu’ils vont nĂ©cessairement subir de la part du corps social dans lequel ils sont immergĂ©s matĂ©rialisent une forme de « subordination sociale Â» qui rendrait trĂšs problĂ©matique le fait de retenir la base lĂ©gale du consentement. La situation rend donc « structurellement Â» impossible de se placer dans le cadre du libre consentement, tout comme cela doit ĂȘtre exclu dans les rapports plus classiques de subordination au travail.

La question va d’ailleurs sans doute rapidement se poser dans les entreprises, car on commence dĂ©jĂ  Ă  voir des acteurs privĂ©s qui envisagent de dĂ©velopper leurs propres applications de traçage numĂ©rique pour faciliter la reprise d’activitĂ©. C’est le cas par exemple du CrĂ©dit Agricole qui a fait une annonce en ce sens cette semaine. Ici aussi, ces entreprises ne pourront sans doute pas se baser sur le consentement des personnes, mĂȘme si le recours Ă  ces outils reste volontaire, eu Ă©gard au cadre de subordination hiĂ©rarchique dans lequel ce dispositif est dĂ©ployĂ©. Les consĂ©quences juridiques ne sont pas anodines, car les entreprises devront alors se replier vers une autre base lĂ©gale figurant dans le RGPD – l’intĂ©rĂȘt lĂ©gitime de l’entreprise – qui est sans doute l’une des plus fragiles, car il ne peut ĂȘtre invoquĂ© que dans la mesure oĂč « les intĂ©rĂȘts ou les libertĂ©s et droits fondamentaux de la personne ne prĂ©valent [pas] compte tenu des attentes raisonnables des personnes concernĂ©es fondĂ©es sur leur relation avec le responsable de traitement« . Cela ouvre donc tout un champ de contestation possible pour les salariĂ©s, mais aussi (et surtout) pour les syndicats qui pourraient trouver lĂ  une excellente maniĂšre d’affirmer leur rĂŽle de gardiens des donnĂ©es personnelles des employĂ©s.

Le parallĂšle avec StopCovid est intĂ©ressant Ă  souligner, car tout comme les entreprises devront prouver qu’elles ont un intĂ©rĂȘt lĂ©gitime Ă  dĂ©ployer des applications de traçage (avec le risque que leur soit opposĂ© les libertĂ©s et intĂ©rĂȘts de leurs salariĂ©s), l’État va devoir prouver que StopCovid constitue une nĂ©cessitĂ© pour exercer une mission d’intĂ©rĂȘt public. Et dans les deux cas, c’est l’existence d’un contexte de subordination – directe et hiĂ©rarchique dans un cas ; indirecte et sociale dans l’autre – qui justifie que l’on se place sur ce terrain juridique plutĂŽt que sur le consentement individuel et la fiction – devenue insoutenable – de la prĂ©tendue « libertĂ© Â» de choisir.

En finir avec le « Consent Washing Â»

Une des choses que je retiendrai de cette crise du coronavirus est la maniĂšre dont cette question du « consentement Â» a pu ĂȘtre instrumentalisĂ©e jusqu’à l’outrance et complĂštement intĂ©grĂ©e dans les rouages de la gouvernementalitĂ© oppressive que nous subissons. Cela permet par exemple au gouvernement d’annoncer, en restant droit dans ses bottes, qu’il envisage de mettre en place un systĂšme de bracelet Ă©lectronique pour les malades du Covid-19 pendant la pĂ©riode de dĂ©confinement, mais rassurez-vous, citoyens, on ne le fera bien entendu qu’avec le consentement des personnes !

Le gouvernement français ne ferme pas la porte à l'éventualité d'une mise en place de bracelets électroniques pour suivre les malades du #covid19 lors du déconfinement https://t.co/JjPmzjepm9

— RTL France (@RTLFrance) April 23, 2020

Allons plus loin : le retour Ă  l’école des enfants, qui fait lui aussi tant polĂ©mique, se fera Ă©galement – comme par hasard – sur la base du « volontariat Â». GrossiĂšre farce que voilĂ  ! Car il est bien clair que ce volontariat sera Ă  gĂ©omĂ©trie extrĂȘmement variable, selon que les foyers seront nantis ou modestes et que les parents pourront ou pas continuer Ă  bĂ©nĂ©ficier du tĂ©lĂ©-travail et de conditions sociales favorables (appartement spacieux ou pas, recours Ă  des gardes d’enfants Ă  domicile, etc.). En surface, tout le monde pourra exercer un « consentement libre Â» et « s’autodĂ©terminer Â» pour dĂ©cider si les enfants doivent retourner Ă  l’école. Mais dans la rĂ©alitĂ© crue, loin des abstractions juridiques, ce seront comme par hasard les plus pauvres qui devront prendre le risque de contaminer leurs enfants et de se contaminer eux-mĂȘmes, et – histoire de joindre l’insulte Ă  la blessure – on fera en sorte de leur faire porter la responsabilitĂ© d’avoir fait ce soit-disant « choix Â» par le biais duquel ils auront exprimĂ© un « libre consentement Â» !

Le passage ci-dessus permet, je pense, de montrer assez clairement le fond ignoble de saloperie dans lequel baigne toujours plus ou moins un concept comme celui de « libre consentement Â» et « d’auto-dĂ©termination individuelle Â». Ces fictions sont en rĂ©alitĂ© parfaitement compatibles avec l’idĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale, dont le rĂȘve ultime consiste prĂ©cisĂ©ment Ă  enrober toutes les relations de domination derriĂšre un voile bien commode de consentement. Dans son « Post-scriptum sur les sociĂ©tĂ©s de contrĂŽle« , Gilles Deleuze avait dĂ©jĂ  parfaitement anticipĂ© que nous Ă©tions en rĂ©alitĂ© peu Ă  peu sortis des sociĂ©tĂ©s disciplinaires, dont la gouvernementalitĂ© s’exerce Ă  travers la contrainte, pour glisser vers des sociĂ©tĂ©s de contrĂŽle aux dispositifs beaucoup plus fluides. Leur objectif est de contrĂŽler les individus « de l’intĂ©rieur Â» par des systĂšmes de pilotage cybernĂ©tique, impliquant envois de signaux et rĂ©troactions. Le numĂ©rique aura permis de donner complĂštement corps Ă  cette vision qui n’est, ni plus ni moins, qu’une « gouvernementalitĂ© par le consentement Â».

J’ai dĂ©jĂ  eu l’occasion de dire que tout ceci avait de lourdes implications en matiĂšre de protection des donnĂ©es personnelles. D’autres que moi, comme Helen Nissenbaum, ont dĂ©jĂ  dĂ©noncĂ© ce qu’elles appellent la « farce du consentement Â» Ă  l’Ɠuvre sur Internet et d’autres encore ont fait le lien avec la dĂ©nonciation de la « fabrique du consentement Â» dĂ©jĂ  mise en avant par Noam Chomsky. Voyez par exemple cette interview rĂ©cemment donnĂ©e par Christophe Masutti Ă  l’occasion de la sortie de son livre sur le « Capitalisme de surveillance Â» dont ce passage m’a frappĂ© :

[Le RGPD] prouve que nos institutions veulent agir, c’est une marque de bonne volontĂ©. Mais le RGPD ne fait que formaliser le don du consentement [
]. Notre sociĂ©tĂ© de surveillance Ă©mane aussi de notre propre culture, de notre acculturation Ă  l’informatique et donc Ă  la surveillance. Notre consentement, nous l’avons fabriquĂ©.

Le drame est que le « consentement libre Â» du RGPD est dotĂ© d’une certaine efficacitĂ© contentieuse, qui pourrait faire croire qu’il s’agit encore d’un moyen sur lequel miser pour parvenir Ă  rĂ©guler le systĂšme. Il a en effet dĂ©jĂ  permis Ă  la CNIL de sanctionner quelques abus, notamment en matiĂšre de gĂ©olocalisation Ă  des fins publicitaires. Je peux donc comprendre que l’on s’y accroche Ă  des fins tactiques, mais j’ai peur que l’on finisse par confondre le niveau de la tactique avec celui de la stratĂ©gie, sans voir que la bataille de libertĂ©s ne peut pas ĂȘtre gagnĂ©e sur le terrain du « libre consentement Â», car c’est une notion dĂ©jĂ  complĂštement intĂ©grĂ©e aux rouages de l’idĂ©ologie nĂ©olibĂ©rale.

Il faut donc en finir avec le « Consent Washing Â», Ă  commencer en nous-mĂȘmes, ce qui risque d’ĂȘtre extrĂȘmement complexe
 C’est pourtant nĂ©cessaire, car que se passera-t-il lorsque les efforts dĂ©ployĂ©s Ă  la fois par la propagande gouvernementale et par les puissances privĂ©es du capitalisme de donnĂ©es auront rĂ©ussi Ă  convaincre la population des bienfaits des technologies de surveillance (« la bien(sur)veillance« , comme dit Cynthia Fleury) ? Les individus finiront par « consentir librement Â» aux pires menaces Ă  leurs libertĂ©s, sans mĂȘme qu’il soit besoin d’agiter des sanctions, et le levier juridique que l’on aura cru pouvoir saisir pour se protĂ©ger aura achevĂ© sa transformation en une arme redoutable retournĂ©e contre les personnes pour les faire participer Ă  leur propre asservissement.

🙏🙏🙏 "On peut applaudir des lois incroyablement liberticides si elles prĂ©tendent sĂ©curiser notre rapport Ă  la mort."https://t.co/m2PMVck3rK

— ïŒłïœ‰â„“vĂšđ«Î” á”đ‘’Êłđ‚i𝒆r (@Silvae) April 29, 2020

J’ai nĂ©anmoins l’impression que cette crise du coronavirus et la surenchĂšre sĂ©curitaire dans laquelle elle nous entraĂźne sont en train de jouer comme un accĂ©lĂ©rateur de prise de conscience sur ce rapport trouble que nous entretenons avec la notion de consentement. J’ai notĂ© par exemple cette phrase dans une tribune contre l’application StopCovid publiĂ©e par Jean-Baptiste Soufron dans LibĂ© :

Le consentement n’est pas un sĂ©same pour toutes les atteintes aux libertĂ©s, et ce encore moins quand il est contraint par la peur de l’épidĂ©mie, ou par la coercition directe ou indirecte Ă  travers des sanctions plus ou moins informelles – pense-t-on par exemple Ă  la possibilitĂ© que l’application soit imposĂ©e aux salariĂ©s par des employeurs ou Ă  des Ă©tudiants par leurs Ă©tablissements d’enseignement ?

Autant les coercitions directes ou indirectes sont illĂ©gales sur la base du RGPD, parce qu’elles violeraient la condition du « consentement libre Â» et/ou l’interdiction des discriminations, autant cette notion sera de peu d’intĂ©rĂȘt pour nous protĂ©ger des effets de la simple peur de l’épidĂ©mie ou d’une propagande bien orchestrĂ©e du gouvernement qui viendrait habilement « fabriquer un libre consentement Â»â€Š

DĂšs lors, je trouve intĂ©ressant le raisonnement de la CNIL dans sa dĂ©libĂ©ration, qui a prĂ©fĂ©rĂ© Ă©carter la base lĂ©gale du consentement en commençant Ă  reconnaĂźtre l’incidence des contextes de « subordination sociale Â». Car nous pourrons dire : « Opprimez-nous, exploitez-nous, avilissez-nous, Messieurs les dominants, mais au moins, ne prĂ©tendez pas le faire avec notre consentement« .

Pourquoi diffuser des travaux de recherche sous licence « Pas de modification » n’est pas une bonne idĂ©e

Par :calimaq
27 avril 2020 Ă  09:29

Je vous propose ci-dessous la traduction en français, rĂ©alisĂ©e par mes soins, d’un article du blog de Creative Commons international Ă©crit par Brigitte VĂ©zina et intitulĂ© : « Why Sharing Academic Publications Under “No Derivatives” Licenses is Misguided« .

L’idĂ©e de rĂ©aliser cette traduction m’est venue suite aux abondants dĂ©bats qui ont eu lieu l’an dernier Ă  propos du fameux Plan S prĂ©parĂ© par une coalition d’agences de financement de la recherche et qui devrait entrer Ă  prĂ©sent en vigueur en 2021. Outre l’exigence de diffusion immĂ©diate en Open Access des publications, le Plan S demande que les chercheurs les placent prĂ©fĂ©rentiellement sous licence Creative Commons CC-BY.

Le logo de la licence CC-BY-ND

La systĂ©matisation de l’usage des licences Creative Commons est essentielle dans la stratĂ©gie du Plan S, puisqu’elle fera enfin sortir le processus de publications scientifique du systĂšme dĂ©lĂ©tĂšre des cessions exclusives de droits aux Ă©diteurs. C’est un nouveau paradigme qui se mettra ensuite en place dans lequel l’édition pourra redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dĂ» cessĂ© d’ĂȘtre : un service rendu aux communautĂ©s de recherche et non un processus d’accumulation de droits de propriĂ©tĂ© intellectuelle.

Mais cette disposition a pourtant fait l’objet de nombreux commentaires, faisant valoir qu’une diffusion plus restreinte, s’appuyant notamment sur des licences « ND Â» (No Derivative – Pas de modification) pourrait se justifier, en particulier pour prĂ©server l’intĂ©gritĂ© des rĂ©sultats de la recherche. Je dois dire que j’ai toujours Ă©tĂ© trĂšs dubitatif devant ce type d’arguments et je me suis rĂ©jouis de voir que la Coalition S n’est pas significativement revenue sur sa volontĂ© initiale dans la derniĂšre version du Plan S.

Premier principe du Plan S, qui met en avant la question des licences

La licence CC-BY est donc toujours celle sous laquelle les publications doivent ĂȘtre diffusĂ©es par dĂ©faut, avec possibilitĂ© d’utiliser Ă©galement les licences CC-BY-SA et CC0. Les licences comportant une clause ND ne pourront ĂȘtre utilisĂ©es qu’à titre exceptionnel et uniquement sur demande expresse des chercheurs adressĂ©e aux agences de financement., s’appuyant sur un motif lĂ©gitime invoquĂ© au cas par cas.

Dans son article, Brigitte VĂ©zina dĂ©montre prĂ©cisĂ©ment qu’il ne devrait exister que trĂšs peu de cas dans lesquels l’utilisation d’une licence ND pourra s’appuyer sur un tel motif lĂ©gitime.

Voire mĂȘme aucun, si on va jusqu’au bout de la logique prĂ©sentĂ©e dans ce texte.

Je prĂ©cise que si j’ai pu procĂ©der Ă  cette traduction, c’est justement parce que le billet original Ă©tait placĂ© sous une licence CC-BY – donc sans clause ND – ce qui m’a permis de rĂ©aliser cette adaptation de l’oeuvre librement, mais dans le strict respect du principe de paternitĂ©.

Pourquoi diffuser des travaux de recherche sous licence « Pas de modification Â» n’est pas une bonne idĂ©e

Les bĂ©nĂ©fices du Libre AccĂšs sont indĂ©niables et ils deviennent de plus en plus Ă©vidents dans tous les champs de la recherche scientifique : rendre les publications acadĂ©miques librement accessibles et rĂ©utilisables procure une meilleure visibilitĂ© aux auteurs, garantit un meilleur emploi des crĂ©dits publics aux financeurs et un accĂšs plus large aux connaissances pour les autres chercheurs et le grand public. Et pourtant, en dĂ©pit de ces avantages Ă©vidents du Libre AccĂšs, certains chercheurs choisissent de publier leurs travaux sous des licences restrictives, sur la base de l’idĂ©e fausse qu’elles prĂ©serveraient mieux l’intĂ©gritĂ© scientifique que les licences plus ouvertes.

La fraude acadĂ©mique, qu’elle prenne la forme du trucage des rĂ©sultats, du plagiat ou du recours Ă  des officines spĂ©cialisĂ©es pour rĂ©diger ses travaux, est sans aucun doute un problĂšme sĂ©rieux dans la communautĂ© acadĂ©mique, partout dans le monde. NĂ©anmoins, il s’agit d’un problĂšme ancien, qui existait bien avant l’avĂšnement des technologies numĂ©riques et des licences libres (comme les Creative Commons). Il est clair que le Libre AccĂšs n’est pas la cause de la fraude acadĂ©mique, pas plus qu’il ne l’encourage ou l’aggrave.

Dans ce billet de blog, nous expliquons que l’utilisation de licences restrictives pour la diffusion des travaux acadĂ©miques constitue une approche peu judicieuse pour rĂ©soudre les questions d’intĂ©gritĂ© scientifique. Plus prĂ©cisĂ©ment, nous dĂ©montrons qu’utiliser une licence Creative Commons « Pas de modification Â» (No Derivative – ND) sur des publications acadĂ©miques est non seulement peu pertinent pour juguler la fraude acadĂ©mique, mais aussi et surtout susceptible d’avoir un effet nĂ©gatif sur la diffusion des rĂ©sultats de la recherche, spĂ©cialement lorsqu’ils sont financĂ©s par des crĂ©dits publics. Nous mettons Ă©galement en lumiĂšre que les garanties associĂ©es aux licences rĂ©ellement ouvertes (comme la CC-BY ou la CC-BY-SA) sont Ă  mĂȘme d’enrayer les pratiques malveillantes, en plus des autres recours existants en cas de fraude acadĂ©mique et d’abus similaires.  

Les licences « Pas de modification Â» (CC-BY-ND et CC-BY-NC-ND) permettent aux utilisateurs de copier et de rediffuser une Ɠuvre, mais interdisent de l’adapter, de la remixer, de la transformer, de la traduire, de la mettre Ă  jour, de maniĂšre Ă  produire une Ɠuvre seconde. En rĂ©sumĂ©, elles interdisent de rĂ©aliser des Ɠuvres dĂ©rivĂ©es ou des adaptations.

Les chercheurs font tous du remix

Les chercheurs publient pour ĂȘtre lus, pour avoir un impact et pour rendre le monde meilleur. Pour atteindre ces objectifs importants, il est prĂ©fĂ©rable que les chercheurs autorisent la rĂ©utilisation et l’adaptation de leurs publications et de leurs donnĂ©es de recherche. Ils devraient Ă©galement pouvoir rĂ©utiliser et adapter les publications et les donnĂ©es des autres chercheurs. Isaac Newton, un des scientifiques les plus influents de tous les temps, est l’auteur de cette citation cĂ©lĂšbre : « Si j’ai vu plus loin, c’est en me tenant sur les Ă©paules des gĂ©ants Â», ce qui signifie que la production de nouvelles connaissances ne peut advenir que si les chercheurs peuvent s’appuyer sur les idĂ©es et les publications de leurs pairs et de leurs prĂ©dĂ©cesseurs, pour les revisiter, les rĂ©utiliser et les transformer, en ajoutant couche aprĂšs couche de nouvelles connaissances. Les chercheurs sont des remixeurs par excellence : le Libre AccĂšs est le moyen par excellence de favoriser le remix.

Les publications sous licence ND ne sont pas en Libre AccĂšs

Les articles placĂ©s sous une licence ND ne peuvent pas ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme en Libre AccĂšs, si l’on se base sur la dĂ©finition originelle Ă©tablie en 2012 par l’initiative de Budapest pour le Libre AccĂšs et les recommandations qui s’en sont suivies. Les licences ND restreignent de maniĂšre excessive la rĂ©utilisation des contenus par les collĂšgues chercheurs et limitent leur possibilitĂ© de contribuer Ă  l’avancement des connaissances. C’est la principale raison pour laquelle il est dĂ©conseillĂ© d’appliquer des licences ND aux publications universitaires. Bien que les licences ND soient utilisĂ©es pour certains types de contenu, tels que les documents officiels qui ne sont pas censĂ©s ĂȘtre modifiĂ©s de maniĂšre substantielle, leur utilisation pour interdire les adaptations de publications universitaires va Ă  l’encontre de l’éthique de la recherche universitaire. En fait, la clause ND nuit aux chercheurs.

Par exemple, les licences ND empĂȘchent les traductions. DĂšs lors, puisque l’anglais est la langue dominante dans la recherche, les licences ND entravent l’accĂšs Ă  la connaissance pour les publics ne parlant pas anglais et limite la diffusion de la recherche au-delĂ  de la sphĂšre anglophone. Les licences ND empĂȘchent aussi l’adaptation des graphiques, des images et des diagrammes inclus dans les articles de recherche (Ă  moins qu’ils ne soient placĂ©s sous des licences distinctes permettant l’adaptation), qui sont souvent essentiels pour favoriser une diffusion plus large des idĂ©es sous-jacentes.

Les rĂ©utilisations peuvent aussi ĂȘtre dĂ©couragĂ©es du fait des diffĂ©rences Ă  la maniĂšre dont les « adaptations Â» sont dĂ©finies dans les lois sur le droit d’auteur dans diffĂ©rents pays et des variations dans la façon dont les diffĂ©rentes exceptions et limitations au droit d’auteur peuvent s’appliquer. Un exemple significatif concerne la fouille et exploration de textes et de donnĂ©es (Text and Data Mining) utilisĂ©e pour produire de nouvelles connaissances Ă  partir de matĂ©riaux prĂ©-existants. Certains lois sont trĂšs claires Ă  propos de la possibilitĂ© pour les chercheurs de faire du TDM sur la base d’une exception au droit d’auteur, mĂȘme lorsqu’une adaptation intervient au cours du processus de TDM et lorsque le rĂ©sultat produit peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une adaptation des matĂ©riaux de base. Le recours Ă  une licence ND peut alors ĂȘtre interprĂ©tĂ© par erreur comme interdisant des activitĂ©s pourtant parfaitement lĂ©gales par ailleurs et constituent alors une nouvelle entrave Ă  l’avancement de la Science.

Certains remix restent de toutes façons possibles malgré les licences ND

Quoi qu’il en soit, les licences ND ne suppriment pas complĂštement la possibilitĂ© de rĂ©utiliser ou d’adapter des publications acadĂ©miques. D’abord, les licences ne limitent pas les droits dont les utilisateurs peuvent disposer grĂące aux exceptions et limitations au droit d’auteur, comme la citation, l’analyse et la critique et le bĂ©nĂ©fice du fair dealing ou du fair use. De plus, la Foire Aux Questions de notre site prĂ©cise qu’en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, le fait de prendre un extrait dans une Ɠuvre pour illustrer une idĂ©e ou fournir un exemple au sein d’une autre Ɠuvre ne produit pas une Ɠuvre dĂ©rivĂ©e. Il s’agit alors d’un acte de reproduction et non pas une amĂ©lioration de l’Ɠuvre prĂ©existante qui seule pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une violation de la licence ND. Or toute les licences Creative Commons donnent le droit de reproduire l’Ɠuvre, a minima dans un cadre non-commercial et parfois au-delĂ  (en fonction de la licence retenue).

Toutefois, une personne qui souhaite adapter une publication placĂ©e sous licence ND peut demander l’autorisation de le faire Ă  l’auteur, qui peut alors lui accorder une licence individuelle. Mais cela ajoute des coĂ»ts de transaction inutiles qui pĂšsent sur les rĂ©utilisateurs, lesquels peuvent choisir de de tourner vers d’autres sources plutĂŽt que d’affronter le processus souvent fastidieux de la demande d’autorisation.

Bien qu’il existe des moyens lĂ©gaux de rĂ©utiliser une Ɠuvre sous licence ND, ils s’avĂšrent souvent mal adaptĂ©s au contexte de la recherche universitaire.

Toutes les licences Creative Commons imposent de respecter la paternité

De multiples protections contre les risques d’appropriation et de dĂ©tournement sont incorporĂ©es dans toutes les licences CC, qui disposent Ă  prĂ©sent d’un solide historique d’application contre des rĂ©utilisateurs qui violeraient les termes des licences. Ces garanties, qui viennent s’ajouter et pas remplacer les pratiques et rĂšgles en vigueur dans le monde acadĂ©mique, procurent une couche supplĂ©mentaire de protection pour la rĂ©putation des auteurs originaux qui devraient les rassurer contre le risque de voir des modifications apportĂ©es Ă  leurs Ɠuvres leur ĂȘtre attribuĂ©es Ă  tort :

  • Le respect de la paternitĂ© de l’auteur est prĂ©vu dans les six licences Creative Commons. L’attribution de l’Ɠuvre Ă  l’auteur (que l’on appelle souvent « citation » dans le monde acadĂ©mique) doit ĂȘtre effectuĂ©e dans la mesure oĂč elle peut raisonnablement ĂȘtre opĂ©rĂ©e compte tenue des moyens, du mĂ©dia et du contexte de la rĂ©utilisation et Ă  moins que l’auteur demande de ne pas le faire (droit de non- paternitĂ© qui existe Ă©galement).
  • Les rĂ©utilisateurs n’ont pas le droit d’utiliser l’attribution de l’Ɠuvre Ă  l’auteur pour faire endosser Ă  celui-ci les vues et opinions qu’ils expriment Ă  l’occasion de la rĂ©utilisation.
  • Les modifications apportĂ©es Ă  l’Ɠuvre originale doivent ĂȘtre identifiĂ©es par le rĂ©utilisateur et un lien vers l’Ɠuvre originale doit ĂȘtre effectuĂ©. Cela permet au public de voir ce qui a Ă©tĂ© modifiĂ© et, ainsi, de discerner ce qui doit ĂȘtre attribuĂ© au rĂ©utilisateur et non Ă  l’auteur original. Pour plus de prĂ©cisions voyez la section 3.a du contrat de la licence CC-BY 4.0.

Le droit d’auteur n’est pas le meilleur outil pour faire respecter l’intĂ©gritĂ© de la recherche scientifique

Au final, les lois sur le droit d’auteur et les licences Creative Commons qui sont basĂ©es sur elles ne constituent pas le cadre le plus appropriĂ© pour rĂ©gler les problĂšmes de respect de l’intĂ©gritĂ© de la recherche. De meilleurs rĂ©sultats peuvent ĂȘtre atteints Ă  travers la dĂ©finition et l’application de normes sociales, de principes Ă©thiques et de codes de conduite pertinents et bien Ă©tablis, reconnus par des institutions. Tout compte fait, les chercheurs ne se rendent pas service Ă  eux-mĂȘmes lorsqu’ils utilisent une licence ND pour diffuser leurs travaux. Pour optimiser la diffusion et accroitre leur impact social, nous recommandons le partage des publications acadĂ©miques selon les conditions les plus ouvertes possibles, en utilisant la licence CC-BY pour les articles et la CC0 pour les donnĂ©es.

Low Tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?

Par :calimaq
22 avril 2020 Ă  08:41

Le mois dernier l’association Ritimo a publiĂ© un numĂ©ro de sa collection Passerelle consacrĂ© Ă  la question du Low Tech (consultable en libre accĂšs). Dans ce cadre, l’association m’a demandĂ© de contribuer par un article sur les liens entre le Low Tech, les logiciels libres et l’Open Source. Je me suis efforcĂ© de m’acquitter de cette tĂąche en montrant que les rapports entre le Low Tech (ou « basses technologies Â») et le Libre Ă©taient sans doute plus ambivalents qu’il n’y paraĂźt, tout en montrant que les synergies entre ces courants Ă©taient Ă©galement Ă©videntes.

Je vous invite vivement Ă  consulter les autres articles de ce numĂ©ro trĂšs riche qui Ă©clairent diffĂ©rentes dimensions – techniques, philosophiques, politiques, etc. – des Low Techs. Je colle ci-dessous la prĂ©sentation gĂ©nĂ©rale du document, ainsi que l’introduction de mon article (le texte complet est disponible en Libre AccĂšs sur HAL).

Depuis les annĂ©es 2000 et la massification des « high tech », le monde a indubitablement changĂ© de visage. Alors qu’elles sont prĂ©sentĂ©es comme facilitant le quotidien, les technologies numĂ©riques posent de nouveaux problĂšmes en termes d’accĂšs aux droits, de justice sociale et d’écologie. Consommation Ă©nergĂ©tique, extractivisme, asservissement des travailleur·ses du « numĂ©rique », censure et surveillance gĂ©nĂ©ralisĂ©es, inĂ©galitĂ©s face au numĂ©rique
 autant de domaines dans lesquels les outils que nous utilisons, individuellement et collectivement, pĂšsent sur l’organisation des sociĂ©tĂ©s et sont au cƓur de dĂ©bats de vitale importance.

C’est donc en ce sens que cette publication explore le domaine des low tech (« basses-technologies Â», c’est-Ă -dire techniques simples, accessibles et durables) –par opposition aux high tech. En effet, questionner la place des technologies dans la sociĂ©tĂ© implique tout d’abord de poser un certain nombre de constats et d’analyses sur les problĂšmes que posent ces high tech, et qui ne sont pas toujours mis en Ă©vidence. Face Ă  cela, comment penser des technologies numĂ©riques utiles et appropriables par le plus grand nombre, tout en Ă©tant compatibles avec un projet de sociĂ©tĂ© soutenable dans un contexte de crise environnementale et climatique qui s’accĂ©lĂšre ?

Les technologies conçues et utilisĂ©es par les sociĂ©tĂ©s sont le reflet exact de la complexitĂ© de leur organisation interne, de leur mode de prise de dĂ©cision et de leur relation avec le monde qui les entoure. Se rĂ©approprier collectivement, dĂ©mocratiquement et le plus largement possible les technologies afin d’en maĂźtriser les coĂ»ts et d’en mutualiser les bĂ©nĂ©fices, tel est l’enjeu dans un monde oĂč la crise politique, sociale et Ă©cologique se fait de plus en plus pressante. Ce nouveau numĂ©ro de la collection Passerelle se veut, en ce sens, un espace de rĂ©flexion sur les problĂ©matiques et les expĂ©rimentations d’alternatives autour des technologies numĂ©riques.

Low Tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?

Qu’est-ce qu’un « matĂ©riel libre Â» ? Juste une technologie physique dĂ©veloppĂ©e selon les principes des « ressources libres Â» (open source). Il regroupe des Ă©lĂ©ments tangibles — machines, dispositifs, piĂšces â€” dont les plans ont Ă©tĂ© rendus publics de façon que quiconque puisse les fabriquer, les modifier, les distribuer et les utiliser.

[
] De nombreux logiciels et matĂ©riels libres existent dĂ©jĂ  (et mĂȘme des rĂ©seaux sociaux libres). L’enjeu semble surtout (mais c’est complexe) de les associer et de les articuler intelligemment, de tracer une ligne pure et libre qui aille du zadacenter au traitement de texte oĂč je taperai ces mots. C’est un bel horizon Ă  atteindre pour s’émancyber lĂ  oĂč aujourd’hui on cyberne dans nos hivers numĂ©riques, en se faisant berner.

Alain Damasio. MatĂ©riel Libre, Vie Libre ! Zadacenters & Rednet ! Lundimatin, 9 mai 2017[1].

Dans le texte ci-dessus, l’auteur Alain Damasio dĂ©fend l’idĂ©e que la lutte pour les libertĂ©s et l’émancipation passe aujourd’hui par la rĂ©appropriation de la couche matĂ©rielle dont dĂ©pendent nos pratiques numĂ©riques. Une telle perspective ne relĂšve pas uniquement de la Science-Fiction, puisque depuis plusieurs annĂ©es, le mouvement de l’Open Hardware applique au matĂ©riel les mĂȘmes procĂ©dĂ©s qui ont permis, depuis plus de 20 ans, le dĂ©veloppement du logiciel libre et de l’Open Source[2].

De la mĂȘme maniĂšre que l’on peut publier les sources d’un logiciel pour garantir des libertĂ©s aux utilisateurs, en favorisant le partage des connaissances et le travail collaboratif, on peut diffuser les plans de machines sous licence libre pour permettre Ă  d’autres de les construire et de les amĂ©liorer. LĂ  oĂč la propriĂ©tĂ© intellectuelle sert traditionnellement Ă  garantir des exclusivitĂ©s et imposer des restrictions, les licences libres favorisent des approches inclusives qui Ă©tendent les usages. TransposĂ©e du logiciel au matĂ©riel, on a ainsi vu ces derniĂšres annĂ©es cette logique du Libre et de l’Open Source s’appliquer Ă  des micro-contrĂŽleurs (Arduino), des prothĂšses mĂ©dicales (Bionicohand), des voitures (Wikispeed), des smartphones (Fairphone), du matĂ©riel agricole (Open Source Ecology), des imprimantes 3D (RepRap) etc[3].

Ces projets ne se rattachent pourtant pas toujours aux Low Tech – ces « basses technologies Â» entendant apporter une rĂ©ponse Ă  la crise Ă©cologique par le recours Ă  des solutions simples, conviviales et peu consommatrices en ressources et en Ă©nergie[4]. En effet, les principes du logiciel libre et de l’Open Source peuvent tout aussi bien ĂȘtre mobilisĂ©s par les High Tech que les Low Tech. A l’origine, le logiciel libre est issu de communautĂ©s de « hackers Â» : des bidouilleurs amateurs qui souhaitent proposer des alternatives aux grands firmes informatiques, type Microsoft. Mais paradoxalement, l’efficacitĂ© du dĂ©veloppement en Open Source a sĂ©duit peu Ă  peu les entreprises technologiques, au point que celles-ci jouent Ă  prĂ©sent un rĂŽle important dans cette dynamique.

En 2014, la sociĂ©tĂ© Tesla d’Elon Musk a ainsi dĂ©cidĂ© d’abandonner les brevets qu’elle dĂ©tenait pour favoriser la diffusion des batteries Ă©lectriques et des stations de rechargement, afin de pousser davantage de constructeurs automobiles Ă  adopter l’énergie Ă©lectrique[5]. En mettant de cĂŽtĂ© l’exclusivitĂ© liĂ©e Ă  la propriĂ©tĂ© intellectuelle, cet exemple s’inscrit certes dans la philosophie de l’Open Source, mais sans pour autant se rattacher au mouvement des Low Tech. Tesla fait mĂȘme partie de ces acteurs prĂŽnant l’idĂ©e inverse que c’est grĂące Ă  une technologie toujours plus poussĂ©e que l’on pourra rĂ©pondre aux problĂšmes Ă©cologiques.

Il n’y a donc pas d’association systĂ©matique et nĂ©cessaire entre logiciels libres, Open Source et Low Tech. NĂ©anmoins, on peut montrer que le dĂ©veloppement des Low Tech gagnerait Ă  s’appuyer sur les principes du Libre et de l’Open Source, et l’on peut dĂ©jĂ  citer un certain nombre d’exemples Ɠuvrant dans ce sens. De la mĂȘme maniĂšre, le Libre et l’Open Source gagneraient sans doute aussi Ă  se lier davantage aux Low Tech pour renouer avec leur philosophie originelle, diminuer leur dĂ©pendance aux grandes entreprises et mieux prendre en compte les enjeux Ă©cologiques.

Retrouver la suite de l’article sur le site de l’association Ritimo.


[1] https://lundi.am/Contribution-Damasio-a-l-appel-de-Lundi-matin-8-mai

[2] Voir Camille Paloque-Berges et Christophe Masutti (dir.). Histoires et cultures du Libre. Framabook, 2013 : https://framabook.org/histoiresetculturesdulibre/

[3] Voir l’entrĂ©e matĂ©riel libre sur WikipĂ©dia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9riel_libre

[4] Voir Philippe Bihouix. L’ñge des Low Tech : vers une civilisation techniquement soutenable. Seuil, AnthropocĂšne, 2014.

[5] Elon Musk offre les brevets de Tesla en Open Source. Economie matin, 14 juin 2014 : http://www.economiematin.fr/news-tesla-brevets-open-source-voiture-electrique

Leurs Communs numériques ne sont (toujours) pas les nÎtres !

Par :calimaq
12 avril 2020 Ă  17:55

En 2017, j’ai dĂ©jĂ  Ă©crit un billet intitulĂ© : « Les biens communs d’Emmanuel Macron ne sont pas les nĂŽtres !« . Quelques mois aprĂšs son accession Ă  la fonction prĂ©sidentielle, Macron s’était en effet essayĂ© Ă  glisser rĂ©guliĂšrement des allusions aux « biens communs Â» dans ses discours, notamment au sujet de sa stratĂ©gie en matiĂšre de numĂ©rique. Mais il le faisait en donnant Ă  cette expression un sens trĂšs diffĂ©rent de celui employĂ© par les militants des Communs numĂ©riques et j’avais Ă©prouvĂ© alors le besoin de rappeler quelques fondamentaux


Depuis, les tentatives de rĂ©cupĂ©ration politique des Communs se sont multipliĂ©es, Ă  tel point que le Commons Washing semble en passe de devenir un nouveau sport national. Au cours de la campagne des municipales, par exemple, une multitude de listes « Par-ci en commun Â» ou « Par-lĂ  en commun Â» sont apparues en s’essayant, avec plus ou moins d’habiletĂ© (et/ou de cynisme), Ă  cette pratique du recyclage opportuniste.

Mais cette semaine, je suis tombĂ© par hasard sur un usage particuliĂšrement osĂ© du terme de « Commun numĂ©rique Â» qui mĂ©riterait sans doute un Commons Washing Award, si une telle anti-distinction existait (une idĂ©e d’ailleurs Ă  garder de cĂŽté ).

Les Communs numériques, selon Sibeth NDiaye

L’ineffable Sibeth NDiaye, la porte-parole du gouvernement bien connue pour ses sorties explosives, Ă©tait l’invitĂ©e jeudi du « 8h30 Â» de FranceInfo et elle a passĂ© en revue un certain nombre de sujets liĂ©s Ă  la crise du coronavirus. Parmi ceux-ci figurait la question de StopCovid, l’application de traçage numĂ©rique (backtracking) envisagĂ©e en ce moment par le gouvernement comme un des moyens d’accompagner le dĂ©confinement, en soulevant au passage un dĂ©bat houleux sur les atteintes potentielles aux libertĂ©s et les consĂ©quences sociales d’un tel dispositif.

Voyez ici l’enregistrement, à partir de 17’20, et je retranscris ses propos à la suite :

Question du journaliste : Un mot sur le traçage des malades : quelles sont les limites que vous fixez Ă  cette stratĂ©gie en terme de respect des libertĂ©s ? (
) Ces applications existent dĂ©jĂ , je pense notamment Ă  celle utilisĂ©e Ă  Singapour (
) qui prĂ©voit non pas de stocker les donnĂ©es de gĂ©olocalisation contenues dans les tĂ©lĂ©phones, mais sur la base du volontariat, d’enregistrer dans son propre appareil, les identifiants des personnes que l’ont a croisĂ©es pendant plusieurs semaines et, si on a Ă©tĂ© en contact avec un malade de recevoir une alerte. Est-ce que ce systĂšme vous semble rĂ©alisable en France ?

RĂ©ponse : C’est effectivement un principe similaire auquel nous pensons, en tenant compte de ce que sont les piliers de la protection des donnĂ©es, dans le cadre europĂ©en, mais aussi de la protection des libertĂ©s publiques. L’application que nous envisageons ne peut ĂȘtre proposĂ©e que sur la base du volontariat et d’une anonymisation des donnĂ©es et de leur conservation temporaire, le temps que cela utile au suivi Ă©pidĂ©miologique (
).

Cette application peut constituer un appui, mais aujourd’hui nous n’avons pas le recul suffisant pour savoir avec certitude si elle sera utile d’un point de vue sanitaire. On se met donc en situation de pouvoir chercher, y compris avec des partenaires europĂ©ens, l’Allemagne, la Suisse ; que ce soit un code ouvert, ce qu’on appelle l’Open Source, qui permettra Ă  chacun de vĂ©rifier que ce qui est fait dans l’application est bien rĂ©alisĂ© dans l’application, qui permettra aussi d’avoir un Commun numĂ©rique, c’est-Ă -dire que c’est une application qui pourrait ĂȘtre disponible de maniĂšre gratuite dans tous les pays qui souhaiteraient l’utiliser.

J’aimerais beaucoup savoir par quels dĂ©tours la notion de « Communs numĂ©riques Â» est arrivĂ©e jusque dans la bouche de Sibeth NDiaye, qui a bien pu lui souffler de l’utiliser dans un tel contexte et quelle rĂ©union sur les « Ă©lĂ©ments de langage Â» a pu accoucher de l’idĂ©e qu’il Ă©tait pertinent de prĂ©senter cette application de backtracking comme un Commun
 Il est vrai que l’équation simpliste « Open Source = Communs Â» est dĂ©jĂ  fort en vogue dans certains cercles qui s’occupent du numĂ©rique au niveau de l’État et on a dĂ©jĂ  pu voir ce type de rĂ©ductionnisme sĂ©vir Ă  propos d’autres sujets (voir, par exemple, la saga Ă©difiante du Pass Culture, qui devait lui aussi ĂȘtre « formidable-parce-qu’en-Open-Source Â», et qui a terminĂ© d’une maniĂšre particuliĂšrement navrante, Ă  mille lieux de ce que peut ĂȘtre un Commun).

StopCovid, un Commun numérique ? Vraiment ?

Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de critiquer le fait que l’État envisage de dĂ©velopper cette appli en Open Source. C’est mĂȘme le minimum minimorum Ă  attendre d’un outil qui soulĂšve par ailleurs de lourdes craintes quant Ă  ses rĂ©percussions potentielles pour la vie privĂ©e et les libertĂ©s. Notons d’ailleurs que l’État ne devrait en retirer aucun mĂ©rite, car depuis 2016 et la loi RĂ©publique NumĂ©rique TOUS les logiciels dĂ©veloppĂ©s par les administrations devraient ĂȘtre diffusĂ©s par dĂ©faut en Open Source. Sauf que cette obligation lĂ©gale est encore trĂšs largement ignorĂ©e – ou bafouĂ©e sciemment – et les administrations continuent donc Ă  choisir ce qu’elles ouvrent ou ce qu’elles ferment, ruinant la capacitĂ© de l’Open Source Ă  contribuer au contrĂŽle citoyen de l’action de l’État.

Ce que je conteste, c’est qu’il suffise de diffuser un logiciel en Open Source pour que l’on puisse en parler comme d’un « Commun numĂ©rique Â» et on s’en rend rapidement compte en lisant quelques uns des papiers parus ces derniers jours Ă  propos de StopCovid. Allez lire notamment la dĂ©claration de l’OLN (Observatoire des LibertĂ©s et du NumĂ©rique, regroupant la Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat de la Magistrature, le Syndicat des Avocats, La Quadrature du Net, etc.) : « La crise sanitaire ne justifie pas d’imposer des technologies de surveillance Â» :

Concernant les applications de suivi des contacts, elle sont prĂ©sentĂ©es comme peu dangereuses pour la confidentialitĂ© des donnĂ©es personnelles puisqu’il y aurait peu de collecte de donnĂ©es, mais essentiellement des connexions par Bluetooth d’un tĂ©lĂ©phone Ă  un autre. C’est oublier que la notion de consentement libre, au cƓur des rĂšgles de la protection des donnĂ©es, est incompatible avec la pression patronale ou sociale qui pourrait exister avec une telle application, Ă©ventuellement imposĂ©e pour continuer de travailler ou pour accĂ©der Ă  certains lieux publics. Ou que l’activation de ce moyen de connexion prĂ©sente un risque de piratage du tĂ©lĂ©phone. Il est par ailleurs bien Ă©vident que l’efficacitĂ© de cette mĂ©thode dĂ©pend du nombre d’installations (volontaires) par les personnes, Ă  condition bien sĂ»r que le plus grand nombre ait Ă©tĂ© dĂ©pistĂ©. Si pour ĂȘtre efficaces ces applications devaient ĂȘtre rendues obligatoires, « le gouvernement devrait lĂ©gifĂ©rer » selon la prĂ©sidente de la CNIL. Mais on imagine mal un dĂ©bat parlementaire sĂ©rieux dans la pĂ©riode, un dĂ©cret ferait bien l’affaire ! Et qui descendra manifester dans la rue pour protester ?

Des dĂ©bats sans fin ont lieu actuellement pour savoir s’il est possible de produire une application respectant les principes du « Privacy By Design Â», en utilisant la technologie bluetooth qui Ă©vite d’avoir Ă  stocker des donnĂ©es de maniĂšre centralisĂ©e. C’est un point important, mais j’ai tendance Ă  penser qu’il ne constitue pas le coeur du problĂšme. Hubert Guillaud a parfaitement montrĂ© dans un papier paru cette semaine que mĂȘme une application parfaitement respectueuse de la vie privĂ©e soulĂšverait encore des difficultĂ©s redoutables :

L’application — pourtant “privacy by design” — n’est pas encore dĂ©ployĂ©e que dĂ©jĂ  on nous prĂ©pare aux glissements, autoritaires ou contraints ! Le risque bien sĂ»r est de passer d’un contrĂŽle des attestations Ă  un contrĂŽle de l’application ! Un Ă©largissement continu de la pratique du contrĂŽle par la police qui a tendance Ă  Ă©largir les dĂ©rives
 Ou, pour le dire avec la force d’Alain Damasio : “faire de la mĂ©decine un travail de police”.

Le risque enfin c’est bien sĂ»r de faire Ă©voluer l’application par dĂ©crets et modification successive du code
 pour finir par lui faire afficher qui a contaminĂ© qui et quand, qui serait le meilleur moyen d’enterrer dĂ©finitivement nos libertĂ©s publiques !

Le risque du glissement, c’est de croire qu’en lançant StopCovid nous pourrons toujours l’amĂ©liorer. C’est de croire, comme toujours avec le numĂ©rique, qu’il suffit de plus de donnĂ©es pour avoir un meilleur outil. C’est de continuer Ă  croire en la surenchĂšre technologique, sans qu’elle ne produise d’effets autres que la fin des libertĂ©s publiques, juste parce que c’est la seule solution qui semble rationnelle et qui s’offre Ă  nous !

Le risque, finalement est de continuer Ă  croire que l’analyse de mauvaises donnĂ©es fera pour moins cher ce que seule la science peut faire : mais avec du temps et de l’argent. Le risque, c’est de croire, comme d’habitude que le numĂ©rique permet de faire la mĂȘme chose pour moins cher, d’ĂȘtre un soin palliatif de la mĂ©decine. On sait oĂč cette politique de baisse des coĂ»ts nous a menĂ©s en matiĂšre de masques, de lits et de tests. Doit-on encore continuer ?

Le risque c’est de croire qu’une application peut faire le travail d’un mĂ©decin, d’un humain : diagnostiquer, traiter, enquĂȘter, apaiser
 Soigner et prendre soin. Le risque c’est de rendre disponible des informations de santĂ© de quelque nature qu’elles soient en dehors du circuit de santĂ© et de soin !

Il ne peut dĂšs lors ĂȘtre question de parler de « Commun numĂ©rique Â» Ă  propos du dĂ©lire techno-solutionniste que constitue cette application, parce qu’elle s’attaque aux principes mĂȘmes qui permettent Ă  tous les Communs d’exister. Elinor Ostrom affirmait qu’aucun Commun ne peut Ă©merger sans s’enraciner dans deux Ă©lĂ©ments capitaux : la confiance et la rĂ©ciprocitĂ©. En nous transformant potentiellement tous en agents de police sanitaire, cette application constituerait une Ă©tape supplĂ©mentaire vers cette « sociĂ©tĂ© de la dĂ©fiance Â» gĂ©nĂ©ralisĂ©e, qu’Emmanuel Macron a dĂ©jĂ  appelĂ©e de ses voeux en employant les termes plus lisses de « sociĂ©tĂ© de vigilance« .

J’ai beaucoup aimĂ© dans cet esprit la tribune publiĂ©e par Arthur Messaud, juriste Ă  la Quadrature du Net, intitulĂ©e « Devenir des robots pour Ă©chapper au virus« . Il montre bien les risques de dĂ©shumanisation liĂ©s au dĂ©ploiement massif de technologies de surveillance auquel nous sommes en train d’assister Ă  la faveur de cette crise, en soulignant en contrepoint le rĂŽle majeur que devrait continuer Ă  jouer la confiance :

Les enjeux de santĂ© publique exigent de maintenir la confiance de la population, que celle-ci continue d’interagir activement avec les services de santĂ© pour se soigner et partager des informations sur la propagation du virus. Les technologies de surveillance, telle que l’application envisagĂ©e par le gouvernement, risquent de rompre cette confiance, d’autant plus profondĂ©ment qu’elles seront vĂ©cues comme imposĂ©es.

(
) Pour Ă©viter une telle situation, plutĂŽt que de prendre la voie des robots — tracĂ©s et gĂ©rĂ©s comme du bĂ©tail —, nous devons reprendre la voie des humains – solidaires et respectueux. Tisser et promouvoir des rĂ©seaux de solidaritĂ© avec les livreurs, les Ă©trangers, les sans-abris, les soignants, augmenter le nombre de lits Ă  l’hĂŽpital, de masques pour le public, de tests pour permettre aux personnes malades de savoir qu’elles sont malades, de prendre soin d’elles-mĂȘmes et de leur entourage, en nous faisant confiance les-unes les-autres – voilĂ  une stratĂ©gie humaine et efficace.

Vous comprendrez dĂšs lors que je puisse voir rouge en entendant parler de cette application comme d’un potentiel « Commun numĂ©rique Â», juste parce que le code sera mis Ă  disposition. C’est d’ailleurs un problĂšme qui affecte plus gĂ©nĂ©ralement l’Open Source et le logiciel libre : ces outils ont Ă©tĂ© mis en place sur la base d’une certaine philosophie qui ne se prĂ©occupe que du statut juridique du logiciel (certifiĂ© par l’apposition d’une licence), mais pas des finalitĂ©s, et qui, dans une certaine mesure, rend mĂȘme impossible toute discussion sur les finalitĂ©s.

J’en avais dĂ©jĂ  parlĂ© dans un billet l’an dernier, en soulignant mes doutes Ă  propos de « l’agnosticisme du Libre Â» :

En rĂ©alitĂ©, le logiciel libre repose sur une conception libertarienne de la libertĂ©, impliquant une suspension du jugement moral et un agnosticisme strict quant aux fins poursuivies (
). Cela laisse entiĂšre la question de savoir Ă  quoi le logiciel est utilisĂ© : servira-t-il Ă  faire marcher un drone de guerre ou un appareil mĂ©dical destinĂ© Ă  sauver des vies ? Une licence libre s’interdit absolument de porter ce type de jugement.

On voit ici trĂšs bien la limite de cette approche et il ne faut pas s’étonner ensuite que l’aveuglement revendiquĂ© vis-Ă -vis des fins ouvre la porte aux rĂ©cupĂ©rations politiques, en transformant l’Open Source en argument commode pour « commons-washer Â» quelque chose d’aussi problĂ©matique qu’une application de backtracking.

Et pourtant, ils tournent (les Communs numériques !)

Est-ce Ă  dire nĂ©anmoins que les Communs numĂ©riques n’ont jouĂ© aucun rĂŽle dans cette crise du coronavirus et qu’il faut s’interdire de recourir Ă  cette notion pour dĂ©crire ce qui s’est passĂ© ? Certainement pas ! Mais ce n’est (hĂ©las) pas vers l’État qu’il faut se tourner pour apercevoir ce que les Communs numĂ©riques ont pu apporter pour surmonter les Ă©preuves auxquelles nous sommes confrontĂ©s. Depuis le dĂ©but de la crise, c’est sans doute du cĂŽtĂ© du mouvement des Makers et des FabLabs qu’il faut aller voir pour comprendre le rĂŽle jouĂ© par les Communs numĂ©riques dans un tel contexte.

C’est ce qu’explique ce communiquĂ© de presse publiĂ© cette semaine par le RĂ©seau Français des Fablabs :

Depuis le début de la crise sanitaire, les Makers français se mobilisent pour lutter contre la propagation du COVID 19 en mettant leurs compétences et leurs outils au service de la société civile.

En quelques jours, notre action, c’est plus de :

– 5 000 bĂ©nĂ©voles mobilisĂ©s et 100 fablabs en action,

– 50 prototypes (masque, visiùre, respirateur, pousse-seringue
),

– Des outils collaboratifs de communication (Discord, Facebook, YouTube
),

– 10 000 masques de protection en tissu,

– 100 000 visiùres antiprojections.

Les Makers appliquent un monde de savoir-faire et de connaissances techniques et scientifiques locales et globalement connectées : les Communs.

Dynamiques itĂ©ratives et ouvertes de prototypage, recherche et dĂ©veloppement collectifs, validation de concepts et de financement sur des temps extrĂȘmement courts, ils sont tous engagĂ©s dans l’effort collectif. Ils montrent leur pertinence et leur capacitĂ© Ă  dĂ©ployer cette connaissance ouverte en tous points des territoires.

Si aujourd’hui, ils ont rĂ©ussi Ă  produire dans l’urgence du matĂ©riel mĂ©dical, c’est grĂące Ă  leur culture et Ă  leurs pratiques des Communs. En produisant des modĂšles Open Source et en les faisant circuler dans le monde entier, ils ont permis de fabriquer trĂšs vite des Ă©quipements performants et utilisables par le personnel soignant et la sociĂ©tĂ© civile.

La maniĂšre dont les Makers ont rĂ©agi pendant cette crise correspond tout Ă  fait Ă  ce que Michel Bauwens, penseur important du mouvement des Communs, appelle la « Cosmo-localisation Â». En appliquant l’adage « Tout ce qui est lĂ©ger doit monter et tout ce qui est lourd doit descendre« , on pourrait rĂ©organiser notre systĂšme de production en mutualisant les connaissances partagĂ©es sous licence libre et en relocalisant la production au plus proche, au sein de petites unitĂ©s agiles dont les FabLabs offrent le modĂšle. Les rĂ©alisations des Makers montrent que cette vision n’est pas seulement une utopie, mais pourrait servir Ă  rĂ©organiser notre Ă©conomie dans le cadre d’une « SociĂ©tĂ© des Communs Â».

Pourtant, il semblerait que cette contribution des « commoners Â» Ă  la situation de crise reste encore assez largement dans l’angle mort des pouvoirs publics. Un article publiĂ© en dĂ©but de semaine sur le site Makery montre bien l’étendue du problĂšme : « Covid-19 : la mobilisation des makers français est sans prĂ©cĂ©dent, il serait temps que l’État s’en rende compte« . Alors mĂȘme que l’action des Makers commence Ă  ĂȘtre reconnue par les hĂŽpitaux et que des formes de collaboration s’organisent, comme la plateforme « Covid3D Â» de l’APHP, les appels lancĂ©s aux pouvoirs publics par la communautĂ© pour obtenir du soutien restent pour l’instant sans rĂ©ponse.

Le fait que d’un cĂŽtĂ© l’État instrumentalise Ă  son avantage la notion de Communs numĂ©riques tout en ignorant de l’autre les acteurs de terrain qui s’inscrivent dans cette dĂ©marche est tout Ă  fait cohĂ©rent. Le meilleur moyen d’invisibiliser des Ă©mergences au sein d’une sociĂ©tĂ© consiste prĂ©cisĂ©ment, non seulement Ă  ne pas les soutenir matĂ©riellement, mais Ă  les dĂ©pouiller symboliquement de leur propre langage pour mieux brouiller le sens et semer la confusion. Dit autrement : il ne faut jamais oublier d’ajouter l’injure Ă  la blessure et c’est de cette basse besogne dont Sibeth NDiaye s’est chargĂ©e sur FranceInfo, alors que, quelques temps auparavant, une lettres ouverte envoyĂ©e par le RĂ©seau des Fablabs au PrĂ©sident Macron recevait une simple rĂ©ponse-type de « courtoisie Â»â€Š

C’est pourtant Ă  travers la mise en place de « partenariats Publics-Communs« , Ă©quilibrĂ©s et rĂ©ciproques, que l’on pourra rĂ©ussir Ă  libĂ©rer le potentiel des Communs et Ă  en faire un Ă©lĂ©ment de transformation sociale. L’État fait dĂ©jĂ  pleuvoir les milliards pour sauver les gros mastodontes du monde industriel et remettre en marche le plus vite possible l’économie en mode « business as usual« . Mais peut-ĂȘtre d’autres acteurs publics, du cĂŽtĂ© des collectivitĂ©s locales, par exemple, finiront-ils par comprendre qu’il faut changer de rail et qu’une des maniĂšres de le faire passe par la reconfiguration des rapports entre Communs et action publique.

De l’urgence Ă  (re)penser les « Communs d’aprĂšs Â»

Il faudra aussi un jour s’attaquer frontalement Ă  ce problĂšme de la rĂ©cupĂ©ration politique du discours sur les Communs et cela impliquera sans doute une rĂ©vision trĂšs profonde de la maniĂšre de les conceptualiser. En simplifiant trop le propos pour le diffuser, nous avons en effet sans doute nous-mĂȘmes ouverts la porte au Commons Washing


Le tryptique rĂ©ducteur (Un commun, c’est une ressource, une communautĂ© et une gouvernance) – que j’appelle dĂ©sormais Vulgate des Communs – est trop pauvre pour rendre compte de la complexitĂ© de l’approche par les Communs et il comporte par ailleurs de nombreux sous-entendus problĂ©matiques. Dans le monde du logiciel libre et de l’Open Source, l’indiffĂ©rence aux fins poursuivies est tout simplement devenue insupportable et les Communs numĂ©riques ont hĂ©ritĂ© d’une vĂ©ritable « tare Â» dont les licences libres Ă©taient dĂ©jĂ  porteuses. Cela devrait nous inciter urgemment Ă  prĂȘter attention Ă  des projets alternatifs comme l’Hypocratic Licence, qui remet la question des fins et de la protection des droits fondamentaux au cƓur du dispositif.

Certains en France, comme GeneviĂšve Fontaine avec ses prĂ©cieux « Communs de capabilitĂ©s Â», ont proposĂ© des pistes pour rendre les Communs indissociables de valeurs comme la justice sociale. Et pour ce qui est des rapports entre Communs et NumĂ©rique, il faudra Ă©galement conduire un travail de fond pour faire en sorte que les Communs ne puissent plus ĂȘtre enrĂ©gimentĂ©s au service de l’idĂ©ologie techno-solutionniste, dont l’application StopCovid constitue une incarnation caricaturale. Peut-ĂȘtre que pour ce faire, une notion comme celle des « Communs nĂ©gatifs Â» pourrait s’avĂ©rer utile, en rĂ©interrogeant de maniĂšre critique la possibilitĂ© d’utiliser le numĂ©rique Ă  des fins d’émancipation ?

Bref, s’il s’agit de penser un « monde d’aprĂšs Â», encore faut-il pouvoir disposer de notions qui ne puissent pas si facilement ĂȘtre dĂ©tournĂ©es par ceux qui cherchent, Ă  toute force, Ă  faire revenir le « monde d’avant Â». Et il nous faudra donc pour cela arriver Ă  (re)penser les « Communs d’aprĂšs Â». Sans tarder.

Crise ou pas crise, nous avons besoin tout le temps d’un savoir ouvert !

Par :calimaq
4 avril 2020 Ă  13:37

Avec SilvĂšre Mercier et Julien Dorra, nous co-signons ce texte, publiĂ© ce jour sur le Framablog. Il appelle Ă  titrer les consĂ©quences de cette crise du coronavirus sur les questions de diffusion des connaissances, en demandant la mise en place d’un Plan National pour la Culture Ouverte, l’Education Ouverte et la SantĂ© Ouverte.

Merci Ă  l’équipe de Framasoft pour ses relectures et pour nous avoir accueilli sur le Framablog. Et si vous ĂȘtes d’accord avec les idĂ©es exprimĂ©es dans ce texte, n’hĂ©sitez pas Ă  le diffuser autour de vous largement ! Nous vous proposons d’ailleurs Ă  cet effet un kit de repartage du texte (cliquez ici).

Les instruments de la connaissance. DĂ©tail du tableau Les Ambassadeurs d’Hans Holbein. Domaine Public. Wikimedia.

Pour un Plan National pour la Culture Ouverte, l’Education Ouverte et la SantĂ© Ouverte !

La crise sanitaire du coronavirus nous oblige Ă  rĂ©Ă©valuer ce qui est fondamental pour nos sociĂ©tĂ©s. Les personnes essentielles sont bien souvent celles qui sont invisibilisĂ©es et mĂȘme peu valorisĂ©es socialement en temps normal. Tous les modes de production sont rĂ©organisĂ©s, ainsi que nos formes d’interaction sociale, bouleversĂ©es par le confinement.

Dans ce moment de crise, nous redĂ©couvrons de maniĂšre aigĂŒe l’importance de l’accĂšs au savoir et Ă  la culture. Et nous constatons, avec encore plus d’évidence, les grandes inĂ©galitĂ©s qui existent parmi la population dans l’accĂšs Ă  la connaissance. Internet, qui semble parfois ne plus ĂȘtre qu’un outil de distraction et de surveillance de masse, retrouve une fonction de source de connaissance active et vivante. Une mĂ©diathĂšque universelle, oĂč le partage et la crĂ©ation collective du savoir se font dans un mĂȘme mouvement.

Face Ă  cette situation exceptionnelle des institutions culturelles ou de recherche, rejointes parfois par des entreprises privĂ©es, font le choix d’ouvrir plus largement leurs contenus. On a pu ainsi voir des Ă©diteurs donner un accĂšs direct en ligne Ă  une partie des livres de leur catalogue. En France, plusieurs associations de bibliothĂšques et d’institutions de recherche ont demandĂ© aux Ă©diteurs scientifiques de libĂ©rer l’intĂ©gralitĂ© des revues qu’ils diffusent pour favoriser au maximum la circulation des savoirs et la recherche. Aux États-Unis, l’ONG Internet Archive a annoncĂ© le lancement d’une National Emergency Library libĂ©rĂ©e de toutes les limitations habituelles, qui met Ă  disposition pour du prĂȘt numĂ©rique 1,4 millions d’ouvrages numĂ©risĂ©s.

« Personne ne doit ĂȘtre privĂ© d’accĂšs au savoir en ces temps de crise Â», entend-on. « Abaissons les barriĂšres au maximum Â». L’accĂšs libre et ouvert au savoir, en continu, la collaboration scientifique et sociale qu’il favorise, ne reprĂ©sente plus seulement un enjeu abstrait mais une ardente nĂ©cessitĂ© et une Ă©vidence immĂ©diate, avec des consĂ©quences vitales Ă  la clĂ©.

Il aura fallu attendre cette crise historique pour que cette prise de conscience s’opĂšre de maniĂšre aussi large. Mais cet Ă©pisode aura aussi, hĂ©las, rĂ©vĂ©lĂ© certaines aberrations criantes du systĂšme actuel.

Ainsi, le portail FUN a dĂ©cidĂ© de rĂ©ouvrir l’accĂšs aux nombreux MOOC (Massive Online Open Courses) qui avaient Ă©tĂ© fermĂ©s aprĂšs leur pĂ©riode d’activitĂ©. Ces MOOC « Ă  la française Â» n’avaient donc, dĂšs le dĂ©part, qu’une simple Ă©tiquette d’ouverture et vivent selon le bon vouloir de leurs propriĂ©taires.

Pire encore, le Centre National d’Enseignement Ă  Distance (CNED) s’est opposĂ© Ă  la diffusion de ses contenus en dehors de son propre site au nom de la « propriĂ©tĂ© intellectuelle Â». L’institution nationale a adressĂ© des menaces Ă  ceux qui donnaient accĂšs Ă  ses contenus, alors que ses serveurs Ă©taient inaccessibles faute de soutenir l’affluence des visiteurs. Voici donc mise en lumiĂšre l’absurditĂ© de ne pas diffuser sous licence libres ces contenus pourtant produit avec de l’argent public !

Quelques semaines avant le dĂ©veloppement de cette crise, le syndicat CGT-Culture publiait une tribune
 contre la libre diffusion des Ɠuvres numĂ©risĂ©es par la RĂ©union des MusĂ©es Nationaux. On voit au contraire Ă  la lumiĂšre de cette crise toute l’importance de l’accĂšs libre au patrimoine culturel ! Il faut que notre patrimoine et nos savoirs circulent et ne soient pas sous la dĂ©pendance d’un acteur ou d’un autre !

Ces exemples montrent, qu’au minimum, une Ă©quation simple devrait ĂȘtre inscrite en dur dans notre droit sans possibilitĂ© de dĂ©rogation :

Ce qui est financĂ© par l’argent public doit ĂȘtre diffusĂ© en accĂšs libre, immĂ©diat, irrĂ©versible, sans barriĂšre technique ou tarifaire et avec une libertĂ© complĂšte de rĂ©utilisation.

Cela devrait, dĂ©jĂ , s’appliquer aux donnĂ©es publiques : l’ouverture par dĂ©faut est une obligation en France, depuis 2016 et la Loi RĂ©publique NumĂ©rique. Cette obligation est hĂ©las largement ignorĂ©e par les administrations, qui privent ainsi des moyens nĂ©cessaires ceux qui doivent la mettre en Ɠuvre dans les institutions publiques.

Mais toutes les productions sont concernĂ©es : les logiciels, les contenus, les crĂ©ations, les ressources pĂ©dagogiques, les rĂ©sultats, donnĂ©es et publications issues de la recherches et plus gĂ©nĂ©ralement tout ce que les agents publics produisent dans le cadre de l’accomplissement de leurs missions de service public.

Le domaine de la santĂ© pourrait lui aussi grandement bĂ©nĂ©ficier de cette dĂ©marche d’ouverture. Le manque actuel de respirateurs aurait pu ĂȘtre amoindri si les techniques de fabrications professionnelles et des plans librement rĂ©utilisables avaient Ă©tĂ© diffusĂ©s depuis longtemps, et non pas en plein milieu de la crise, par un seul fabricant pour le moment, pour un seul modĂšle.

Novel Coronavirus SARS-CoV-2
Image colorisĂ©e d’une cellule infectĂ©e (en vert) par le SARS-COV-2 (en violet) – CC BY NIAID Integrated Research Facility (IRF), Fort Detrick, Maryland

Ceci n’est pas un fantasme, et nous en avons un exemple immĂ©diat : en 2006, le docteur suisse Didier Pittet est catastrophĂ© par le coĂ»t des gels hydro-alcooliques aux formules propriĂ©taires, qui limite leurs diffusions dans les milieux hospitaliers qui en ont le plus besoin. Il dĂ©veloppe pour l’Organisation Mondiale de la SantĂ© une formule de gel hydro-alcoolique libre de tout brevet, qui a Ă©tĂ© associĂ©e Ă  un guide de production locale complet pour favoriser sa libre diffusion. Le rĂ©sultat est qu’aujourd’hui, des dizaines de lieux de production de gel hydro-alcoolique ont pu dĂ©marrer en quelques semaines, sans autorisation prĂ©alable et sans longues nĂ©gociations.

Beaucoup des barriĂšres encore imposĂ©es Ă  la libre diffusion des contenus publics ont pour origine des modĂšles Ă©conomiques aberrants et inefficaces imposĂ©s Ă  des institutions publiques, forcĂ©es de s’auto-financer en commercialisant des informations et des connaissances qui devraient ĂȘtre librement diffusĂ©es.

Beaucoup d’obstacles viennent aussi d’une interprĂ©tation maximaliste de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, qui fait l’impasse sur sa raison d’ĂȘtre : favoriser le bien social en offrant un monopole temporaire. Se focaliser sur le moyen – le monopole – en oubliant l’objectif – le bien social – paralyse trop souvent les initiatives pour des motifs purement idĂ©ologiques.

La dĂ©fense des monopoles et le propriĂ©tarisme paraissent aujourd’hui bien dĂ©risoires Ă  la lumiĂšre de cette crise. Mais il y a un grand risque de retour aux vieilles habitudes de fermeture une fois que nous serons sortis de la phase la plus aigĂŒe et que le confinement sera levĂ©.

Quand l’apogĂ©e de cette crise sera passĂ© en France, devrons-nous revenir en arriĂšre et oublier l’importance de l’accĂšs libre et ouvert au savoir ? Aux donnĂ©es de la recherche ? Aux enseignements et aux manuels ? Aux collections numĂ©risĂ©es des musĂ©es et des bibliothĂšques ?

Il y a toujours une crise quelque part, toujours une jeune chercheuse au Kazakhstan qui ne peut pas payer pour accĂ©der aux articles nĂ©cessaires pour sa thĂšse, un mĂ©decin qui n’a pas accĂšs aux revues sous abonnement, un pays touchĂ© par une catastrophe oĂč l’accĂšs aux lieux physiques de diffusion du savoir s’interrompt brusquement.

Si l’accĂšs au savoir sans restriction est essentiel, ici et maintenant, il le sera encore plus demain, quand il nous faudra rĂ©activer l’apprentissage, le soutien aux autres, l’activitĂ© humaine et les Ă©changes de biens et services. Il ne s’agit pas seulement de rĂ©agir dans l’urgence, mais aussi de prĂ©parer l’avenir, car cette crise ne sera pas la derniĂšre qui secouera le monde et nous entrons dans un temps de grandes menaces qui nĂ©cessite de pouvoir anticiper au maximum, en mobilisant constamment toutes les connaissances disponibles.

Accepterons-nous alors le rĂ©tablissement des paywalls qui sont tombĂ©s ? Ou exigerons nous que ce qui a Ă©tĂ© ouvert ne soit jamais refermĂ© et que l’on systĂ©matise la dĂ©marche d’ouverture aujourd’hui initiĂ©e ?

Photographie Nick Youngson – CC BY SA Alpha Stock Images

Pour avancer concrĂštement vers une sociĂ©tĂ© de l’accĂšs libre au savoir, nous faisons la proposition suivante :

Dans le champ acadĂ©mique, l’État a mis en place depuis 2018 un Plan National Pour la Science Ouverte, qui a dĂ©jĂ  commencĂ© Ă  produire des effets concrets pour favoriser le libre accĂšs aux rĂ©sultats de la recherche.

Nous proposons que la mĂȘme dĂ©marche soit engagĂ©e par l’État dans d’autres champs, avec un Plan National pour la Culture Ouverte, un Plan National pour l’Éducation Ouverte, un Plan National pour la SantĂ© Ouverte, portĂ©s par le ministĂšre de la Culture, le ministĂšre de l’Education Nationale et le ministĂšre de la SantĂ©.

N’attendons pas de nouvelles crises pour faire de la connaissance un bien commun.

Ce texte a Ă©tĂ© initiĂ© par :

  • Lionel Maurel, Directeur Adjoint Scientifique, InSHS-CNRS ;
  • SilvĂšre Mercier, engagĂ© pour la transformation de l’action publique et les communs de capabilitĂ©s ;
  • Julien Dorra, Cofondateur de Museomix.

Nous appelons toutes celles et tous ceux qui le peuvent Ă  le republier de la maniĂšre qu’elles et ils le souhaitent, afin d’interpeller les personnes qui peuvent aujourd’hui dĂ©cider de lancer ces plans nationaux : ministres, dĂ©putĂ©s, directrices et directeurs d’institutions. Le site de votre laboratoire, votre blog, votre Twitter, auprĂšs de vos contacts Facebook ou Mastodon : tout partage est une maniĂšre de faire prendre conscience que le choix de l’accĂšs et de la diffusion du savoir se fait dĂšs maintenant.

Ni complot, ni chĂątiment : penser la crise du coronavirus au-delĂ  du dualisme

Par :calimaq
31 mars 2020 Ă  18:52

Ce billet va faire suite Ă  un premier que j’ai publiĂ© la semaine derniĂšre Ă  propos de la crise du coronavirus, dans lequel j’ai essayĂ© de mettre en perspective cet Ă©vĂ©nement en l’interprĂ©tant Ă  l’aune de la remise en question de la sĂ©paration entre Nature et Culture, dans le sillage d’auteurs comme Bruno Latour, Philippe Descola, Isabelle Stengers, Anna Tsing ou Donna Haraway.

Depuis le dĂ©but du confinement, il y a quinze jours, les rĂ©actions se sont multipliĂ©es et je suis assez frappĂ© de voir Ă  quel point de nombreux points de vue qui s’expriment restent comme « prisonniers Â» du paradigme dualiste, conduisant souvent Ă  des visions caricaturales et/ou problĂ©matiques.

Complot humain


Prenons pour commencer les rĂ©sultats d’un sondage qui ont beaucoup tournĂ© ces derniers jours, selon lesquels plus d’un quart des français penseraient que le coronavirus a Ă©tĂ© crĂ©Ă© en laboratoire (plus exactement, 17% estiment qu’il a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ© intentionnellement et 9% par accident). Il est assez logique qu’un Ă©vĂ©nement dramatique comme la crise du coronavirus avive les tendances complotistes dĂ©jĂ  largement prĂ©sentes dans la population. Mais ce penchant Ă  croire dans un scĂ©nario « Ă  la X-Files Â» me paraĂźt aussi typiquement une manifestation du paradigme de la sĂ©paration entre Nature et Culture, que l’on pourrait nommer « artificialisme Â» ou « crĂ©ationnisme Â». Il procĂšde non seulement du dualisme, mais aussi d’une hiĂ©rarchisation entre Nature et Culture, qui place la seconde au-dessus de la premiĂšre.

Une caricature parue dans Jeune Afrique.

Au prisme de cette ontologie, le coronavirus devient un « artefact Â», parce que les Ă©lĂ©ments naturels sont censĂ©s rester un « environnement Â», c’est-Ă -dire quelque chose d’extĂ©rieur Ă  la sphĂšre humaine et sociale. Si notre sociĂ©tĂ© est bouleversĂ© par un phĂ©nomĂšne, alors celui-ci ne peut ĂȘtre un simple virus : il faut qu’il ait Ă©tĂ© crĂ©Ă© par des humains, puisque les choses humaines sont affectĂ©es seulement par d’autres choses humaines. La croyance complotiste en une crĂ©ation du virus en laboratoire agit donc comme ce que Bruno Latour appelle « un processus de purification Â», qui rĂ©tablit la distinction entre Nature et Culture lorsque celle-ci menace d’ĂȘtre brouillĂ©e. En un sens, on est face Ă  la mĂȘme logique que celle du climatoscepticisme niant l’implication des activitĂ©s humaines dans le rĂ©chauffement climatique et il n’est pas Ă©tonnant que Donald Trump, pape mondial du climatoscepticisme, ait d’abord fait courir le bruit que le coronavirus Ă©tait une « fake news Â» des DĂ©mocrates destinĂ©e Ă  perturber les Ă©lections prĂ©sidentielles


On est ici un peu dans le mĂȘme genre de dĂ©lire « crĂ©ationniste Â» que celui dans lequel Ridley Scott est tombĂ© dans son prĂ©quel Ă  Alien (Prometheus/Covenant), qui l’a poussĂ© Ă  imaginer que sa mythique crĂ©ature – dont toute l’aura tenait au mystĂšre de ses origines -, avait en rĂ©alitĂ© Ă©tĂ© produite comme une expĂ©rience par un androĂŻde, lui-mĂȘme construit par un milliardaire fou


ChĂątiment naturel

A l’inverse, je vais citer un autre type de rĂ©actions, se raccrochant Ă©galement selon moi au paradigme dualiste, mais qui constitue le reflet inversĂ© de « l’artificialisme Â», hiĂ©rarchisant cette fois la Nature au-dessus de la Culture tout en maintenant la distinction. CaractĂ©ristique de cette veine, Nicolas Hulot a Ă©tĂ© interviewĂ© ces derniers jours Ă  propos de la pandĂ©mie et il a dĂ©clarĂ© Ă  ce sujet : « Je crois que nous recevons une sorte d’ultimatum de la Nature« .

Je veux rester rationnel, mais je pense que la Nature nous envoie un message. Elle nous teste sur notre dĂ©termination. Quand je parle d’un ultimatum, je pense que c’est un ultimatum au sens propre comme au sens figurĂ©. On a eu beaucoup de signaux, mais tant que nous n’avons pas le danger palpable, on ajourne, on reporte.

Vous noterez que Nicolas Hulot commence cette tirade un brin Ă©trange en disant « Je veux rester rationnel Â», pour poursuivre en prĂ©sentant le virus comme un messager envoyĂ© par « La Nature Â» qui nous mettrait Ă  l’épreuve en nous sommant – une derniĂšre fois – de changer nos comportements. Il y a Ă©videmment de la figure de style et de la mĂ©taphore employĂ©e ici pour frapper les esprits lors d’un passage au JT. Mais Ă  mon sens, pas seulement.

LĂ  oĂč le complotisme rĂ©duit le coronavirus Ă  un artefact humain, nous avons ici un « naturalisme Â» qui Ă©rige la Nature en une entitĂ© anthropomorphisĂ©e et dotĂ©e d’intentions. Le complot humain de la thĂšse prĂ©cĂ©dente fait ici place Ă  une sorte de « complot non-humain Â» et, une nouvelle fois, l’effet symbolique produit est celui de rĂ©tablir la grande sĂ©paration entre Nature et Culture. C’est une impasse dans laquelle une certaine Ă©cologie – disons-lĂ  « environnementaliste Â» – s’est souvent perdue et il n’est pas trĂšs Ă©tonnant de voir Nicolas Hulot s’illustrer dans ce registre


On trouve d’autres manifestations encore plus caricaturales de cette rĂ©manence du « Grand Partage Â», mĂȘme chez des militants Ă©cologistes pourtant souvent prĂ©sentĂ©s comme les plus radicaux. Pablo Servigne, connu pour avoir popularisĂ© en France les thĂšses sur l’effondrement et la collapsologie, a publiĂ©, il y a quelques jours, une sorte de « fable Â» qui a beaucoup fait rĂ©agir sur les rĂ©seaux. Elle met en scĂšne un dialogue oĂč le coronavirus, prĂ©sentĂ© comme un personnage, se rend auprĂšs de « l’Univers Â» pour le questionner et lui demander pourquoi il l’a envoyĂ© aux humains.

Le statut Facebook de Paolo Servigne sur le #Coronavirus est l'illustration caricaturale de ce @Gemenne et quelques autres craignaient à propos des conséquences de la pandémie sur la sensibilisation à la cause écologiste
 pic.twitter.com/vEtRamLlTM

— Setni Baro (@Baro75020) March 26, 2020

Corona : tu es dur Univers, tu aurais pu alerter avant de taper aussi fort


Univers : mais corona, avant toi j’ai envoyĂ© plein d’autres petits 
 mais justement c’était trop localisĂ© et pas assez fort


Corona : tu es sûr que les hommes vont comprendre cette fois alors ?

Univers : je ne sais pas corona
 je l’espĂšre
 mĂšre terre est en danger
 si cela ne suffit pas, je ferai tout pour la sauver, il y a d’autres petits qui attendent 
 mais j’ai confiance en toi Corona
 et puis les effets se feront vite sentir 
 tu verras la pollution diminuera et ça fera rĂ©flĂ©chir, les hommes sont trĂšs intelligents, j’ai aussi confiance en leur potentiel d’éveil
 en leur potentiel de crĂ©ation de nouveaux possibles 
 ils verront que la pollution aura chutĂ© de maniĂšre exceptionnelle, que les risques de pĂ©nurie sont rĂ©els Ă  force d’avoir trop dĂ©localisĂ©, que le vrai luxe ce n’est plus l’argent mais le temps
 il faut un burn out mondial petit car l’humanitĂ© n’en peut plus de ce systĂšme mais est trop dans l’engrenage pour en prendre conscience
 Ă  toi de jouer


Univers : merci Univers
 alors j’y vais 


Dans cette vision, le coronavirus n’est plus seulement un signe ou un message (ultimatum) que la Nature nous envoie, il devient une forme de « chĂątiment naturel Â», calquĂ© sur un chĂątiment divin. Certes, on est ici Ă  nouveau devant une figure de style – la prosopopĂ©e – dont l’emploi est immĂ©morial. Mais cette anthropomorphisation de l’Univers et du Virus me paraĂźt tout sauf innocente, car elle reste profondĂ©ment tributaire du paradigme de la sĂ©paration entre Nature et Culture. Que l’on soit dans la thĂšse de l’artefact humain ou du chĂątiment naturel, on stagne en dĂ©finitive d’un cĂŽtĂ© ou de l’autre du Grand Partage, mais jamais on ne le dĂ©passe pour essayer de penser l’évĂ©nement au-delĂ .

Penser les réseaux hybrides

Pablo Servigne mentionne dans son post la « Terre MĂšre Â» qui serait en danger, rĂ©fĂ©rence Ă  la Pachamama des populations autochtones dans les Andes, qui sert Ă  personnifier la Nature. Mais la rĂ©ception qu’il fait dans son post du concept est complĂštement dĂ©formĂ©e par le prisme dualiste, car pour les peuples andins, la Pachamama est au contraire la reprĂ©sentation de l’idĂ©e d’une insĂ©parabilitĂ© fondamentale entre Humains et Non-Humains, formant ce que Bruno Latour appelle des « collectifs hybrides Â». Voyez par exemple cet article qui montre que la Pachamama n’a rien Ă  voir avec ce que les Modernes appellent « Nature Â» : :

Le concept andin de communautĂ© se distingue lui-mĂȘme de l’acception occidentale. Alors que la communautĂ© est apprĂ©hendĂ©e en Occident comme une catĂ©gorie sociale, qui figure un groupe de personnes ayant des relations Ă©troites les unes avec les autres, ou encore qui se sentent liĂ©es Ă  un mĂȘme territoire, la conception andine est bien plus vaste. Elle englobe en effet les personnes, mais aussi les ĂȘtres vivants non humains, tels que les animaux ou les plantes, ainsi que certains Ă©lĂ©ments non vivants, en particulier les monts et montagnes ou encore les esprits des dĂ©funts. Ces communautĂ©s sont en outre propres Ă  un territoire donnĂ©, qui les dĂ©finit et auquel il est accordĂ© des attributs spĂ©cifiques. Ainsi, les conceptions originelles de la Pacha Mama permettent de la reprĂ©senter comme une maniĂšre de se penser comme faisant partie d’une vaste communautĂ© sociale et Ă©cologique, elle-mĂȘme insĂ©rĂ©e dans un contexte environnemental et territorial. La Pacha Mama n’est donc pas un simple synonyme, ou une idĂ©e analogue Ă  la conception occidentale de la nature : il s’agit d’une vision plus ample et plus complexe.

Dans mon billet prĂ©cĂ©dent, j’avais insĂ©rĂ© comme illustration ce schĂ©ma, tirĂ© du livre « Nous n’avons jamais Ă©tĂ© modernes Â» de Bruno Latour, qui reprĂ©sente la sĂ©paration entre Nature et Culture, et ce qui lui est opposĂ©, Ă  savoir le rĂ©seau des relations entre humains et Non-Humains, formant des « rĂ©seaux hybrides Â» :

Penser la crise du coronavirus au-delĂ  de la sĂ©paration entre Nature et Culture, c’est se donner la possibilitĂ© de sortir des deux thĂšses absurdes (et jumelles) du complot et du chĂątiment, pour arriver Ă  se situer dans la partie infĂ©rieure du schĂ©ma, c’est-Ă -dire dans ce que Donna Haraway appelle les « enchevĂȘtrements Â» (entanglements).

Parce que nous sommes immergĂ©s dans l’ontologiste dualiste qui a forgĂ© notre conception du monde, il nous est trĂšs difficile de nous tenir mentalement dans cette zone des enchevĂȘtrements et le dualisme finit souvent par nous rattraper mĂȘme quand nous essayons d’en sortir. J’en ai eu une preuve intĂ©ressante dimanche soir en Ă©coutant « Les InformĂ©s Â» de France Info, dont les Ă©ditorialistes commentaient la disparition de Patrick Devedjian, emportĂ© ce week-end par le coronavirus. L’un des invitĂ©s expliquait que pour lui, cette mort d’un homme politique dĂ©montrait que le virus n’avait pas la carte d’un parti politique en particulier et qu’il pouvait frapper Ă  gauche comme Ă  droite toutes les classes de la sociĂ©tĂ©, personne ne pouvant se dire Ă  l’abri.

Cela peut paraĂźtre juste lorsqu’on considĂšre un cas isolemment, mais c’est en rĂ©alitĂ© faux statistiquement car, comme toujours, la lĂ©talitĂ© du virus va jouer Ă  travers des facteurs Ă©conomiques et sociaux. Les couches les plus pauvres et les travailleurs prĂ©caires sont dĂ©jĂ  ceux qui sont les plus exposĂ©s au risque de la contamination et ce dĂ©sĂ©quilibre va ĂȘtre encore accentuĂ© dans un pays comme les États-Unis oĂč les inĂ©galitĂ©s d’accĂšs au systĂšme de santĂ© vont avoir un effet amplificateur dramatique. Sans parler des pays les plus dĂ©favorisĂ©s, notamment en Afrique ou en Inde, oĂč le coronavirus risque de constituer un flĂ©au terrible vu les conditions de vie des populations les plus pauvres.

Il est donc tout Ă  fait faux d’affirmer que le coronavirus ignorerait les classes sociales. Ce qui tue, ce n’est pas le virus lui-mĂȘme, mais prĂ©cisĂ©ment un « enchevĂȘtrement Â» ou une « association Â» dans lequel ce Non-Humain se lie Ă  des facteurs humains, comme les niveaux d’inĂ©galitĂ© sociale.

Redistribuer l’agentivitĂ©

Pour penser ces « associations Â» ou « agencements Â», nous disposons de certains outils et concepts, notamment ceux forgĂ©s dans le sillage de Madeleine Akrich, Bruno Latour et Michel Callon par la sociologie de la traduction et la thĂ©orie de l’acteur-rĂ©seau. Son but est prĂ©cisĂ©ment de faire de la sociologie en dĂ©passant la sĂ©paration entre Nature et Culture pour se donner la possibilitĂ© de penser des « collectifs hybrides Â» en tant qu’acteurs :

Le social est apprĂ©hendĂ© comme Ă©tant un effet causĂ© par les interactions successives d’actants hĂ©tĂ©rogĂšnes, c’est-Ă -dire de l’acteur-rĂ©seau. Tout acteur est un rĂ©seau et inversement. L’action d’une entitĂ© du rĂ©seau entraĂźne la modification de ce dernier ; toute action impliquant l’ensemble du rĂ©seau a une incidence sur les composantes du rĂ©seau

La pensĂ©e dualiste partage le monde entre des sujets, toujours humains, et des non-humains, toujours objets. Les premiers sont les seuls regardĂ©s comme des « acteurs Â», c’est-Ă -dire Ă  ĂȘtre dotĂ©s d’une puissance d’agir. Dans cette perspective, les Non-Humains restent passifs et forment comme un dĂ©cor de thĂ©Ăątre, extĂ©rieur Ă  la situation que seules des actions humaines font avancer. C’est la raison pour laquelle, lorsque des Non-Humains font irruption sur la scĂšne sociale (oĂč ils ne sont pas censĂ©s apparaĂźtre) – comme le fait actuellement le coronavirus -, la tendance est de les dĂ©peindre caricaturalement comme des sujets anthropomorphisĂ© douĂ©s d’intentions (ce que fait Servigne dans sa Fable) ou de les prĂ©senter comme des artefacts produits par des humains (comme le pensent les complotistes). Dans les deux cas, ces visions traduisent une incapacitĂ© Ă  considĂ©rer que l' Â»acteur Â», c’est toujours un agencement d’Humains et de Non-humains, au sens d’une combinaison de puissances d’agir.

Sur le mĂ©dia AOC, Bruno Latour a publiĂ© un court texte excellent, dans lequel il dresse en quelques lignes le portrait du collectif hybride agissant qui s’est enchevĂȘtrĂ© Ă  la faveur de la crise du coronavirus et qui constitue un acteur-rĂ©seau :

[
] il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planĂšte : chaque entitĂ© de cette mĂȘme planĂšte possĂšde une façon bien Ă  elle d’accrocher ensemble les autres Ă©lĂ©ments qui composent, Ă  un moment donnĂ©, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui rĂ©chauffe l’atmosphĂšre globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le rĂ©apprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacitĂ© Ă  relier « tous les humains Â» passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu lĂ  !

Arriver Ă  tenir cette ligne, au-delĂ  du dualisme, est trĂšs difficile et nous sommes constamment confrontĂ©s au risque d’y retomber. Dans Les Echos par exemple, InĂšs Leonarduzzi, PDG de « Digital for the Planet Â» (tout un programme
), publie une tribune intitulĂ©e « Coronavirus : les pangolins n’y sont pour rien« , dans laquelle elle souligne les responsabilitĂ©s humaines dans le drame qui est en train de se dĂ©rouler. Elle explique notamment comment la dĂ©forestation des habitats naturels pousse des animaux Ă  entrer en contact avec des humains, avec un risque accru de transmission de maladies infectieuses.

Si l’on en croĂźt les scientifiques, c’est parfaitement vrai, mais pour autant, les pangolins et les chauve-souris n’y sont pas « pour rien Â» : ces animaux ont Ă©tĂ© des acteurs Ă  part entiĂšre de la situation et la dĂ©crire correctement, c’est aussi leur restituer leur rĂŽle « d’actants Â» ou « d’animĂ©s Â», qualitĂ© que Bruno Latour reconnaĂźt Ă  tous les « Terrestres Â». Pointer les responsabilitĂ©s humaines est bien entendu crucial, mais Ă  condition de ne pas tomber dans des processus de purification qui re-sĂ©parent bien proprement les Humains des Non-humains. Dans une situation comme celle-ci, nous avons besoin de penser les enchevĂȘtrements, ce qui implique de parvenir Ă  « distribuer l’agentivitĂ© Â», de part et d’autre de la distinction.

Déchirure du réel

Dans son ouvrage « La PensĂ©e Écologique Â», le philosophe Timothy Morton emploie une image intĂ©ressante pour donner Ă  voir ce que serait une sortie de l’ontologie dualiste pour aller vers son opposĂ©, Ă  savoir une ontologie relationnelle. Il parle Ă  ce sujet du « Maillage Â» (The Mesh), c’est-Ă -dire du rĂ©seau infini des relations unissant tous les ĂȘtres les uns aux autres, en soulignant qu’il est particuliĂšrement dĂ©rangeant pour l’esprit de l’apprĂ©hender :

Le maillage consiste en des connexions infinies (
). Chaque ĂȘtre du maillage interagit avec les autres. Le maillage n’est pas statique. Nous ne pouvons arbitrairement qualifier telle ou telle chose de peu pertinente. S’il n’y a pas d’arriĂšre-plan et par consĂ©quent pas de premier plan, oĂč sommes-nous alors ? Nous nous orientions au grĂ© des arriĂšre-plans sur lesquels nous nous tenons. Il y a un mot pour dĂ©signer un Ă©tat qui ne distingue pas l’arriĂšre-plan du premier plan : la folie.

[
] La conscience du maillage ne rĂ©vĂšle pas le meilleur des gens. Il y a une joie terrifiante Ă  prendre conscience de ce que H.P. Lovecraft appelle le fait de « n’ĂȘtre plus un ĂȘtre dĂ©terminĂ© distinct des autres Â». Il est important de ne pas paniquer et, chose Ă©trange Ă  dire, de ne pas surrĂ©agir Ă  la dĂ©chirure du rĂ©el [
] La schizophrĂ©nie est une dĂ©fense, une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e de restaurer un sentiment de cohĂ©rence et de soliditĂ©.

Les thĂšses du complot (avec leur virus-artefact), tout comme les thĂšses du chĂątiment (oĂč le virus devient un message ou une punition envoyĂ©s par « La Nature Â») sont toutes les deux des « surrĂ©actions Â» liĂ©es Ă  la peur panique saisissant les esprits dualistes face Ă  ce qui nous arrive : des tentatives dĂ©sespĂ©rĂ©es de rĂ©tablir une orthodoxie ontologique dont nous devrions prĂ©cisĂ©ment nous dĂ©barrasser pour oser plonger dans la trame infinie des relations.

La guerre au coronavirus ou le grand rituel de purification

Par :calimaq
23 mars 2020 Ă  02:18

L’ouvrage Nous n’avons jamais Ă©tĂ© modernes de Bruno Latour est connu pour avoir mis en lumiĂšre le Grand Partage entre Nature et Culture qui traverse la pensĂ©e occidentale depuis l’avĂšnement de la ModernitĂ©. On y trouve ce passage consacrĂ© Ă  ce que l’auteur appelle les processus de « traduction Â» et de « purification Â» qui rĂ©sonne d’une maniĂšre toute particuliĂšre aujourd’hui :

Le mot « moderne Â» dĂ©signe deux ensembles de pratiques entiĂšrement diffĂ©rents qui, pour rester efficaces, doivent demeurer distinctes mais qui ont cessĂ© rĂ©cemment de l’ĂȘtre.

Le premier ensemble de pratiques crĂ©e, par « traduction Â», des mĂ©langes d’ĂȘtres entiĂšrement nouveaux, hybrides de nature et de culture. Le second crĂ©e, par « purification Â», deux zones ontologiques entiĂšrement distinctes, celle des humains d’une part, celle des non-humains de l’autre [
] Le premier [ensemble] lierait en une chaĂźne continue la chimie de la haute atmosphĂšre, les stratĂ©gies savantes et industrielles, les prĂ©occupations des chefs d’État, les angoisses des Ă©cologistes ; le second Ă©tablirait une partition entre un monde naturel qui a toujours Ă©tĂ© lĂ  [et] une sociĂ©tĂ© aux intĂ©rĂȘts et aux enjeux prĂ©visibles [
].

C’est lĂ  tout le paradoxe des modernes : si nous considĂ©rons les hybrides, nous n’avons affaire qu’à des mixtes de nature et de culture ; si nous considĂ©rons le travail de purification, nous sommes en face d’une sĂ©paration totale entre la nature et la culture [
]

Tant que nous considĂ©rons sĂ©parĂ©ment ces deux pratiques, nous sommes modernes pour de vrai, c’est-Ă -dire que nous adhĂ©rons de bon coeur au projet de la purification critique, bien que celui-ci ne se dĂ©veloppe que par la prolifĂ©ration des hybrides. DĂšs que nous faisons porter notre attention Ă  la fois sur le travail de traduction et sur celui d’hybridation, nous cessons aussitĂŽt d’ĂȘtre tout Ă  fait modernes, notre avenir se met Ă  changer.

Drîle de guerre


Depuis une semaine, notre avenir a en effet radicalement changĂ©, puisqu’il paraĂźt – si l’on en croit Emmanuel Macron – que « Nous sommes en guerre ! Â». Le prĂ©sident n’a pas prononcĂ© le mot confinement pendant son allocution de lundi dernier, mais il martelĂ© cette expression six fois dans son discours, comme si c’était le cƓur du message qu’il voulait faire passer :

Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armĂ©e ni contre une autre nation, mais l’ennemi est lĂ , invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation gĂ©nĂ©rale. Nous sommes en guerre.

MĂȘme si les sondages ont montrĂ© que les français avaient sur le coup majoritairement adhĂ©rĂ© Ă  ce discours, de nombreuses voix se sont Ă©levĂ©es depuis pour dĂ©noncer le recours Ă  cette rhĂ©torique militaire, et j’ai particuliĂšrement apprĂ©ciĂ© le court texte publiĂ© par la mĂ©decin urgentiste Sophie Mainguy :

Nous ne sommes pas en guerre et n’avons pas Ă  l’ĂȘtre.

Il n’y a pas besoin d’une idĂ©e systĂ©matique de lutte pour ĂȘtre performant. L’ambition ferme d’un service Ă  la vie suffit. Il n’y a pas d’ennemi. Il y a un autre organisme vivant en plein flux migratoire et nous devons nous arrĂȘter afin que nos courants respectifs ne s’entrechoquent pas trop [
]

Les formes de vie qui ne servent pas nos intĂ©rĂȘts (et qui peut le dire ?) ne sont pas nos ennemis. Il s’agit d’une Ă©niĂšme occasion de rĂ©aliser que l’humain n’est pas la seule force de cette planĂšte et qu’il doit – ĂŽ combien- parfois faire de la place aux autres. Il n’y a aucun intĂ©rĂȘt Ă  le vivre sur un mode conflictuel ou concurrentiel.

Notre corps et notre immunitĂ© aiment la vĂ©ritĂ© et la PAIX. Nous ne sommes pas en guerre et nous n’avons pas Ă  l’ĂȘtre pour ĂȘtre efficaces. Nous ne sommes pas mobilisĂ©s par les armes mais par l’Intelligence du vivant qui nous contraint Ă  la pause.

Exceptionnellement nous sommes obligĂ©s de nous pousser de cotĂ©, de laisser la place. Ce n’est pas une guerre, c’est une Ă©ducation, celle de l’humilitĂ©, de l’interrelation et de la solidaritĂ©.

Je me sens tout Ă  fait en phase avec cette vision des choses et nous aurions tout intĂ©rĂȘt aujourd’hui Ă  nous rappeler ce que disait Jean-Luc Godard Ă  propos de la guerre : « La Guerre, c’est simple : c’est faire rentrer un morceau de fer dans un morceau de chair Â». Il ne s’agit pas de nier les souffrance des malades et des familles des victimes, ni le courage des soignants qui leur portent secours en mettant en pĂ©ril leur vie, mais l’expĂ©rience que nous traversons n’a rien Ă  voir avec celle, par exemple, qu’endure le peuple syrien dont le pays connaĂźt la guerre – la vraie – depuis presque dix ans. Et si vous vous pensez en guerre, allez donc feuilleter quelques gravures des DĂ©sastres de la guerre de Goya pour vous rendre compte Ă  quel point nous en sommes loin !

Parler de guerre Ă  propos de cette pandĂ©mie, c’est employer une mĂ©taphore particuliĂšrement trompeuse, dont il faut nĂ©anmoins essayer de comprendre la signification qui dĂ©passe un simple effet de manche d’un pouvoir politique poussĂ© dans les cordes par la situation et pour qui la guerre constitue – comme toujours ! – son ultime « panic button Â» lorsqu’il se sent menacĂ©.

Conflit d’ontologies

Entre la vision de la « guerre au virus Â» et celle formulĂ©e par Sophie Mainguy, il y a en rĂ©alitĂ© plus qu’un dĂ©saccord. Ce qui les oppose, c’est un conflit d’ontologies, au sens oĂč l’anthropologue Philippe Descola entend cette expression comme les « maniĂšres de composer le monde Â», Ă  travers des conceptions diffĂ©rentes des rapports entre les humains et les non-humains. A cĂŽtĂ© de l’ontologie dualiste ou naturaliste des occidentaux, qui sĂ©pare Nature et Culture, il existe des ontologies relationnelles capables de penser ce que Bruno Latour appelle des « collectifs hybrides Â».

L’épisode tout Ă  fait exceptionnel que nous traversons constitue une occasion unique de prendre conscience de ces rĂ©seaux denses de relations associant inextricablement humains et non-humains. C’est ce qu’explique de maniĂšre saisissante FrĂ©dĂ©ric Keck, anthropologue lui-aussi, dans cette interview donnĂ©e jeudi Ă  MĂ©diapart, intitulĂ©e : « Les chauve-souris et les pangolins se rĂ©voltent Â» :

Qu’on en arrive Ă  confiner les populations humaines et Ă  arrĂȘter toute l’économie pour se protĂ©ger d’un virus respiratoire dit beaucoup du capitalisme avancĂ© contemporain. On n’est plus dans la mĂȘme situation que dans les annĂ©es 1990, oĂč un capitalisme encore trĂšs confiant pensait que les maladies animales pouvaient ĂȘtre traitĂ©es comme des dĂ©fauts de marchandises qu’on pouvait envoyer Ă  la casse, comme ce fut le cas lors des abattages massifs de bovins ou de volailles pendant les crises de la vache folle ou la grippe aviaire.

Aujourd’hui, les chauves-souris et les pangolins se rĂ©voltent et c’est nous qui risquons de partir Ă  la casse [
] Les animaux nous donnent des biens : nourriture, cuir, force de labeur
 Mais, si nous les traitons mal, ils nous donnent aussi des virus et des bactĂ©ries. [
]

La question essentielle est aujourd’hui de savoir comment penser une solidaritĂ© internationale, entre humains, et entre humains et non-humains, alors que chaque État est en train de se calfeutrer derriĂšre ses frontiĂšres en affirmant que le voisin n’en fait pas assez. Cette logique de la surenchĂšre dans les mesures de confinement est insupportable. Le confinement ne doit ĂȘtre vu que comme une Ă©tape, avant de discuter comment rĂ©organiser en profondeur les collectifs d’humains et de non-humains.

Bruno Latour montre bien qu’il y a quelque chose qui relĂšve du refoulement dans la maniĂšre dont fonctionne la modernitĂ©. Nos possibilitĂ©s technologiques et organisationnelles nous ont permis en effet de former, par « traduction Â», des rĂ©seaux d’hybrides de nature et de culture de plus en plus longs, jusqu’à embrasser la planĂšte entiĂšre au terme de la dynamique de mondialisation. Mais dans le mĂȘme temps, les modernes ont maintenu, par « purification Â», la fiction du Grand Partage et fait « comme si Â» humains et non-humains relevaient de deux sphĂšres sĂ©parĂ©es. Ces deux mouvements sont au coeur de ce que Latour appelle « La Constitution des Modernes Â».

Dans un moment comme celui que nous traversons, l’ontologie dualiste qui fonde notre conception du monde est prise de panique, car la fiction sur laquelle elle repose se retrouve brutalement Ă©ventĂ©e et c’est soudain tout le rĂ©seau de ces relations dissimulĂ©es en temps normal qui apparaĂźt au grand jour. Cette irruption de ce-qui-devait-rester-cachĂ© est insupportable et tel est le vĂ©ritable sens de cette « guerre au virus Â» qui a Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©e par l’appareil institutionnel la semaine derniĂšre. DĂ©signer le virus comme l’ennemi constitue une tentative dĂ©sespĂ©rĂ©e du systĂšme dualiste pour rĂ©tablir le Grand Partage, en rangeant d’un cĂŽtĂ© tous les humains face Ă  ce non-humain qui a investi notre monde social, en dĂ©structurant tous nos repĂšres sur son passage.

Rien ne correspond plus Ă  cet appel Ă  la mobilisation gĂ©nĂ©rale que la figure du LĂ©viathan de Thomas Hobbes : l’État, dans sa version la plus autoritaire, nous demande de faire bloc ensemble pour rĂ©tablir le contrat social qui le fonde et qui, bien davantage que sur la volontĂ© des humains, repose sur la fiction d’une sĂ©paration avec les non-humains.

Sombres vertiges

La panique qui monte peu Ă  peu dans le pays n’est pas uniquement l’effet des circonstances alarmantes que nous traversons : elle est aussi la traduction d’un vĂ©ritable « vertige ontologique Â» qui nous a saisi et qui gagne nos institutions. Pour rendre compte de ce vacillement, on peut se rĂ©fĂ©rer Ă  ce que le philosophe Timothy Morton appelle la Dark Ecology – l’écologie sombre. Pour lui, la pensĂ©e Ă©cologique doit aller jusqu’à remettre en question nos systĂšmes de reprĂ©sentation et lorsqu’elle parvient Ă  le faire, elle nous expose Ă  une expĂ©rience particuliĂšrement dĂ©rangeante.

Sortir de l’ontologie dualiste, c’est se confronter Ă  ce que Morton appelle « l’étrange Ă©trangetĂ© Â» : de nouvelles relations avec les non-humains qui brouillent profondĂ©ment nos identitĂ©s. L’épreuve d’une contamination de masse par un virus constitue sans doute une des expĂ©riences les plus extrĂȘmes qui soient de Dark Ecology, avec ce risque de voir nos corps envahis, la rupture de nos relations sociales provoquĂ©es par le confinement et la destructuration violente des institutions qui confĂšrent en temps normal une stabilitĂ© Ă  notre monde.

Pourtant, ce vertige ontologique devrait constamment nous habiter, et pas seulement dans ce moment exceptionnel. Comme le montre l’épisode ci-dessous de l’excellente sĂ©rie « Une espĂšce Ă  part Â» (qui vise Ă  remettre en question l’anthropocentrisme), nous sommes en effet continuellement en relation avec des virus et des bactĂ©ries, qui font intĂ©gralement partie de notre monde, et c’est vrai au point oĂč notre corps en contient davantage que de cellules. Plus encore, notre ADN comporte des fragments de sĂ©quences gĂ©nĂ©tiques issues de virus qui voyagent avec nous et en nous, au coeur de notre intimitĂ©, en participant au codage de notre identitĂ©. Nous sommes virus et les virus sont nous, mĂȘme s’il est extrĂȘmement dĂ©sagrĂ©able pour nous de l’admettre.

Ce type de rĂ©vĂ©lations peut provoquer la peur ou susciter du dĂ©goĂ»t, un peu comme le ferait la lecture d’une nouvelle de H.P. Lovecraft, avec son cortĂšge d’horreurs cosmiques innommables dĂ©fiant la raison. Elles provoquent le trouble, mais comme l’explique Donna Haraway, il faut justement ĂȘtre capable de « rester avec le trouble Â» (titre d’un de ses ouvrages : Staying With The Trouble) et elle propose d’ailleurs de rebaptiser « ChthulucĂšne Â» ce que d’autres appellent l’AnthropocĂšne, pour insister, comme le fait Timothy Morton avec son concept de Dark Ecology, sur cette Ă©preuve du vertige ontologique que nous devons accepter de traverser pour ĂȘtre en mesure de changer notre systĂšme de reprĂ©sentation.

Avec ses allures de « Couleur tombĂ©e du Ciel Â», l’épidĂ©mie de coronavirus peut ĂȘtre regardĂ©e comme la premiĂšre expĂ©rience de masse d’entrĂ©e dans le ChthulucĂšne et on comprend dĂšs lors que les institutions aient entrepris de mettre en branle un grand rituel de purification pour tenter en catastrophe de rĂ©tablir l’orthodoxie ontologique. Mais aprĂšs un choc symbolique d’une telle ampleur, il n’est pas certain que les consciences puissent rentrer si facilement dans le rang dualiste et l’épisode marquera sans doute profondĂ©ment la maniĂšre de voir le monde d’une partie substantielle de la population. Une fois que Cthulhu a Ă©tĂ© invoquĂ©, on sait qu’il est extrĂȘmement difficile de le renvoyer dans sa dimension hors du monde


Know your ennemy

En cela, le coronavirus, malgrĂ© ses consĂ©quences dramatiques, n’est pas notre ennemi, et il pourrait mĂȘme s’avĂ©rer ĂȘtre un alliĂ© extrĂȘmement prĂ©cieux. Il est dĂ©jĂ  parvenu Ă  faire une chose Ă  peine pensable, que beaucoup d’humains ont cherchĂ© Ă  accomplir sans y parvenir ces derniĂšres annĂ©es : bloquer la machine folle de l’économie. Ce que ni Nuit Debout, ni le mouvement d’opposition Ă  la loi Travail, ni le cortĂšge de tĂȘte des autonomes, ni les zadistes, ni les Gilets Jaunes, ni les grĂšves contre la rĂ©forme des retraites, ni eXtinction Rebellion n’ont rĂ©ussi Ă  faire, le coronavirus nous l’a offert.

Comme le dit BenoĂźt Borrits, il aura fallu qu’un virus nous mette au pied du mur pour que nous nous apercevions que c’était seulement possible :

Cette pandĂ©mie, dont on ne connaĂźt pas encore le dĂ©nouement, a ceci d’extraordinaire qu’elle rĂ©alise ce que tout le monde savait. Le confinement et les ruptures de chaĂźnes d’approvisionnement provoquent une baisse brutale de la production. VoilĂ  que nous dĂ©couvrons avec cette rĂ©cession que Venise retrouve ses eaux claires et ses poissons, que les Ă©missions de gaz Ă  effet de serre ont Ă©tĂ© rĂ©duites de 25 % en Chine au dĂ©but de l’annĂ©e), que l’air devient plus respirable. Il est terrible d’avoir attendu cette crise sanitaire et cette succession dramatique de dĂ©cĂšs pour prendre conscience de ces Ă©vidences.

Chaque jour, tombent de nouvelles informations proprement incroyables, il y a quelques semaines encore : Le pĂ©trole, or noir d’hier, n’a subitement presque plus de valeur ; l’Union europĂ©enne autorise enfin les États Ă  s’affranchir de la maudite rĂšgle des 3% de dĂ©ficit budgĂ©taire ; l’Italie annonce l’arrĂȘt de toutes les activitĂ©s de production non-essentielles (ce qui permettra justement de voir Ă  nouveau oĂč est l’essentiel
) ; les Philippines dĂ©cident de fermer la Bourse ; et ce matin encore, Ă  la radio, le prĂ©sident du MEDEF se disait favorable Ă  la nationalisation de certaines entreprises ! Hallelujah !

Dans cette affaire, notre vĂ©ritable ennemi n’est pas le virus, mais ce que Bruno Latour appelle dans OĂč Atterir ? le « systĂšme de production Â», celui-lĂ  mĂȘme qui a besoin pour fonctionner que les non-humains soient rĂ©duits Ă  l’état d’objets et de ressources et qu’il oppose au « systĂšme d’engendrement, qui « ne s’intĂ©resse pas Ă  produire pour les humains des biens Ă  partir de ressources, mais Ă  engendrer les terrestres – tous les terrestres et pas seulement les humains. Â» C’est ce « systĂšme de production Â» qui a cherchĂ© Ă  transformer les hĂŽpitaux en entreprises et les infirmiĂšres en « bed managers Â» ; c’est lui qui est responsable aujourd’hui des morts que nous comptons chaque jour. Et c’est pour protĂ©ger ce « systĂšme de production Â» Ă  tout prix que les dirigeants, en Angleterre, aux Etats-Unis, mais aussi en France, ont pariĂ© pendant longtemps sur la stratĂ©gie irresponsable de l’immunisation collective pour Ă©viter d’avoir Ă  ralentir l’activitĂ© Ă©conomique.

Ce systĂšme de production est tellement grotesquement Ă©loignĂ© d’un systĂšme d’engendrement que, dans le mĂȘme temps oĂč il s’avĂšre incapable de produire en nombre suffisant les masques qui sont devenus si essentiels, il reste en mesure de fabriquer et de faire livrer Ă  domicile par un coursier un Kinder Bueno ! Et il arrive encore – et surtout – Ă  produire l’individu indigne qui a passĂ© cette commande de la honte !

La sous-merde intĂ©grale, faire risquer la vie d'un ĂȘtre humain juste pour ce faire livrer un kinder bueno, c'est ça la fameuse solidaritĂ© tant vantĂ© par notre chĂšre prĂ©sident. https://t.co/Ipf58Hex4U

— En marche ou grùve, travail, famine, pñte riz. (@nainssoumis) March 20, 2020

Le coronavirus est parvenu Ă  rĂ©aliser l’impensable, tel un Hercule accomplissant un de ses lĂ©gendaires travaux : arrĂȘter la mĂ©gamachine dĂ©crite par GĂŒnther Anders de maniĂšre si glaçante – le monde devenu machine et la machine devenue monde, dont nous Ă©tions les rouages. Le ComitĂ© Invisible nous avait appris que « le pouvoir est logistique Â» et que pour dĂ©clencher une vĂ©ritable insurrection, il fallait « tout bloquer Â». La belle affaire ! Car jusqu’à prĂ©sent, les humains s’étaient avĂ©rĂ©s incapables de le faire par eux-mĂȘmes et le Grand Soir paraissait indĂ©finiment relĂ©guĂ© dans les limbes des illusions romantiques. Maintenant, grĂące au virus, tout est bloquĂ© et la question cruciale n’est pas de relancer la machine infernale, comme s’y emploient tous les gouvernements, mais de faire en sorte au contraire qu’elle ne reparte surtout pas.

C’est ce qu’invitent Ă  envisager les rĂ©dacteurs de la belle pĂ©tition « Covid-entraide Â» qui refusent eux-aussi de faire la guerre au virus en nous appelant Ă  « retourner la stratĂ©gie du choc en dĂ©ferlante de solidaritĂ© Â» :

Ne restons pas sidĂ©rĂ©.e.s face Ă  cette situation qui nous bouleverse, nous enrage et nous fait trembler. Lorsque la pandĂ©mie sera finie, d’autres crises viendront. Entre temps, il y aura des responsables Ă  aller chercher, des comptes Ă  rendre, des plaies Ă  rĂ©parer et un monde Ă  construire. À nous de faire en sorte que l’onde de choc mondiale du Covid-19 soit la « crise » de trop et marque un coup d’arrĂȘt au rĂ©gime actuel d’exploitation et de destruction des conditions d’existence sur Terre. Il n’y aura pas de « sortie de crise » sans un bouleversement majeur de l’organisation sociale et Ă©conomique actuelle.

Activons cet enchevĂȘtrement !

Regarder le virus comme un alliĂ© pourra sans doute en choquer certains. Mais cette perspective correspond Ă  ce que l’anthropologue Anna Tsing veut dire lorsqu’elle parle dans son ouvrage Le Champignon de la fin du monde « d’activer politiquement les enchevĂȘtrements Â» (entanglements). Cette expression peut paraĂźtre sibylline, mais elle prend tout son sens dans une pĂ©riode comme celle-ci. La lutte implique aujourd’hui de mobiliser au-delĂ  des seuls humains en comptant avec les puissances d’agir des non-humains, pour former des collectifs politiques hybrides pouvant prendre la forme de « Communs latents Â» :

Les assemblages, dans leur diversitĂ©, font apparaĂźtre ce que je vais appeler des « communs latents », c’est-Ă -dire des enchevĂȘtrements qui pourraient ĂȘtre mobilisĂ©s dans des causes communes. Parce que la collaboration est toujours avec nous, nous pouvons manƓuvrer au sein de ses possibilitĂ©s. Nous aurons besoin d’une politique dotĂ©e de la force de coalitions diverses et mobiles et pas seulement entre humains.

Il y a un mois il Ă©tait encore plus simple de concevoir la fin du monde que la fin du capitalisme et aujourd’hui, des pangolins et des chauve-souris ont mis sur pause une grande partie de l’économie mondiale. Tel est l’enchevĂȘtrement qui reste encore Ă  « activer Â» politiquement !

Vu dans la rue. Nantes. pic.twitter.com/HSaK2wOh7c

— Contre Attaque (@ContreAttaque_) March 21, 2020

Ces derniers jours, j’ai relu certains passages du livre La Condition OuvriĂšre Ă©crit par la philosophe Simone Weil Ă  propos des grandes grĂšves de 1936, survenues au moment de l’avĂšnement du Front populaire. Il est trĂšs troublant de voir comment la pandĂ©mie et le confinement gĂ©nĂ©ralisĂ© qui l’accompagne constituent une sorte de miroir inversĂ© de cet Ă©pisode historique. En 1936, les travailleurs occupaient les usines et les bloquaient. Simone Weil raconte leur joie « d’habiter Â» enfin leur lieu de travail, de pouvoir y emmener leur famille et de s’y assembler pour refaire le monde. Aujourd’hui, nous sommes confinĂ©s Ă  domicile, empĂȘchĂ©s en trĂšs grand nombre de rejoindre notre lieu de travail et rĂ©duits Ă  des Ă©changes virtuels pour maintenir nos liens sociaux. En 1936, l’espace public avait dĂ©bordĂ© partout et pĂ©nĂ©trĂ© par effraction dans les usines. Aujourd’hui, nous avons au contraire perdu l’espace public et nous sommes enfermĂ©s dans nos espaces privĂ©s et c’est le travail, pour beaucoup, qui a envahi le lieu d’habitation.

Mais la plus grande diffĂ©rence, c’est qu’en 1936, il s’agissait d’un mouvement social au sens propre du terme, c’est-Ă -dire exclusivement humain, preuve que cette grĂšve gĂ©nĂ©rale se dĂ©roulait encore dans l’HolocĂšne, avec une sociĂ©tĂ© proprement sĂ©parĂ©e de son environnement. Nous vivons aujourd’hui, Ă  l’ñge de l’AnthopocĂšne, quelque chose de complĂštement singulier, qui traduit l’effondrement du Grand Partage, et que nous pourrions transformer en une « grĂšve plus qu’humaine Â» pour faire naĂźtre le premier « mouvement bio-social Â» de l’histoire.

***

Une telle opportunitĂ© politique ne s’est pas prĂ©sentĂ©e depuis des dĂ©cennies et, en refusant de nous prĂȘter au grand rituel de purification de la « guerre au virus Â», nous aurons peut-ĂȘtre une chance de la saisir pour la transformer en une expĂ©rience rĂ©volutionnaire d’un nouveau genre.

L’hypothĂšse, Ă©galement trop Ă©norme, est qu’il va falloir ralentir, inflĂ©chir et rĂ©gler la prolifĂ©ration des monstres en reprĂ©sentant officiellement leur existence. Une autre dĂ©mocratie deviendrait-elle nĂ©cessaire ? Une dĂ©mocratie Ă©tendue aux choses ?

Bruno Latour.

Et si l’Open Access Ă©tait une question de Digital Labor ?

Par :calimaq
3 février 2020 à 13:52

Le Consortium Couperin a publiĂ© rĂ©cemment les rĂ©sultats d’une enquĂȘte sur les « Pratiques de publication et d’accĂšs ouvert des chercheurs français« , qui se dĂ©marque par son ampleur (plus de 11 000 rĂ©ponses de chercheurs, soit 10% de la communautĂ© scientifique française) et l’étendue des questions abordĂ©es. Beaucoup de points mĂ©riteraient d’ĂȘtre commentĂ©s, mais je voudrais me concentrer sur un seul aspect qui m’a particuliĂšrement frappĂ©.

On peut en effet lire cette phrase dans la synthÚse effectuée par Couperin à partir des résultats :

Les chercheurs sont globalement favorables Ă  l’accĂšs ouvert et en comprennent l’enjeu majeur : la diffusion des rĂ©sultats de la science de façon libre et gratuite. NĂ©anmoins, cet objectif doit pour eux ĂȘtre rĂ©alisĂ© sans effort, de maniĂšre simple, lisible et sans financement direct des laboratoires, le tout en ne bousculant pas trop le paysage des revues traditionnelles de leur discipline auxquelles ils sont attachĂ©s.

J’ai soulignĂ© les mots « sans effort Â», car ils me paraissent intĂ©ressants Ă  relever. En gros, les chercheurs sont favorables au Libre AccĂšs, Ă  condition qu’il n’entraĂźne pour eux aucun surcroĂźt de travail Ă  effectuer. Si, d’aprĂšs l’enquĂȘte, la mĂ©connaissance des questions juridiques liĂ©es au Libre AccĂšs reste le premier obstacle au dĂ©pĂŽt en archives ouvertes, on trouve en seconde position des arguments du type : « Je n’ai pas le temps Â» ou « le dĂ©pĂŽt est trop laborieux Â». L’archive ouverte HAL attire encore souvent ce genre de critiques, et ce alors mĂȘme que la procĂ©dure de dĂ©pĂŽt a Ă©tĂ© grandement simplifiĂ©e ces derniĂšres annĂ©es (ajout de fichiers en glissĂ©-dĂ©posĂ©, diminution des champs obligatoires, possibilitĂ© de rĂ©cupĂ©rer automatiquement les mĂ©tadonnĂ©es via un DOI, etc.).

En rĂ©alitĂ©, les positions exprimĂ©es par les chercheurs Ă  propos des archives ouvertes sont assez paradoxales. Une majoritĂ© d’entre eux trouvent en effet que le dĂ©pĂŽt est « rapide Â» et « simple Â» (voir ci-dessous), ce qui paraĂźt contradictoire avec l’argument du manque de temps ou des interfaces trop complexes.

L’enquĂȘte permettait aux chercheurs de laisser des commentaires libres, qui montrent que le vrai problĂšme se situe sans doute ailleurs que dans l’ergonomie des plateformes. Une partie des chercheurs tendent en effet Ă  considĂ©rer que ces tĂąches de dĂ©pĂŽt – mĂȘme simples et rapides Ă  effectuer – ne correspondent pas Ă  l’image qu’ils se font de leur travail :

« Ce n’est pas mon travail, je suis dĂ©jĂ  trĂšs pris par des charges administratives je ne vais pas en plus faire ce type de tĂąches. Â»

« Ceci n’est pas du ressort d’un enseignant-chercheur dont on demande de plus en plus de tĂąches administratives ou « transversales Â» en plus de son travail d’enseignement et de recherche. Donc, j’estime que le dĂ©pĂŽt sous HAL doit ĂȘtre assurĂ© par des personnels archivistes dont c’est effectivement le mĂ©tier ! Tant que les moyens ne seront pas mis pour ouvrir des postes Ă  ces personnels, je refuserai de faire ce travail sous HAL. Â»

« Je dĂ©pose les rĂ©fĂ©rences minimales, pour l’évaluation HCERS mais pas les articles.De mon point de vue, c’est l’institution qui doit se charger de la mise en ligne des notices et des articles (aprĂšs obtention accord de l’auteur) et comme elle ne s’en charge pas
 Je fais donc le minimum. Â»

Dans ce billet, je voudrais essayer d’éclairer ces positions ambivalentes en utilisant la notion de Digital Labor (travail numĂ©rique). Pour ce faire, je ne vais pas me rĂ©fĂ©rer Ă  l’acception la plus courante du terme « Digital Labor Â», telle que l’utilise notamment Antonio Casilli dans ses travaux sur les plateformes numĂ©riques et l’intelligence artificielle. Je vais me tourner vers une conception plus large, que j’ai dĂ©couverte dans l’ouvrage (remarquable) du sociologue JĂ©rĂŽme Denis : « Le travail invisible des donnĂ©es. ÉlĂ©ments pour une sociologie des infrastructures scripturales« .

Omniprésence et invisibilité du travail des données

Pour JĂ©rĂŽme Denis, le « travail des donnĂ©es Â» n’est pas un phĂ©nomĂšne rĂ©cent et il dĂ©passe trĂšs largement les situations oĂč les internautes sont « mis au travail Â» Ă  leur insu par des plateformes comme Facebook ou Amazon. Il s’agit plutĂŽt d’une caractĂ©ristique gĂ©nĂ©rale de toutes les organisations – publiques comme privĂ©es – qui ont besoin de produire et de faire circuler de l’information pour fonctionner. Sans cette capacitĂ© Ă  organiser des flux de donnĂ©es standardisĂ©es, ni les entreprises, ni les administrations ne pourraient exister, dĂšs lors qu’elles atteignent une certaine taille et se bureaucratisent. JĂ©rĂŽme Denis ajoute que, bien que ce « travail des donnĂ©es Â» soit absolument vital pour ces organisations, il a pourtant constamment Ă©tĂ© minimisĂ©, dĂ©valorisĂ© et mĂȘme invisibilisĂ©. En tĂ©moigne la maniĂšre dont ces tĂąches ont Ă©tĂ© dĂ©lĂ©guĂ©es Ă  des personnels gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©s comme subalternes – les secrĂ©taires, par exemple – et il n’est pas anodin que les professions liĂ©es Ă  l’information furent traditionnellement – et sont en grande partie toujours – exercĂ©es majoritairement par des femmes (c’est vrai des secrĂ©taires, mais aussi des bibliothĂ©caires ou des documentalistes).

Paradoxalement lĂ  encore, l’informatisation des organisations est venue aggraver ce phĂ©nomĂšne de dĂ©prĂ©ciation et d’invisibilisation. Le dĂ©ploiement des ordinateurs en rĂ©seau s’est accompagnĂ© d’une croyance en vertu de laquelle l’information pourrait se propager avec la facilitĂ© et la rapiditĂ© du courant Ă©lectrique, comme des impulsions le long d’un systĂšme nerveux. Ce mythe est liĂ© au fantasme de la « dĂ©matĂ©rialisation Â» qui, en libĂ©rant (soit-disant) l’information de ses supports physiques, lui permettrait de circuler comme un fluide parfait. Pourtant, et c’est une chose que le livre de JĂ©rĂŽme Denis montre remarquablement bien, le numĂ©rique ne supprime pas en rĂ©alitĂ© le « travail des donnĂ©es Â». Bien au contraire, l’information reste largement dĂ©pendante de supports matĂ©riels (claviers, Ă©crans, etc.) et la numĂ©risation tend mĂȘme Ă  intensifier et Ă  complexifier le travail informationnel (songeons par exemple au temps invraisemblable que nous passons Ă  gĂ©rer nos boĂźtes mail professionnelles et Ă  la pĂ©nibilitĂ© que cela engendre).

Un des avantages de cette conception large du « travail des donnĂ©es Â» est qu’elle permet d’embrasser et d’éclairer tout un ensemble de situations auxquelles nous sommes quotidiennement confrontĂ©s. Pour illustrer son propos, JĂ©rĂŽme Denis prend notamment un exemple tirĂ© de son expĂ©rience personnelle que j’ai trouvĂ© particuliĂšrement frappant. Il raconte en effet comment, aprĂšs la mort de son pĂšre, il a Ă©tĂ© obligĂ© d’effectuer avec sa famille pendant des mois de laborieuses dĂ©marches pour « pousser Â» l’information du dĂ©cĂšs vers de nombreuses organisations : administrations en tout genre, banques, assurances, boutiques en ligne, fournisseurs d’accĂšs Internet, etc. Rien ne paraĂźt pourtant plus Ă©lĂ©mentaire que l’annonce de la disparition d’une personne (vie/mort ; 0/1) et on pourrait penser Ă  l’heure du numĂ©rique qu’une telle mise Ă  jour des systĂšmes d’information est relativement simple Ă  effectuer. Mais il n’en est rien et malgrĂ© l’interconnexion croissante des bases de donnĂ©es, une part importante du travail doit encore ĂȘtre effectuĂ© « Ă  la main Â» par l’administrĂ©/client, en saisissant l’information dans des interfaces et en remplissant des formulaires.

Il existe donc une sorte « viscositĂ© Â» de l’information que le numĂ©rique n’a pas fait disparaĂźtre et ne supprimera sans doute jamais complĂštement, sachant qu’il engendre sa propre part de « frictions Â» dans la production et la circulation des donnĂ©es.

Quelle perception du « travail des donnĂ©es Â» chez les chercheurs ?

La question n’est donc pas tant de chercher Ă  faire disparaĂźtre le « travail des donnĂ©es Â» que de savoir quel statut et quelle reconnaissance on lui donne. La perception de la « pĂ©nibilitĂ© Â» de ce travail varie en outre grandement d’un contexte Ă  un autre, non pas tellement en fonction de caractĂ©ristiques objectives, mais plutĂŽt par rapport Ă  la reprĂ©sentation que les individus s’en font.

Si l’on revient Ă  la question de l’Open Access, j’ai toujours trouvĂ© qu’il existait une forme de dialogue de sourds entre chercheurs et bibliothĂ©caires/documentalistes Ă  propos du dĂ©pĂŽt des publications en archives ouvertes. Pour ces derniers, qui sont des professionnels de l’information, le dĂ©pĂŽt des publications paraĂźt quelque chose de simple, en partie parce que le travail des donnĂ©es est inhĂ©rent Ă  leur mĂ©tier et n’est pas dĂ©prĂ©ciĂ© symboliquement Ă  leurs yeux. A l’inverse pour la majoritĂ© des chercheurs, un tel travail – mĂȘme lĂ©ger – suscitera un rejet mĂ©canique, parce qu’il fait apparaĂźtre ce qui devrait rester invisible. Ce qui est intĂ©ressant, c’est que les mĂȘmes chercheurs qui refusent d’effectuer les tĂąches de dĂ©pĂŽt en archives ouvertes rĂ©alisent pourtant des opĂ©rations assez similaires dans leur pratique des rĂ©seaux sociaux acadĂ©miques (type Researchgate ou Academia). C’est prĂ©cisĂ©ment le coup de gĂ©nie (malĂ©fique !) de ces plateformes d’avoir rĂ©ussi Ă  « mettre au travail Â» les chercheurs sans lever le voile d’invisibilitĂ© qui rend ce travail des donnĂ©es indolore (et pour le coup, on rejoint ici la thĂ©matique classique du Digital Labor comme exploitation des utilisateurs).

Researchgate, presque autant utilisé que les sites de laboratoire par les chercheurs pour donner de la visibilité à leurs travaux


S’agissant des chercheurs, les choses sont encore compliquĂ©es par le fait qu’ils entretiennent traditionnellement un rapport ambigu avec la question des donnĂ©es. S’appuyant sur les apports des science studies, JĂ©rĂŽme Denis souligne le fait que ce sont les articles de recherche qui sont considĂ©rĂ©s depuis des siĂšcles par les scientifiques comme les objets chargĂ©s de la plus haute valeur symbolique. Il en est ainsi car les articles, une fois mis en forme Ă  l’issue du processus Ă©ditorial, deviennent des « mobiles immuables Â», c’est-Ă -dire des objets douĂ©s de la capacitĂ© de circuler, mais tout en gardant une forme fixe. Ils assurent ainsi la communication entre pairs des rĂ©sultats de la recherche et c’est Ă  partir d’eux quasi exclusivement que s’effectue l’évaluation de la recherche et des chercheurs. Dans un tel contexte, il est logique que le travail d’écriture des articles – celui qui assure justement cette stabilisation de la forme – soit considĂ©rĂ© comme la partie la plus noble du travail des chercheurs, tandis que, par contraste, ce qui touche aux donnĂ©es – rĂ©putĂ©es instables, informes et volatiles – est rejetĂ© dans l’ombre. A la mise en lumiĂšre des articles s’oppose la « boĂźte noire Â» du laboratoire, oĂč le travail sur les donnĂ©es reste considĂ©rĂ© comme quelque chose d’obscur, et mĂȘme un peu « sale Â», dont traditionnellement on ne parle pas.

Certes, les choses sont en train de changer, car les donnĂ©es de recherche, Ă  la faveur des politiques de Science Ouverte, gagnent peu Ă  peu leurs lettres de noblesse, en tant qu’objets possĂ©dant intrinsĂšquement une valeur et mĂ©ritant d’ĂȘtre exposĂ©s au grand jour. Mais nul doute qu’il faudra du temps pour que les reprĂ©sentations Ă©voluent et l’enquĂȘte de Couperin montre d’ailleurs que si les chercheurs sont aujourd’hui globalement favorables Ă  l’Open Access aux publications, ils restent plus rĂ©ticents en ce qui concerne le partage des donnĂ©es.

Du coup, le travail des donnĂ©es est doublement dĂ©valorisĂ© au sein des populations de chercheurs. Il subit d’abord la dĂ©prĂ©ciation gĂ©nĂ©rale qui le frappe au sein des organisations modernes, mais cet effet est redoublĂ© par la hiĂ©rarchie traditionnelle Ă©tablie par les chercheurs entre travail rĂ©dactionnel et travail informationnel. Or le dĂ©pĂŽt en archives ouvertes est prĂ©cisĂ©ment ce moment oĂč le travail des donnĂ©es qu’on voudrait pouvoir oublier resurgit. « Cachez ces mĂ©tadonnĂ©es que je ne saurais voir Â», alors qu’elles sont indispensables pour contextualiser les documents archivĂ©s et leur donner du sens


Changer le statut du travail des données pour promouvoir le Libre AccÚs

Établir un lien entre Open Access et Digital Labor (au sens large de « travail des donnĂ©es Â») est Ă  mon sens important pour mieux comprendre le rapport conflictuel que les chercheurs entretiennent avec les archives ouvertes et leur demande que le Libre AccĂšs s’effectue « sans effort Â». Il me semble que cela pourrait au moins s’avĂ©rer utile pour identifier quelques « fausses bonnes idĂ©es Â» :

  1. Croire qu’en amĂ©liorant techniquement les interfaces des archives ouvertes, on pourra un jour supprimer complĂštement le « travail des donnĂ©es Â» liĂ© au dĂ©pĂŽt des publications et le rendre indolore. On trouve aujourd’hui des discours qui nous promettent la mise en place d’interfaces « seamless Â» (i.e. « sans couture Â») qui permettraient une expĂ©rience utilisateur parfaitement fluide. On peut certes faire des progrĂšs en matiĂšre d’ergonomie, mais il restera toujours Ă  mon sens une part de « travail du clic Â» Ă  effectuer et tant qu’il sera frappĂ© d’une dĂ©prĂ©ciation symbolique, il suscitera une forme de rejet par les chercheurs.
  2. Proposer aux chercheurs d’effectuer l’intĂ©gralitĂ© de ce travail des donnĂ©es Ă  leur place. C’est certes une demande que certains formulent (« ce n’est pas mon mĂ©tier ; que l’on embauche des documentalistes pour le faire Ă  ma place Â»). Mais outre qu’il paraĂźt improbable de recruter un nombre suffisant de personnels d’appui pour effectuer l’intĂ©gralitĂ© de ce travail, cela ne ferait que participer encore Ă  l’invisibilisation du travail des donnĂ©es et Ă  sa dĂ©valorisation. Les bibliothĂ©caires qui s’engagent dans cette voie se livrent Ă  mon sens Ă  un calcul Ă  court terme qui risque de s’avĂ©rer prĂ©judiciable Ă  long terme pour tout le monde.
  3. Faire effectuer ce travail des donnĂ©es par les Ă©diteurs. C’est Ă  mon sens la pire des solutions possibles et le dernier accord Couperin-Elsevier a bien montrĂ© les dangers que pouvait comporter l’idĂ©e de « sous-traiter Â» l’alimentation des archives ouvertes aux Ă©diteurs. C’est aussi parce qu’il garantit justement le plein contrĂŽle des interfaces et des donnĂ©es que le principe d’une alimentation des archives ouvertes par les chercheurs eux-mĂȘmes reste absolument crucial.

Au final pour dĂ©velopper la pratique de l’Open Access, c’est le statut de ce « travail des donnĂ©es Â» qu’il faudrait faire Ă©voluer au sein des communautĂ©s scientifiques pour qu’il regagne ses lettres de noblesses, lui donner la visibilitĂ© qu’il mĂ©rite et le faire apparaĂźtre comme partie intĂ©grante de l’activitĂ© de publication. La question ne concerne d’ailleurs pas que le Libre AccĂšs aux publications, mais aussi les donnĂ©es de la recherche qui gagnent peu Ă  peu en importance. NĂ©anmoins, cette derniĂšre thĂ©matique Ă©tant en train de devenir « Ă  la mode Â», elle va sans doute faire l’objet d’une revalorisation symbolique, tandis que l’on peut craindre que le travail informationnel Ă  effectuer pour alimenter les archives ouvertes reste encore longtemps frappĂ© d’indignitĂ©.

Dans l’enquĂȘte Couperin, on voit bien par exemple que les communautĂ©s de mathĂ©maticiens et d’informaticiens sont celles qui ont le plus recours aux archives ouvertes et ce sont justement aussi celles qui ont le moins « externalisĂ© Â» le travail informationnel, puisque les chercheurs dans ces disciplines effectuent eux-mĂȘmes une large partie du travail de mise en forme des publications (avec LaTeX) et de dĂ©pĂŽt des prĂ©prints sur ArXiv.

Les Communs, source de nouveaux usages ? (Intervention CNAM – sĂ©minaire « Design with Care »)

Par :calimaq
29 janvier 2020 Ă  08:34

Il y a quinze jours, j’étais invitĂ© Ă  intervenir au CNAM dans le cadre du sĂ©minaire « Design with Care Â» proposĂ© par Cynthia Fleury et Antoine Fenogli pour explorer les rapprochements entre design, Ă©thique et philosophie.

On m’avait demandĂ© de traiter dans le cadre d’une confĂ©rence le sujet « Les Communs, sources de nouveaux usages ? Â», Ă  travers une sĂ©rie de questions que l’équipe du sĂ©minaire m’avait adressĂ©es.

Vous pouvez trouver ci-dessous l’enregistrement vidĂ©o de l’intervention.

Voici un timecode pour accĂ©der directement aux diffĂ©rentes parties de l’intervention :

  • Rappel historique sur les Communs (5m46) ;
  • Retour des Communs Ă  partir des travaux d’Elinor Ostrom (20m42) ;
  • Quel types de ressources ? L’extension aux Communs de la Connaissance (42m24) ;
  • Quels liens entre Communs et action publique ? La question des Communs urbains (1h09) ;
  • Des Communs ouverts aux Non-Humains ? (1h37).
  • Penser des Communs nĂ©gatifs (1h55).

Ci-dessous l’enregistrement sonore pour une Ă©coute en podcast :

J’ajoute le support de prĂ©sentation sur lequel je me suis appuyĂ© :

Et enfin, une prise de note collaborative rĂ©alisĂ©e pendant la sĂ©ance par des participants (merci aux contributeurs !). Cliquez sur l’image pour y accĂ©der.

Il est rare de disposer d’autant de temps pour traiter le sujet complexe et polymorphe que constituent les Communs. Merci Ă©galement au public pour ces excellentes remarques et questions qui m’ont permis de dĂ©velopper certains aspects que je n’avais pas initialement prĂ©vu d’aborder.

Je termine en signalant que le 26 fĂ©vrier prochain, le sĂ©minaire « Design with Care Â» accueillera Alexandre Monnin pour traiter du sujet : « HĂ©riter et prendre soin d’un monde en train de se dĂ©faire : quel rĂŽle pour le design ?« . Une occasion de prolonger certains des points que j’ai dĂ©veloppĂ©s Ă  la fin de mon intervention, comme les rapports entre Humains et Non-Humains ou la question des Communs nĂ©gatifs, notion que l’on doit Ă  Alexandre.

Rapport Racine : le domaine public payant une nouvelle fois écarté

Par :calimaq
25 janvier 2020 Ă  15:37

Cette semaine a Ă©tĂ© rendu public le rapport « L’auteur et l’acte de crĂ©ation« , remis par Bruno Racine, ex-directeur de la BibliothĂšque nationale de France, au MinistĂšre de la Culture. C’est la fin d’un long suspens, puisque cette publication tardait Ă  intervenir, alors qu’elle Ă©tait vivement rĂ©clamĂ©e par les organisations reprĂ©sentant les auteurs professionnels. A l’approche du salon de la BD d’AngoulĂȘme, la tension devenait de plus en plus forte, aprĂšs plusieurs annĂ©es marquĂ©es par une prĂ©carisation croissante des conditions de vie des crĂ©ateurs en France, les ayant conduit Ă  se mobiliser pour demander une intervention des pouvoirs publics.

Ce rapport Racine marquera sans doute un tournant, dans la mesure oĂč il s’écarte de la doxa dominante Ă  travers laquelle la question des conditions de soutenabilitĂ© de la crĂ©ation est abordĂ©e gĂ©nĂ©ralement dans notre pays. Il propose en effet la mise en place d’un vĂ©ritable « statut professionnel des auteurs Â» pour que ces derniers puissent vivre de leur travail de crĂ©ation, et pas uniquement de l’exploitation de la propriĂ©tĂ© intellectuelle attachĂ©e Ă  leurs Ɠuvres. DĂ©fendre une telle approche revient Ă  admettre ce que l’on sait en rĂ©alitĂ© depuis longtemps : si l’on excepte une toute petite minoritĂ©, le droit d’auteur n’est pas suffisant Ă  lui seul pour faire vivre les crĂ©ateurs. Leur subsistance repose plutĂŽt sur une combinaison complexe et fragile de dispositifs : droits sociaux, financements mutualisĂ©s, subventions publiques, revenus complĂ©mentaires issus de la pluri-activitĂ©, etc. Tout en conservant une place au droit d’auteur, le rapport prĂ©conise de renforcer et de mieux articuler ces Ă©lĂ©ments entre eux, tout en rĂ©Ă©quilibrant le rapport de force entre les auteurs et les intermĂ©diaires de la crĂ©ation, type Ă©diteurs, pointĂ©s du doigt comme un problĂšme majeur.

Rien que pour cela, le rapport Racine est important et pour mieux comprendre les 23 mesures qu’il comporte, je vous recommande la lecture de cette analyse rĂ©alisĂ©e sur Twitter par l’autrice Samantha Bailly, engagĂ©e depuis longtemps sur ces sujets :

{DÉCRYPTAGE À CHAUD DU #RAPPORTRACINE} Avant l'analyse officielle de la Ligue, mes impressions d'autrice aprĂšs tout ce parcours du combattant en 3 threads thĂ©matiques. PS : J'adore ce gif de @Coliandre 👇@franckriester @MinistereCC @Ecrivains_QC @CharteAuteurs @LigueAuteursPro pic.twitter.com/vQXnhaOlNk

— Samantha Bailly (@Samanthabailly) January 23, 2020

L’éternel retour du domaine public payant

Je voudrais de mon cĂŽtĂ© revenir dans ce billet, non pas sur une des propositions du rapport, mais au contraire sur une des mesures qu’il dĂ©conseille d’adopter.

Ces derniers temps Ă  la faveur de la crise que traversent les auteurs, on a vu en effet rĂ©apparaĂźtre dans le dĂ©bat public l’idĂ©e d’instaurer ce que l’on appelle un « domaine public payant Â» pour amĂ©liorer la condition des crĂ©ateurs. Cette proposition, dont on attribue (assez abusivement) la paternitĂ© Ă  Victor Hugo, consisterait Ă  Ă©tablir une sorte de taxe sur l’usage commercial des Ɠuvres appartenant au domaine public, qui serait collectĂ©e par des sociĂ©tĂ©s de gestion collective pour ĂȘtre reversĂ©e Ă  leurs membres. Aujourd’hui, l’auteur et ses ayant droits bĂ©nĂ©ficient de droits patrimoniaux durant 70 ans aprĂšs la mort de l’auteur, mais Ă  l’issue de cette pĂ©riode, les oeuvres deviennent librement rĂ©utilisables, sans autorisation Ă  demander, ni redevance Ă  payer.

J’ai dĂ©jĂ  eu l’occasion maintes fois ces derniĂšres annĂ©es d’expliquer sur ce blog (voir ici ou lĂ ) Ă  quel point la mise en place d’un domaine public payant constituerait une trĂšs mauvaise idĂ©e pour la crĂ©ation culturelle, sans apporter de rĂ©elle solution aux problĂšmes de subsistance des auteurs. Le fait que les droits d’auteur soient limitĂ©s dans le temps permet en effet de constituer un vaste ensemble d’oeuvres dans lequel les auteurs peuvent aller puiser pour trouver de l’inspiration et crĂ©er Ă  nouveau. Ce cycle de la crĂ©ation rendu possible par la libertĂ© offerte par le domaine public profite donc en rĂ©alitĂ© d’abord aux auteurs eux-mĂȘmes et les usages commerciaux des oeuvres anciennes constituent en outre une façon de diffuser et de rĂ©actualiser ce patrimoine commun dans la mĂ©moire collective. Entraver par une taxe la facultĂ© de rĂ©Ă©diter des livres, de traduire des textes, d’adapter des histoires en films, de rĂ©enregistrer de nouvelles interprĂ©tations de morceaux, etc., cela revient Ă  mĂ©connaĂźtre la part essentielle du domaine public dans la dynamique mĂȘme de la crĂ©ation.

Mais Ă  chaque fois qu’une rĂ©forme du droit d’auteur se profile en France, on peut ĂȘtre certain que, telle les tĂȘtes de l’hydre de Lerne, l’idĂ©e du domaine public payant va refaire son apparition dans le dĂ©bat. Quelques jours seulement avant la parution du rapport Racine, le nouveau prĂ©sident de la SGLD (SociĂ©tĂ© des Gens de Lettres) – Mathieu Simonet – a d’ailleurs fait paraĂźtre dans L’Obs une tribune intitulĂ©e : « Victor Hugo avait une idĂ©e pour sortir les auteurs de la prĂ©caritĂ©. Il faut s’en inspirer« , vantant les vertus du domaine public payant.

J’avais quelques craintes concernant ce que l’on allait trouver dans le rapport final Ă  ce sujet, sachant que Bruno Racine, du temps oĂč il fut prĂ©sident de la BnF, a laissĂ© de cuisants souvenirs aux dĂ©fenseurs du domaine public. On lui doit notamment d’avoir mis en place des conditions d’utilisation restreignant l’usage du domaine public pour les images de Gallica, la bibliothĂšque numĂ©rique de la BnF et, pire encore, d’avoir conclu des partenariats public-privĂ© de numĂ©risation avec des entreprises ayant conduit Ă  une vĂ©ritable privatisation du domaine public.

ÉcartĂ© en huit lignes


C’est donc avec une certaine fĂ©brilitĂ© que je me suis plongĂ© dans le rapport Racine cette semaine en quĂȘte d’un passage qui traiterait de cette question du domaine public payant. On en trouve un Ă  la page 68 dans la partie intitulĂ©e : « La crĂ©ation de nouvelles taxes n’est pas la piste la plus prometteuse Â» :

Il a Ă©tĂ© envisagĂ© de mettre en place un mĂ©canisme de solidaritĂ© entre les artistes-auteurs du domaine public et les auteurs vivants. L’idĂ©e, dĂ©jĂ  avancĂ©e par Victor Hugo, apparaĂźt sĂ©duisante Ă  premiĂšre vue. En effet, l’exploitation des Ɠuvres du domaine public ne donne, par dĂ©finition, pas lieu au paiement de droits d’auteur. Ce mĂ©canisme de solidaritĂ© entre les artistes auteurs aurait du sens mais il nĂ©cessiterait une augmentation significative du prix des Ɠuvres relevant du domaine public, si le but est de dĂ©gager une ressource notable. En outre, l’adjonction de prĂ©faces ou de notes ferait de ces Ă©ditions des Ɠuvres protĂ©gĂ©es sortant du champ d’une telle taxe.

Et c’est tout


Exit l’idĂ©e du domaine public payant qui occupe donc huit lignes dans ce rapport de 140 pages. Bruno Racine ne se place – hĂ©las – pas sur le plan des principes, mais il n’en avance pas moins un argument important Ă  prendre en considĂ©ration : une telle taxe sur l’usage des oeuvres du domaine public rapporterait des montants trĂšs faibles, sauf Ă  la fixer Ă  un niveau qui viendrait entraver la rĂ©utilisation des Ɠuvres et freinerait l’accĂšs au patrimoine Ă  travers ses rĂ©Ă©ditions et adaptations commerciales. C’est en rĂ©alitĂ© quelque chose que les dĂ©fenseurs du domaine public se tuent Ă  expliquer depuis longtemps, en ajoutant que le domaine public gratuit est la garantie de l’accĂšs du plus grand nombre Ă  la connaissance et Ă  la culture.

Et si on parlait (enfin) d’autre chose ?

Mais le plus intĂ©ressant (ou le plus cocasse) est la partie qui vient dans le rapport juste aprĂšs celle consacrĂ©e au domaine public payant. Elle est en effet intitulĂ©e : « Les aides aux auteurs pourraient en revanche bĂ©nĂ©ficier d’un soutien accru des organismes de gestion collective« . On y apprend que les sociĂ©tĂ©s de gestion collective (type SACEM, SACD, SOFIA, SCAM, et autres) pourraient soutenir davantage les auteurs par le biais d’aides directes Ă  la crĂ©ation et le rapport va mĂȘme jusqu’à prĂ©coniser de modifier le Code de PropriĂ©tĂ© Intellectuelle pour garantir un taux minimum de retour aux artistes sur ces sommes. Sont visĂ©s notamment les rentrĂ©es massives que les sociĂ©tĂ©s collectives collectent via la redevance pour copie privĂ©e et les fameux « irrĂ©partissables Â», ces redevances qu’elles n’arrivent pas Ă  distribuer Ă  leurs membres, mais qu’elles conservent comme un trĂ©sor de guerre pour financer leurs propres actions (de lobbying notamment
).

On pourra donc se souvenir du rapport Racine comme celui qui aura Ă©cartĂ© l’idĂ©e du domaine public payant, tout en montrant que le problĂšme de la prĂ©caritĂ© des auteurs rĂ©side dans la fragilitĂ© de leur position, Ă  la fois face Ă  des intermĂ©diaires comme des Ă©diteurs, mais aussi face Ă  ces sociĂ©tĂ©s de gestion collective qui se prĂ©sentent pourtant comme leurs reprĂ©sentants lĂ©gitimes. Plus largement, le rapport met en lumiĂšre les dysfonctionnements des institutions, et notamment du MinistĂšre de la culture. Ses reprĂ©sentants aiment en effet Ă  se prĂ©senter dans leur interventions publiques comme « le MinistĂšre du droit d’auteur Â», mais le rapport montre qu’il devrait d’abord se prĂ©occuper de devenir un « MinistĂšre du droit des auteurs Â» – ce qui n’est pas la mĂȘme chose – et le Service du Livre et de la Lecture est particuliĂšrement pointĂ© du doigt.

Il est Ă©galement ironique de constater qu’aucune des 23 mesures prĂ©conisĂ©es par le rapport pour amĂ©liorer la condition des auteurs n’a seulement Ă©tĂ© discutĂ©e lors des dĂ©bats ayant conduit Ă  l’adoption de la derniĂšre directive europĂ©enne sur le droit d’auteur. On a pourtant beaucoup entendu Ă  cette occasion des acteurs comme le MinistĂšre de la Culture, les sociĂ©tĂ©s de gestion collective ou les Ă©diteurs, qui prĂ©tendaient reprĂ©senter les intĂ©rĂȘts des crĂ©ateurs et porter leur voix. Pourtant Ă  la lecture du rapport Racine, on se rend compte que l’essentiel de ses propositions visent Ă  assurer une meilleure reprĂ©sentativitĂ© des crĂ©ateurs et Ă  leur redonner du pouvoir dans leurs rapports avec le MinistĂšre de la Culture, les Ă©diteurs ou les sociĂ©tĂ©s de gestion collective.

Étonnant, n’est-il pas ?

Un soulagement, mais la vigilance reste de mise


On peut donc ĂȘtre soulagĂ© Ă  la lecture du rapport Racine, mais il convient de ne pas baisser la garde trop vite. Il est possible – et ce serait mĂȘme hautement souhaitable pour les auteurs – qu’un chantier lĂ©gislatif soit ouvert pour traduire dans la loi tout ou partie de ces 23 prĂ©conisations. Mais si le Code de PropriĂ©tĂ© Intellectuelle venait Ă  ĂȘtre modifiĂ© – on sait que ce sera le cas bientĂŽt pour transposer justement la fameuse directive europĂ©enne sur le droit d’auteur – on peut s’attendre Ă  ce que l’idĂ©e du domaine public payant ressorte tout de mĂȘme du bois.

Les dĂ©putĂ©s de la France Insoumise ont par exemple dĂ©jĂ  pris les devants en utilisant leur niche parlementaire pour proposer la mise en place d’un Fonds pour la CrĂ©ation qui serait alimentĂ© par un domaine public payant. Depuis plusieurs annĂ©es, la France Insoumise se fourvoie en effet dans l’idĂ©e que le domaine public payant constituerait une sorte de Deus Ex Machina pour sortir les auteurs de la prĂ©caritĂ©, au point que la proposition figurait mĂȘme dans le programme du candidat MĂ©lenchon. Il faut espĂ©rer que le rapport Racine leur fasse rĂ©aliser que le vrai combat Ă  mener pour amĂ©liorer la condition des crĂ©ateurs est ailleurs, notamment dans cette idĂ©e prometteuse de mettre en place un « statut professionnel des auteurs Â».

Si l’on regarde lucidement les choses, le domaine public payant a toujours constituĂ© une proposition hautement idĂ©ologique, habilement poussĂ©e par des maximalistes du droit d’auteur qui y voient l’occasion de revenir sur le principe de la durĂ©e limitĂ©e des droits patrimoniaux dans le temps. Le drame est qu’ils aient rĂ©ussi Ă  sĂ©duire une partie des auteurs, mais espĂ©rons que le rapport Racine nous aide Ă  enterrer cette fausse solution.

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calimaq

La diffusion des thĂšses Ă©lectroniques Ă  l’heure de la Science Ouverte

Par :calimaq
11 janvier 2020 Ă  09:29

L’an dernier, j’ai eu l’occasion de participer comme membre du Jury au premier prix Open ThĂšse, crĂ©Ă© par l’association Open Law, qui avait pour but de rĂ©compenser des thĂšses en droit diffusĂ©es en Libre AccĂšs par leurs auteurs. La remise des prix a eu lieu en dĂ©cembre dernier et trois laurĂ©ats ont vu couronnĂ©s leurs efforts pour faire progresser la Science Ouverte.

Les sciences juridiques ne constituent pas une discipline rĂ©putĂ©e particuliĂšrement favorable au Libre AccĂšs et l’initiative de ce prix Open ThĂšse constitue donc un moyen intĂ©ressant de changer progressivement le regard portĂ© sur la diffusion en ligne des rĂ©sultats de recherche. Il s’adresse en outre aux chercheurs en dĂ©but de carriĂšre, c’est-Ă -dire Ă  ceux qui sont les plus Ă  mĂȘme de faire Ă©voluer les pratiques dans l’avenir. Une telle dĂ©marche gagnerait sans doute Ă  ĂȘtre rĂ©pliquĂ©e dans d’autres disciplines, notamment celles oĂč la Science Ouverte progresse le plus lentement.

73% de thĂšses en Libre AccĂšs

La question pourrait d’ailleurs se poser de savoir oĂč en sont les pratiques des doctorants concernant la diffusion de leur thĂšse. Il faut savoir qu’un arrĂȘtĂ© du 25 mai 2016 rĂ©serve aux doctorants la facultĂ© de dĂ©cider s’ils souhaitent publier leur thĂšse en accĂšs libre sur Internet ou la laisser en accĂšs restreint. L’ABES (Agence Bibliographique de l’Enseignement SupĂ©rieur) a publiĂ© en fĂ©vrier 2019 les rĂ©sultats d’une enquĂȘte – Ă  cĂŽtĂ© de laquelle j’étais passĂ© – contenant des informations trĂšs intĂ©ressantes quant Ă  la maniĂšre dont les doctorants font usage de cette facultĂ© de choix.

On y apprend notamment ceci :

Au 1er janvier 2019, sur les 85000 thÚses soutenues et traitées par les établissements, on dénombrait quelques 23000 thÚses électroniques en accÚs restreint, soit 27% du corpus, avec un ratio de 26,6% pour les thÚses soutenues en 2016 et de 22% pour les thÚses soutenues en 2017 (sachant que 2 500 thÚses sont en attente de traitement pour 2017).

Je dois dire que j’ai dĂ» relire ces chiffres plusieurs fois pour vĂ©rifier si j’avais bien compris. Car si 27% du corpus global des thĂšses est encore en accĂšs restreint, on peut en dĂ©duire que 73% sont diffusĂ©es en ligne en libre accĂšs, ce qui constitue un chiffre somme toute assez considĂ©rable, si on considĂšre que les doctorants sont libres de prendre cette dĂ©cision. Et la proportion semble progresser dans le temps, puisqu’elle augmente jusqu’à 78% pour la derniĂšre annĂ©e considĂ©rĂ©e par l’enquĂȘte (2017).

On dit que les doctorants sont parfois dissuadĂ©s de mettre leur thĂšse en ligne Ă  cause de la peur du plagiat ou parce que la diffusion en Libre AccĂšs leur ferait perdre l’opportunitĂ© de publier leur thĂšse chez un Ă©diteur. Il semblerait que ce type d’arguments perdent peu Ă  peu de leur puissance, vu que prĂšs de quatre doctorants sur cinq font Ă  prĂ©sent le choix de la mise en ligne. Il serait nĂ©anmoins intĂ©ressant d’avoir des chiffres plus dĂ©taillĂ©s, notamment pour connaĂźtre l’état des pratiques par discipline, car il doit exister des contrastes selon les branches de la Science.

A titre de comparaison, le BaromĂštre de la Science Ouverte indique une moyenne de 41% d’Open Access pour les articles publiĂ©s par les chercheurs français. On ne peut toutefois comparer complĂštement les thĂšses et les articles, car pour les thĂšses ne sont pas des documents Ă©ditĂ©s et le choix de la mise en ligne peut s’opĂ©rer de maniĂšre plus autonome.

Quelle diffusion pour les thĂšses en accĂšs restreint ?

Un autre point intĂ©ressant dans l’enquĂȘte de l’ABES concerne les pratiques des bibliothĂšques universitaires Ă  propos de la mise Ă  disposition des thĂšses, lorsque le doctorant a optĂ© pour un accĂšs restreint. En effet, l’arrĂȘtĂ© de 2016 permet aux auteurs de ne pas diffuser leur thĂšse en ligne, mais il prĂ©voit que les thĂšses en accĂšs restreint reste nĂ©anmoins communicables dans le pĂ©rimĂštre suivant :

Sauf si la thĂšse prĂ©sente un caractĂšre de confidentialitĂ© avĂ©rĂ©, sa diffusion est assurĂ©e dans l’établissement de soutenance et au sein de l’ensemble de la communautĂ© universitaire. La diffusion en ligne de la thĂšse au-delĂ  de ce pĂ©rimĂštre est subordonnĂ©e Ă  l’autorisation de son auteur, sous rĂ©serve de l’absence de clause de confidentialitĂ©.

Il faut savoir que cette nouvelle version de l’arrĂȘtĂ© sur le doctorant a Ă©largi ces conditions de diffusion (j’avais d’ailleurs Ă©crit un billet Ă  ce sujet en 2016). En effet auparavant, les bibliothĂšques universitaires ne pouvaient communiquer les thĂšses Ă©lectroniques en accĂšs restreint que dans le pĂ©rimĂštre de l’établissement de soutenance. En ajoutant que la diffusion Ă©tait possible « au sein de l’ensemble de la communautĂ© universitaire« , le nouvel arrĂȘtĂ© laissait prĂ©sager la possibilitĂ© d’une communication Ă  distance, Ă  condition de l’effectuer de maniĂšre sĂ©curisĂ©e. Mais le texte restait flou sur les modalitĂ©s que pourraient prendre une telle diffusion Ă©largie.

L’enquĂȘte de l’ABES montre que ces incertitudes ont hĂ©las plutĂŽt jouĂ© en dĂ©faveur de la diffusion, puisque 2/3 des Ă©tablissements n’autorisent pas le PEB (PrĂȘt Entre BibliothĂšques) pour les thĂšses Ă©lectroniques en accĂšs restreint. Les situations sont trĂšs variables en fonction des Ă©tablissements : dans la plupart des cas, les thĂšses sont quand mĂȘme accessibles via un intranet, mais uniquement aux membres de l’établissement et non Ă  « l’ensemble de la communautĂ© universitaire« .

État des pratiques concernant la diffusion sur Intranet des thĂšses en accĂšs restreint d’aprĂšs l’étude de l‘ABES

Pour une « FAIRisation Â» de la diffusion des thĂšses

L’ABES recommande Ă  la fin de son enquĂȘte la mise en place d’un dispositif au niveau national pour permettre l’accĂšs aux thĂšses en accĂšs restreint. Cette idĂ©e a son intĂ©rĂȘt, mais il me semble que les enjeux vont graduellement se dĂ©placer Ă  l’avenir.

Si l’on en croĂźt la dynamique des chiffres, cette question de la diffusion des thĂšses en accĂšs restreint risque en effet de perdre peu Ă  peu en importance dans le temps, puisque la plupart des thĂšses seront accessibles en ligne. Il restera nĂ©anmoins toujours une proportion de thĂšses pour lesquelles l’accĂšs devra continuer Ă  s’effectuer de maniĂšre sĂ©curisĂ©e, indĂ©pendamment de la volontĂ© du doctorant. Cela dĂ©coule de motifs lĂ©gitimes de confidentialitĂ© ou de la nĂ©cessitĂ© de protĂ©ger des secrets reconnus par la loi (protection de la vie privĂ©e, secret industriel et commercial, secrets administratifs, etc.).

Si on extrapole un peu Ă  partir de la situation actuelle, on arrive Ă  un schĂ©ma proche de celui qui prĂ©vaut actuellement en droit pour les donnĂ©es de la recherche, Ă  savoir un principe d’ouverture par dĂ©faut, accompagnĂ© d’une sĂ©rie d’exceptions fixĂ©es par la loi. On pourrait donc Ă  terme envisager une refonte de l’arrĂȘtĂ© sur le doctorat pour acter cet Ă©tat de fait et mettre complĂštement en phase les rĂšgles de diffusion des thĂšses avec les principes de la Science Ouverte. Cela conduirait quelque part Ă  Ă©voluer vers ce que j’appellerai une « FAIRisation Â» de la logique de diffusion des thĂšses.

Je fais rĂ©fĂ©rence par lĂ  aux principes FAIR, mis en place initialement par la Commission europĂ©enne pour les donnĂ©es de recherche, dont l’esprit gĂ©nĂ©ral est rĂ©sumĂ© par la phrase : « Aussi ouvert que possible, aussi fermĂ© que nĂ©cessaire« . Cet adage traduit l’idĂ©e que l’ouverture ne doit plus dĂ©pendre d’une dĂ©cision d’opportunitĂ© ou d’un choix discrĂ©tionnaire, mais plutĂŽt d’un diagnostic, devant s’attacher Ă  vĂ©rifier si des obstacles juridiques Ă  la mise en ligne existent ou non. Au cas oĂč aucun de ces obstacles n’est identifiĂ©, alors c’est le principe gĂ©nĂ©ral qui s’applique et la mise en ligne doit ĂȘtre opĂ©rĂ©e.

Il me semble qu’il serait important que les doctorants soient d’emblĂ©e familiarisĂ©s avec cette logique FAIR, car ils seront dĂ©sormais amenĂ©s de plus en plus souvent dans la suite de leur carriĂšre de chercheur Ă  devoir appliquer ces principes d’ouverture par dĂ©faut. C’est en effet la volontĂ© du Plan National pour la Science Ouverte, adoptĂ© en 2018, de promouvoir l’ouverture systĂ©matique des rĂ©sultats de la recherche financĂ©e par des fonds publics. Il serait donc assez cohĂ©rent que les doctorants qui reçoivent un financement public pour rĂ©aliser leurs thĂšses doivent en contrepartie publier celle-ci en ligne, Ă  moins qu’un obstacle juridique ne s’y oppose (ouverture par dĂ©faut). Une telle rĂšgle semble d’ailleurs se dessiner au Royaume-Uni pour les thĂšses financĂ©es par l’équivalent de leur ANR (voir ci-dessous).

La politique d'ouverture des thÚses financées par UKRI et des publications associéeshttps://t.co/ZU6KlSPEa5 pic.twitter.com/nLD9V78iFw

— Mathieu Saby (@27point7) December 28, 2019

On pourrait mĂȘme aller plus loin dans cette idĂ©e de « FAIRisation Â» de la diffusion des thĂšses en prenant en compte Ă©galement les donnĂ©es de recherche associĂ©es. Il importe en effet de considĂ©rer les thĂšses comme des objets « hybrides Â», composĂ©s certes d’un texte, mais aussi des donnĂ©es sous-jacentes, qui en sont indissociables. La pĂ©riode du doctorat constitue d’ailleurs le premier moment oĂč les chercheurs sont confrontĂ©s aux problĂ©matiques de production et de gestion de donnĂ©es de recherche et c’est donc un moment crucial pour l’acquisition des compĂ©tences de bonnes pratiques. Or de la mĂȘme maniĂšre que les laurĂ©ats des projets ANR ou H2020 sont dĂ©sormais tenus de rĂ©aliser des plans de gestion des donnĂ©es (DMP / Data Management Plan), on pourrait imaginer que les doctorants doivent faire de mĂȘme.

Un tel plan de gestion de donnĂ©es, qui devrait idĂ©alement comporter trois volets (en dĂ©but de thĂšse, Ă  mi-parcours, Ă  la fin), permettrait justement d’anticiper la question de la diffusion et d’établir si des obstacles juridiques Ă  l’ouverture existent ou non. Pour que la cohĂ©rence soit complĂšte, de la mĂȘme maniĂšre qu’un doctorant ne peut aujourd’hui soutenir sa thĂšse sans avoir dĂ©posĂ© la version Ă©lectronique du texte Ă  la bibliothĂšques universitaire, on pourrait imaginer que les doctorants ne puissent se prĂ©senter Ă  la soutenance sans avoir dĂ©posĂ© les donnĂ©es associĂ©es, conformĂ©ment Ă  un Plan de Gestion de DonnĂ©es Ă©tabli Ă  l’avance. Et pour que ces principes aient une portĂ©e rĂ©elle, c’est l’arrĂȘtĂ© sur le doctorat qui devrait ĂȘtre modifiĂ© pour Ă©tablir de telles rĂšgles.

***

Le Plan National pour la Science Ouverte prĂ©voyait dĂ©jĂ  la crĂ©ation d’un « Label Science Ouverte Â» pour les Ă©coles doctorales et lors des derniĂšres JournĂ©es Nationales de la Science Ouverte qui se sont tenues Ă  Paris en novembre dernier, il a Ă©tĂ© annoncĂ© la production d’un « Vade-mecum de la Science Ouverte Â» Ă  destination des Ă©coles doctorales. Les propositions finales que j’ai fait figurer dans ce billet vont plus loin, mais si 73% des thĂšses sont dĂ©jĂ  en Libre AccĂšs, le pas Ă  franchir pour Ă©tablir un principe d’ouverture par dĂ©faut est assez tĂ©nu. Les principes mĂȘmes de la Science Ouverte conduiront sans doute tĂŽt ou tard Ă  une gĂ©nĂ©ralisation de la logique du FAIR et il y aurait du sens Ă  ce que les thĂšses soient diffusĂ©es dans cet esprit, aussi bien en ce qui concerne le texte que les donnĂ©es.

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calimaq

Un « RGPD californien » qui transforme les donnĂ©es personnelles en marchandises fictives


Par :calimaq
7 janvier 2020 Ă  09:01

Depuis le 1er janvier, le CCPA (California Consumer Privacy Act) est entrĂ© en vigueur aux États-Unis. Ce texte adoptĂ© en 2018 par l’État de Californie en rĂ©action au scandale Cambridge Analytica a fait l’objet d’une large couverture par la presse amĂ©ricaine, qui en souligne l’importance en le comparant Ă  notre RGPD (RĂšglement GĂ©nĂ©ral sur la Protection des DonnĂ©es) dont il serait inspirĂ©. Il est vrai que les deux textes prĂ©sentent certaines similaritĂ©s (voir ici par exemple pour une comparaison dĂ©taillĂ©e sous forme de tableau). Mais ils comportent aussi des diffĂ©rences notables, parce qu’ils ne relĂšvent pas de la mĂȘme philosophie et n’ont pas la mĂȘme façon de concevoir la nature des donnĂ©es personnelles.

Le CCPA va-t-il rĂ©ellement permettre une meilleure protection des droits des citoyens californiens ou s’agit-il d’un texte en trompe-l’oeil ?

En effet, lĂ  oĂč le RGPD protĂšge les donnĂ©es personnelles comme un aspect de la personnalitĂ© des citoyens europĂ©ens, le CCPA s’intĂšgre au droit commercial et vise Ă  encadrer la relation entre consommateurs et entreprises. Or ce rattachement Ă  la logique mercantile va assez loin puisque, mĂȘme si le texte va indĂ©niablement apporter un surcroĂźt de protection de la vie privĂ©e en Californie, il acte aussi que les donnĂ©es personnelles constituent par dĂ©faut des biens marchandisables, ce qui ne correspond pas Ă  l’approche europĂ©enne en la matiĂšre.

Avant l’adoption du RGPD, le Parlement europĂ©en avait d’ailleurs adoptĂ© en 2017 une rĂ©solution dans laquelle il affirmait que :

les donnĂ©es personnelles ne peuvent ĂȘtre comparĂ©es Ă  un prix et, ainsi, ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme des marchandises.

Comme nous allons le voir, le CCPA traite cette question de la marchandisation des donnĂ©es personnelles d’une maniĂšre trĂšs paradoxale. En apparence, il donne aux individus des moyens de se protĂ©ger contre de telles transactions, mais dans les faits, il instaure cette protection comme une simple dĂ©rogation Ă  un principe gĂ©nĂ©ral de « commercialitĂ© des donnĂ©es Â».

Plusieurs articles de presse insistent sur le fait que les grandes entreprises du numĂ©rique (Google, Facebook, Amazon, etc.), dont le siĂšge est d’ailleurs souvent implantĂ© en Californie, se sont opposĂ©es Ă  l’adoption de ce texte en le dĂ©nonçant comme trop contraignant. Mais il me semble qu’en transformant les donnĂ©es personnelles en « marchandises fictives Â», le CCPA va fragiliser la position des individus face aux entreprises et, sans le dire explicitement, il pose les bases d’une consĂ©cration juridique de la « patrimonialisation Â» des donnĂ©es personnelles.

Des ressemblances superficielles avec le RGPD

Le CCPA confÚre aux consommateurs californiens une série de droits nouveaux :

  • Droit de connaĂźtre leurs donnĂ©es personnelles collectĂ©es par des entreprises ;
  • Droit de savoir si leurs donnĂ©es personnelles sont vendues ou transmises Ă  des tiers ;
  • Droit de s’opposer Ă  la vente de leurs donnĂ©es personnelles ;
  • Droit d’accĂšs aux donnĂ©es personnelles collectĂ©es ;
  • Droit de demander la suppression des donnĂ©es personnelles collectĂ©es ;
  • Droit Ă  ne pas ĂȘtre discriminĂ© lorsqu’il est fait exercice de ces droits.

Ces prĂ©rogatives (droit Ă  l’information, droit d’accĂšs, droit d’opposition droit Ă  l’effacement, etc.) ressemblent Ă  ce que l’on appelle les « droits des personnes Â» qui figurent dans le RGPD (voir ci-dessous).

NĂ©anmoins, il existe aussi des diffĂ©rences importantes dans le pĂ©rimĂštre d’application de ces droits. Par exemple, comme le CCPA est un texte de droit de la consommation, il s’applique uniquement vis-Ă -vis des entreprises, mais pas dans les relations avec les administrations publiques, alors que le RGPD embrasse l’ensemble des rapports entre les individus et les responsables de traitement de donnĂ©es personnelles.

Mais la divergence la plus significative entre le RGPD et le CCPA rĂ©side Ă  mon sens dans la place qu’ils accordent respectivement au consentement des individus.

Un rÎle résiduel dévolu au consentement

Depuis le 1er janvier 2020, beaucoup de sites commerciaux amĂ©ricains ont ajoutĂ© sur leur page d’accueil un bouton « Do Not Sell My Data Â» (Ne vendez pas mes donnĂ©es) pour permettre aux internautes californiens de faire jouer le droit d’opposition que le texte leur reconnaĂźt. Ils doivent pour cela activement faire savoir Ă  l’entreprise qu’ils ne souhaitent pas que leurs donnĂ©es soient revendues en remplissant un formulaire. C’est Ă  la fois la consĂ©quence la plus visible de l’entrĂ©e en vigueur du texte et celle que je trouve la plus ambigĂŒe.

Une page « Do Not Sell My Data Â» sur le site de l’entreprise ShareThis.

Cela constitue Ă  premiĂšre vue un mĂ©canisme de protection intĂ©ressant contre la marchandisation de donnĂ©es, mais il faut bien voir qu’il s’agit uniquement d’un « opt-out Â» (une option de retrait) et que, par dĂ©faut, si l’internaute ne fait rien, ses donnĂ©es pourront d’office ĂȘtre revendues. Et c’est lĂ  oĂč je trouve que le CCPA est problĂ©matique, car sous couvert de protĂ©ger la vie privĂ©e, il acte surtout que les donnĂ©es personnelles constituent structurellement des marchandises, Ă  moins que l’individu ne se manifeste, entreprise par entreprise, pour s’y opposer.

Imaginons un instant une loi qui prĂ©tendrait « protĂ©ger les malades Â» en instaurant cette rĂšgle : si vous ne voulez pas que les hĂŽpitaux prĂ©lĂšvent votre sang quand vous allez vous faire soigner et le commercialisent ensuite, il vous suffit de leur indiquer en remplissant un formulaire « Ne vendez pas mon sang Â». Par dĂ©faut, si vous ne le faites pas, vous serez saignĂ© d’office et votre sang sera vendu. Tout le monde hurlerait au scandale et dĂ©noncerait cette soit-disante « protection Â», mais c’est pourtant exactement ce que fait le CCPA avec les donnĂ©es


Par ailleurs, dans cet article, on apprend qu’une sociĂ©tĂ© ayant mis en place le bouton « Do Not Sell My Data Â» au mois de dĂ©cembre pour procĂ©der Ă  un test anticipĂ© a constatĂ© que 4% seulement des internautes avaient fait jouer leur droit d’opposition, ce qui signifie donc a contrario que 96% d’entre eux a tacitement acceptĂ© la marchandisation de leurs donnĂ©es, peut-ĂȘtre mĂȘme sans s’en rendre compte


La logique est inverse dans le RGPD, car les traitements de donnĂ©es personnelles doivent s’appuyer sur une des six bases lĂ©gales prĂ©vues par le texte pour ĂȘtre licites. Dans un grand nombre d’hypothĂšses, les entreprises ont l’obligation de recueillir le « consentement libre et Ă©clairĂ© Â» des personnes pour collecter, traiter et transmettre des donnĂ©es Ă  des tiers. Or dans le RGPD, ce consentement doit ĂȘtre explicite et prendre la forme d’un « opt-in Â», c’est-Ă -dire qu’à dĂ©faut d’une manifestation de volontĂ© prenant la forme d’un acte positif, les individus sont rĂ©putĂ©s ne pas acquiescer aux traitements. C’est l’inverse dans le CCPA oĂč l’opt-out est la rĂšgle et l’opt-in uniquement l’exception, le texte prĂ©voyant notamment un consentement explicite pour le partage des donnĂ©es des enfants de moins de 15 ans.

L’ambiguĂŻtĂ© de la notion de « vente de donnĂ©es Â»

Une autre question qui se pose avec le CCPA est de savoir Ă  quoi renvoie exactement la notion de « vente de donnĂ©es Â». Lorsqu’on parle de revente de donnĂ©es personnelles, on pense rapidement aux Data Brokers, ces vĂ©ritables « courtiers de donnĂ©es personnelles Â», qui se sont faits une spĂ©cialitĂ© de rassembler de vastes ensembles d’informations – souvent dans des conditions assez douteuses – pour les revendre. Mais ce modĂšle est assez spĂ©cifique et il ne correspond pas exactement Ă  ce que font des entreprises spĂ©cialisĂ©es dans la publicitĂ© ciblĂ©e, comme Facebook ou Google. Ces derniers ne « vendent Â» pas directement les donnĂ©es, au sens oĂč ils les transfĂšreraient Ă  des tiers, mais ils permettent Ă  des annonceurs d’envoyer des publicitĂ©s Ă  des catĂ©gories dĂ©terminĂ©es d’usagers, Ă  partir de profils constituĂ©s par la plateforme. Dans ces cas-lĂ , peut-on parler de « vente Â» au sens propre du terme ?

Face Ă  ces questions, le CCPA a choisi de retenir une dĂ©finition large de l’acte de vente :

 â€œSell,” “selling,” “sale,” or “sold,” means selling, renting, releasing, disclosing, disseminating, making available, transferring, or otherwise communicating orally, in writing, or by electronic or other means, a consumer’s personal information by the business to another business or a third party for monetary or other valuable consideration.

« Vendre Â», « vente Â», « vendu Â» signifie vendre, louer, communiquer, divulguer, diffuser, transfĂ©rer ou toute autre forme de communication orale, Ă©crite, Ă©lectronique ou autre des informations d’un consommateur par l’entreprise Ă  une autre entreprise ou Ă  un tiers en Ă©change d’une contrepartie monĂ©taire ou d’une autre forme d’avantage.

On voit donc que la dĂ©finition est plus large que ce que le terme « vente Â» sous-entend couramment et elle englobe plutĂŽt toutes les formes d’exploitation commerciale de donnĂ©es impliquant deux entitĂ©s Ă©conomiques. Mais cela n’empĂȘche pas Facebook par exemple d’annoncer qu’il ne mettra pas en place le bouton « Do Not Sell My Data Â», car pour eux, leur modĂšle ne repose pas techniquement sur une vente de donnĂ©es. On peut s’attendre sur ce point Ă  des recours en justice qui donneront lieu Ă  des interprĂ©tations du texte par les juges.

Mais sur le fond, je trouve que c’est une erreur pour le CCPA d’accorder autant de place Ă  la notion de « vente des donnĂ©es Â». Car le recours Ă  un tel terme a aussi une portĂ©e symbolique et si la loi se met Ă  parler de « vente de donnĂ©es personnelles Â», alors elle sous-entend aussi que celles-ci sont des biens susceptibles de faire l’objet d’une propriĂ©tĂ© (mĂȘme si les termes « propriety Â» ou « ownership Â» n’apparaissent pas explicitement dans le texte). Le terme de « vente Â» attire nĂ©cessairement le texte vers le terrain de la patrimonialitĂ© des donnĂ©es et c’est Ă  mon sens une pente dangereuse.

Une porte ouverte Ă  l’auto-marchandisation des donnĂ©es personnelles

En parlant de « vente de donnĂ©es personnelles Â», le CCPA admet donc que des entreprises puissent s’échanger des donnĂ©es comme des marchandises. Mais d’autres passages du texte vont mĂȘme plus loin, en autorisant des transactions entre les plateformes et les individus eux-mĂȘmes au sujet de leurs donnĂ©es. On glisse alors vers ce que certains appellent la « patrimonialisation des donnĂ©es personnelles« , c’est-Ă -dire le fait de reconnaĂźtre aux individus un droit de propriĂ©tĂ© sur leurs donnĂ©es personnelles pour leur permettre de les vendre aux sites Internet en Ă©change d’une rĂ©munĂ©ration. C’est notamment une thĂšse dĂ©fendue en France par certains cercles ultralibĂ©raux, qui en ont fait un de leurs sujets de prĂ©dilection.

#Facebook, #Google et les géants du numérique doivent payer les citoyens européens quand ils exploitent leurs données ! #patrimonialité #LEuropeJELAGARDE pic.twitter.com/WiBv51cMi3

— Jean-Christophe Lagarde (@jclagarde) March 20, 2019

Pour protĂ©ger les consommateurs, le CCPA indiquent que les entreprises n’ont pas le droit de « discriminer Â» les clients qui font valoir vis-Ă -vis d’elles les droits que le texte leur reconnaĂźt, notamment le droit d’opposition Ă  la vente des donnĂ©es. Il est prĂ©cisĂ© que l’entreprise ne peut pas dans ce cas appliquer un prix diffĂ©rent pour les individus qui feraient jouer l’opt-out ou leur fournir une qualitĂ© de service dĂ©gradĂ©e. Ce sont des dispositions importantes, car on sait que Facebook, par exemple, a dĂ©jĂ  envisagĂ© de mettre en place une version payante de son service pour les utilisateurs ne souhaitant pas recevoir de publicitĂ©s ciblĂ©es. Cela rejoint aussi pour le coup le RGPD, puisque les entreprises ne peuvent prĂ©tendre en Europe recueillir le consentement « libre Â» des personnes si elles les exposent Ă  des consĂ©quences nĂ©gatives en cas de refus.

Mais si le CCPA interdit aussi les consĂ©quences nĂ©gatives, il admet les consĂ©quences « positives Â», en prĂ©voyant que les entreprises pourront prĂ©voir des « incitations financiĂšres Â» pour encourager les individus Ă  les autoriser Ă  leur cĂ©der leurs donnĂ©es personnelles :

A business may offer financial incentives, including payments to consumers as compensation, for the collection of personal information, the sale of personal information, or the deletion of personal information.

Une entreprise peut offrir des incitations financiĂšres, y compris des paiements, aux consommateurs Ă  titre d’indemnisation, pour la collecte d’informations personnelles, la vente de donnĂ©es personnelles ou la suppression de donnĂ©es personnelles.

De telles pratiques ont dĂ©jĂ  cours aux États-Unis, puisque Facebook a dĂ©jĂ  proposĂ© de payer des utilisateurs 20 dollars par mois Ă  condition d’installer un VPN (Facebook Research) qui constituait en rĂ©alitĂ© un mouchard et Google avait fait de mĂȘme avec une application appelĂ©e Screenwise Meter. Le CCPA va donner une base lĂ©gale Ă  telles pratiques et les lĂ©gitimer, en incitant d’autres entreprises Ă  proposer des transactions Ă  des utilisateurs pour rĂ©cupĂ©rer leurs donnĂ©es contre paiement.

LĂ  encore, la philosophie du RGPD est trĂšs diffĂ©rente, car comme j’avais eu l’occasion de le montrer dans un billet publiĂ© en 2018, il est difficile d’organiser sur la base du RGPD une vente par les individus de leurs donnĂ©es contre rĂ©munĂ©ration. Cela tient notamment au fait que les individus ne perdent jamais le droit Ă  contrĂŽler les finalitĂ©s pour lesquelles les donnĂ©es ont Ă©tĂ© collectĂ©es et qu’ils peuvent toujours retirer leur consentement une fois qu’ils l’ont donnĂ©. Dans ce contexte, une « vente Â» restera toujours forcĂ©ment trĂšs fragile et il est sans doute plus juste de dire que le RGPD ne permet pas de faire comme si les donnĂ©es personnelles Ă©taient des biens pouvant ĂȘtre marchandisĂ©s.

En route vers les donnĂ©es comme « marchandises fictives Â»

Vous l’aurez compris, je reste assez dubitatif vis-Ă -vis de ce California Consumer Privacy Act. Il est sans doute intĂ©ressant de voir un État aussi important que la Californie adopter un texte pour mieux protĂ©ger les donnĂ©es personnelles et cela peut contribuer Ă  ce qu’une lĂ©gislation soit un jour votĂ©e au niveau fĂ©dĂ©ral. Mais la Californie n’est prĂ©cisĂ©ment pas n’importe quel État : c’est lĂ  qu’on trouve le siĂšge de la plupart des grandes entreprises gĂ©antes du numĂ©rique et oĂč s’est forgĂ© l’esprit de « l’utopie numĂ©rique Â» dont a si bien parlĂ© Fred Turner. L’ambiance intellectuelle de la Silicon Valley est imprĂ©gnĂ©e de « cyber-libertarianisme« , une idĂ©ologie formant un terreau tout Ă  fait compatible avec la patrimonialitĂ© des donnĂ©es personnelles. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si Jaron Lanier – un des principaux dĂ©fenseurs de cette thĂšse – est une figure Ă©minente de ce paysage californien.

On me rĂ©pondra peut-ĂȘtre que la diffĂ©rence entre le CCPA et le RGPD est en pratique assez tĂ©nue. En Californie, il faudra dĂ©sormais que les internautes cliquent sur le bouton « Do Not Sell My Data Â» pour s’opposer Ă  la commercialisation de leurs donnĂ©es. Chez nous – oĂč rĂšgne en principe l’opt-in et pas l’opt-out -,nous passons dĂ©sormais notre temps Ă  cliquer sur les bandeaux « J’accepte Â» que les sites internet utilisant des cookies publicitaires ont mis en place pour gĂ©rer cette question du consentement prĂ©alable (la plupart ayant d’ailleurs recours aux services de l’entreprise amĂ©ricaine QuantCast dont le siĂšge est à
 San Francisco !). Est-on bien certain que plus de 4% des citoyens europĂ©ens n’acceptent pas activement les cookies publicitaires ? Il serait intĂ©ressant (mais sans doute aussi dĂ©primant
) d’avoir des chiffres Ă  ce sujet.

Une de ces fameuses banniĂšres Quantcast qui ont fleuri partout sur Internet aprĂšs l’entrĂ©e en vigueur du RGPD.

L’opt-out est mĂȘme d’ailleurs parfois carrĂ©ment bafouĂ© par certains sites Internet, qui ne laissent pas le choix aux internautes que d’accepter les cookies publicitaires (voir un exemple ci-dessous), avec la complaisance de la CNIL qui a dĂ©cidĂ© de reporter d’un an les rĂšgles prĂ©vues par le RGPD en matiĂšre d’acceptation des cookies


Vous ĂȘtes sĂ©rieux @LeHuffPost ? #RGPD pic.twitter.com/5rqV67lPst

— Guillaume Champeau (@gchampeau) January 6, 2020

Mais pour moi, la diffĂ©rence essentielle est ailleurs. Que les donnĂ©es personnelles – en Europe comme aux États-Unis – fassent l’objet d’une exploitation Ă©conomique dĂ©bridĂ©e, dans des conditions souvent choquantes, c’est une rĂ©alitĂ© indĂ©niable. Mais le RGPD constitue encore une sorte de « digue symbolique Â», qui continue Ă  reconnaĂźtre la protection des donnĂ©es comme un droit fondamental de la personne. Le CCPA, au contraire, fait sauter cette digue, en admettant pleinement le paradigme des donnĂ©es comme marchandises. En cela, il institue les donnĂ©es personnelles comme « marchandises fictives Â» et c’est tout sauf anodin.

Cette expression de « marchandises fictives Â» nous vient de l’historien Karl Polanyi qui, dans son ouvrage « La Grande Transformation Â» explique comment l’avĂšnement du capitalisme industriel a eu lieu au dĂ©but du 19Ăšme siĂšcle lorsque trois facteurs de production ont Ă©tĂ© instaurĂ©s par le droit comme des « marchandises fictives Â» : la Terre, le Travail et la Monnaie. Cette Ă©tape fut dĂ©cisive pour constituer l’économie de marchĂ© en une sphĂšre autonome, Ă  mĂȘme de se « dĂ©sencastrer Â» des normes sociales qui la contenaient. Depuis, le capitalisme industriel s’est transformĂ© en capitalisme cognitif et ce dernier a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© en un capitalisme de surveillance, dont les grandes entreprises numĂ©riques sont les instruments avec la complicitĂ© des États. Assez logiquement, la nouvelle frontiĂšre que ce systĂšme cherche Ă  atteindre consiste en la transformation des donnĂ©es personnelles en « marchandises fictives Â», ce qui ne peut s’opĂ©rer que si le droit organise cette fiction.

De ce point de vue, alors que le RGPD – malgrĂ© ses lourdes imperfections – constitue au moins encore une forme de rĂ©sistance au dĂ©veloppement du capitalisme de surveillance, ce n’est pas le cas du CCPA, qui s’apparente plutĂŽt Ă  une simple mesure d’accompagnement et Ă  une rĂ©signation face Ă  sa logique.

calimaq

L’affaire Jamendo et les Creative Commons : oĂč est (exactement) le problĂšme ?

Par :calimaq
1 janvier 2020 Ă  22:38

En dĂ©but de semaine, une dĂ©cision de justice rendue par la Cour de Cassation le 11 dĂ©cembre dernier a suscitĂ© un certain Ă©moi en ligne, aprĂšs que des sites d’information comme Next INpact ou ZDNet s’en soient faits l’écho. Ce jugement Ă©tait d’importance, car il portait sur les licences Creative Commons et, plus prĂ©cisĂ©ment, sur leur articulation avec les mĂ©canismes de gestion collective du droit d’auteur et des droits voisins. Depuis leur crĂ©ation en 2001, les licences Creative Commons n’avaient jamais fait encore l’objet d’une dĂ©cision de justice en France et on comprend donc que cet arrĂȘt de la Cour de Cassation Ă©tait trĂšs attendu.

Sans entrer dans les dĂ©tails, les faits portaient sur un conflit entre l’enseigne des magasins Saint Maclou et deux sociĂ©tĂ©s de gestion collective (SACEM et SPRE) Ă  propos du versement d’une redevance prĂ©vue par la loi pour la diffusion publique de musique enregistrĂ©e. Le Code de PropriĂ©tĂ© Intellectuelle prĂ©voit en effet que les lieux publics souhaitant sonoriser leurs espaces avec des « phonogrammes publiĂ©s Ă  des fins de commerce Â» doivent verser une redevance – dite rĂ©munĂ©ration Ă©quitable – destinĂ©e aux titulaires de droits voisins sur la musique, c’est-Ă -dire les artistes-interprĂštes et les producteurs. Cette rĂ©munĂ©ration est collectĂ©e d’abord par la SACEM qui la reverse Ă  la SPRE, Ă  charge pour elle de la rĂ©partir in fine aux-dits ayants droit. Cette redevance ne concerne que les droits voisins, la rĂ©munĂ©ration au titre du droit d’auteur Ă©tant gĂ©rĂ©e directement par la SACEM via l’application de ses forfaits.

Dans cette affaire, l’enseigne Saint Maclou a prĂ©fĂ©rĂ© pour sonoriser ses magasins utiliser l’offre fournie par la plateforme Jamendo, qui propose Ă  des artistes indĂ©pendants de diffuser leurs musiques sous licence Creative Commons. Ces crĂ©ateurs peuvent choisir d’activer une option pour rentrer dans le programme Jamendo Licensing, autorisant ensuite la sociĂ©tĂ© Ă  proposer des bouquets de titres pour des rĂ©utilisation commerciales moyennant des royalties Ă  payer. Il peut s’agir par exemple de l’utilisation de musiques de fond pour agrĂ©menter une vidĂ©o ou de la sonorisation d’espaces commerciaux. Jamendo Ă©tablit alors des tarifs calculĂ©s selon un barĂšme et il se charge ensuite de reverser 65% des recettes aux artistes participant au programme. Il s’agissait donc d’un service, s’appuyant sur les licences Creative Commons, pour proposer une alternative au catalogue de la SACEM.

NĂ©anmoins, la SACEM et la SPRE ont considĂ©rĂ© que Saint Maclou, bien qu’ayant dĂ©cidĂ© de recourir aux services de Jamendo, devait tout de mĂȘme s’acquitter du paiement de la rĂ©munĂ©ration Ă©quitable pour une somme Ă©quivalent Ă  120 000 euros. Pour ces sociĂ©tĂ©s, le mĂ©canisme de licence lĂ©gale s’applique quelle que soit l’origine des morceaux utilisĂ©s pour sonoriser des lieux publics et la loi leur confĂšre une forme de monopole que Jamendo ne saurait contourner.

Par trois fois – en premiĂšre instance, appel et cassation -, les tribunaux ont choisi de faire droit aux prĂ©tentions de la SACEM et de la SPRE, ce qui signifie que Saint Maclou sera bien contraint de payer ces 120 000 euros, en pouvant se retourner pour cela contre Jamendo qui sera obligĂ© de verser cette somme Ă  son client.

C’est assurĂ©ment un coup dur portĂ© aux licences Creative Commons et une limite sĂ©vĂšre Ă  la possibilitĂ© de construire des alternatives en s’appuyant sur ces instruments. NĂ©anmoins, je voudrais apporter quelques prĂ©cisions pour essayer de cerner exactement oĂč se situe le problĂšme avec cette dĂ©cision de la Cour de Cassation. Next INpact titre en effet son commentaire du jugement de la maniĂšre suivante : « La Cour de Cassation confirme la redevance sur la musique libre diffusĂ©e en magasin« . ZDNet va dans le mĂȘme sens :

Vous Ă©crivez et jouez une musique et la mettez sous licence libre pour qu’elle soit librement Ă©coutĂ©e, reprise, diffusĂ©e? Eh bien, son usage dans un lieu commercial comme un magasin sera quand mĂȘme assujetti Ă  redevance.

C’est aussi sur ce mode que plusieurs organisations de la Culture Libre ont rĂ©agi, en faisant le lien entre cette dĂ©cision et les licences libres, comme par exemple WikimĂ©dia France ci-dessous :

Terrible coup porté aux licences libres et à la volonté des créateurs. https://t.co/u2wCVzNlK6

— WikimĂ©dia France (@Wikimedia_Fr) December 30, 2019

En rĂ©alitĂ©, et c’est ce que je voudrais montrer dans ce billet, les choses sont plus nuancĂ©es, car cet arrĂȘt de la Cour de Cassation ne concerne pas des morceaux sous licence libre, Ă  proprement parler. Ce n’est certes pas une bonne nouvelle pour les Creative Commons, mais l’effet nĂ©faste sera limitĂ© Ă  un pĂ©rimĂštre prĂ©cis qu’il convient de bien apprĂ©hender.

Le modĂšle de Jamendo Licensing et l’ambiguĂŻtĂ© du « Libre de droits Â»

En rĂ©alitĂ©, c’est d’abord l’ambiguĂŻtĂ© de Jamendo dans sa maniĂšre de prĂ©senter son service qui ne facilite pas l’interprĂ©tation de la dĂ©cision de la Cour de Cassation. La sociĂ©tĂ© prĂ©sente en effet son offre de sonorisation comme constituĂ©e par « 220 000 titres libres de droits« . Or cette expression est toujours trĂšs dĂ©licate Ă  manier et mĂȘme souvent trompeuse. Par « libre de droits Â», Jamendo entend « libre de rĂ©munĂ©ration Ă©quitable Ă  payer Â» et c’était ce qui faisait tout l’intĂ©rĂȘt du service offert aux magasins. Mais cela ne voulait pas dire pour autant que cette offre Ă©tait gratuite, par Jamendo pratiquait bien un tarif, sans doute infĂ©rieur Ă  celui de la SACEM pour que son offre soit attractive. Il ne s’agissait donc pas de musique « sous licence libre Â» Ă  proprement parler et encore moins de musique « libre de droits Â», si l’on entend par lĂ  des oeuvres appartenant au domaine public.

Quel est alors le statut juridique exact des enregistrements musicaux figurant dans le catalogue de Jamendo Licensing ? En rĂ©alitĂ©, la plateforme propose aux artistes recourant Ă  ses services pour se diffuser de choisir par les six licences Creatives Commons possibles qui, comme on le sait, sont plus ou moins ouvertes par le biais d’un systĂšme d’options. Or parmi ces licences, seules certaine sont des licences « libres Â» au sens propre du terme (CC-BY, CC BY-SA, CC0), mais toutes les autres licences – celles comportant des clauses NC (pas d’usage commercial) ou ND (pas de modification) – ne sont pas des licences libres au sens de la dĂ©finition Ă©tablie par la Free Software Foundation. Il s’agit de licences dites « de libre diffusion« , qui permettent certes des usages plus Ă©tendus que l’application par dĂ©faut du droit d’auteur, mais tout en maintenant certaines restrictions (c’est d’ailleurs tout le sens du slogan des Creative Commons « Some Rights Reserved Â» par rapport au classique « All Rights Reserved Â»).

Seules les licences CC dans la zone verte peuvent ĂȘtre dites « libres Â» au sens propre du terme.

Or par dĂ©finition, pour pouvoir participer au service Jamendo Licensing, les artistes doivent nĂ©cessairement choisir une licence avec une clause NC (Pas d’usage commercial). Cela leur permet de continuer Ă  rĂ©server le droit patrimonial d’exploitation commerciale sur leur musique et de l’utiliser pour conclure un contrat avec Jamendo en vue de confĂ©rer Ă  cet intermĂ©diaire la facultĂ© de proposer des tarifs pour la sonorisation des espaces de magasins.

C’est un principe majeur du droit que les juges ne peuvent statuer au-delĂ  du cas qui leur est soumis (Non ultra petita). Donc Ă  proprement parler, la dĂ©cision de la Cour de Cassation n’affecte pas – et n’affectera pas Ă  l’avenir – l’usage des oeuvres sous licence libre. Un magasin pourra trĂšs bien continuer Ă  utiliser des morceaux sous CC0, CC-BY ou CC-BY-SA pour sonoriser des espaces sans avoir Ă  payer la fameuse rĂ©munĂ©ration Ă©quitable, qu’il le fasse Ă  partir de morceaux diffusĂ©s par Jamendo ou un autre site oĂč de tels contenus figurent (par exemple Dogmazic, Internet Archive, Soundcloud, etc.). La Cour de Cassation (et les juges antĂ©rieurs qui ont Ă©tĂ© saisis par cette affaire) prennent en effet bien le soin de vĂ©rifier que les « phonogrammes Â» ont Ă©tĂ© publiĂ©s « Ă  des fins de commerce Â» et ils dĂ©duisent cette qualitĂ© du fait justement que les artistes sont entrĂ©s dans ce mode de relation particulier avec Jamendo pour faire exploiter leur musique contre rĂ©munĂ©ration. Mais a contrario, on peut en dĂ©duire que les autres artistes qui ont fait le choix de licences libres au sens propre du terme ne sont pas concernĂ©s par cette dĂ©cision.

Cette prĂ©cision est Ă  mon sens importante, car il aurait Ă©tĂ© gravissime que la diffusion de musique libre dans les espaces publics soit assujettie au paiement d’une redevance perçue par des sociĂ©tĂ©s de gestion collective classiques. Cela aurait conduit Ă  bafouer la volontĂ© mĂȘme des auteurs choisissant les licences libres pour diffuser leur crĂ©ation, en les forçant quelque part Ă  ĂȘtre rĂ©munĂ©rĂ©s alors mĂȘme qu’ils avaient autorisĂ© l’usage gratuit de leurs oeuvres.

OĂč est alors le problĂšme exactement ?

Attention, je ne suis pas en train de dire que cette dĂ©cision de la Cour de Cassation n’est pas problĂ©matique, mais il me paraĂźt essentiel de ne pas lui donner une portĂ©e qu’elle n’a pas et d’indiquer qu’elle laisse intacte la possibilitĂ© de rĂ©utiliser les Ɠuvres musicales sous licence libre, sans ĂȘtre soumis Ă  un paiement.

NĂ©anmoins, le fait est que ce jugement va tout de mĂȘme concerner des oeuvres sous Creative Commons avec une clause NC et cela va suffire Ă  provoquer tout un ensemble de consĂ©quences nĂ©gatives. La premiĂšre est que le modĂšle Ă©conomique de Jamendo est gravement compromis. Si les magasins sont assujettis au paiement de la rĂ©munĂ©ration Ă©quitable Ă  la SACEM, l’offre de Jamedo Licensing perd quasiment tout intĂ©rĂȘt. Sachant que Jamendo se finançait principalement grĂące Ă  ces royalties, on peut considĂ©rer que cela compromet l’avenir de la plateforme (Ă  moins qu’elle n’arrive Ă  maintenir son chiffre d’affaire en dehors de la France ?).

Mais le plus aberrant va ĂȘtre les consĂ©quences pour les artistes et les producteurs qui Ă©taient en affaire jusqu’à prĂ©sent avec Jamendo Licensing et qui touchaient 65% des recettes gĂ©nĂ©rĂ©es. A prĂ©sent, ils vont devoir se tourner vers la SPRE pour toucher la part de la rĂ©munĂ©ration Ă©quitable versĂ©e par les magasins en affaire avec Jamendo et qui devrait logiquement leur revenir. Or ces artistes ne sont pas membres des sociĂ©tĂ©s de gestion collective classiques et on en est certain, car Jamendo exige que les artistes lui certifie ne pas appartenir Ă  de telles sociĂ©tĂ©s pour pouvoir entrer dans son programme Jamendo Licensing. La Cour de Cassation estime que ces artistes peuvent nĂ©anmoins se tourner Ă  prĂ©sent vers ces sociĂ©tĂ©s de gestion collective pour rĂ©clamer leur part de rĂ©munĂ©ration Ă©quitable, mais il est hautement improbable que tous le fassent et pas certain non plus que ces sociĂ©tĂ©s ne leur imposent pas de devenir membres pour pouvoir prĂ©tendre toucher leur rĂ©munĂ©rations


Au final, l’effet le plus probable de l’arrĂȘt de la Cour est que les artistes qui passaient par Jamendo ne verront jamais la couleur de cet argent qui leur est pourtant lĂ©gitimement dĂ» et ces sommes finiront dans ce que les sociĂ©tĂ©s de gestion collective appellent leurs « irrĂ©partissables Â» pour aller gonfler les budgets qu’elles consacrent Ă  leurs actions propres (y compris d’ailleurs le lobbying assidu qu’elles exercent pour inciter constamment le lĂ©gislateur Ă  renforcer le droit d’auteur
).

Donc oui, sur ce point, la dĂ©cision de la Cour de Cassation est proprement scandaleuse et c’est un Ă©pisode de plus dans la dĂ©gĂ©nĂ©rescence des droits de propriĂ©tĂ© intellectuelle qui devraient toujours rester des droits ouverts aux artistes pour assurer leur subsistance et non venir engraisser des intermĂ©diaires.

Des menaces supplémentaires à venir ?

D’autres consĂ©quences nĂ©fastes pourraient Ă©galement dĂ©couler de cette dĂ©cision, si on rĂ©flĂ©chit Ă  plus long terme. La Cour de Cassation nous dit en effet que des mĂ©canismes lĂ©gaux, type licence lĂ©gale ou gestion collective obligatoire, peuvent prĂ©valoir sur des licences type Creative Commons. A vrai dire, cela a toujours constituĂ© une faille de ces instruments juridiques, qui ne sont que des contrats et restent donc soumis aux normes supĂ©rieures, parmi lesquelles figurent la loi. Le texte des licences Creative Commons consacre d’ailleurs explicitement un point Ă  la question de l’articulation avec les mĂ©canismes de gestion collective :

Dans la mesure du possible, le Donneur de licence renonce au droit de collecter des redevances auprĂšs de Vous pour l’exercice des Droits accordĂ©s par la licence, directement ou indirectement dans le cadre d’un rĂ©gime de gestion collective facultative ou obligatoire assorti de possibilitĂ©s de renonciation quel que soit le type d’accord ou de licence. Dans tous les autres cas, le Donneur de licence se rĂ©serve expressĂ©ment le droit de collecter de telles redevances.

Or tout le problĂšme rĂ©side dans ce morceau de phrase : « Dans la mesure du possible« . Pour ce qui est de la rĂ©munĂ©ration Ă©quitable, on a vu qu’il Ă©tait en rĂ©alitĂ© impossible Ă  un artiste publiant un phonogramme Ă  des fins de commerce de renoncer Ă  cette redevance : elle sera mĂ©caniquement perçue par la SACEM et la SPRE, qu’il le veuille ou non et qu’il vienne ensuite la rĂ©clamer ou non, peu importe mĂȘme qu’elle finisse en bout de course dans les poches de quelqu’un d’autre


Mais le plus dangereux serait qu’un mĂ©canisme de gestion collective vienne s’imposer, non pas seulement Ă  des oeuvres sous Creative Commons avec une clause NC, mais aussi Ă  des oeuvres sous licence libre au sens propre du terme. Car cela viendrait alors interdire les usages gratuits que ces licences ont prĂ©cisĂ©ment pour but de favoriser, sachant qu’interdire la gratuitĂ© est un vieux fantasme de certains ayants droit français
 Et une telle menace n’est pas uniquement thĂ©orique.

On a vu par exemple en 2016 une « taxe Google Images Â» instaurĂ©e par le lĂ©gislateur français pour faire payer aux moteurs de recherche la possibilitĂ© d’indexer les images en ligne. Ce mĂ©canisme avait l’énorme dĂ©savantage d’englober toutes les images diffusĂ©es sur Internet, sans faire d’exception pour les images sous licence libre, avec un paiement Ă  verser Ă  une sociĂ©tĂ© de gestion collective qui aurait alors empochĂ© ces sommes sans ĂȘtre en mesure de les reverser aux auteurs effectifs de ces oeuvres.

Cette gestion collective obligatoire – qui s’apparente Ă  une sorte d’expropriation « Ă  l’envers Â» – n’a cependant jamais vu le jour, car le gouvernement a fini par se rendre compte, une fois la loi votĂ©e, que de gros risques d’incompatibilitĂ© avec le droit europĂ©en pouvaient survenir. Mais avec l’adoption de la directive Copyright l’an dernier, le contexte a changĂ© et il est quasiment certain que cette taxe Google Images fera son retour Ă  l’occasion de la transposition de la directive, annoncĂ©e pour le dĂ©but d’annĂ©e. De ce point de vue, la dĂ©cision de la Cour de Cassation n’est pas encourageante, car elle entĂ©rine le principe d’une prĂ©dominance des mĂ©canismes lĂ©gaux de gestion collective sur les licences.

Si les licences libres sont pour l’instant prĂ©servĂ©es suite Ă  cette dĂ©cision Jamendo, il n’est donc pas certain qu’elles le restent encore longtemps si le lĂ©gislateur ne prend pas soin de les exclure explicitement du champ des mĂ©canismes de gestion collective qu’il mettra en place Ă  l’avenir.

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calimaq

Et S.I.Lex devint un livre


Par :calimaq
31 décembre 2019 à 16:54

L’information a dĂ©jĂ  un peu tournĂ© sur les rĂ©seaux sociaux, il y a quelques jours, mais je tenais Ă  la diffuser Ă©galement sur ce blog, in extremis avant que l’annĂ©e ne s’achĂšve. En fĂ©vrier 2018, j’avais Ă©crit un billet pour relayer un appel Ă  contributions lancĂ© par les Presses de l’ENSSIB (Ecole Nationale SupĂ©rieure des Sciences de l’Information et des BibliothĂšques). Le projet, initiĂ© par Muriel Amar, directrice de la collection La NumĂ©rique, consistait Ă  rĂ©aliser un livre Ă  l’occasion des 10 ans de ce blog, mais en faisant appel non pas Ă  son auteur, mais Ă  ses lecteurs. La dĂ©marche m’avait paru excellente, notamment parce qu’elle utilisait pleinement la libertĂ© de rĂ©utilisation que j’offre en publiant les contenus de ce site sous licence libre (CC0). Un certain nombre de personnes ont manifestĂ© leur intĂ©rĂȘt pour cette entreprise et une Ă©quipe s’est rassemblĂ©e pour rĂ©aliser l’ouvrage, sous la direction de MĂ©lanie Leroy-Terquem et Sarah ClĂ©ment. Un an et demi plus tard, le pari a Ă©tĂ© tenu et le livre « S.I.Lex, le blog revisitĂ©. Parcours de lectures dans le carnet d’un juriste et bibliothĂ©caire Â» est paru au mois de dĂ©cembre dernier.

Le principe de la collection La NumĂ©rique Ă©tant de proposer des ouvrages au format Ă©lectronique uniquement et en Libre AccĂšs, vous pouvez accĂ©der gratuitement au livre Ă  la fois sur le site de l’ENSSIB et sur la plateforme OpenEdition. Je vous recommande aussi d’aller lire cet article « Comment refaire collectif Ă  partir d’un Commun ? Â» publiĂ© par Muriel Amar dans la revue Sens Public, qui explique la dĂ©marche ayant conduit Ă  ce projet (et qui aurait d’ailleurs pu figurer dans le livre).

Il est extrĂȘmement difficile pour moi d’écrire Ă  propos de cet ouvrage, car c’est une expĂ©rience vraiment trĂšs Ă©trange de lire un livre dont on est soi-mĂȘme le sujet, qui plus est Ă  travers le regard de lecteurs dont je connais personnellement une bonne moitiĂ© pour les avoir croisĂ©s au cours de ces dix derniĂšres annĂ©es, Ă  la faveur de rencontres souvent dĂ©clenchĂ©es par ce blog
 Je me retrouve dans une situation un peu vertigineuse de mise en abĂźme qui ne me place pas dans la meilleure des positions pour Ă©mettre un jugement et je prĂ©fĂšre confier cet exercice Ă  d’autres lecteurs qui auront la curiositĂ© d’aller voir cet ouvrage.

Je saluerai simplement le choix d’avoir rĂ©alisĂ© un ouvrage « hybride Â» qui n’est pas une simple compilation de billets tirĂ©s de ce blog, mais des regroupements opĂ©rĂ©s par une quinzaine de lecteurs qui commentent leur choix en l’expliquant par le biais d’un texte original. Cela aboutit Ă  crĂ©er autant de « chemins de traverses Â» Ă  l’intĂ©rieur des contenus de ce blog, en respectant la logique hypertextuelle du matĂ©riau d’origine. On aurait pu aller plus loin encore et ne faire figurer les billets que sous la forme de liens renvoyant vers les textes sur S.I.Lex. Mais l’équipe a choisi de les inclure dans le corps mĂȘme de l’ouvrage et cette option me paraĂźt intĂ©ressante, car outre que les billets sont ainsi « redocumentarisĂ©s Â» sous une nouvelle forme, les Ă©diteurs ont dĂ©cidĂ© de garder in extenso les commentaires qui les accompagnaient. Je trouve que c’est un choix trĂšs cohĂ©rent pour un projet qui met finalement autant en avant l’auteur que ses lecteurs, sachant que la discussion sous les billets a toujours Ă©tĂ© un des aspects importants de la vie de ce blog.

Comme je l’avais expliquĂ© dans le billet relayant l’appel Ă  contributions de l’ENSSIB, il a toujours existĂ© une forme de « malĂ©diction Â» Ă  propos du lien entre ce blog et le livre comme support. Au cours de ces 10 derniĂšres annĂ©es, on a bien dĂ» me proposer quatre ou cinq fois de rĂ©aliser un livre Ă  partir des contenus de ce site, soit sous forme de compilation, soit avec une autre formule. Mais aucun de ces projets n’a pu aboutir, d’abord parce que je n’ai jamais rĂ©ussi Ă  dĂ©gager le temps nĂ©cessaire pour les rĂ©aliser et ensuite, parce qu’il y avait chez moi une vraie rĂ©ticence Ă  opĂ©rer ce changement de format, sans doute liĂ©e Ă  une mĂ©fiance viscĂ©rale vis-Ă -vis du processus Ă©ditorial lui-mĂȘme. C’est donc avec une forme de soulagement que je vois Ă  prĂ©sent ce projet de livre se concrĂ©tiser en me disant que le « signe indien Â» a Ă©tĂ© conjurĂ© et, finalement, confier la rĂ©alisation de ce livre Ă  ses lecteurs Ă©tait la bonne solution, car la plus en phase avec les valeurs que j’ai essayĂ©es de dĂ©fendre sur ce blog durant ces dix derniĂšres annĂ©es. Pour parodier le titre d’un (excellent) film sorti rĂ©cemment, ce livre n’est pas une « oeuvre sans auteur Â», mais une « oeuvre sans l’auteur Â» et c’est trĂšs bien ainsi !

Par ailleurs, je tiens Ă  saluer Muriel Amar, MĂ©lanie Leroy-Terquem et Sarah ClĂ©ment pour avoir respectĂ© le souhait que j’avais Ă©mis de ne pas ĂȘtre directement associĂ© Ă  la rĂ©alisation de ce livre. C’était pour moi extrĂȘmement important, Ă©tant donnĂ© que j’ai choisi pour mes textes la licence CC0 (Creative Commons Zero) qui implique une libertĂ© totale de rĂ©utilisation et un renoncement de l’auteur Ă  exercer ses droits, y compris le droit moral. Je voulais que ce blog appartienne dĂšs l’origine au Domaine Public Vivant et c’est bien Ă  partir du Domaine Public Vivant que ce livre est nĂ©. J’ai certes eu des Ă©changes avec les initiateu-rices du projet ou certain-e-s des contributeu-rices lors des derniers mois, mais tout le monde a jouĂ© le jeu et j’ai eu le plaisir de dĂ©couvrir les contenus comme tout le monde lors de la publication en ligne du livre.

Je vais terminer en disant quelques mots de l’avenir de ce blog, puisque que les lecteu-rices attentif-ves n’auront pas manquĂ© de remarquer que l’annĂ©e 2019, qui Ă©tait donc celle des dix ans de S.I.Lex, aura Ă©tĂ© un peu particuliĂšre. Je n’ai Ă©crit en effet que 14 billets cette annĂ©e sur ce blog, chiffre le plus bas depuis sa crĂ©ation, avec une parution complĂštement irrĂ©guliĂšre, qui s’est mĂȘme interrompue complĂštement depuis 6 mois. Plusieurs personnes m’ont d’ailleurs Ă©crit pour prendre des nouvelles et me demander si j’allais bien, ce que j’ai trouvĂ© assez touchant.

Il s’avĂšre en rĂ©alitĂ© que l’annĂ©e 2019 aura Ă©tĂ© pour moi assez complexe pour plusieurs raisons. La principale est que depuis maintenant plus d’un an, j’ai quittĂ© le monde des bibliothĂšques oĂč je travaillais auparavant pour devenir directeur adjoint scientifique de l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS. Cette nouvelle fonction – passionnante, mais particuliĂšrement exigeante – a bouleversĂ© l’équilibre fragile qui permettait Ă  S.I.Lex d’exister jusqu’alors, sans que je trouve jusqu’à prĂ©sent le moyen de me redonner la marge nĂ©cessaire pour poursuivre l’alimentation de ce blog. La grande diffĂ©rence entre ce poste et les prĂ©cĂ©dents que j’ai pu occuper est qu’il a provoquĂ© chez moi une forme de « rĂ©alignement des planĂštes Â» puisque j’ai eu la chance de rejoindre le CNRS au moment oĂč se dĂ©ploie en France depuis plus d’un an une politique de Science Ouverte qui rejoint par de nombreux aspects des combats antĂ©rieurs que j’ai pu mener en faveur des Communs de la Connaissance. C’est en rĂ©alitĂ© la premiĂšre fois que j’ai l’occasion de travailler au sein d’une institution et dans un contexte qui me permettent la mise en cohĂ©rence de ces diffĂ©rentes facettes qui restaient jusqu’à prĂ©sent dissociĂ©es.

L’autre raison qui a rendu plus difficile l’alimentation de ce blog, c’est que l’annĂ©e 2019 aura constituĂ© une pĂ©riode de questionnements et de remises en question assez radicales. J’avais dĂ©jĂ  commencĂ© en 2017 et 2018 Ă  Ă©largir les sujets que je traitais sur S.I.Lex, notamment en abordant des thĂ©matiques comme celle de la protection des donnĂ©es personnelles, des droits culturels ou du droit social. En 2019, j’ai commencĂ© pour la premiĂšre fois Ă  aborder des questions Ă©cologiques, avec une sĂ©rie de billets consacrĂ©e en dĂ©but d’annĂ©e aux relations entre les Communs et les Non-Humains (que je n’ai hĂ©las pas pu terminer en tant que telle, mais Ă  laquelle j’ai pu apporter des complĂ©ments en confĂ©rence notamment. Voir ici). Ces premiers essais m’ont fait prendre conscience que j’avais besoin de rĂ©examiner en profondeur la maniĂšre dont je concevais la question des Communs, qui constitue en rĂ©alitĂ© le fil conducteur unissant toutes les thĂ©matiques que je traite sur S.I.Lex.

Il est difficile de continuer Ă  Ă©crire lorsque l’on sent que les bases sur lesquelles on s’appuie sont devenues plus fragiles ou que l’on Ă©prouve le besoin d’en changer. C’est d’autant plus vrai que l’écriture Ă  flux tendu n’est pas rĂ©ellement compatible avec l’étude et j’ai eu besoin en 2019 de faire des lectures qui manquaient dans mon parcours et qui m’ont aidĂ© Ă  y voir plus clair dans les questions que je me posais. Je ne dirais pas que je suis venu Ă  bout de cette dĂ©marche de renouvellement de la conception des Communs, mais disons que je pense avoir pu poser quelques repĂšres pour retrouver un sol plus stable (et je n’emploie pas cette mĂ©taphore complĂštement au hasard ;-).

Qu’en sera-t-il pour S.I.Lex l’annĂ©e prochaine ? Je ne veux pas me lancer dans des promesses ou me mettre Ă  Ă©noncer de bonnes rĂ©solutions de saison que je ne pourrai pas tenir ensuite. J’ai nĂ©anmoins parfois comparĂ© l’écriture sur un blog Ă  la pratique d’un sport intensif. S’interrompre six mois n’est pas quelque chose d’anodin et la difficultĂ© de la reprise est toujours proportionnelle Ă  la longueur de l’arrĂȘt. Mais ma volontĂ© est bien de reprendre l’an prochain une publication rĂ©guliĂšre sur ce blog, car je reste persuadĂ© que cette forme d’expression est importante et qu’elle mĂ©rite d’ĂȘtre perpĂ©tuĂ©e. C’est surtout vrai dans ce moment assez sombre que traverse Internet, travaillĂ© par des processus de recentralisation et de plateformisation qui l’amĂšnent aujourd’hui Ă  un point critique (et peut-ĂȘtre de non-retour ?). « To Blog Or Not To Blog ? Â» n’est donc pas uniquement une question de convenance personnelle, mais aussi une affaire de principe.

D’une certaine maniĂšre, le fait qu’un livre tirĂ© de S.I.Lex soit paru en cette fin d’annĂ©e me donne l’impression d’un cycle qui se ferme, mais aussi l’envie d’en ouvrir un autre. Reprendre l’écriture ici me demandera une grande rĂ©organisation et une sacrĂ©e discipline, mais mĂȘme en 2019, je ne vois rien qui puisse se substituer Ă  ce qu’un blog apporte, Ă  la fois pour l’auteur et pour les lecteurs. Cela nĂ©cessitera peut-ĂȘtre que j’apprenne Ă  revenir aux formats des origines et que j’arrive Ă  nouveau Ă  « bloguer lĂ©ger Â», ce qui m’a toujours Ă©tĂ© difficile. Mais un blog ne peut sans doute pas ĂȘtre une revue acadĂ©mique unipersonnelle ou – du moins -, il ne peut pas le rester Ă©ternellement. J’espĂšre donc arriver Ă  renouer avec les formes plus courtes que j’arrivais Ă  produire durant les premiĂšres annĂ©es de ce blog, mais dont je me suis sans doute trop Ă©cartĂ© par la suite. Less is more, adage profond, qu’il va falloir me rĂ©pĂ©ter comme un mantra en 2020 !

Je voudrais terminer en remerciant sincĂšrement l’ensemble des contributeu-rices qui ont participĂ© Ă  ce livre publiĂ© aux Presses de l’ENSSIB. Pour ceux que je connais dĂ©jĂ , j’espĂšre que l’annĂ©e 2020 sera l’occasion de nous recroiser et de prolonger nos Ă©changes et nos actions communes. Pour ceux que je ne connais pas encore, j’espĂšre pouvoir vous rencontrer pour Ă©changer de vive voix, car vos contributions m’ont surtout donnĂ© envie de discuter avec vous.

A noter que l’ENSSIB organise le 13 janvier prochain une rencontre-dĂ©bat autour de la publication de l’ouvrage, Ă  laquelle je participerai et qui me donnera le grand plaisir de vous croiser si vous avez un intĂ©rĂȘt pour ce projet.

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calimaq

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